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Six personnages-clés de la géographie française (Brunet, Claval, Dollfus, Durand-Dastès, Frémont, Verger) ne sont plus en quête d’auteur ! Ils en ont trouvé un, ou plutôt un biographe en la personne de Claude Bataillon, le septième personnage, qui, sous une double casquette d’acteur et d’auteur, se livre ici à un passionnant portrait de groupe, à la fois intimiste, décalé, distancié et toujours stimulant.

L’ouvrage est excellemment préfacé par Marie-Claire Robic qui souligne combien Bataillon « met l’accent sur la fabrique de la connaissance, sur ses acteurs et les réseaux qu’ils composent, sur les gestes du métier […] et aussi sur les lieux : le laboratoire, le terrain, le comité de lecture, le bureau d’études » tout en déjouant les pièges de l’hagiographie.

Tous ont été – leur vie durant – en quête d’engagement personnel ou collectif, du communisme au mouvement anti-colonial. Une époque où, pour des géographes français, le « territoire » privilégié canonique, selon les programmes officiels, est un ensemble indissoluble « France et Afrique du Nord » ! Ils ont été présents dans les schémas d’aménagement du territoire comme dans les cabinets ministériels. Ils ont occupé des positions de haut fonctionnaire ou d’expert. Ils ont assuré la gestion des tâches collectives d’organisation scientifique et d’encadrement institutionnel dans l’université.

Autour de Roger Brunet, « véritable capitaine d’industrie » pour reprendre un mot de Jacques Lévy, ces sept personnages novateurs, le plus souvent d’origine provinciale et d’extraction modeste, ont participé à la fondation, en 1972, de la revue l’Espace géographique. Ils ont ainsi amorcé un vrai bouleversement dans la géographie française en privilégiant méthodes et théories, systèmes et structures au détriment d’une lourde géographie régionale à tiroirs, telle qu’elle était trop souvent pratiquée dans l’université parisienne.

L’ouvrage se divise en deux volets. Le premier (p.3 5-94) est un « récit » qui narre les divers parcours des personnages, à travers leurs tracés scolaires et académiques, leurs pratiques de la recherche, parfois leurs longues obligations militaires. Il retrace leurs carrières, enfin, dans la tourmente des bouleversements post-1968 que connaissait la vieille alma mater devant accueillir les premières générations de l’après-guerre accédant massivement à l’enseignement supérieur, sans pourtant disposer des héritages et des codes de leurs prédécesseurs.

Le second volet (p. 111-203) déroule les « auto-bibliographies et choix de textes personnels » derrière lesquels se dévoilent le mieux les diverses personnalités (à l’exception de Bataillon qu’on découvre au fil de l’ouvrage). Ces personnages ont toujours la capacité de vivre au futur, notamment lorsque Frémont évoque, parmi ses écrits marquants, celui qui va précisément être publié (Normandie sensible, 2009) ou lorsque Brunet nous dit l’achèvement en 2010 du Trésor des Régions, engagé en 2006 et accessible librement sur http //tresordesregions.mgm.fr. L’ouvrage s’achève par une bibliographie et un index bienvenus.

Comme le sous-titre de l’ouvrage l’indique, tous ces personnages (à l’exception d’Olivier Dollfus, trop tôt disparu et sans doute le plus flamboyant d’entre eux) sont aujourd’hui peu ou prou de jeunes octogénaires. L’auteur de ces lignes peut personnellement témoigner qu’ils n’en restent pas moins tous très actifs dans différents cénacles, notamment dans les comités de lecture, où se joue l’avenir de notre discipline.

A l’heure où la France se déchire autour d’une retraite à 60 ans, cette cohorte exceptionnelle – mais qui ne compte pas une femme, même si quelques noms sont suggérés, notamment celui de Françoise Fleury-Cribier – nous donne un exemple particulièrement réussi de longue espérance de vie, que procure sans doute la pratique active d’une géographie novatrice !