Corps de l’article

Il existe un intérêt de plus en plus marqué pour une utilisation accrue, dans les pratiques, des données probantes afin d’améliorer la qualité des services psychosociaux destinés aux jeunes et aux familles en difficulté (Hoagwood et Johnson, 2003; Walter, Nutley, Percy-Smith, McNeish et Frost, 2004; Webb, 2002). Les pratiques fondées sur des données probantes représentent « l’usage consciencieux, explicite et judicieux d’interventions dont l’efficacité est démontrée empiriquement dans la prise de décisions au sujet des soins des clients » (Sackett, Richardson, Rosenberg, Haynes et Strauss, 1997, p. 2). À l’appui de cet intérêt, des recherches récentes soulignent l’importance de l’application des données probantes en matière de traitements psychosociaux afin d’améliorer les services offerts aux jeunes hébergés en centre jeunesse (Goyette et Charest, 2007; Trocmé, Esposito, Laurendeau, Thomson et Milne, 2009; Turcotte, Lamonde et Beaudoin, 2009). Depuis une dizaine années, les centres jeunesse au Québec[1] adoptent ce virage et mobilisent leurs ressources afin d’améliorer la qualité des services par une meilleure utilisation des données probantes (ACJQ, 2008). En conséquence de l’orientation prise par les centres jeunesse, les intervenants, par leur rôle de première ligne dans ces établissements, doivent s’assurer de fonder davantage leurs décisions cliniques sur les données probantes. Les gestionnaires, quant à eux, sont appelés à appuyer leurs choix stratégiques et leurs décisions de gestion sur les données probantes.

Bien que la pertinence de développer des pratiques fondées sur les données probantes soit reconnue, les recherches montrent cependant qu’un écart semble persister entre le développement de connaissances empiriques et leur utilisation chez les intervenants et les gestionnaires oeuvrant auprès des jeunes et des familles en difficulté (Aarons et Palinkas, 2007; Barwick, Boydell, Stasiulis, Ferguson, Blase et Fixsen, 2008; Chagnon, Pouliot, Malo, Gervais et Pigeon, 2010; Proctor, Landsverk, Aarons, Chambers, Glisson et Mittman, 2009). Au Québec, une enquête récente réalisée dans un centre jeunesse auprès d’intervenants (N=364) et de gestionnaires (N=83) montre que seulement 22 % des gestionnaires et 18 % des intervenants utilisent souvent les données probantes afin de guider leurs pratiques (Chagnon et al., 2010). De façon similaire, une étude ontarienne effectuée au sein des services de santé mentale pour la jeunesse auprès de gestionnaires (N=80) et de cliniciens (N=483) montre que plus de la moitié des répondants estiment qu’ils ne parviennent pas à appliquer les données probantes dans le cadre de leurs pratiques quotidiennes (Barwick et al., 2008). Ces résultats éclairent l’importance de mieux connaître les conditions à mettre en place afin que les données probantes soient davantage utilisées par les intervenants et les gestionnaires oeuvrant auprès des jeunes et des familles en difficulté.

La présente étude vise à décrire les besoins en matière de données probantes des intervenants et des gestionnaires qui travaillent en centre jeunesse. Une meilleure compréhension de ces besoins permettrait d’augmenter la pertinence des données probantes produites par la recherche et ainsi de maximiser leur utilisation dans les pratiques cliniques et de gestion.

Recension des écrits

La compréhension de la portée des données probantes pour la pratique augmente leur utilisation par les intervenants et les gestionnaires. Or, la pertinence perçue n’est pas conférée d’emblée par la qualité scientifique des données produites ni même par la notoriété des chercheurs (Landry, Amara et Lamari, 2001). Des recherches récentes effectuées dans le domaine des sciences humaines et sociales auprès d’intervenants (Aarons et Palinkas, 2007; Gabbay et Le May, 2004; Hemsley-Brown et Sharp, 2003; Stevens, Liabo, Frost et Roberts, 2005) et de gestionnaires (Belkhodja, Amara, Landry et Ouimet, 2007; Jbilou, Amara et Landry, 2007; Trocmé et al., 2009) montrent que l’utilisation des données probantes serait accentuée lorsque celles-ci correspondent aux besoins des utilisateurs et qu’ils sont capables d’en percevoir la valeur dans leur contexte de pratique quotidien. À ce propos, Trocmé et ses collègues (2009) énoncent clairement qu’« un résultat de la recherche est moins susceptible d’être utilisé s’il n’est pas perçu comme pertinent par rapport aux questions auxquelles les décideurs [cliniciens et gestionnaires] sont confrontés » (p. 39).

Les besoins en matière de données probantes pourraient cependant être différents selon qu’il s’agisse d’intervenants ou de gestionnaires, puisque ceux-ci oeuvrent dans des contextes de pratique spécifiques qui font appel à des compétences distinctes. Les intervenants travaillant en centre jeunesse ont comme mandat d’offrir la prestation directe de services psychosociaux et de réadaptation aux jeunes et aux familles tout en fondant leurs décisions cliniques sur les données de recherche les plus récentes (Beaudoin et Laquerre, 2001; Cloutier, Carrier et Turcotte, 2003; Turcotte et al., 2009). Afin d’augmenter l’efficacité de leurs interventions, les intervenants sont appelés à intégrer les données probantes fournies par la recherche aux observations, au savoir pratique et aux compétences relationnelles issues de leur pratique clinique quotidienne (Hancock et Easen, 2004).

Différemment, les gestionnaires oeuvrant au sein des centres jeunesse ont comme premier mandat la planification et la coordination des services, et ce, dans le contexte d’un environnement de travail complexe où se multiplient les contraintes organisationnelles (Hivon, Lehoux, Denis et Tailliez, 2005; Tribble et al., 2008; Walshe et Rundall, 2001). Par-delà l’utilisation d’interventions dont l’efficacité a été démontrée, les gestionnaires sont appelés à utiliser les données probantes afin de guider leurs décisions de gestion courantes ainsi que leur planification stratégique. On parle alors de décision fondée sur les données probantes, « evidence-based management », impliquant une transformation au sein du processus décisionnel afin de choisir les programmes et les politiques les plus efficaces à travers un processus de décision critique (Proctor, 2007; Trocmé et al., 2009). Ainsi, ces deux formes d’utilisation de données probantes que sont l’utilisation d’interventions cliniques validées et la décision à partir de données probantes, visent chacune des finalités spécifiques et s’exercent dans des contextes de pratique différents.

Des études produites dans le domaine médical (Calgary Health Research, 2006; Hivon et al., 2005; Lorenz, Ryan, Morton, Chan, Wang et Shekelle, 2005; Milner, Estabrooks et Humphrey, 2005) mettent en avant que des groupes d’utilisateurs différents oeuvrant dans des contextes de pratique spécifiques ont des besoins particuliers en matière de connaissances. Une étude effectuée dans le secteur de la santé au Canada (Hivon et al., 2005) montre que les intervenants auraient besoin de données probantes qui puissent appuyer leur pratique clinique quotidienne, alors que les gestionnaires auraient plutôt besoin de données qui puissent guider leurs décisions à long terme dans un contexte de planification de services et de programmes au sein d’une organisation. Dans le même sens, l’étude de Lorenz et al. (2005) effectuée auprès de médecins a montré que les cliniciens ont tendance à chercher de l’information afin de les aider à résoudre un problème clinique particulier, alors que les gestionnaires cherchent plutôt des résultats de recherche qui pourraient les aider à mieux gérer l’ensemble du système de soins.

Bien que ces études soulignent l’importance de comprendre les différences entre intervenants et gestionnaires quant à leurs besoins en matière de données probantes, elles sont issues du domaine de la santé et la mesure dans laquelle il est possible de généraliser leurs conclusions au domaine psychosocial demeure à démontrer. Les organisations offrant des services médicaux se distinguent en effet de celles du domaine psychosocial par leurs niveaux de gestion complexes et multiples (Chagnon et al., 2010). Étant donné le degré de hiérarchisation des rôles au sein des organisations offrant des soins de santé, la prestation de services cliniques est souvent détachée des tâches de coordination et de gestion des ressources organisationnelles (Kochevar et Yano, 2006). Il apparaît nécessaire de vérifier si les différences retrouvées dans le domaine médical quant aux besoins en matière de données probantes des intervenants et gestionnaires s’observent en centre jeunesse. Il apparaît également important de mieux comprendre les critères qu’utilisent les intervenants et les gestionnaires afin de juger de la pertinence des données probantes pour leurs pratiques. Une meilleure compréhension de ces différences permettrait d’améliorer les stratégies visant à favoriser l’utilisation des données probantes dans les pratiques cliniques et de gestion.

Méthodologie

Cette étude s’inscrit dans un projet de recherche plus large mené par la Chaire d’étude sur l’application des connaissances dans le domaine des jeunes et des familles en difficulté. Cette recherche plus large avait initialement pour objectif d’examiner trois projets de collaboration entre la recherche et la pratique afin de mieux comprendre les éléments qui facilitent la collaboration et l’utilisation des données probantes en centre jeunesse (Chagnon, Paccioni et Gervais, 2009).

Objectifs de l’étude

La présente étude vise à décrire les besoins en matière de données probantes des intervenants et des gestionnaires qui travaillent en centre jeunesse à l’aide d’une recherche qualitative.

Description de l’échantillon

L’échantillon regroupe des gestionnaires (N=15) et des intervenants (N=15) impliqués au sein de trois projets dans un centre jeunesse. Les projets ont été sélectionnés avec l’aide des directions clientèles en raison de leur importance stratégique au sein de l’établissement. Les trois projets ont été retenus d’après une logique d’échantillonnage intentionnel (Patton, 2002) en fonction des quatre critères suivant : a) importance de la collaboration entre la recherche et la pratique au cours du projet; b) importance de l’investissement de la recherche en termes de ressources humaines et financières; c) importance stratégique considérant la problématique en cause et les impacts attendus du projet; d) projet ayant cours depuis au moins une année.

Dimension à l’étude

Besoins en matière de données probantes, c’est-à-dire le type de données probantes dont ont besoin les intervenants et les gestionnaires pour guider leur prise de décision clinique et de gestion en centre jeunesse. Afin de comprendre ces besoins, les critères qu’utilisent les intervenants et les gestionnaires pour juger de la pertinence des données probantes ont été examinés.

Procédure

Pour les trois projets retenus, un gestionnaire de la direction clientèle a collaboré avec l’équipe de recherche afin d’identifier des gestionnaires et des intervenants pouvant participer à l’étude. Une lettre décrivant brièvement le but et le déroulement de l’étude a été remise aux intervenants et gestionnaires ainsi identifiés afin de les informer du projet et de solliciter leur participation. Le consentement écrit des répondants a été obtenu préalablement à leur participation et un certificat éthique a été octroyé par l’Université du Québec à Montréal.

Entrevues individuelles. Dans le cadre du projet de recherche plus large mené par Chagnon et ses collègues (2009), des entretiens individuels semi-structurés ont été réalisés à partir de questions ouvertes. Un canevas d’entrevue a été développé dans les premières phases de l’étude pour examiner les thèmes suivants : (1) l’expérience de collaboration entre les intervenants, les gestionnaires et les chercheurs dans le cadre de chacun des projets à l’étude; (2) le processus d’utilisation des données probantes dans les interventions cliniques et de gestion; (3) les éléments qui ont favorisé l’utilisation des données probantes au sein des projets à l’étude. Le canevas d’entrevue a été distribué aux répondants dans les jours précédant les entrevues et prétesté auprès d’un répondant de chaque catégorie.

Entrevues de groupe. Suite à une analyse préliminaire des données recueillies lors des entrevues individuelles, trois entrevues de groupe ont été réalisées, soit une entrevue pour chacun des trois projets à l’étude. Dans le cadre de ces entrevues de groupe, les participants ayant pris part aux entretiens individuels ont été encouragés à commenter les conclusions de ce processus d’analyse préliminaire. Pour ce faire, ils ont eu accès à un résumé présentant les différentes catégories développées lors de l’analyse des entrevues individuelles ainsi que les interprétations qui ont pu en être tirées. Les entrevues de groupe ont adopté un style non directif afin de donner l’occasion à l’ensemble des participants de s’exprimer librement sur les données présentées.

Stratégie d’analyse des données

Les données des entrevues individuelles et de groupe ont été transcrites intégralement et l’analyse de contenu thématique (Blais et Martineau, 2006) a été utilisée afin d’analyser les données. La codification s’est effectuée selon quatre phases : préparation des données brutes, lecture attentive et approfondie des données, identification et description des premières catégories, révision et raffinement des catégories.

Préparation et lecture approfondie des données. Les entrevues individuelles et les entrevues de groupe ont été transcrites intégralement (verbatim) et transférées dans le logiciel Nvivo7. Une fois cette première phase effectuée, l’ensemble des verbatims a été relu en détail afin de permettre de dégager une vue d’ensemble des différents sujets couverts au sein du corpus de texte.

Identification et description des premières catégories. Cette troisième phase de l’analyse a consisté à identifier et décrire les premières catégories relatives aux besoins en matière de données probantes des intervenants et gestionnaires. Cette troisième phase a permis de décrire plus d’une trentaine de catégories.

Révision et raffinement des catégories. Suite à la troisième phase de codification, une analyse plus en profondeur a été effectuée afin de poursuivre la révision et le raffinement des catégories. À partir des récurrences et des divergences, de nouvelles catégories conceptuelles, plus larges, ont été identifiées. Cette quatrième phase d’organisation des données a permis de créer un nombre restreint de catégories, afin d’avoir une vue d’ensemble sur les données les plus importantes considérant les objectifs de recherche visés. Au final de cet exercice, N=11 catégories conceptuelles ont été créées afin de décrire les besoins en matière de données probantes des intervenants et des gestionnaires qui travaillent en centre jeunesse.

Résultats

L’analyse des entrevues montre que les données probantes doivent répondre à trois critères afin d’être utilisées par les intervenants et les gestionnaires. Ces critères sont leur applicabilité, leur adaptabilité et leur validité méthodologique (tableau 1).

Tableau 1

Besoins en matière de données probantes en fonction du groupe de répondant

Besoins en matière de données probantes en fonction du groupe de répondant

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Applicabilité des données probantes

L’applicabilité réfère au degré de correspondance entre le type de données probantes rendues disponibles et les problématiques rencontrées par les intervenants et les gestionnaires en centre jeunesse. La plupart des intervenants (N=12/15) disent utiliser principalement les données probantes qu’ils acquièrent pour valider les outils cliniques qu’ils utilisent et afin de standardiser et structurer leurs interventions quotidiennes auprès des jeunes et des familles en difficulté.

« Les données de recherche servaient à raffiner notre application de cet outil clinique, à raffiner l’énoncé même d’un objectif dans un contrat comportemental (…) à enrichir notre pratique dans l’accompagnement des adolescentes. »

Les données probantes sont également utilisées par une majorité d’intervenants (N=9/15) afin de modifier leur compréhension de certaines problématiques vécues par les jeunes et les familles qu’ils rencontrent lors de leurs interventions cliniques quotidiennes.

« La recherche nous a carrément réorienté notre cadre conceptuel, la façon de penser nos interventions et la compréhension même que l’on avait de la problématique des gangs. »

Enfin, trois intervenants rapportent utiliser les données probantes afin de donner une crédibilité aux interventions qu’ils effectuent quotidiennement, ce qui les aide à défendre leurs positions cliniques.

« La crédibilité des données scientifiques que l’on a utilisées pour bâtir l’intervention nous a permis de mieux défendre notre position devant les tribunaux et de mieux défendre nos positions dans des discussions cliniques. »

Ces commentaires font apparaître l’importance pour les intervenants de comprendre concrètement en quoi les données probantes qu’ils acquièrent pourront les aider à réfléchir sur la qualité et la crédibilité de leurs interventions cliniques quotidiennes, et conséquemment l’importance de ce facteur si l’on vise à accroître leur propension à en utiliser.

« Parce que ç’a beau être quelque chose de très important, si les gens du terrain ne comprennent pas comment on peut l’appliquer et qu’est-ce que ça va apporter ça ne marchera pas. Il faut vraiment que se soit utile dans leur quotidien, plancher terrain, sinon les intervenants ne voudront pas l’utiliser. »

Quant aux gestionnaires (N=12/15), ils rapportent utiliser davantage les données probantes afin d’élaborer des politiques institutionnelles et pour décider de l’allocation des ressources au sein de l’organisation.

« Ça m’a permis d’ajuster au quotidien des décisions que je prenais pour, soit favoriser tel type d’action plutôt que tel autre type d’action, mettre les ressources au bon endroit, orienter les décisions en fonction des données scientifiques disponibles. »

Plusieurs gestionnaires rencontrés dans le cadre de cette étude rapportent également utiliser les donnés probantes afin de convaincre leurs collègues de la crédibilité de leur point de vue (N=8/15), ou encore afin d’influencer les orientations stratégiques au sein de l’établissement (N=7/15).

« Parce que je pense que comme chef, on a un rôle de promotion et de vendre la recherche auprès des intervenants (…) donc ça nous prend des arguments, dire, écoutez, c’est prouvé, on va l’essayer et ça donne des résultats dans le concret. »

Selon les gestionnaires, l’utilisation des données probantes est augmentée lorsque celles-ci sont en mesure de guider ou d’influencer le choix des programmes à implanter au sein de leur organisation en fonction des bénéfices, des risques et des coûts reliés à ceux-ci.

« Afin d’augmenter l’utilisation des connaissances scientifiques, il faut que la recherche nous recommande des pistes de choix de pratique, d’intervention (…) qu’elle puisse nous diriger à savoir pourquoi on met un programme de l’avant dans l’organisation, pourquoi on met certaines activités en place, avec quel type de clientèle c’est profitable. »

Adaptabilité des données probantes

L’adaptabilité réfère au degré auquel les formats et les délais de production des données probantes sont adaptés au milieu de pratique des intervenants et des gestionnaires. Une majorité d’intervenants (N=9/15) et de gestionnaires (N=12/15) interrogés dans le cadre de l’étude rapportent que les données probantes présentées en temps opportun ont plus de chances d’être utilisées au sein des pratiques cliniques et de gestion.

« On faisait une étude, on créait des données, on faisait une analyse. Et cinq ans après, le rapport était produit dans une situation qui n’existait plus et était mis sur la tablette. Il faut que les connaissances puissent être réinterprétées et réinjectées dans la pratique le plus rapidement possible pour maximiser les chances qu’elles soient utilisées. »

Selon les intervenants (N=11/15) et les gestionnaires (N=9/15), les résultats de recherche vulgarisés ont également plus de chances d’être utilisés afin de guider les pratiques. Ceux-ci ont notamment souligné l’importance de ne pas utiliser un jargon scientifique lorsque les chercheurs présentent des données probantes au sein des équipes d’intervention.

« Si les connaissances sont présentées aux intervenants et aux gestionnaires de façon très scientifique, ils vont se désintéresser. Lorsque c’est des chercheurs qui vont documenter, photos, vidéos, vulgariser les termes, je vous dirais que les intervenants et les gestionnaires comprennent beaucoup mieux l’application pratique. »

Notons enfin que les répondants ont mentionné que les données probantes présentées sous forme de recommandations brèves, claires et explicites sont davantage utilisées. La présentation des données probantes dans un format synthèse ou sous la forme de « take-home messages » permettant une lecture rapide des données est à privilégier et ce, surtout du point de vue des gestionnaires (N=10/15).

« Il est clair que je préfère quand les données de recherche sont présentées sous forme de synthèse, où je peux facilement voir les points importants et moins importants pour ma pratique. C’est plus pertinent et facile à utiliser qu’un rapport qui fait 80 pages. »

Validité méthodologique perçue

La validité méthodologique perçue par les intervenants et les gestionnaires représente dans quelle mesure les données probantes sont perçues par ceux-ci comme fiables. Les intervenants (N=2/15) et les gestionnaires (N=4/15) interrogés jugeraient de la validité méthodologique des données probantes par l’appréciation de la rigueur du cadre théorique sous-jacent.

« (…) c’est assez facile de pouvoir déterminer si cette connaissance-là peut être d’une utilité dans les prises de décision que je peux prendre. La connaissance scientifique doit être développée en lien avec une conception, avec un cadre théorique solide qui peut être empiriquement testé. »

Un second critère rapporté par certains intervenants (N=3/15) et un gestionnaire afin de juger de la validité méthodologique des données probantes développées est le type d’échantillon utilisé dans la recherche.

« Moi je juge de la validité des données scientifiques, entre autres, par l’échantillonnage. Des fois, l’échantillonnage était tellement petit que je ne pouvais pas comprendre qu’à partir de ça on en tirait des analyses et même des choix de pratique. »

En résumé, les résultats montrent que l’applicabilité, l’adaptabilité et la validité méthodologique perçue des données probantes influencent leur utilisation en centre jeunesse. Afin d’assurer leur applicabilité, le type de données probantes rendues disponibles par les chercheurs devra également différer selon que l’on s’adresse à des intervenants ou à des gestionnaires.

Discussion

La présente étude visait à mieux décrire les besoins en matière de données probantes de N=15 gestionnaires et N=15 intervenants travaillant en centre jeunesse au Québec. Pour ce faire, les critères utilisés par ceux-ci afin de juger de la pertinence des données probantes ont été examinés. L’étude montre que les données probantes doivent répondre à trois critères afin d’être perçues comme pertinentes et utilisées par les intervenants et les gestionnaires. Ces critères sont leur applicabilité, leur adaptabilité et leur validité méthodologique.

D’abord, l’analyse des résultats a permis de faire ressortir des similarités quant à l’importance accordée par les intervenants et les gestionnaires à l’adaptabilité et à la validité des données probantes produites par les chercheurs. Les données probantes perçues comme fiables, présentées en temps opportun ainsi que dans un format synthétique et vulgarisé, auraient davantage de chances d’être utilisées au sein des pratiques cliniques et de gestion. Ensuite, les résultats de la présente étude montrent que, afin d’en assurer l’applicabilité, le type de données probantes rendues disponibles devra différer selon que l’on s’adresse à des intervenants ou à des gestionnaires. Les données probantes présentées aux intervenants devront les aider à mieux structurer leurs interventions quotidiennes, alors qu’elles devront permettre aux gestionnaires de guider leurs décisions par rapport aux bénéfices, aux risques et aux coûts reliés à l’implantation d’interventions au sein de l’organisation.

Ces résultats sont concordants avec les recherches effectuées dans le domaine médical (Calgary Health Research, 2006; Hivon et al., 2005; Lorenz et al., 2005; Milner et al., 2005) qui ont fait ressortir des différences importantes entre intervenants et gestionnaires quant à leurs besoins en matière de données probantes. Notons également que ces différences observées entre intervenants et gestionnaires sont concordantes avec les rôles spécifiques qu’ils sont appelés à jouer au sein des organisations offrant des services psychosociaux aux jeunes et aux familles en difficulté au Québec (Beaudoin et Laquerre, 2001; Cloutier et al., 2003 ;Hivon et al., 2005; Tribble et al., 2008; Turcotte et al., 2009; Walshe et Rundall, 2001).

Les différences retrouvées entre intervenants et gestionnaires confirment l’importance pour les chercheurs de bien connaître la cible d’utilisation afin d’y adapter les formats et le type de données probantes qu’ils produisent. L’étude suggère plus largement que les chercheurs voulant augmenter l’utilisation des connaissances qu’ils produisent devront répondre à un triple mandat, soit de produire des données probantes adaptées aux besoins des partenaires tout en s’assurant que celles-ci soient présentées dans un format adéquat et qu’elles respectent les standards de validité scientifique. À ce propos, plusieurs études effectuées dans le domaine social suggèrent que la mise en place de relations soutenues entre chercheurs, intervenants et gestionnaires serait au coeur des processus permettant d’adapter les données probantes selon les caractéristiques des milieux au sein desquels les utilisateurs évoluent (Belkhodja et al., 2007; Chagnon et al., 2010; Landry et al., 2001; Proctor, 2007; Tribble et al., 2008; Trocmé et al., 2009). Les échanges soutenus et le rapprochement entre les acteurs (chercheurs, intervenants et gestionnaires) pourraient aider les chercheurs à mieux comprendre les besoins des intervenants et des gestionnaires et ainsi à augmenter l’applicabilité, l’adaptabilité et la validité méthodologique perçue des données probantes produites. Notons cependant que la mise en place de ces relations soutenues exige un investissement de temps et de ressources tant pour les chercheurs que pour les intervenants et les gestionnaires. Une avenue de recherche intéressante serait de mieux comprendre le rôle que pourraient jouer les relations soutenues entre chercheurs, intervenants et gestionnaires afin de favoriser le processus d’utilisation des données probantes en centre jeunesse.

Limites et conclusion

La petite taille de l’échantillon et l’homogénéité des milieux étudiés peuvent limiter la portée et la généralisation des résultats puisque cette étude a été effectuée auprès d’intervenants et de gestionnaires oeuvrant au sein d’un même établissement. Il serait d’ailleurs intéressant de répéter cette étude auprès d’un plus large échantillon selon une approche méthodologique mixte qualitative et quantitative afin de valider et enrichir les résultats obtenus. Un échantillon de plus grande taille permettrait également d’explorer si les besoins en matière de données probantes s’expriment différemment selon le nombre d’années d’expérience et le niveau de formation des participants.

Malgré ces limites, la présente étude a permis de mieux comprendre comment produire des données probantes plus adaptées en fonction du contexte de pratique spécifique des intervenants et des gestionnaires en centre jeunesse. Plus précisément, des données probantes qui répondent aux problématiques rencontrées par les utilisateurs, présentées dans des formats adaptés et avec une bonne validité méthodologique auraient plus de chances d’être utilisées par les intervenants et les gestionnaires. De façon générale, ces résultats appuient l’importance d’utiliser des stratégies de production et de dissémination des données probantes ciblées selon les caractéristiques des utilisateurs afin de favoriser leur utilisation dans le domaine de la prestation de services psychosociaux au Québec.