Corps de l’article

En dépit de l’abondante littérature qui traite du conflit né de l’Operation − étatsunienne − Enduring Freedom (octobre 2001), la question afghane demeure une énigme. Serait-ce que les journalistes, plus prompts à se saisir de l’actualité, auraient envahi ce champ d’étude au lendemain des drames du 11 septembre 2001, nombre d’entre eux se contentant de raccourcis historiques alors même qu’ils s’essayaient à l’écriture d’ouvrages ? Ou une approche universitaire afghane qui ferait, de surcroît, preuve d’originalité manquait-elle au profane soucieux d’appréhender une réalité complexe ? En tout état de cause, l’étude que le politologue Ahmad Shayeq Qassem nous propose arrive à point nommé. Elle découle, au demeurant, d’une thèse de doctorat que cet ancien diplomate afghan a soutenue à la National University d’Australie.

L’auteur envisage la problématique de la difficile stabilité politique de l’Afghanistan, tandis qu’il indique à demi-mot dans le sous-titre A Dream Unrealised de son livre qu’il entend contribuer à une réflexion qu’il voudrait plus constructive. Considérant la problématique de la « stabilité politique », grâce à de nombreuses théories − occidentales, il est vrai − qui nourrissent les sciences politiques, il indique en introduction qu’il s’appuiera, pour sa part, sur la définition qu’en donne Leon Hurwitz (Contemporary Approaches to Political Stability, Comparative Politics, 1973) : « l’absence de violence, la longévité gouvernementale, l’absence de changements structurels », une véritable « légitimité », enfin un « processus décisionnel performant » témoignent de la pérennité d’un État. Ce sont là − comme le rappelle Qassem − des critères dont la valeur est, à l’évidence, relative puisque toute société est mouvante. Le politologue insiste d’ailleurs sur le désaccord des cercles universitaires lorsqu’ils s’attachent à définir le concept de stabilité politique.

Adoptant une approche chronologique qui lui permet d’organiser son étude en six chapitres à la densité remarquable, Ahmad Shayeq Qassem traite − en quelque 174 pages − de l’évolution politique de l’Afghanistan, de l’antiquité (qu’il aborde rapidement) à nos jours. Un tel exercice ne peut se dissocier des délicates relations que le pays continue aujourd’hui encore d’entretenir avec les grandes puissances mondiales, mais aussi avec ses voisins d’Asie du Sud. La naissance de l’Inde et du Pakistan à la veille du départ d’un colonisateur britannique (à la mi-août 1947), l’intervention (nous préférons le terme « neutre » d’intervention à celui d’invasion) − armée − soviétique en Afghanistan (1979) et la politique d’« endiguement » occidental qui favorisa l’affirmation de la puissance pakistanaise dans la région, enfin l’écroulement de l’Union des républiques socialistes soviétiques (urss) changèrent, en apparence du moins, la nature du « grand jeu » dont un Afghanistan, à la position stratégique remarquable, était la cible (l’Afghanistan est désormais voisin de l’Iran [936 kilomètres de frontières séparent les deux pays], des anciennes républiques soviétiques [musulmanes] d’Asie centrale − le Turkménistan [744 km], l’Ouzbékistan [137 km] et le Tadjikistan [1 206 km] −, du Pakistan [2 430 km] et, enfin, de la Chine [76 km]). En outre, l’ethno-nationalisme gagnait également les territoires d’Asie centrale libérés de la tutelle soviétique. Ceux-ci, bien que soucieux de tirer le meilleur parti de la rivalité russo-américaine dans la région, s’inquiétaient des conséquences en leur sol de l’incapacité afghane à entamer une véritable construction nationale qui unirait ses différentes ethnies dans un projet commun, tandis que la production de drogue constituait désormais l’un des principaux revenus de ce pays.

L’originalité de l’ouvrage envisagé ici découlerait-elle de l’examen de la difficile stabilité politique de l’Afghanistan ? La démonstration de Qassem quant à la pertinence d’un tel fil directeur ne parvient qu’à convaincre partiellement. Serait-ce que l’auteur s’attache à un récit chronologique, s’éloignant souvent de sa problématique originelle ? En tout état de cause, le lecteur peut revisiter des épisodes importants pour la compréhension de l’évolution de l’Afghanistan − tels que la période communiste (1978-1992) ou la stratégie pakistanaise au lendemain du départ de l’Armée rouge (1989), puis de l’intervention américaine (2001) − dont seuls les spécialistes se remémorent encore les enjeux, tandis qu’une actualité brûlante a conduit à leur oblitération.

L’auteur se penche tout particulièrement sur l’enjeu pachtoun dans les politiques afghane et pakistanaise (selon The World Factbook de la Central Intelligence Agency, on dénombre 42 % de Pachtouns, 27 % de Tadjiks, 9 % d’Hazaras, 9 % d’Ouzbeks, 4 % d’Aimaks, 3 % de Turkmènes et, enfin, 2 % de Balouches). Il souligne qu’à la suite du conflit qui naquit de l’intrusion armée de l’Union soviétique en Afghanistan, le Pakistan (en particulier sa communauté pachtoune qui instrumentalisa ainsi la dimension militante extrémiste en son sein) sut à son tour se présenter comme le défenseur de l’ethno-nationalisme pachtoun. Il en devenait en quelque sorte le prisonnier, puisqu’il en oubliait des enjeux primordiaux, lesquels avaient trait à sa stabilité intérieure, mais également à la construction d’une région riche en ressources énergétiques. Il avait à coeur, il est vrai, la pérennité de la ligne Durand (la frontière pakistano-afghane). De même entendait-il conserver la maîtrise de « l’arrière-cour » afghane, qui constituait un élément clé d’une stratégie à laquelle il demeurait attaché : celle qu’il nommait « profondeur stratégique ».

Naïveté ? Qassem, qui dresse un tableau sans concession des ambitions pakistanaises et de leurs regrettables conséquences, tenterait-il de ménager l’Inde, voire les puissances occidentales, dont il ferait un bilan positif de l’action ? À ces deux restrictions près, il nous faut, pour notre part, saluer le travail du politologue, qui contribue à une meilleure compréhension de l’imbroglio afghan.