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Qu’est-ce alors que mon outil de travail ? J’ai eu tort d’écrire à l’instant : moi-même. Non, ce n’est pas moi-même, c’est moi-autre, ce moi qui cesse d’être moi, cet autre qui n’est pas identifié. L’analyste ou l’artisan sans outils, le travailleur sans compétences, l’homme sans qualités !

Pontalis 2002 : 127

Le 11 décembre 2009, la ministre provinciale de la Justice, madame Kathleen Weil, rend publique la première Politique québécoise de lutte contre l’homophobie[1]. L’objectif principal de cette Politique est l’atteinte de la pleine égalité sociale pour les individus identifiés à la population LGBT (lesbiennes, gais, bisexuels, transsexuels, transgenres). Dans cette perspective, elle en appelle à la reconnaissance des personnes des minorités sexuelles, au respect de leurs droits et au soutien de leur mieux-être.

Enchâssé dans la présentation de cette Politique, il y a le spectre d’un événement passé qui est, pour certains, encore présent. Ainsi, elle se réfère explicitement au harcèlement, à la discrimination, au rejet et à l’incompréhension dont les personnes des minorités sexuelles peuvent être victimes. Quant au rapport de consultation qui l’accompagne, il fait état de la violence psychologique et physique que des personnes gaies et lesbiennes rapportent avoir déjà subi eu égard à leur genre ou à leur orientation sexuelle. Avec une certaine prégnance, il semble ainsi qu’un souvenir insiste au lieu même de la Politique : le souvenir d’un homosexuel que l’on maltraite.

Dans le présent essai, je me réfèrerai à l’homosexuel battu comme à l’objet de ce souvenir. Afin d’alléger le texte, j’ai opéré une synecdoque. Homosexuel désigne l’ensemble des citoyens identifiés à la population LGBT que les initiatives de lutte contre l’homophobie visent généralement à protéger. Et battre désigne un ensemble d’actions violentes dont on se souvient que ces personnes ont pu être victimes. Bien sûr, il est fréquent que l’homosexuel battu ne soit pas seulement l’objet du souvenir, mais en soit également le sujet. Certains citoyens identifiés à l’homosexualité sont assurément des relais privilégiés pour le souvenir d’un homosexuel battu, ainsi entendu dans un sens élargi. Néanmoins, ce souvenir est susceptible de se saisir, occasionnellement, de l’esprit de chacun, peu importe son orientation sexuelle. En vertu de la voix officielle de la Politique, le souvenir d’un homosexuel battu n’est plus le souvenir de la seule mémoire d’une minorité, mais celui d’une collectivité. Le souvenir d’un homosexuel battu concerne, voire devrait concerner, le plus grand nombre.

Les considérations générales au sujet du fonctionnement psychique, sur lesquelles s’appuie cet essai, pourraient être utilisées en rapport avec d’autres souvenirs, tout aussi mobilisateurs. Ce souvenir d’un homosexuel battu – en raison de son actualité et des initiatives collectives récentes qu’il a fait naître ainsi que de sa prégnance dans la clinique contemporaine – sert de point de départ incarné pour cette réflexion sur le souvenir victimaire. Le présent essai s’inscrit également dans une démarche de recherche plus large qui consiste à rendre le citoyen particularisé dans son homosexualité à son universalité humaine. Il s’agit donc d’ouvrir le souvenir d’un homosexuel battu dans une intensité qui ne se cantonne pas à l’enjeu d’une orientation sexuelle minoritaire – une intensité qui se présente néanmoins avec ce souvenir sans y être encore représentée. Par trans-mémoire, on entend avec l’espoir que ce qui git dans l’infantia[2] de la mémoire inconsciente puisse être transféré dans une parole personnelle et ainsi la renouvelle.

De l’inhumain qui reste

La Politique et le souvenir qui m’apparaît s’y greffer résultent certainement d’un travail de culture, aussi lent qu’inachevable. Pour la psychanalyste Nathalie Zaltzman,

[…] [L]e travail de culture est – et n’est que – l’accroissement du degré de connaissance et de conscience que l’homme réussit à gagner sur ce qui le détermine intérieurement et lui échappe.

Zaltzman 2007 : 65

Par ce gain se trouve modifié le fond pulsionnel de l’homme, qui opère à la fois sur les plans de l’individu et du collectif, à l’instar du capital symbolique qui circule à travers l’ensemble humain, organisant ses rapports à l’intelligible. Remanié par le cadre théorique de Laplanche (2007), ce fond pulsionnel se comprend comme le sexual qui remue l’homme. Par sexual, on entend la sexualité élargie au sens freudien, afin qu’elle soit bien distinguée de la génitalité ou de la reproductivité auxquelles on associe communément le sexuel. Le sexual va bien au-delà du sexué. Il est cette sexualité inconsciente qui « peut transformer n’importe quelle région ou fonction du corps, voire toute activité […] en zone érogène » (Laplanche 2007 : 6). Dans cette perspective, ce qui se conçoit généralement comme pulsion d’agression s’appréhende alors comme « la forme la plus déstructurée et la plus déstructurante de la sexualité » (Laplanche 2007 : 138). Le travail de culture implique ainsi la liaison de la pensée de l’homme avec une intensité qui lui demeurait opaque, une intensité sexuelle inquiétante, voire terrorisante, prenant part à toutes les violences.

La Politique et le souvenir d’un homosexuel battu ne peuvent survenir que dans les sillons d’un travail de culture ; qu’à la suite de transformations déjà opérées sur de l’inintelligible. À travers l’histoire des hommes, et pour qu’aujourd’hui on puisse se souvenir d’un homosexuel battu, il a bien fallu qu’une étrange excitation somatopsychique en vienne à pouvoir être vécue et traduite comme homosexuelle. Il a bien fallu que l’homosexualité devienne une catégorie culturellement disponible à laquelle on peut être identifié, à laquelle on peut s’attacher et par laquelle on peut désigner son prochain, afin de résoudre tant bien que mal ce qui, depuis Freud (1905), est désigné comme le polymorphisme de la sexualité. Également, il a bien fallu qu’une pensée commence à reconnaître l’existence d’une brutalité qui malmène le citoyen identifié à l’homosexualité, et d’une blessure à être ainsi malmené. La Politique, avec son projet d’égalité sociale et le souvenir qui semble la justifier, exprime fort probablement un progrès pour la vie psychique. Quoiqu’il en soit, ils témoignent ensemble d’un gain de vitalité représentationnelle par contraste avec ce qui ressemblerait plutôt à un vide de pensée, à un déni totalitaire ou à un pur désaveu à l’endroit à la fois d’une violence qui bat, d’une atteinte par l’autre, et d’une étrange excitation qui, depuis la fin du dix-neuvième siècle, tend à être traduite comme homosexuelle.

Par ailleurs, dans son étude du processus de l’évolution culturelle, à travers l’étude de l’avènement du concept de crime contre l’humanité, Zaltzman (2007) s’interroge sur l’échec partiel inhérent au travail de culture, sur la constitution d’un inévitable reste que le travail de culture confine à quelque zone obscure, inhumaine. Ainsi, l’auteure observe que cette nouvelle conscience de l’humanité va de pair avec l’expulsion du mal et de ses agents hors de quelques nous-hommes. En même temps que l’intuition d’une ressemblance entre tous les hommes est rendue intelligible en tant qu’humaine, le crime contre l’humanité tend à être désigné comme inhumain. « Au crime de l’exclusion de tout droit des victimes répond une […] représentation en miroir des crimes inhumains, hors de l’humanité » (Zaltzman 2007 : 75). Dans le même sens, la psychanalyste enchaîne :

Au lieu d’inclure la dimension criminelle de la condition humaine, la notion […] d’humanité renvoie cette dimension dans les limbes de l’inhumain. L’érection de l’humanité purifiée, en excluant l’inhumain qui fait partie d’elle, sert l’autoconservation du moi contre le mal ; elle […] s’évade du principe de réalité.

Zaltzman 2007 : 83

Désormais, « la victime est le genre humain » (Zaltzman 2007 : 76). Cette éventualité criminelle (et l’énergie sexuelle qui l’alimente) manque à intégrer les rangs de l’humanité, « qui se purifie de ses propres crimes en se sacralisant » (Zaltzman 2007 : 110). L’inintelligible n’est pas alors la sauvagerie en elle-même, mais la sauvagerie à l’intérieur de soi, la sauvagerie à l’intérieur de nous, humains, la sauvagerie à l’intérieur de ce qui nous dépasse et qui nous rassemble, l’humanité.

En recourant à l’étude de Zaltzman afin d’introduire le propos, je ne poursuis pas le projet de poser l’équivalence entre l’antisémitisme qui a marqué la Deuxième Guerre mondiale – et auquel réagit l’avènement du concept de crime contre l’humanité – et le combat contemporain de la lutte contre l’homophobie. Son étude est pertinente du fait qu’elle pointe une tendance apparemment effective dans le travail de culture qui soutient l’humanisation de l’homosexuel battu : articuler ou réarticuler la communauté des humains risque de se réaliser en repoussant hors de ses frontières ce qui de l’humain – « le pire de l’humain, humain si totalement humain » (Zaltzman 2007 : 81) – la dérange jusqu’à la persécuter.

Engagée dans une réflexion sur la renégociation des frontières entre l’humain et l’inhumain, Judith Butler s’interroge :

Comment créer un monde dans lequel ceux qui définissent leur genre et leur désir comme étant non normatifs peuvent […] s’épanouir sans la menace extérieure de la violence et sans le sentiment envahissant de leur irréalité qui peut conduire au suicide ?

Butler 2006 : 248

À cette question difficile, la Politique et des initiatives militantes connexes offrent une réponse populaire : il s’agit de combattre le mal perçu au dehors. Humaniser l’homosexualité, l’inclure dans le champ du viable, irait de pair avec l’objectivation et la condamnation de la violence qui la persécuterait. L’homophobie se retrouve alors, d’une certaine façon, à cette place d’indésirable qu’occupait jadis – et que peut occuper encore – l’homosexualité. Illustrant bien cette exclusion de l’homophobie hors de l’unité d’un moi ou d’un nous, le GRIS-Montréal titre d’ailleurs L’homophobie : pas dans ma cour ! le rapport de recherche qu’il a commandé aux universitaires Émond et Bastien Charlesbois (2007). Dans un même ordre d’idées, le site Internet de la Journée internationale contre l’homophobie affiche la prémisse suivante : « Ce n’est pas l’orientation sexuelle qui rend parfois la vie difficile, mais l’homophobie environnante »[3]. À nouveau, il s’agit d’une déclaration attrayante qui incite à un rassemblement contre un ennemi hostile circonscrit au dehors. Ainsi, « inhumain », « pas-dans-ma-cour », ou « environnement » désignent peut-être parfois un même lieu conceptuel, voire un même non lieu psychique et culturel, servant à situer un désamour qui ne s’inscrit ni au je, ni au nous, ni au sein d’un entre-nous. La lutte contre l’homophobie, telle qu’elle est fréquemment menée, tendrait à oeuvrer pour l’intelligibilité de l’homosexualité, autant que pour celle d’un désamour qui serait contre nous, les homosexuels et leurs humains alliés. Resterait néanmoins inintelligible une intensité qui, entre nous et nos opposants, donc une intensité nous concernant aussi, participerait à surdéterminer l’expérience de souffrir d’une violence persécutrice.

Pour la question de Butler, qui demande comment annihiler la menace extérieure qui complique l’existence de plusieurs citoyens, j’envisage une autre piste de travail. Il ne s’agirait plus seulement d’identifier une menace extérieure et de la problématiser comme homophobie, mais plutôt de problématiser l’effet radical d’extériorité avec lequel cette menace est vécue avec tant d’insistance. À la question de Butler, j’en juxtapose donc une autre pour laquelle mon essai ne peut qu’esquisser une réponse. Sans nier une violence réelle que d’aucuns subissent, peut-on néanmoins envisager que lorsqu’une minorité sexuelle est une victime, il y a peut-être une partie de l’humain qui reste radicalement hors des limites de la subjectivité ? Cette question s’inscrit bien sûr dans la foulée d’un axiome que la psychanalyse a explicité : l’investissement psychique d’une menace extérieure réagirait à la menace d’une intensité ou d’un état qui ne peuvent être ni connus ni éprouvés ni tolérés à l’intérieur de soi. Dans ce sens, Freud (1920 : 300) théorise le mécanisme de la projection en postulant que des excitations internes susceptibles de produire une trop grande augmentation de déplaisir risquent d’être traitées « comme si elles n’agissaient pas de l’intérieur mais bien de l’extérieur pour [que soit utilisé] contre elles le moyen de défense du pare-excitations ». Dans une autre métapsychologie, Winnicott (1975) observe qu’une perception hyper vigilante de l’environnement peut s’avérer être une défense contre l’aperception d’un chaos interne, insupportable.

Cette référence à Winnicott fait également écho à la deuxième partie de la question de Butler : comment créer un monde dans lequel on ne souffrirait plus d’un sentiment mortifère d’irréalité ? Un sentiment d’irréalité apparaît intolérable ; on peut penser qu’il appartient à un registre d’états semblables à celui du chaos, de l’agonie et de la précarité extrême. Mon questionnement s’éclaire davantage avec la présentation d’idées de Winnicott (1989) en rapport avec la crainte de l’effondrement, mais pour d’ores et déjà le formuler : ce sentiment d’irréalité ne perdrait-il pas sa portée mortifère si, plutôt que d’être répétitivement colmaté par une identité repérable (par exemple, homosexuelle), il se déposait dans le corps et la pensée de l’homme comme ce qui lui arrive, comme ce dont celui-ci peut être le lieu ? Est-ce une folie d’envisager l’humanisation de cette épreuve lors de laquelle il n’y a plus d’humain pour se sentir humain ?

L’originalité de la présente démarche consiste alors à poursuivre le mouvement du travail de culture et à soutenir l’assouplissement des contraintes de l’humain en problématisant moins directement les discours et les actes homophobes – fermés vis-à-vis de l’étranger, il y a consensus là-dessus – que la pensée occupée à s’en souvenir, voire occupée par leur souvenir, et qui n’est pas sans s’opposer radicalement avec l’étranger. Une attention autre portée à ce souvenir permettra peut-être à une remémoration nouvelle de mettre en évidence ces restes que le travail de culture, dans sa participation à la construction du souvenir de l’homosexuel battu, n’a pas suffi à relier à une parole personnelle.

Tout changement général n’a d’autre voie de transformation que celle du psychique individuel. C’est en cela que le singulier a […] une importance déterminante quant aux changements possibles de la condition humaine.

Zaltzman 2007 : 43

Il revient à chaque personne douée de souvenirs de faire l’épreuve de cette transformation. L’agrandissement du territoire de la vie psychique de l’être humain dans son ensemble ne s’effectue pas sans une angoissante mise à l’épreuve de la conscience, sans une pensée individuelle qui fasse le deuil inachevable de ce qu’elle sait déjà, pour être retrouvée autre.

Des en-mémoire et un en deçà

Le souvenir d’un homosexuel battu m’a été présenté dans différents contextes, dans différentes lectures. Jamais communiqué avec une tournure identique, il constitue pourtant le même souvenir.

Ce souvenir apparaît tout d’abord au fondement des conclusions d’une recherche empirique sur la souffrance homosexuelle. Par exemple, Meyer (2003 : 674), dont la revue de littérature constitue un repère influent dans la communauté scientifique, explique ainsi la plus grande prévalence de détresse psychologique observée dans une population identifiée à l’homosexualité : « La stigmatisation, les préjugés et la discrimination créent un environnement social hostile et stressant qui cause des problèmes de santé mentale ». Cette explication pointe vers l’adversité objectivée de l’environnement. Or, le matériel – ou serait-il plus pertinent de parler d’une donnée – sur lequel cette explication se construit manifestement n’est pas l’environnement en lui-même mais le souvenir : celui dans lequel un homosexuel est battu, rejeté et malaimé. La collecte de données dans plusieurs études, dont Meyer (2003) a fait une revue, s’apparente d’ailleurs à une collecte de souvenirs. Ainsi, une injonction à la souvenance semble adressée par les chercheurs aux centaines de participants qui répondent à leur questionnaire, orienté vers l’évocation d’événements passés. « Durant votre vie, à quelle fréquence avez-vous été violenté parce que vous étiez homosexuel ou efféminé ? » (Diaz et al. 2001 : 928) et « Avez-vous déjà été victime d’un crime parce que quelqu’un pensait que vous étiez lesbienne, gay ou bisexuel ? » (Herek et al. 1999 : 946) apparaissent donc comme des questions exemplaires pour le dispositif de mémoire contre l’homophobie auquel participe un certain programme de recherche.

Dans un ouvrage « dédié à la mémoire des victimes […] tuées au Canada depuis 1990 » (Janoff 2007 : 9) portant sur la violence homophobe, Janoff procède également à une recherche vouée au devoir de mémoire. « Toutes [les victimes] méritent qu’on se souvienne d’elles », ajoute-t-il. Sont alors détaillées les circonstances entourant le décès, par homicide, de ces individus préalablement répertoriés dans la nécrologie qui sert de préambule à l’ouvrage. On traque ainsi la haine homophobe et meurtrière des assaillants alors doublement coupables, selon l’auteur, non seulement en regard à leurs actes, mais également à leur sentiment haineux.

Le projet critique de certains théoriciens queer se revendique aussi d’une mémoire relative à l’homosexuel battu. D’abord, le souvenir de Matthew Shepard[4] et de sa fin tragique est évoqué avec précision dans les travaux de Butler (2006) et d’Edelman (2004). De plus, le souvenir d’un assaut homophobe, d’une violence extérieure toujours imminente, semble ordonner le rassemblement d’un nous, à la fois victimaire et révolté, le dressement d’une identité narrative qui profère la vie, à la lisière du péril. Dans le même sens, un nous est déployé dans l’essai de Bersani (1995), un « nous désignant l’ensemble des gays et des lesbiennes comme cibles de l’agression homophobe » (Bersani 1995 : 29), un nous qu’occupe « une minorité méprisée non seulement par les puissants mais par les peuples les plus victimisés du monde » (Bersani 1995 : 87).

Le souvenir d’un homosexuel battu revient hanter le présent essai. À mon tour, je m’en souviens. Néanmoins, bien qu’il ne récuse pas la violence de l’autre dont il est question, l’horizon de ma recherche ne s’arrête pas à l’événement relaté par le souvenir et au sens culturellement disponible par le biais duquel cet événement est traduit. L’horizon de ma recherche s’étend plutôt vers ce qui se présenterait avec le souvenir sans avoir encore trouvé la voie d’un récit. Il ne suffit pas de poser qu’il demeure un reste inintelligible au travail de culture, encore faut-il admettre que ce reste ne disparaît pas, qu’il est conservé et qu’il fait écho, en creux et en acte, aux récits intelligibles autour desquels nous nous mobilisons, et dont le souvenir d’un homosexuel battu est un exemple contemporain.

Pontalis (1988 : 92) postule qu’« il n’y a rien qui soit survenu dans la réalité extérieure, aucun traumatisme, aussi cumulatif qu’on le suppose, qui justifie par soi la persistance dans l’actuel de ses effets ». Dans sa portée la plus radicale, il me semble que cette proposition va jusqu’à suggérer que l’événement en lui-même ne justifie pas le souvenir qui le met en mots. Également, considérant que ce qui survient dans (ou depuis) la réalité extérieure, ce sont aussi des schèmes culturels préparant la traduction des dits événements, le fait « qu’il n’y ait rien qui… » suggère peut-être que les repères d’un sens que la culture entérine déjà ne suffisent pas non plus à justifier le souvenir.

La psychanalyse nous invite alors à considérer une origine au souvenir qui ne se réduise ni à l’effectivité de l’événement qui lui sert manifestement d’objet, ni aux codes de pensée et aux représentations dont l’individu socialisé dispose pour se remémorer. Cette origine serait du ressort de la réalité de l’inconscient dans sa radicale intemporalité, ce que Scarfone (2000) désigne comme actualité ou actuel.

L’actuel, c’est ce qui n’est pas inscrit dans une chronologie, ce qui n’est pas de l’ordre du passage du temps, mais ce qui gît sous le plan chronologique comme générateur d’histoire lui-même non historisable.

Scarfone 2000 : 161

Il y aurait à approfondir la dimension « non historisable »[5] de cet actuel. J’insisterai davantage sur l’idée que l’actuel est néanmoins générateur d’histoire, qu’il détermine la fabrique de souvenirs depuis un lieu en deçà de ce qui est pensé par l’homme et de ce qui est pensable de lui. Un souvenir ne dit pas tout. Il y a une mémoire inconsciente qui, paradoxalement, hors du temps et déconnectée d’une histoire officielle, ne cherche qu’à revenir (Scarfone : 1999). Le souvenir, par sa qualité d’écran, est certainement un terrain de retour pour cette mémoire autre.

Si tout souvenir est un écran, ce n’est pas parce qu’ […] il peut toujours en cacher un autre mais bien parce qu’en lui viennent se déposer dans une forme […] à portée de vue, des traces, rien que des traces.

Pontalis 1997 : 25

Ces traces laissées sur le souvenir par l’inconscient trahissent la marque d’une intensité qui, courant à même le récit historisant, n’est pas inscrite dans une chronologie. Dans cette perspective, le souvenir n’évoque pas seulement un événement qui s’est déjà passé. Il est aussi aiguillonné par ce qui n’est pas encore passé intelligiblement et affectivement dans la parole, mais ne fait que la balayer, comme en spectre.

Que l’actuel génère de l’histoire n’est cependant que son plus civilisé destin. Il y a un autre mode de retour de la mémoire inconsciente qui fait l’économie radicale d’une incursion, aussi furtive soit-elle, dans une langue partagée. Dans sa « bêtise », selon l’expression de Pontalis (1997 : 27), l’inconscient pousse à une répétition en acte[6] qui se déploie dans « le vide de tout texte ». Avons-nous affaire à un en deçà de la culture, à un non lieu que la culture n’aurait pas encore permis à la pensée humaine d’habiter, à une intensité qui n’a aucun écho au dehors, nulle part où résonner ?

Freud postule que l’homme

[Ne] fait que […] traduire en actes [ce dont il ne dispose pas du souvenir]. Ce n’est pas sous forme de souvenir que le fait oublié reparaît, mais sous forme d’action. Le malade répète évidemment cet acte sans savoir qu’il s’agit d’une répétition.

Freud 1914 : 108

Faut-il alors se demander si ce pour quoi l’homme n’a pas de souvenir provient en partie d’un vide culturel de texte, d’un trou de mémoire ou d’une impossibilité à se souvenir à même l’instance supra-collective qui régit comment l’homme (se) pense ? Freud (1914 : 107) précise que le fait oublié est paradoxalement « une chose qui n’a pu tomber dans l’oubli parce qu’on ne l’avait jamais remarquée et qu’elle n’avait jamais été consciente ». Cette indéfinition du on dans la traduction du texte freudien laisse ouverte la question suivante : par qui, ou par quoi le fait est-il oublié ? Ou plutôt : par qui ou par quoi cela n’a-t-il jamais été remarqué ?

Je crois qu’il ne faut pas nous leurrer : l’événement que constitue l’assaut homophobe ne peut pas être le fait oublié que le souvenir d’un homosexuel battu tirerait de la noirceur. D’une part, parce que le fait oublié – une variation plus ancienne sur le thème de l’actuel – ne s’extrait pas tel quel : il ne finit pas de faire trace dans le souvenir, mais encore faut-il que la parole s’enrichisse de son âme. D’autre part, parce que le souvenir d’un homosexuel battu ne suffit pas à épuiser la répétition en acte de cette confrontation avec une menace extérieure : le souvenir ne résout pas les vides de texte.

Décentrements

Le fait oublié dont il s’agit d’entendre les effets n’est pas le fait d’un être isolé. L’oubli et le souvenir, ou plus précisément le refoulé (qui n’est pas un objet antérieurement connu) et le remémoré (qui ne se réduit pas à des pensées évoquant un événement passé), sont insérés dans une dynamique transhumaine. En psychanalyse, un courant théorique conçoit d’ailleurs l’inconscient et les formes qui le traduisent à l’interface d’un héritage contracté dans la rencontre ébranlante de l’homme avec autrui, et d’une organisation singulière.

En vertu de la situation anthropologique fondamentale ainsi que la conçoit Laplanche (1999, 2007), l’homme est jeté dans la passivité originaire d’un décentrement. Il serait peut-être plus juste de parler d’une « passibilité » originaire, pour reprendre le terme avec lequel Scarfone (1994a), après Lyotard (1988), désigne la condition inéluctable de l’homme qui éprouve à partir de ce qu’il reçoit originairement de l’autre. Une donation qu’il n’a pas contrôlée l’affecte en son corps propre, l’excite même, en dépit de sa volonté. Selon la conception de Laplanche, ce qui vient exciter l’homme, ce sont les « messages énigmatiques » qu’un autre humain – dont le prototype est la mère, la « porte-parole du discours ambiant », selon l’expression d’Aulagnier (1976) – lui adresse. Les messages sont énigmatiques justement en vertu de ce à quoi qu’ils ne s’adressent pas : l’intensité sexuelle dont ils sont pourtant les vecteurs, et qui échappe à la conscience de celui qui les transmet, lui-même pourvu d’un corps excitable. Ainsi, dans la mesure où leur contenu manifeste n’épuise pas l’excès qu’ils véhiculent, et dans la mesure où ils installent une tension à la surface du corps de l’homme chez qui ils sont implantés (Laplanche 1990), ces messages portent en eux-mêmes l’exigence d’être traduits. Le moi est alors engendré, et ne finit pas de l’être, par ce mouvement traducteur qui, puisant à même les repères d’intelligibilité disponibles dans la culture, agit sur ces messages venus de l’autre et les remanie en partie de façon singulière. Simultanément avec la formation du moi se fonde l’inconscient refoulé, constitué des restes sexuels de la traduction opérée sur les messages énigmatiques d’autrui. Double décentrement : l’inconscient « est l’autre-chose (das Andere) en moi, résidu refoulé de l’autre-personne (der Andere). Il m’affecte, tout comme l’autre-personne m’a affecté jadis » (Laplanche 1999 : 103). Cette autre-chose, gardienne de l’énigme, rassemble ainsi ce qui n’a pu intégrer les rets d’une réponse personnelle aux messages que l’autre-personne lui a destinés. Aussi, elle entretient une provocation insistante à répondre encore à ces messages, d’une façon plus inclusive du reste laissé par les traductions précédentes.

Laplanche conçoit cependant l’existence d’autres messages, énigmatiques eux aussi, mais que l’homme qui les reçoit échoue totalement à traduire. Ces messages « intromis » (par contraste avec « implantés ») colonisent davantage l’intérieur du corps de l’homme et participent de la formation d’un inconscient « enclavé » (par contraste avec « refoulé ») (Laplanche : 1990, 2007). Alors, dans ces zones de l’humain où l’intromission prévaut, le corps de l’homme se trouve pris dans une « guerre de position » (Scarfone 1994b) que, semble-t-il, il a déjà perdu. Il est ainsi pris d’assaut par une excitation déferlante pour laquelle il n’y a pas de pensée qui puisse suffisamment le secourir. Un moi ou une pensée personnelle, qui se formerait à l’interface du culturellement intelligible et d’une singularité qui y est irréductible, n’advient pas. Il faudrait discuter davantage de la violence de l’émetteur – et de celle de la culture dont il porte la parole – dont Scarfone (1994b) nous dit qu’elle est impliquée dans l’échec radical de l’homme à traduire certains messages. Pointons pour l’instant une piste que Winnicott permet de déduire : contingent à la possession de l’homme par certains messages intraduisibles, peut-on postuler que l’échec à traduire constituerait en lui-même une expérience inconsciente à être remémorée ?

Dans son texte La crainte de l’effondrement, Winnicott (1989) insiste sur l’impuissance avec laquelle l’enfant subit les défaillances de l’environnement à pare-exciter son dés-aide et à s’adapter au rythme de sa maturation. En faisant se référer Laplanche à Winnicott, il semble qu’on peut comprendre ces défaillances comme autant de messages impitoyables que l’environnement transmet à l’enfant. Que communique à son insu un adulte qui laisse tomber son petit ou qui lui en demande plus que ce dont il est capable ? Par ailleurs, en faisant se référer Winnicott à Laplanche, on en vient à envisager que ces défaillances messagères ne donnent pas que du message à traduire, excédé par une intensité sexuelle sensée relancer infiniment la traduction. Elles donnent aussi à éprouver une impossibilité à traduire ces messages, ou dans un langage plus proche de celui de Winnicott, elles donnent à éprouver la non existence du moi.

Le psychanalyste postule ainsi la réalité d’une angoisse disséquante primitive pouvant survenir du côté de l’enfant confronté aux défaillances messagères d’autrui. Cette angoisse s’apparenterait à une expérience d’effondrement, de mort, et/ou de non existence. Cette expérience de non existence a déjà eu lieu. Cependant, elle n’a pas encore été éprouvée « parce que l’[enfant] n’était pas là pour que ça ait lieu en lui » (Winnicott 1989 : 212). Dans la mesure où cette expérience a lieu sans être personnellement éprouvée, elle fera compulsivement retour en actes et en idées fixes gravitant autour du thème de la non existence, comme un détail dont l’homme ne peut volontairement se départir et dont il ne sait pas encore qu’il a partie liée avec la singularité de sa rencontre avec l’autre. Le projet de Winnicott est alors celui-ci : favoriser « que le patient fasse pour la première fois, dans le présent […], l’épreuve de cette chose passée » (Winnicott 1989 : 212). Que la non existence du moi trouve son répondant dans le moi est certainement une voie prometteuse pour le travail de culture, en même temps qu’un de ses horizons les plus paradoxaux.

Lyotard (1988 : 40) écrit que la scène inconsciente « se rapporte à du passé, le plus lointain et le plus proche, à la fois le passé de soi et le passé des autres ». Dans cette perspective, l’inconscient condense le passé de soi et le passé des autres, sans qu’y soit identifié un sujet unique de ce passé. Par là, il compromet l’enquête qui chercherait à trancher s’il s’agit du passé de soi ou de celui des autres. Si proche et si lointain, ce passé n’est pas non plus ordonnable suivant une ligne du temps. Relater des événements chronologiquement repérables n’épuise pas ce passé actuel. L’inconscient compromet donc également le projet qui viserait à soigner une détresse en intervenant sur un traumatisme, isolé ou sériel, qui aurait été objectivé comme son origine. Ces considérations impliquent peut-être que, dans la mesure où l’on s’intéresse aux effets de l’inconscient dans le souvenir d’un homosexuel battu, le trouble qu’il s’agit de penser n’est pas causé par des événements historiques à caractère homophobe en particulier. Il n’appartient pas spécifiquement à cet homosexuel que l’on bat. L’homosexuel battu est certainement le dépositaire singulier d’intensités bouleversantes, celles qui prennent d’assaut son propre corps d’homme, excité ou tendu jusqu’à ce qu’il puisse en perdre son sentiment d’exister. Cependant, cette excitation et l’effondrement qu’elle peut provoquer, ainsi que la parole qui en accueille ou qui en annule les effets, sont aussi hérités d’une rencontre immémoriale avec autrui, lui-même habitant d’un corps excité, qui l’interpelle depuis une culture dont il est porteur. Alors, un travail orienté vers ce qui a insuffisamment trouvé asile dans l’intériorité d’une parole traductrice, un travail à propos de l’inconscient du souvenir, ne peut-il que pointer vers ce qui, à un niveau autant individuel que collectif, persiste comme zone d’affolement, comme quelque chose dont la culture n’a pas fini de permettre l’apprivoisement ?

Méthode pour une trans-mémoire

Il faut certainement la réitération d’une rencontre remuante avec l’autre pour que la pensée s’ouvre à d’autres possibles, pour que s’enregistre, en nous et entre nous, au fil d’innombrables après-coups, ce pour quoi il n’y a pas encore de souvenir. Trop brièvement, je n’introduirai qu’une composante du cadre analytique, exemplaire parmi les dispositifs favorisant une telle rencontre. Cette composante, aussi invisible que fondatrice du cadre analytique, réfère à une disposition mentale pouvant catalyser le courant d’une trans-mémoire. « Trans-mémoire », à l’instar de ceux qui ont déjà parlé de « transduction » (Scarfone : 1999), pour désigner le passage d’un vide de texte vers la parole, la substitution de représentations incarnées à une intensité spectrale en présence.

« Le silence de l’analyste, c’est la bouche de l’inconscient ». Par cette proposition, De M’Uzan (1994 : 42) pointe un silence qui ne coïncide ni avec une absence de parole, ni avec la négation du bruit. Au contraire, il s’agit plutôt d’un silence où ça fait du bruit, un silence où autre chose résonne au-delà de ce qu’une parole veut dire ; un silence capteur de rêves éveillés.

Dans ce silence fondamental, la conscience ne se crispe pas, elle s’obscurcit ; les repères usuels s’estompent et le moi se perd, gagné par [un] monde d’images […] auquel le rêve donne habituellement accès.

De M’Uzan 1994 : 42

Ce silence s’apparente ainsi à un état non identifiant où il importe moins de reconnaître le sens de ce qui est dit que de se laisser remuer par des impressions au sens éventuellement ambigu. Le régime habituel d’une écoute compréhensive – dans lequel on suit le fil déjà pensé par celui qui parle et déjà suffisamment pensable au sein de l’univers culturel à partir duquel sa parole fait sens – est ainsi doublé par le régime d’une écoute autre, déstabilisée par une « étrangèreté » qui hante le familier. Un travail de culture s’amorce à partir de cette épreuve d’une psyché donnée en passage jusqu’à ce que le récit, tel qu’il est intelligiblement raconté et entendu, porte avec lui d’inarticulé.

Le silence de l’analyste participe de la naissance d’une « chimère », selon l’expression de De M’Uzan. Se développant « sur les confins de l’inconscient et du préconscient » (De M’Uzan 1994 : 41), sur les confins d’un vide de tout texte et d’un réservoir à texte, la chimère est une créature psychique à l’identité indéterminée. S’y interpénètrent l’inconscient de l’analysé et celui de l’analyste, extraits[7] de leur totale obscurité par le courant d’une pensée passible. Ces restes (in)humains que la culture n’achève pas d’humaniser trouvent alors, par ce silence attracteur de chimères, une nouvelle voie, élargissant du même coup les possibilités d’investir la réalité complexe de ce qu’il y a entre nous – de ce qui, singulièrement, concerne moi et l’autre.

Les figures qui déferlent dans la chimère sont certainement intemporelles. Néanmoins, elles servent à nourrir l’écriture du temps, à mettre en circulation, par ses effets dans un système de sens, ce qu’il reste de bruit dans la parole.

Fàction

L’aparté qui vient rassemble deux fragments d’une fiction. Je n’y étale pas ma petite histoire. Il ne s’agit pas de procéder à l’analyse des auteurs à qui je dois les extraits avec lesquels ces fragments s’articulent. Je ne raconte pas un souvenir déjà intégré à une mémoire individuelle ou collective.

Néanmoins, l’idée de fiction ne me semble pas faire justice à l’événement psychique qui m’a ébranlé au lieu même de cette recherche. L’aparté qui suit ne présente donc pas l’écriture tranquille d’une fiction qui graviterait autour du souvenir d’un homosexuel battu. Il témoigne plutôt d’une fàction par laquelle s’opère sa réécriture, radicale autant que faire se peut, et qui émeut le sujet réécrivant. Cette réécriture est assurément inachevée. Simplement, elle amorce un parcours incertain mais persévérant, interrompu mais autrement repris, dans le courant d’une trans-mémoire.

À la lettre, le néologisme de la fàction expose nue l’adresse en jeu dans la fiction, qui est toujours une réponse à l’autre, provoquée par lui et par l’intraduisible reste de son message. Également – et je pointe ici ce qui est figuré à même le néologisme – ce qu’il met en abîme : une action sur la fiction du souvenir-écran, une action dans la parole. Avec fàction, j’entends l’hospitalité d’une altérité au sein d’une parole passible, dont le cours se trouve modifié par un instant aigu de réceptivité.

Les prochains fragments consistent en une fàction. Ils sont inaugurés par le retour à une oeuvre dans laquelle on se souvient d’un homosexuel battu. À la suite de ces retours à l’oeuvre, en quelques phrases, peut-être les plus personnelles et les plus universelles du présent essai, je rends compte d’un événement survenu au détour de mes relectures flottantes et de leurs après-coups. On entendra peut-être le grondement d’une chimère par laquelle s’entremêlent les zones archaïques de ma psyché et de celle des auteurs que j’ai fréquentés, dépositaires d’un impensé qui excède notre organisation singulière.

La fàction n’est pas explicative. Elle est affective.

Fragment 1

Au commencement, il y a l’injure. Celle que tout gay peut entendre à un moment ou à un autre de sa vie, et qui est le signe de sa vulnérabilité psychologique et sociale. « Sale pédé » (« sale gouine ») ne sont pas de simples mots lancés au passage. Ce sont des agressions verbales qui marquent la conscience.

Éribon 1999 : 29

Au commencement. D’abord, me visite la pensée qu’on parlera d’un commencement qui serait celui de l’enfance. J’entraperçois un enfant. Me prend ensuite une étrange désillusion. L’enfant est emporté par la brutalité d’un « pédé » et d’une « gouine », des mots qui renvoient à une sale sexualité. Je ne vois plus cet enfant entraperçu ; ou plutôt, celui que j’entraperçois alors est un enfant qui n’est pas vu, un enfant en train de ne plus se voir, son regard tourné vers un autrui qui lui fait face dans son opacité.

« Que voit le bébé quand il tourne son regard vers le visage de la mère ? » s’est déjà demandé Winnicott (1975). Qu’il soit trop souvent confronté à l’expérience de ne pas trouver, dans le regard de l’autre, ce qu’il est en train d’exprimer, et c’est la menace d’un chaos qui fait ombre sur l’enfant, un chaos qui survient sans avoir lieu pour personne, puisque le chaos n’est pas métabolisé par un autre secourable. L’enfant qu’on ne voit pas se perd. Il se perd dans un monde extérieur qu’il inspecte à la recherche d’un détail sur lui-même. Il fuit cette intensité chaotique qu’il pressent l’habiter, sans la sentir, et à laquelle il ne peut, seul, donner forme.

L’enfant que j’entraperçois s’est perdu : bien en deçà de la question de son orientation sexuelle. Depuis sa détresse, il entend autrui. Il voit le monde extérieur et n’oublie jamais ce qu’il y voit, comme si ce monde extérieur ne lui avait pas rendu quelque chose qui lui appartenait. Étrangement, ce qu’il perçoit de ce monde, ce qu’il n’en oublie pas, est sa brutale étrangèreté. Y retrouverait-il alors un sentiment qui le remuerait, intimement certes, sans être en mesure de s’y lier personnellement ? Le sentiment d’étrangèreté par rapport à lui-même.

Fragment 2

Dans le livret qui accompagne le DVD du film J’ai tué ma mère, le réalisateur écrit, à propos d’une scène au cours de laquelle on bat un homosexuel : « Quant à la scène de bashing, j’imagine que j’avais besoin d’évacuer de vieux souvenirs. Peut-être est-ce une séquence inopinée ou superfétatoire, sans doute » (Dolan 2009 : 31). À la suite de quelques visionnements du film et de cette séquence, une phrase se présente à mon esprit. Sur les mots troublés qui la composent s’impriment certains des éléments visuels qui forment la scène. « On rentre dedans un garçon qui gémit jusqu’au sang, aux pieds du mur de Notre-Dame-des-douleurs[8], dehors ».

Inopinée, cette scène qui liquiderait d’anciens souvenirs apparaît encore plus signifiante, du fait de ce qu’elle révèle en dépit de l’intention narrative délibérée. Il semble qu’y laissent leur trace un drame autre que celui de la trame du film ainsi qu’une certaine trajectoire de vie, dans la mesure où cette première oeuvre cinématographique est « collée au vécu » (Dolan 2009 : 31). Ce drame commence alors à se déplier par l’écoute de l’analogie des images qui constituent cette scène et des mots qui me les rendent partiellement intelligibles, avec d’autres tableaux exposés par le film et traduits par mon discours intérieur. C’est la collision entre une mère et son fils qui apparaît graduellement là où, manifestement, s’opposent un assaillant homophobe et une victime homosexuelle.

Dans la pénombre se devine une tache de sang sur la joue d’Hubert, tabassé. Elle me rappelle une coulisse de peinture rouge, peut-être une larme de sang, sur la joue de sa mère, représentée en icône de Notre-Dame-des-douleurs, dans un plan fixe du film. L’apparition de cette mère endolorie, marquée de rouge, le regard immobilisé vers un au-delà, succède immédiatement à une scène sexuelle dans laquelle Hubert est sodomisé par son copain, sur fond de peinture bleue, jaune et rouge. Qu’est-ce qui s’impose à travers la correspondance de ces taches rouges, et qui n’est pas encore advenu pour la conscience porteuse du souvenir d’un homosexuel battu ? Quelle énigme excède les douleurs de la mère ?

Le rapprochement entre la scène de la tabassée et la scène de sexualité anale peut-elle suggérer la possibilité d’un fantasme sexuel qui animerait en creux le souvenir impérissable d’un homosexuel battu ? La salissure rouge que mère et fils partagent trahirait-elle leur liaison scandaleuse, un fantasme incestueux non réalisé ? L’intervention d’un tiers, amant, batteur ou Dieu, en assurerait-elle à la fois l’accomplissement et l’interdit ? Ce tiers imprimant la violence d’une pénétration qui serait actuelle entre la mère et le fils, tout en rendant méconnaissables la complicité de leurs corps dans cette activité sauvagement pénétrante ? Par ailleurs, la juxtaposition de cette scène, dans laquelle Hubert est pénétré par un garçon, avec cette image, dans laquelle la mère apparaît seule, le regard tourné vers l’absence, suggère-t-elle l’échec de l’adolescent à pénétrer sa mère ou à être porté par elle ? Cette dernière apparaît d’ailleurs intouchable, occupée par un autre, tout-puissant et invisible. Une blessure commune vis-à-vis d’un homme éterniserait-elle secrètement le lien impitoyable du fils à la mère, de la mère-fils à l’homme qui tache rouge ? On ne sait plus tout à fait qui rentre dedans, qui gémit et qui fait saigner quoi, ni ce qu’est Notre-Dame-des-douleurs…

Re-mémoire

Le souvenir d’un homosexuel battu se retrouve aujourd’hui au carrefour de différents projets de réécriture. Parmi d’autres, Janoff (2007) plaide pour la réécriture de certains articles de loi, de façon à punir d’une peine plus sévère ceux dont la haine homophobe serait reconnue comme la cause de leur crime. La réécriture des manuels scolaires et le renouvellement des outils pédagogiques – de façon à ce qu’ils soient plus inclusifs de la diversité sexuelle – sont également prescrits par des chercheurs qui s’intéressent au phénomène de l’homophobie à l’école[9].

Lyotard (1988 : 38) met cependant en évidence la difficulté à élaborer « une réécriture qui échapperait, autant que faire se peut, à la répétition de ce qu’elle ré-écrit », une réécriture qui serait moins ignorante de cette autre-chose qui n’est pas représentée dans les textes sur lesquels on revient, et qui, du moins en partie, en déterminerait autant le contenu que l’acte par lequel la réécriture procède. Ce travail de culture ne peut que s’articuler à un travail psychique qu’il revient à chacun de poursuivre : un travail de remémoration de ce qui n’a pas encore de souvenir, le tracé d’une parole pour celui qui n’en est pas encore doué.

Le mode interrogatif adopté trahit certainement mon inquiétude. Ces réécritures inscrivent-elles une parcelle de l’inintelligible, actuel dans la réalité de la victimisation homosexuelle et dans le souvenir qui la relate ? En permettent-elles individuellement et collectivement l’enregistrement, et donc la mise en temps, une expérience au présent qui ouvre la voie à une mise au passé, à un oubli nécessaire pour vivre autre chose ? Relancent-elles un travail de culture qui élargit ce que la pensée des hommes, culturellement assujettis, peut mettre à l’intérieur d’elle, et qui assouplit les liens de la parole humaine avec l’étranger ? Ou se referment-elles plutôt sur un postulat identitaire militant, qui dans les termes de Prearo (2010 : 28) se fonde sur « l’interprétation du moment de naissance de l’homosexualité comme ouverture d’une brèche dans l’histoire, selon laquelle l’homosexualité serait née à jamais pour devenir ensuite objet d’affirmation identitaire » ? Alors, réécrire ne serait qu’écrire encore ce qui aurait été reconnu une fois dans l’événement, pour toutes ces fois subséquentes dans le ressassement.

En trans-mémoire d’un homosexuel battu : ce n’est plus quand la parole s’arrête au souvenir de cette scène dans laquelle un homosexuel est battu. C’est désormais réécrire les récits qui l’évoquent au travers de « versions nouvelles qui n’annulent pas les précédentes, mais [qui] s’en nourrissent et les prolongent » (De M’Uzan 1994 : 179). C’est se laisser trouver par ce qui reste en l’homme des messages de l’autre auxquels il n’a pas suffisamment répondu. C’est répondre aux trous d’intelligibilité laissés par der Andere et sa culture, par l’épreuve d’une non existence qui y correspond. C’est intégrer ces expériences pour lesquelles l’homme n’a pas été secouru. Mais l’humanité peut-elle évoluer autrement ?

Pour que de nouvelles formes soient remémorées, une parole personnelle doit s’ouvrir à l’autre-chose qui lui est étrangère et qui surdétermine l’actualisation de la violence. Contingente à la culture, cette parole personnelle rend à celle-ci ce qu’elle en reçoit et relance différemment la langue commune et l’inhumain résiduel. Alors, à l’intérieur de l’humanité, celle-là même qui nous dépasse autant qu’elle nous rassemble, une intensité impitoyable s’archive.

En trans-mémoire d’un homosexuel battu, en re-mémoire infinie de la passibilité de l’homme.