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La publication d’un ouvrage collectif proposant des analyses critiques de 34 figures marquantes des sciences sociales occidentales (toutes masculines, sauf Hanna Arendt) et de leurs réflexions sur les rapports sociaux de sexe est une très heureuse nouvelle. Bien que, depuis le XIXe siècle, les intellectuelles et les chercheuses féministes aient procédé à l’examen critique des appareils conceptuels proposés par les « pères » et les « maîtres à penser » des sciences sociales occidentales, leurs réflexions sont demeurées plutôt dispersées et peu connues des étudiantes et des étudiants. Danielle Chabaud-Rychter, Virginie Descoutures, Anne-Marie Devreux et Eleni Varikas se sont entourées de collaboratrices et de collaborateurs de grande qualité, venant surtout de France, pour soumettre à une grille de lecture commune une auteure et des auteurs essentiellement français, allemands et américains. La question générique qui structure chacun des textes d’une dizaine de pages est la suivante: « Qu’apporte la question du genre à la lecture de cette oeuvre? Peut-on, par exemple, déceler dans l’oeuvre un « sous-texte » sexué ou genré, un impensé genré, des présupposés, explicités ou non, de la division sexuelle, un langage sexué/genré » (p. 13)? Chaque personne qui a collaboré à l’ouvrage devait en outre situer sociohistoriquement les oeuvres étudiées afin de mieux faire comprendre les conditions particulières de production des connaissances et des idées analysées. Ainsi, la vie et les écrits de noms reconnus (Auguste Comte, Émile Durkheim, Marcel Mauss, Claude Lévi-Strauss, Pierre Bourdieu, Maurice Godelier, Anthony Giddens, Talcott Parsons, Michel Crozier, Alain Tourraine, Raymond Boudon, Carlo Ginzburg, Luc Boltanski, Bruno Latour, Everett C. Hughes, Alfred Schütz, Anselm Strauss, Harold Garfinkel, Erving Goffman, Howard S. Becker, Karl Marx, Friedrich Engels, Pierre Naville, Richard Hoggart, Edward P. Thompson, Max Weber, Norbert Élias, Philippe Ariès, Jürgen Habermas, Georg Simmel, Karl Mannheim, Theodor W. Adorno, Hannah Arendt et Michel Foucault) sont tour à tour décrits et soumis à une relecture critique du point de vue des acquis des études sur le genre et les rapports sociaux de sexe.

La plupart des textes proposent des analyses nuancées de l’apport et des limites de l’auteure et des auteurs soumis à l’étude. Seuls quelques textes procèdent à des critiques trop sévères – au point de ne plus servir les objectifs généraux de l’ouvrage – (notamment sur Élias), trop élogieuses (notamment sur Boudon et Marx) ou trop descriptives et peu informées des théories sur le genre (notamment sur Hoggart). De l’ensemble des analyses ressort le fait que, si plusieurs oeuvres analysées peuvent être utiles aux études sur le genre ou être partiellement compatibles avec une approche féministe de la connaissance, peu s’intéressent sérieusement aux femmes et aux rapports sociaux de sexe. Marx et Engels avaient abordé brièvement la question des inégalités de sexe et le lien entre l’apparition de la propriété privée, l’institution de la famille patriarcale et l’appropriation de la force de travail des femmes dans le cadre domestique. Ils n’en ont cependant pas fait un objet d’investigation central et n’ont pas impulsé d’enquêtes empiriques approfondies sur la division du travail entre les sexes chez les principaux représentants des sciences sociales en voie d’institutionnalisation au début du XXe siècle. À cette époque-là, Weber, Simmel et Mannheim sont ceux qui se penchent le plus sérieusement sur le système de genre et le processus de différenciation sociale à son fondement. Faut-il rappeler que plusieurs intellectuelles allemandes, souvent féministes et aujourd’hui largement méconnues, gravitaient autour de ces hommes, comme compagnes, collègues ou étudiantes? Pensons à Marianne Weber, à Else von Richthofen et à Viola Klein. Après 1945, quelques auteurs américains étudiés, sensibles aux processus de construction de la vie sociale et aux méthodes d’enquête empiriques privilégiant le travail de terrain et l’observation in situ, comme Erving Goffman et Harold Garfinkel, ont abordé directement la question du genre, mais sans en faire le coeur de leur travail. D’autres, à la fin du XXe siècle, comme Bourdieu et Tourraine, se sont ensuite essayés à des synthèses très publicisées – et critiquées – sur la domination masculine ou l’émergence du sujet-femme.

Au final, toutefois, sont surtout mis en évidence par les divers chapitres du livre l’absence de prise en considération des femmes dans les élaborations théoriques de l’auteure et des auteurs analysés, le caractère périphérique et secondaire de la division du travail entre les sexes dans leurs oeuvres et le fait que les schémas de genre déployés par leurs écrits sont bien davantage implicites qu’explicites. Les directrices de l’ouvrage soulignent dans leur substantielle introduction que, dans plusieurs cas, les auteurs analysés insistent surtout sur la dimension symbolique des rapports sociaux de sexe, occultant souvent la division matérielle du travail entre les sexes ainsi que l’antagonisme social et les rapports de pouvoir inhérents au système de genre. De manière assez générale, on enferme, en outre, les femmes dans la famille, dans les rapports de parenté, de parentalité ou de conjugalité et l’on ne parvient pas à leur reconnaître le statut de sujets historiques participant tant à la transformation qu’à la reproduction des rapports sociaux de sexe.

En somme, la vision empirique et théorique de l’expérience des femmes est plus que limitée par les propres perspectives socialement situées de l’auteure et des auteurs étudiés qui ne reconnaissent généralement pas le caractère partiel et partial de leur idées, ni le pseudo-universalisme de leurs théories générales construites essentiellement à partir de leurs perspectives sociales particulières. À la lumière des analyses, il faudrait ajouter à ce que les directrices de l’ouvrage désignent comme des caractéristiques partagées, la persistance d’une forme ou d’une autre de naturalisation du rapport social de sexe, comme si une définition réellement sociologique des relations entre les hommes et les femmes, comme groupes sociaux, faisait encore problème dans la plupart des textes étudiés, même les plus récents. Ce naturalisme doit certainement être lié au refus historique des intellectuels qui travaillent sur les femmes ou le genre de lire et d’utiliser explicitement les nombreux travaux des théoriciennes des rapports sociaux de sexe qui ont produit un corpus de connaissances considérable depuis plus de 40 ans.

Cet ouvrage sera, en somme, très utile à celles et ceux qui travaillent sur le genre sans vouloir se couper des théories disciplinaires dominantes, mais qui veulent en circonscrire rapidement le potentiel et les limites pour leurs propres recherches. Il laissera toutefois un petit goût amer produit par cette impression qu’aucune autre femme qu’Hannah Arendt ne « méritait » de se retrouver aux côtés des auteurs analysés. Pour pallier un peu le déni de la valeur et de la légitimité des écrits des théoriciennes et des chercheuses féministes, observés dans tous les chapitres, la publication d’une anthologie francophone des innovations conceptuelles élaborées par la recherche féministe sur les rapports sociaux de sexe ou le genre pour les cadres généraux des disciplines en sciences sociales, et ce, depuis la naissance des sciences sociales occidentales serait tout à fait souhaitable et constituerait la suite logique de Sous les sciences sociales, le genre.