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L’ouvrage propose un éclairage sur la citoyenneté politique et sociale des femmes oeuvrant au sein d’organisations caritatives québécoises au début du xxe siècle. Or l’originalité de ce livre ne repose pas, comme le laissent croire à la fois le titre et les premières lignes du texte, sur une analyse des femmes dans le milieu philanthropique. Elle se trouve plutôt dans l’analyse historique de la citoyenneté sociale et politique des femmes. Cohen étudie les actions menées par les femmes par la voie des associations caritatives et montre que l’acquisition de la citoyenneté politique des femmes est le fruit d’une citoyenneté sociale construite au moyen d’expériences caritatives. L’auteur propose des preuves convaincantes de la contribution des femmes à la fois à la démocratisation de la vie politique, à l’élaboration de politiques sociales, à la sécularisation de la société et à la reconnaissance des compétences professionnelles des femmes dans le domaine du care, alors qu’elles n’avaient qu’un droit de vote restreint. Son analyse permet de « réhabiliter le social comme creuset du politique » (22). La perspective critique de l’analyse est d’avoir proposé une interprétation de l’action des femmes qui s’éloigne d’une certaine vision patriarcale où les femmes sont victimes du carcan maternaliste. Cohen conclut que les femmes ont choisi d’intégrer les associations philanthropiques et de s’approprier la stratégie maternaliste afin d’intervenir dans le domaine du care leur accordant ainsi une agentivité politique avant même qu’elles n’obtiennent le droit de vote.

L’analyse historique porte sur trois organisations caritatives au Québec : la Young Women’s Christian Association, le National Council of Jewish Women et la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste. Le lecteur doit être avisé qu’il s’agit d’une analyse du mouvement des femmes au sein des associations caritatives philanthropiques bien davantage que d’une étude de la pratique des femmes en philanthropie. D’ailleurs, il est nécessaire de souligner que les encadrés, à l’intérieur desquels Cohen met en évidence de grandes dames philanthropes, sont un effort notable de se remémorer ainsi que de valoriser le travail de pionnières de la citoyenneté politique. Par contre, ces encadrés sont davantage des récits biographiques que des éclairages sur les réalisations de ces femmes en matière de philanthropie.

La périodisation que propose Cohen est pertinente, car elle permet, comme l’écrit l’auteure, de voir comment ces trois grandes périodes marquent l’histoire et structurent le positionnement social et politique des femmes catholiques, protestantes et juives oeuvrant dans les organisations caritatives du Québec. La période 1880-1914 correspond à « l’émergence du féminisme revendicateur » ainsi qu’à l’intervention des femmes sur les questions sociales ; celle de 1914-1931 se caractérise par la promotion d’une politique du care et de pressions accrues auprès des gouvernements pour faire avancer leurs revendications et l’offre de services professionnels de soins ou d’assistance (travail social, soins infirmiers, diététique) ; finalement, les années 1932 à 1945 représentent, entre autres, l’acquis de lois portant sur les pensions aux mères dans le besoin et celui du droit de vote.

Cohen a retenu trois thèmes lui permettant de rendre compte, d’un côté, du travail accompli par les femmes en matière de citoyenneté sociale et politique et, de l’autre, des événements et des actions ayant marqué et organisé les trois grandes périodes. Ces thèmes sont ceux de l’immigration, de la santé publique (care et des professions féminines) ainsi que des pensions aux mères et des politiques familiales. De l’analyse de ces thèmes émergent plusieurs constats. D’abord, l’action caritative au tournant du siècle s’effectuait souvent en amont du travail étatique, ce qui accordait aux associations une certaine crédibilité lorsque des pressions étaient exercées sur les gouvernements. L’expertise acquise par les femmes par le care a aussi facilité la professionnalisation de disciplines comme celles du service social, de la diététique et des soins infirmiers. Ensuite, une analyse de la santé publique révèle que ce n’était pas tant l’idéologie maternaliste qui enfermait les femmes dans des services de bénévoles au professionnel, mais plutôt la structure ethnoreligieuse à l’intérieur de laquelle les associations de femmes oeuvraient (141). Enfin, comme le souligne Cohen, l’étude permet de « nuancer » les dires de certains historiens qui prétendent que l’Église catholique aurait été, au Québec, un frein à toutes interventions de l’État ainsi qu’à la mise en avant de propositions maternalistes progressistes. En effet, Cohen prétend qu’il est possible de prendre pour exemple le rôle qu’ont joué les associations caritatives franco-catholiques dans l’adoption du programme de pensions aux mères – plus particulièrement l’action de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste – dans la mise en place d’un féminisme d’État (178).

Tout le long de l’ouvrage, l’auteure tente de nous convaincre de l’importance des associations philanthropiques dans l’acquisition de la citoyenneté politique des femmes. À cet effet, Cohen considère les associations philanthropiques comme ayant ouvert d’importantes brèches dans les professions du care et de la sphère publique (205). Certes, nous estimons que c’est une interprétation juste. Or, très tôt dans l’analyse des thèmes, le lecteur constate qu’une grande place est accordée, à l’intérieur des philanthropies, aux revendications politiques. Il aurait été pertinent que l’auteure explicite les raisons qui l’ont conduite à traiter de la citoyenneté sociale et politique des femmes par l’entremise des associations philanthropiques si, comme elle l’écrit, « très vite, elles ne sont donc plus des philanthropies, mais bien des groupes d’action sociale et politique » (200). Pourquoi les associations philanthropiques deviennent-elles rapidement des groupes d’action ? Pourquoi les femmes délaissent-elles les philanthropies, une fois le droit de vote acquis, alors qu’elles avaient choisi de les investir comme lieu d’action ?

Pour certains lecteurs cartésiens, l’organisation du livre en constituera la plus grande faiblesse. Si la lecture des chapitres thématiques est captivante par l’ampleur du travail accompli, on ne peut en dire autant du premier chapitre et de la conclusion. En outre, cet ouvrage universitaire aurait bénéficié de l’explicitation de son cadre théorique et méthodologique. Il aurait été souhaitable que l’auteure définisse la notion de philanthropie dans le contexte de l’histoire québécoise. Le concept de « femme philanthrope » vaguement défini laisse à penser que la philanthropie chez les femmes passe par le don de temps et de soi alors que pour les hommes elle s’exerce par des dons en argent. Pour certains chercheurs, les notions de don de temps et don de soi cadreraient dans une définition de la participation sociale. En quoi cette forme de don constituait-elle, au début du xxe siècle, un geste philanthropique ?

Le lecteur se retrouve devant le fil des descriptions des actions philanthropiques sans arme conceptuelle pour distinguer la philanthropie des concepts ethnoreligieux comme la caritas, la benevolence et la bienfaisance. Citons pour exemple les extraits suivants : « Si l’action philanthropique n’est pas loin de la caritas (charité religieuse), le care (soins, souci) devient, à ce moment-là, la spécialité exclusive des philanthropies » ; « Ainsi, le NCJW s’inscrit clairement dans une optique réformatrice, plus libérale et séculière, et qui pratique la philanthropie plutôt que la tzedakah (devoir traditionnel incitant à la charité) » (48). Est-ce l’absence de l’inscription du geste dans le contexte religieux qui distingue l’action philanthropique ?

Tout compte fait, ce livre mérite d’être lu. Il présente une perspective à la fois féministe et constructiviste de l’histoire des femmes au début du xxe siècle. C’est un ouvrage de référence pour ceux et celles qui désirent s’initier au mouvement des femmes et à l’importance de leur action dans l’histoire du Québec. L’auteure propose plusieurs interprétations nouvelles aux événements du début du xxe siècle, alors que l’histoire de la philanthropie et du maternalisme est souvent racontée sous le regard des théories du patriarcat et du contrôle social. Nous pouvons donc affirmer que la mission de Cohen, soit celle de « désenclaver une histoire partielle et partiale », a été réussie (12).