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Depuis Rabelais et l’envoûtement des discours, comme celui éprouvé par Pantagruel et Panurge devant les paroles gelées, jusqu’aux tentatives de reproduction des différents idiolectes ou sociolectes chez Maupassant, Zola, Proust, Joyce ou Queneau, la littérature a toujours témoigné du constant pouvoir de fascination exercé par la parole. Un tropisme évident pour l’audible et le dicible semble ainsi constamment ramener l’écrivain à la figure d’Ulysse confronté à l’origine mystérieuse du carmen lorsqu’il se délecte des charmes des Sirènes[1]. A cet égard, au-delà de l’amalgame souvent effectué entre Belle du Seigneur et le roman de la passion amoureuse, Albert Cohen apparaît comme un écrivain particulièrement sensible à tout ce qui bruit dans le réel. Romancier de l’oreille autant que de la bouche, Cohen cherche au creux de discours souvent bavards et vagabonds comme une mélodie première et harmonieuse où le dire serait à même de commander l’ordre du monde. Le sujet dans ses romans se tient toujours au plus près des mouvements de flux et de reflux de la parole, comme assigné aux mots par le rêve muet que se tiendrait là quelque secret. Pourtant, loin de se vouer à l’exploration d’une mystique du langage où la bouche d’ombre aurait remplacé l’écrivain, l’oeuvre de Cohen insiste sur une zone trouble mais fondatrice du personnage : la voix qui émerge dans le texte. Chez lui, l’être de papier est un être de mots, un sujet parlant qui ne peut exister que si le dire le constitue et le détermine. À cet égard, le personnage est toujours, de quelque point de vue qu’on l’envisage, une sorte de narrateur, attiré par un magnétisme souterrain vers le statut d’instance dirigeant un récit. C’est pourquoi la voix narrative chez l’écrivain s’auréole d’un attrait hors du commun qui prend, en premier lieu, sa source chez le personnage. Depuis ce tropisme, se construit une singularité de la voix narrative, envoûtante avant tout parce qu’elle est dévoyée de l’usage académique institué par les Belles Lettres. Proche du personnage sans pour autant disparaître, cette voix, toujours immatérielle et pourtant intensément présente, parle le texte, le conte, le raconte, et tisse des liens privilégiés avec les personnages et le lecteur, vers qui elle semble s’avancer, autant pour murmurer à l’oreille que pour embrasser.

D’Ulysse à Shéhérazade : une fascination discursive

Les textes de Cohen sont des textes bruyants, où le chorus des voix se fait entendre. Chaque personnage est un bavard impénitent, qui, lorsque toute possibilité d’échange se voit hypothéquée, parle, même seul, à travers de vastes monologues intérieurs tant l’impératif du discours est inesquivable[2]. Ainsi le lecteur qui s’aventure dans l’univers de ce conteur qui dictait ses textes est-il avant tout sommé d’emprunter les voies d’un auditeur sensible à la rumeur, à tout ce qui bruit. Car Cohen, comme Roland Barthes après lui, était atteint de cette pathologie propre à l’écrivain moderne : « j’ai une maladie : je vois le langage[3] ».

Ce sont assurément les Valeureux qui sont le symbole de cette maladie exponentielle de la parole. Ces personnages burlesques sont affectés d’un besoin essentiel, partagé par tous les personnages : celui d’être des narrateurs[4]. De délaisser leurs oripeaux de personnages et de ravir la préséance à l’instance narrative qui, jusqu’à la modernité, est chargée de régir le récit. Tout chez eux se voit extériorisé, transmué en mots[5]. Les inhibitions, les faux-semblants, jusqu’au « vice-conscient[6] », leur sont inconnus. Ni surmoi ni inconscient ne les séparent d’autrui : tout est offert, montré, authentique, et verbalisé. C’est pourquoi Mangeclous ne peut penser qu’« extérieurement[7] ». De la sorte, c’est à une véritable fascination pour le récit que cèdent les personnages de Cohen, mettant en abyme autant la position de l’auteur que celle qui est réclamée de la part du lecteur. Entre les Valeureux, les sentences fusent à tort et à travers, dans l’ivresse et le plaisir. Ainsi d’une saillie incongrue de Mattathias, expliquée de la sorte :

Cette intervention n’avait nul rapport avec le récit de Saltiel ; mais celui-ci ayant parlé de jugement, il avait paru bon à Mattathias de proférer, comme il se doit entre gens d’éducation, une citation sentencieuse[8]

Parler s’apparente à un art de vivre. Les récits des cousins ne sont donc jamais gratuits. Certes on pourrait s’y tromper et n’y voir que simple exercice verbal de virtuosité. Mais leur désir pour la parole est un élément structurant de leur être. Les Valeureux vivent le réel comme une épopée et le retranscrivent dans leurs récits. Lorsqu’ils partent faire du camping, Cohen précise bien que « ce serait exquis de raconter cette épopée aux ignares de l’île » (M, 383). L’accent d’importance se déplace depuis les événements vers le récit qui pourra en être fait. Mangeclous réclame ainsi une mission auprès de Solal afin qu’il puisse « [s]’adoucir la langue en la racontant à la population réunie[9] ». Le plaisir des mots, proprement devenu charnel et gustatif, incarné véritablement, est premier. L’événement en soi s’efface devant ce qui semble seul fonder son essence : sa mise en récit. Comme Shéhérazade qui ne peut vivre qui si elle raconte des histoires, les Valeureux ont ce besoin impérieux de s’affranchir de leur identité textuelle qui les commande pour devenir les organisateurs premiers de leurs propres récits, des narrateurs. Tous les voyages que Cohen prête aux Valeureux peuvent donc se comprendre à la lumière de ce seul et essentiel désir, celui de la parole narrative. Ainsi Todorov décrit-il Ulysse, « incarnation vivante de la parole feinte[10] », comme l’est Mangeclous, le bey des menteurs, qui partage avec l’homme aux mille ruses ses origines (Céphalonie est la voisine d’Ithaque) :

Si Ulysse met si longtemps à rentrer chez lui c’est que ce n’est pas là son désir profond : son désir est celui de narrateur (…). Ulysse ne veut pas rentrer à Ithaque pour que l’histoire puisse continuer[11].

Les Valeureux sont les aèdes des temps modernes. Le contenu de leurs paroles importe moins que le carmen et l’art de la parole qui fascine la foule rassemblée pour l’écouter sur des agoras improvisées. Les cousins vivent pour parler, pour raconter, pour fabuler. Et surtout, ils vivent comme ils racontent.

La parole a donc un tel empire que l’écrivain n’hésite pas à en faire l’enjeu majeur de plusieurs scènes. Ainsi est-elle l’objet de transactions, notamment chez les Valeureux, mais aussi au cours de la scène de séduction au Ritz dans Belle du Seigneur, entre Ariane et Solal, scène où l’on marchande un discours. Ou plus exactement où le discours est l’objet d’un pari. Solal propose à Ariane de la séduire par ses mots. S’il échoue, Adrien, le mari d’Ariane, sera promu directeur de section. À l’origine du pari, il y a donc le désir de Solal pour Ariane. Mais aussi, bien sûr, le désir d’Ariane pour Solal, désir que la jeune femme continue à refuser mais que l’acceptation du défi tend pourtant à indiquer. Le jeu amoureux auquel elle se prête est la preuve même qu’une secrète envie l’attire, qu’elle se laisse déjà séduire par le pari en lui-même, par le secret qui entoure le discours promis par le séducteur, annonçant qu’il va lui expliquer l’ensemble des « manèges » dont usent les hommes pour séduire les femmes. La jeune femme s’engage à se taire (BS, 385), c’est-à-dire à laisser la parole du séducteur à sa seule autonomie, à la recevoir sans interférer, à y résister ou à y céder sans parler. Ainsi la scène reproduit-elle les conditions mêmes d’une cérémonie de magie où la parole est habitée par la puissance du sortilège, où elle se fait charme, carmen. Pourtant, peu à peu, Ariane parle, demande à Solal qui s’interrompt de continuer (BS, 423), d’expliquer certaines choses (BS, 424). Elle relance ainsi le discours, fait tout pour que la parole ne s’arrête pas. Pour preuve, lorsque Solal affirme qu’il a fini, qu’il ne séduit plus, elle lui dit : « Eh bien, ne séduisez plus, mais dites les autres manèges. Faites comme si j’étais un homme » (BS, 428). S’affirme ici le désir que la parole se poursuive, au-delà du pari, au-delà de la séduction, de la rivalité des sexes. La parole s’est donc détachée des enjeux de la situation concrète où se tiennent les personnages. Seule son énonciation importe, non son énoncé. Et Ariane signe ensuite sa reddition par un acte signifiant : elle répète le « Gloire à Dieu » (BS, 439) qui achève le discours de Solal et ne peut rien ajouter d’autre, de peur de « ternir une majesté », d’avoir la voix « enrouée ». Ce qui se joue ici relève bien de la voix, de la sacralisation du discours magique de Solal et de l’impossibilité de lui ajouter une parole extérieure. Ne pourrait-on alors voir dans cette puissance sacrée du dire l’indice même d’une certaine mystique de la parole littéraire propre à Cohen, parole qui serait celle du désir à l’état pur ?

Les coulisses de la voix narratoriale

Pourtant, malgré cette omniprésence du dialogue, « quintessence de l’écriture cohénienne[12] », Bertrand Goergen a montré dans de nombreuses situations que le texte progresse régulièrement vers « l’isolement monologal » et le « développement tragique de l’énonciation solitaire[13] ». L’analyse du fonctionnement des dialogues amoureux révèle qu’ils sont ainsi toujours tronqués, obliques[14]. La parole aurait-elle finalement peu de poids malgré la fascination que les personnages affichent à son égard ? L’inopérant discours de séduction du vieillard devant Ariane (BS, 48-51), alors que le même discours portera ses fruits au Ritz dans la bouche du beau Solal (BS, 444), tend à l’indiquer. Pourquoi ? Parce que, au-delà d’une puissance du dire, il semble que ce soit le physique qui prime sur les mots, qui influence la réception des paroles et détermine fondamentalement toute communication, portant une ombre de discrédit sur la magie de la parole de Solal devant Ariane. Le dialogue serait donc un échec. Reste le monologue intérieur qui est le symptôme même de l’impossibilité de communiquer avec l’autre. Reste aussi d’autres possibilités de dialogue plus souterraines, plus cryptées, car, au-delà de son empêchement dialogique, la parole fascine et la parole fonctionne. Reste donc une autre possibilité de dialogue : celui qui se joue avec la voix narrative.

Habitée par le fantasme d’Ulysse et de Shéhérazade, l’oeuvre de Cohen préside de la sorte à une redéfinition de la parole littéraire à travers la redéfinition de la parole du personnage. L’opérateur principal de cette mue : le narrateur, instance longtemps préservée des vices de l’oralité, qui, chez Cohen, ne manque pas de se joindre aux personnages. Certes, l’écrivain opte pour une pratique narrative d’allure assez traditionnelle avec un narrateur absent de l’histoire, qui raconte les événements à la troisième personne d’un point de vue omniscient : un récit extradiégétique-hétérodiégétique selon les catégories définies par Genette[15]. Cependant, là où la situation se dérègle, c’est quand le narrateur fait effraction dans le texte et se met à parler en son propre nom. Jérôme Meizoz s’est penché sur ce qu’il appelle le « roman parlant » à partir d’une étude qui s’appuie sur les cas de Ramuz, Céline ou encore Queneau. Il définit ainsi cette forme particulière du roman :

Comme il y a un cinéma parlant qui naît à la charnière des années 1920 et 1930, il y a un « roman parlant », un roman qui donne l’illusion que l’on vous parle directement à l’oreille. Qui cherche à imposer la sensation de la parole vive, et à faire oublier la lettre, le texte écrit, qui s’interpose entre l’auteur de l’énoncé romanesque et le lecteur. Cette technique consiste à oraliser la voix narrative, jusqu’à donner lieu à de véritables récits (fictivement) oralisés[16].

La prose de Cohen est bien en partie oralisée. Même si le narrateur n’use pas d’un langage courant ou familier, le texte semble suivre des articulations souples qui seraient identiques à celles d’un récit raconté ou récité, inscrivant la pratique de la création romanesque dans la logique de la récitation. Ainsi, certaines expressions viennent guider le cheminement du récit et faire glisser peu à peu sa nature vers le discursif : « Il nous faut remonter à plus d’un quart de siècle » (M, 153) ; « Comme on peut bien le penser, la nouvelle avait bouleversé les Céphaloniens (…) » (M, 153) ; « Bref, Scipion avait été entouré par quatre mères » (M, 155) ; « Comme on le voit… » (M, 156) ; « Ajoutons enfin que… » (M, 156)[17].

De la sorte, Cohen associe le lecteur à l’acte de narration et met cet acte en relief, le donne à voir. Ainsi, comme le notait Dominique Rabaté, « de l’oral, [le récit] tire sa capacité de se faire à mesure, soulignant son procès[18] ». Se faisant discours plus que récit, le texte s’exhibe en tant que tel et se déplie en se disant. La temporalité de la narration épouse la temporalité discursive de la voix et les séquences narratives sont relancées par l’action de la parole du conteur. La succession des événements semble dès lors obéir au caprice du narrateur et à son présent énonciatif. L’énonciateur devient le centre focal auquel sans cesse le récit est ramené par touches. Aussi le texte est-il scandé d’expressions qui balisent son parcours à la manière d’une histoire racontée à voix haute. Tout se passe comme si le locuteur devenait présent dans l’univers fictionnel. On serait face à ce que Henri Mitterand appelle un « locutif latent[19] » qui ne tardera pas à devenir un « locutif patent ». Selon le même procédé, l’expression, « des ballottines dont j’ai oublié le nom » (M, 351), entraîne le surgissement d’un « je » impromptu et inattendu qui vient conforter l’image d’une présence narrative. Plus explicitement encore, des phrases comme : « Il ne reste plus que quelques mots à dire sur Mattathias. J’ai oublié de rappeler plus haut que cet habile homme était à la tête d’une entreprise maritime » (M, 51). Ou : « Étrange bonhomme vraiment que Mangeclous » (M, 115) où la phrase nominale avec son lexique familier et sa tournure segmentée évoque l’oralité, sont des indices importants de la constitution d’une figure de narrateur présente au sein de la fiction.

Mais loin de se livrer à une poétique du cri ou du délire, c’est le chuchotement et la confidence qui s’emparent du texte :

(C’est le moment de le dire, il n’avait pas eu de grippe mais une légère irritation du nez et du pharynx, causée par l’abus d’une vaseline terriblement mentholée) (M, 207).

Cohen murmure ses secrets à l’oreille de son attentif lecteur. Mais pourquoi de telles confidences alors même que l’emploi d’un narrateur omniscient ne justifie en rien le cloisonnement des révélations dans l’espace retiré de la diégèse qu’offre la parenthèse ? C’est que Cohen cherche à instaurer une logique de l’aparté qui distille, comme en dehors du corps du texte, des commentaires sur nombre de personnages. Comme si le narrateur quittait à la fois sa réserve et la narration brute pour s’approcher énigmatiquement de son lecteur-auditeur : « (Ceci pour avoir le temps de trouver un nom) » (M, 166). « (En cela, Scipion disait juste) » (M, 166). « (Il avait oublié qu’il avait déjà renvoyé la prétendue Italienne) » (M, 177).

Cohen se prend à rêver d’un roman dialogué, théâtralisé, où le discours dévolu à l’auteur, plus qu’aparté, relèverait de la seule didascalie. Car, à travers ces commentaires, le texte semble confirmer la tentation des personnages de s’instituer en narrateurs, puisqu’il atténue au maximum le dispositif de régie narrative et laisse à la parole du protagoniste sa seule autonomie[20]. L’extrait devient scène de théâtre, genre littéraire par excellence où les personnages orchestrent par leur parole l’intégralité du texte et où l’auteur se voit réduit à la portion congrue des indications scéniques. La parole se libère des carcans narratifs puisque la part textuelle du narrateur s’exténue en ces quelques didascalies prononcées comme in petto pour ne pas troubler le personnage et son discours. Le textes désignent de la sorte un autre lieu pour la parole narrative, un espace transitionnel qui n’appartient ni à l’univers des personnages ni à celui du lecteur, un a-topos qui, loin de rêver une autarcie du personnage, affiche la possibilité de donner voix à celui qui n’a que très peu droit de cité dans les romans traditionnellement soumis à une exigence mimétique, dont le paradigme est le récit extradiégétique-hétérodiégétique : le narrateur.

Pourtant, même si l’emprise du narrateur sur son personnage tend à s’atténuer, ce dernier n’en acquiert que plus d’épaisseur. Car le narrateur du récit traditionnel qui narre les événements sans réellement intervenir passe très vite inaperçu. Ici, le retrait du narrateur dans les didascalies n’est que de surface. Par sa discrétion même, c’est toute l’importance de ses apparitions qui est soulignée. De la sorte, le lecteur a quasiment l’impression que le narrateur laisse discourir son personnage, n’intervient plus dans le récit, mais s’oriente vers lui, pour commenter la scène au fur et à mesure, non depuis les coulisses, mais à l’endroit même de la rampe. L’énonciation prend le pas sur l’énoncé. À une expression indirecte se substitue une expression directe qui donne à entendre la voix palpable de l’énonciateur qui fait effraction dans le concert des voix des personnages. L’illusion romanesque s’en voit assouplie au profit d’une forme de savoir partagé entre lecteur et locuteur. C’est une véritable connivence qui s’établit. Ainsi ce narrateur « réduit » construit-il une figure du narrataire à qui il semble s’adresser, adresse permise par la position extérieure au récit qu’il paraît adopter. Et, puisque c’est « en construisant une figure de narrataire, que le texte programme la réception idéologique du lecteur[21] », la connivence mérite d’être prise en considération pour la construction du sens global de l’oeuvre. D’autant qu’« à partir du moment où une figure de narrateur-auteur se réintroduit dans le texte, elle appelle une présence symétrique du lecteur[22] ». Le roman se fait donc discours, parfois même dialogue avec le narrateur, et acquiert une structure d’échange communicationnel personnalisé et subjectif de premier plan.

Cohen confirme ainsi la légende qui attribue à ses textes la préséance de l’oralité. Il affiche une réelle proximité de la voix du narrateur avec la voix récitante des épopées antiques comme celle d’Homère : elle garde une fonction de régie mais en même temps, elle est une instance incarnée qui parle. Le texte n’est plus écrit, il paraît raconté, narré. Il exhume « les vestiges de l’ancienne diction orale, du temps où le conteur était physiquement présent parmi ses auditeurs et dialoguait naturellement avec eux[23] ». La présence inlassablement répétée d’un destinataire du texte que seraient les « frères humains » auxquels Solal et Cohen, dans ses autobiographies, s’adressent renforce l’unité de la récitation. L’oralité des paroles du narrateur est sans cesse réaffirmée par la multiplication des vocatifs appuyés sur le « Ô », stylème caractéristique s’il en est de la prose de Cohen jusque dans le titre d’Ô vous frères humains, ainsi que par la dominante rythmique des longues phrases, si proches du souffle, où la ponctuation forte tend à s’effacer, comme si le texte était parlé ou chanté.

Du narrateur polyphone à la transgression métaleptique

Si un geste frondeur conduit Cohen à créer un non-lieu énonciatif qui ouvre à la connivence avec le lecteur, il est néanmoins patent que le narrateur se singularise aussi par une véritable proximité avec le personnage. La didascalie en aparté n’est nullement l’affirmation d’une tentative de rupture avec l’univers romanesque. Au contraire, la voix narrative tout à la fois gagne en présence et perd en autonomie. Car elle rejoint le chorus des personnages. Dès lors, le narrateur se trouve par instants comme devenu polyphone, contaminé par l’idiolecte des différents personnages. Le lecteur a de la sorte parfois l’impression que le narrateur oublie sa réserve et se laisse aller à s’exprimer librement dans le ton des Valeureux :

Revenons, chers amis, avec une grande joie de vie, car tout est bien et vivre est une bonne chose ainsi que mourir, revenons quelques heures en arrière et pénétrons dans la chambre de cet aigle royal qui a nom Pinhas des Solal et dont le surnom est Mangeclous Evohé ! (M, 233)

Sur le mode de la visite guidée, le narrateur cède à l’optimisme valeureux et présente son personnage d’une façon que celui-ci n’aurait pas reniée avec le qualificatif dithyrambique d’« aigle royal » puis la déclinaison retardée, comme pour créer un effet de suspens, du patronyme et du surnom. Subvertissant les normes du récit, le narrateur se veut anticonformiste :

S’étant ainsi dionysiaquement dépensé, ce noir et fort laid bougre et seigneur ouvrit précautionneusement la porte, descendit l’escalier sur la pointe des pieds et son énorme langue dehors. Pourquoi dehors ? Mystère. Peut-être parce que Mangeclous était vivant. Peut-être pour savourer un petit danger, un petit risque. Qu’importe ? Tout importe (M, 234).

Le conteur du roman, rétif aux conventions narratives, orchestre des questions sous forme de palinodies dans l’esprit ludique de Mangeclous. Plus discrètement, sans afficher délibérément une pratique narrative oralisée, la voix narrative emprunte à l’idiolecte valeureux ses périphrases fleuries et ses archaïsmes savoureux : Saltiel a une « figure embellie par les lys du triomphe » (S, 424), Mangeclous « l’oeil bénévole » (BS, 754) et Salomon est « gorgé d’aulx et d’aubergines » (S, 69). Cette contamination pathologique avoue d’ailleurs sa nature magnétique et fascinée puisque la voix lutte par instants contre le mimétisme qu’exerce par exemple sur elle l’accent d’Hippolyte : « Ce petit sexazénaire (il m’embrouille avec son défaut de prononciation)… » (M, 396). Puis, sans plus souligner les emprunts, le narrateur ne cessera de coller à l’idiolecte de son personnage : « Tout en enfilant son pyzama en poil de çameau » (M, 399). Il ne proteste plus, il a cédé à la fascination.

Les confusions entre les voix du narrateur et des personnages, outre établir « un dialogisme polyphonique entre narrateur et personnage[24] » comme le précise Claire Stotz, empêchent d’assigner à la voix narrative une origine fixe et identifiable, contribuant à défaire le cloisonnement des voix. C’est pourquoi on ne trouve plus véritablement de « narrateur “lettré” [qui] assume toute l’orchestration[25] ». Affecté des mêmes tics de langage que les personnages, le narrateur de Cohen ne peut plus se prévaloir d’un statut d’exception. La contagion est l’expression du heurt de deux subjectivités qui convergent, renforcé par l’emploi massif du discours indirect libre[26].

Dès lors toutes les transgressions sont permises à cette voix narrative pensée à rebours des clivages institués dans le récit omniscient d’allure mimétique. Son individualisation s’apparente à un viol sur le mode de l’effraction dans le corps du texte par le biais de métalepses[27]. Opérations de transit qui permettent de faire se rejoindre deux univers a priori antagonistes, celui de la fiction et celui du réel, ces métalepses n’ouvrent pourtant pas le récit au fantastique comme chez Cortázar ou Borges, ou à l’interventionnisme ironique du narrateur chez Diderot ou Sterne. Certes, les métalepses ont bien une fonction ludique, d’autant plus qu’elles concernent souvent la joyeuse troupe des Valeureux. Mais ce que recherche le récit par la pratique généralisée de la métalepse relève plus de l’incarnation du narrateur dans le monde de la fiction afin de lui donner une voix, c’est-à-dire un ethos. Alors que chez Céline ou Ramuz, le narrateur et le personnage fusionnent, chez Cohen le narrateur devient une sorte de personnage à part entière, participant d’une polyphonie qui résulte aussi, comme l’indique Claire Stoltz, de la multiplication des narrateurs capables de prendre en charge le discours dans les monologues autonomes[28].

Innombrables, les métalepses contribuent d’abord à faire du narrateur une figure de l’auteur en le dotant d’une sorte d’ethos auctorial : « Quant à Saltiel, il était plus blanc que la feuille sur laquelle j’écris avec un plaisir extrême car en ce moment j’entends une chanson populaire espagnole » (M, 257). Conjointement à ces indications cherchant une confusion délibérée des instances, certaines métalepses commentent plus directement la forme du texte : « hâte de finir » (M, 382) ; « Je n’ai pas le temps de raconter les péripéties » (M, 264) ; « Assez. On ne peut pas tout raconter, on n’en finirait plus » (V, 248). Esquissant savamment la figure d’une « conscience critique du sujet parlant par rapport à sa parole[29] », Cohen adhère à son narrateur de façon étroite. Et, complétant ce système d’indices essaimés au fil des récits, l’écrivain intrique ses oeuvres les unes aux autres : Belle du Seigneur est cité dans Les Valeureux (V, 33) et Solal dans Mangeclous (M, 46, 49, 50). Mais ce qui apparaît au premier chef comme l’exigence d’exhiber l’unité de l’oeuvre, engendre un système d’écriture qui dénonce sa propre fictionnalité. Dans le même mouvement, le personnage se joint au narrateur pour se désigner comme être de papier. Ainsi de Saltiel protestant de son renom de fiction :

Je suis inconnu, moi ? Mais ne sais-tu pas qu’un livre tout entier appelé « Solal » a été écrit sur moi avec mon propre nom et que l’écrivain de ce livre est un Cohen dont le prénom étrange est Albert. Et que cet Albert, né en l’île de Corfou, voisine de la nôtre, est le petit-fils de l’Ancien de la communauté de Corfou qui faillit épouser ma mère, ce qui fait que cet Albert est en quelque sorte mon parent ! (M, 263-264)

Cohen profite dès lors de cette métalepse pour inscrire en creux sa propre généalogie. L’auteur est phagocyté par l’univers fictionnel. Salomon avait déjà amorcé ce mouvement dans le premier roman : « On m’affirme qu’il existe en un certain lieu un fils de notre race qui écrit notre histoire » (S, 240). Les Valeureux sont ainsi à la fois des personnages et des personnes que le narrateur connaît. L’auteur Cohen se résorbe en un personnage de sa propre fiction comme ses personnages investissent sa vie. C’est pourquoi de nombreuses métalepses sont des renvois directement autobiographiques à la vie de Cohen :

Chère et belle Genève de ma jeunesse et des joies disparues. Chère Suisse. Dans la chambre nocturne, je revois tes monts, tes eaux, tes regards purs (M, 330)[30].

Par le truchement d’un biographème explicite, le narrateur prend directement la parole et affiche son affiliation à l’auteur. La contrebande devient la norme de l’effraction permanente du réel dans la fiction, qui s’effectue toujours sous les auspices d’une rupture que rien ne prépare et qui essaime les figures d’un ami de Cohen, Georges Émile Delay (BS, 231), de sa fille Myriam (S, 426), ou de son grand-père (V, 112), autant de personnes citées qui n’interviennent aucunement dans l’intrigue. Cette toile d’éclats dispersés devient le support électif de la judéité attribuée au narrateur :

L’explosion occasionna la mort d’une vingtaine de Juifs. Certains étaient de mes parents (M, 102).

Ma plume s’est arrêtée et j’ai vu soudain mon peuple en terre d’Israël, adolescent d’un auguste passé surgi, antique printemps, virile beauté révélée au monde. Louange et gloire à vous, frères en Israël, vous, adultes et dignes, sérieux et de peu de paroles, combattants courageux, bâtisseurs de patrie et de justice, Israël israélien, mon amour et ma fierté (V, 91).

Avec l’émergence en rupture de cette voix dissonante au coeur du roman, s’exhibe de la sorte ce que, en s’inspirant d’une expression de Vincent Jouve, nous pourrions appeler un « effet-narrateur[31] » qui guide le système de valeurs construit par l’oeuvre.

Le complexe système de remise en cause de l’unité romanesque construit par Cohen semble dès lors viser à une implication forte d’un narrateur quasi « autobiographique » au milieu de personnages halés sans cesse vers le réel. Tout se passe donc comme si Cohen ne pouvait se résoudre à la distance nécessaire qu’impose le système narratif qu’il s’est choisi, celui d’un récit extradiégétique-hétérodiégétique. Dès lors, puisque l’esprit créateur n’est plus en mesure de discriminer les deux univers, il est inévitable que le texte opère leur jointure. C’est d’ailleurs ce que Cohen affirmait dès 1938, dans un passage de Mangeclous qui sera retranché dans les rééditions ultérieures :

Comme on a pu le voir, ce roman est un intermède dont Solal est le plus souvent absent. Je me suis résigné à laisser gambader mes Valeureux en toute liberté pendant trente jours. En commençant j’avais l’intention de leur mesurer la place et de ne leur concéder que trois ou quatre chapitres — le reste du livre devant être consacré à Solal et à une femme. Mais ils se sont fourrés partout. Et ces valets sont devenus les maîtres du jeu[32].

L’écrivain avoue son incapacité à contrôler ses personnages car ils habitent son univers mental. Leur concéder une place restreinte serait affirmer qu’ils sont sous la dépendance de leur auteur. Or la situation se renverse puisque les personnages ont envahi le texte et sont devenus les « maîtres du jeu », et non plus les « valets » de l’auteur.

À défaut de pouvoir réellement mettre en scène cette autonomie du personnage, les romans retranscrivent le lien privilégié qui unit le narrateur et ses personnages. Derechef, c’est la métalepse qui en sera l’instrument privilégié. Délaissant les protestations d’identité entre auteur et narrateur ou le domaine autobiographique, ces métalepses se présentent sous la forme de déclaration de sympathie plus ou moins appuyée pour un personnage, venant conforter la proximité entre les deux figures due à la contamination de la parole narrative par celle des personnages. D’un bout à l’autre, le narrateur ne cesse, dans de brèves digressions, d’exhiber son empathie à l’égard de tel ou tel personnage, de s’identifier avec lui, comme contraint à un aveu d’affection impossible à taire. La liste est longue et ne dédaigne pas les personnages chrétiens comme M. Sarles, « (J’aime ce vieux pasteur) » (S, 117), Mme Sarles, « (En somme, elle est sympathique) » (S, 142), Hippolyte, « mon cher petit père Deume » (M, 395), Agrippa : « Cher vieil Agrippa, bon et doux chrétien, je t’ai aimé, et tu ne t’en es jamais douté » (BS, 632).

Mais, en regard des personnages juifs, Cohen abandonne la sentence laconique qui ne rompt qu’à peine le cours du récit. Car la proximité est plus forte. L’origine commune renverse toute possibilité de mesure et déchire délibérément la toile du récit. L’intrusion narrative se mue alors en une véritable revendication de filiation, comme avec Jérémie :

Jérémie (…) ce vieil Israélite de mon coeur — je suis son fils et son dévot — (…) Oui, son dévot. Car il est de la race qui a proclamé l’homme sur terre et combat la nature (M, 270).

Au sujet de Salomon, c’est le même amour débordant qui suspend la narration et fait refluer dans le texte un panégyrique de la simplicité de cette figure miniature du Messie :

Fils de mon coeur, petit Salomon, jeunesse du monde, naïveté et confiance, bonne bonté, rédemption des monstres aux râteliers de canons, aux narines soufflant l’ypérite, et de tous les mannequins qui ont oublié d’être hommes. Salomon, petit prophète des temps bienheureux où les hommes seront tous pareils à toi. Salomon, petit mais vrai sauveur, il n’y a que moi qui t’estime et te respecte. Et tu es trop vrai grand humain pour le savoir, ô escargot, ô microbe, ô grande âme. Laisse-les sourire et se moquer de toi et va gambader, petit, tout petit immortel. Va, mon agneau, mon mignon messie chérir (M, 113).

Protestation lyrique de filiation, où la force du lien électif emprunte les voies de l’adresse directe. Et, plus discrètement, un chapelet d’hypocoristiques contribue à tisser en continu à travers la trame du récit l’anastomose forte entre l’auteur et son « petit ami intime » (BS, 141 ; V, 91), « cet ange » (V, 89), « ce chérubin » (V, 90).

Les romans multiplient de la sorte avec insistance ces cris d’amour, ces appels qui fracturent l’unité du récit. C’est toute la conception canonique du protagoniste qui tremble. La distance est évincée. La bouche qui parle s’apparenterait à une bouche qui « embrasse » des personnages distingués par le narrateur au sein du flot des autres protagonistes dans une sorte d’élection de coeur, concrétisant dans le système narratif l’une des métaphores obsédantes de l’oeuvre : celle du « jour du baiser sans fin[33] », indiquant la venue messianique d’un monde nouveau basé sur l’amour de l’autre. Métaphore d’ailleurs relayée diégétiquement par la récurrence des situations dans lesquelles Solal, subitement saisi par l’amour de l’autre, embrasse divers personnages (S, 113, 155, 185 ; BS, 381). En effet, par delà l’hétérogénéité, aussi bien sociale que religieuse, des personnages élus par le narrateur, tous sont des êtres caractérisés par une grande bonté, une certaine simplicité. Ils se positionnent délibérément à l’extérieur des rouages de la société, en marge de l’hypocrisie, des jeux du pouvoir, du sexe et de l’amour. Les métalepses acquièrent de ce fait une véritable portée existentielle. Elles donnent corps à un narrateur qui peut exprimer librement son empathie envers les personnages positifs, ceux qui sont porteurs des valeurs mêmes de la fiction, à savoir tous les exclus, les parias, tous ceux que leur condition rend juifs d’une manière ou d’une autre. Les métalepses deviennent ainsi l’expression d’une judéité qui se rêve être un véritable humanisme. Plus qu’un effet « esthétique », un jeu avec les frontières du réel ou une réflexion métalittéraire, la présence saturante de ce narrateur incarné révèle son enjeu éthique participant du triomphe des valeurs auxquelles Cohen a voué toute son oeuvre.

L’envoûtement qu’organise toute parole est donc le coeur même la réflexion de Cohen sur le récit. La fascination pour la voix déploie ainsi une sorte d’ivresse qui se saisit de tous, personnages, lecteur et même narrateur. Renouvelant les codes de l’esthétique romanesque, les textes de Cohen opèrent en sourdine un ensemble complexe de dévoiements dans la mise en place de la voix narrative qui les régit. Déplacée, exhibée, rapprochée de celle des personnages, la voix du narrateur affiche un statut singulier. S’incarnant visiblement à travers des métalepses multipliées et des contaminations d’idiolecte, cette voix, présente et absente, chuchote à l’oreille du lecteur autant qu’elle vient élire certains personnages. Au rebours d’une tradition romanesque forte qui, de Balzac à Robbe-Grillet, a fait de la précellence du visible le pivot du récit, Cohen fait du vocal le coeur palpitant d’une esthétique et d’une éthique littéraires. Là où Céline affiche l’hystérie d’une voix narrative iconoclaste et antibourgeoise, là où Beckett fait de la logorrhée une expression du vide existentiel et là où Queneau effleure au plus près la diversité des rumeurs et des parlottes, Cohen engage l’esthétique du roman dans une voix qui oscille entre l’emportement lyrique et une certaine mesure, voix qui émerge d’un texte conçu en harmonie avec elle, autorisant la naissance d’un rêve de fusion entre le personnage et le narrateur. Le récit devient de la sorte le lieu utopique d’une concorde narrative, analogon d’une humanité réconciliée dans ses mots, livrée à la seule force du « jour baiser sans fin » et du discours entre les êtres.