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La mise en cause de l’État, de ses institutions, de son cadre idéologique et politique se déploie en Russie, dès la seconde moitié du XIXe siècle, sur une toile de fond utopiste : les idées de reconstruction radicale du monde s’appuient sur la vision pré-babélienne ou pentecôtiste de la fraternité humaine. La révolte contre l’arbitraire du signe nourrit des projets de langue universelle et transparente offrant à l’humanité réunifiée un rêve d’organisation supra-étatique en même temps que celui d’immortalité.

Déjà le symbolisme, premier courant à renverser le statut référentiel de l’oeuvre d’art et à envisager le démantèlement du signe, a oeuvré dans le sens de la restitution au langage de sa place essentielle dans tout projet artistique. Le mot acquiert une existence autonome en tant qu’objet sonore, visuel, tactile, agissant sur les sens indépendamment de la réalité qu’il désigne[1]. Avec Khlebnikov, Kroutchenykh et d’autres adeptes du « mot en tant que tel », on assiste à l’aboutissement du processus : le mot quitte son support pour flotter librement dans un espace poétique et politique complètement redéfini, un cosmos dont les paramètres réinventés se font l’écho des événements révolutionnaires qui secouent la Russie. Ce qui fait dire à Velimir Khlebnikov, en 1917 : « La rumeur des insurrections nous effraierait-elle, nous, qui sommes nous-mêmes une insurrection des plus terribles[2] ? »

Cette restructuration est tout d’abord langagière : la révolte est au coeur même de l’oeuvre verbale. La phase futuriste de l’esthétique moderniste constitue, dès la veille des grands bouleversements qui secoueront la Russie, un tournant dans la vision de l’Histoire et du rapport entre l’artiste et l’État.

Le scandale des dieux noirs

Le 18 décembre 1912 paraît à Moscou, sur gros papier d’emballage et sous une couverture en toile de sac, le recueil intitulé Gifle au goût public. Il contenait, parmi d’autres textes, le manifeste éponyme signé par Davyd Bourliouk, Alexeï Kroutchenykh, Vladimir Maïakovski et Velimir Khlebnikov[3]. Le titre du manifeste et du recueil, ainsi que ceux des recueils suivants, montrent le désir évident de choquer le lecteur et de donner un nouveau statut à l’oeuvre d’art. Les symbolistes avaient amorcé ce mouvement de déconstruction, mais c’est pour la première fois que la volonté de scandale s’affiche de façon aussi explicite jusque dans le titre, qui interpelle le lecteur de manière agressive en signalant d’emblée un changement de contrat.

Ce changement est confirmé par le comportement des futuristes. Les provocations en tous genres ponctuent l’année 1913, l’année futuriste par excellence. Cette attitude de poseurs de bombes, qui n’a rien de très original en soi — on reconnaît là une imitation des serate du futurisme italien, dont les Russes avaient entendu parler, et qui annoncent les soirées dadaïstes[4] — vise non seulement le bon goût bourgeois, mais aussi tous les acquis de la culture européenne, valorisant les langages qui se constituent hors conventions, hors normes. L’utilisation des supports bruts ou rustiques (papier d’emballage), qui constitue un défi en soi, va de pair avec la valorisation des productions spontanées : ainsi, en 1913 également, paraît le recueil futuriste Cochonnets signé par Kroutchenykh et Zina V., une petite fille de onze ans. Le second recueil[5] du « Vivier » aux juges comprend deux poèmes de « Militsa, petite Russienne de treize ans ». Dans une lettre que Khlebnikov adresse à Matiouchine, l’éditeur du recueil, il explique combien il est important de publier des textes d’enfants aux côtés de ceux de poètes confirmés. Ce choix est justifié surtout par l’ignorance des conventions qui permet aux enfants d’atteindre directement à une profondeur de pensée et d’expression tout en balayant les fonctions traditionnelles de la littérature.

En 1914, Kamenski publiera son livre pentagonal, Tango avec les vaches, sur du papier peint à grosses fleurs, tandis que Kroutchenykh, dans les années 1917-1918, éditera des brouillons sous les titres de Tonchap, Fo-li-fa, Tsots, etc. Ce geste invite à un constat de rupture : le texte, qu’il soit littéraire, graphique ou pictural, déborde de son cadre pour prendre place parmi les événements du monde. Le texte est institué en objet explosif : refusant sa fonction figurative, il s’oppose, en tant qu’action transgressive, au monde qui est lui-même une représentation reposant sur une syntaxe rigide et des liens sémantiques immuables. Le monde, vu du dedans d’une oeuvre d’art futuriste, est une sorte de récit fictionnel fermé d’où le lecteur ne peut être extirpé que par la violence, par une explosion du sens qui le projetterait au-delà.

On comprend dès lors la haine que les futuristes russes vouent à la fiction romanesque. Dans Sa-ma biographie de grand futuriste, en 1918, Kamenski déclare : « N’importe quelle biographie d’un archiviste insignifiant, même si elle est écrite en un style raboteux, est un million de fois plus intéressante qu’une cochonnerie imaginaire à doublure romanesque[6] ». Bien qu’à cette époque, après la Révolution d’octobre, les positions des futuristes s’écartent de leurs premiers programmes, et qu’on sente déjà poindre dans cette phrase les tendances du LEF[7] et de la future littérature factuelle, on peut considérer qu’elle résume une position propre à l’ensemble du mouvement dès son début. Le titre même du texte, qui marque l’engluement du « je » dans le « il » et inversement, une extériorité intrinsèque au sein du moi, ce moi qui est pourtant une des catégories essentielles du futurisme, qui institue l’égocentrisme en dogme, montre que renégocier les rapports entre le monde et le texte passe par une remise en cause de la notion traditionnelle d’identité. Tout comme l’oeuvre est susceptible de déserter son support en s’aventurant dans l’espace du réel, le « je » n’est plus attaché à l’ipséité de la personne, il acquiert une autonomie énonciative qui le projette au-delà des coordonnées spatiotemporelles établies. Il peut effectivement s’énoncer à partir d’instances traditionnellement non rattachées à l’expression de soi, pour se fondre dans une subjectivité cosmique où sont transcendées les lois du réel. Pour anticiper sur la question de la langue transmentale (la zaum’) forgée par les futuristes, disons que l’énonciation n’est pas prise en charge par un sujet, mais fonctionne comme une émanation de la place du sujet dans le monde, de sa position transgressive. Le monde est fiction, car lorsque le « je » s’y énonce, il est par cela même déjà révolu et mis en récit, placé dans une position de secondarité à l’égard de l’acte de parole créatrice. Le mot de l’artiste rend le monde obsolète et exige de nouvelles formes de manifestations de l’être. Cependant, comme l’être n’advient que lors de la transgression, avant que sa nouvelle émanation ne soit à son tour figée par les mécanismes de représentation, ces nouvelles formes exigent une nouvelle théorie de la temporalité[8] et une nouvelle théorie du langage[9].

Dans un manifeste publié en 1913, Kroutchenykh affirme : « Nous pouvons changer la pesanteur des choses (cette éternelle attraction terrestre), nous voyons les édifices suspendus et la pesanteur des sons », « Ne crois plus aux anciens poids », « Ne crois plus à l’ancienne mesure ». « Toutes les routes se sont embrouillées et montent vers la terre », tandis que « la tour, le ciel, les rues descendent vers les sommets comme dans un miroir[10] ».

Il est vrai que la période révolutionnaire sera riche de ce genre d’utopies, et après 1917, les bureaux des commissaires seront assiégés par des inventeurs en tous genres proposant leurs machines à remonter le temps, réclamant l’abolition des saisons. Le projet global de reconstruction du monde a suscité des constructions utopiques dont la pensée russe était déjà friande auparavant. L’art moderniste a contribué à l’élaboration de cette pensée qui proclame une libération à l’égard des lois physiques. Dans la première pièce futuriste, représentée à Saint-Pétersbourg les 2 et 5 décembre 1913, on trouve l’expression jubilatoire de cette idée. Il s’agit de l’opéra de Kroutchenykh La victoire sur le soleil, avec prologue de Khlebnikov, musique de Mikaïl Matiouchine, décor et costumes de Malevitch, qui a pour sujet le renversement de toutes les lois et habitudes. Le monde libéré des lois de l’espace-temps l’est par la même occasion de la loi morale et des significations véhiculées par la tradition. On y trouve les paroles suivantes :

Nous sommes libres

Le soleil est battu…

Vivent les ténèbres

Et les dieux noirs

Et leur bien-aimé, le cochon[11] !

Voici pour ce qui est de la physique et de l’éthique, balayées purement et simplement dans une sorte de renversement carnavalesque. Le temps et la langue exigent en revanche une élaboration minutieuse, et si tous les futuristes effectueront leur excursion au-delà du mot, vers la langue transmentale, c’est Khlebnikov qui s’attachera à décrire le fonctionnement de cette langue, qu’il appelle la langue stellaire. Les futuristes avouent une « haine irrépressible » envers « la langue utilisée jusqu’à eux ». Leur révolte porte tout spécialement sur l’arbitraire du signe. La relation triangulaire signifiant — signifié — référent enferme le monde dans la signifiance. Khlebnikov compare la langue naturelle à l’utilisation d’un jouet :

De même que l’enfant peut imaginer que la chaise sur laquelle il est assis est un cheval, le petit vocable « soleil » remplace l’astre majestueux dans le monde conventionnel de la communication humaine. Magnanime, l’astre permet que son nom soit fléchi au génitif ou au datif, mais s’il vient à disparaître, le mot soleil ne pourra pas réchauffer la terre. De même, parler une langue c’est comme jouer à la poupée : des poupées de chiffons désignent toutes les choses du monde. Les gens qui parlent la même langue jouent ensemble. Pour ceux qui ne connaissent pas cette langue, ces poupées ne sont que des collections de chiffons sonores. Donc, le mot est une poupée sonore, le dictionnaire est une collection de jouets[12].

Au mot chosifié le futurien propose de substituer d’autres mots, qui peuvent être des signifiants sans signifiés, mais qui sont eux-mêmes des entités existantes. Dans cet objectif, les mots de la langue sont décomposés par Khlebnikov en phonèmes et ces derniers organisés en systèmes d’oppositions binaires ou en carrés qui permettent de dégager leur sens premier, physique et instinctif. Il s’agit donc, au fond, d’une sorte d’onomastique.

Une langue universelle

Les premières tentatives de Khlebnikov de créer une langue universelle remontent aux années 1904-1905[13]. Elles reposent sur sa conviction quant à l’insuffisance de la langue naturelle qu’il qualifie de « pauvre aboiement signifiant ». Ces premiers projets sont sans doute nés de ses lectures de l’époque, notamment de la thèse de Leibniz, De arte combinatoria, où est envisagée la question d’une langue universelle formelle qui viendrait pallier les imperfections des langues naturelles. De manière générale, le projet d’une langue à base de signes, les prémices théoriques de sa construction et le choix des unités de cette langue sont conditionnés chez Khlebnikov par la philosophie du XVIIe siècle et notamment par ses lectures de Locke. Manifestement, au cours de son travail sur cette langue, Khlebnikov reconsidère les possibilités des langues artificielles avec leur structure rigide. Au cours de ce travail il sera conduit peu à peu à reconnaître la supériorité de la langue naturelle par rapport aux systèmes formels. À une étape ultérieure de son oeuvre, la façon dont il envisage la langue stellaire semble inspirée par les conceptions de Marin Mersenne (L’harmonie universelle[14]), qui propose une langue universelle compréhensible par tous les hommes. Dans cette conception, les unités de la nouvelle langue ne sont plus des signes, mais les phonèmes revêtus de sens par déduction à partir de la poésie classique grâce à des tableaux de permutation. Les mots obtenus ainsi devaient, selon Mersenne, s’expliquer par eux-mêmes.

Un autre texte qui inspira sans doute Khlebnikov dans ses recherches est The Man in the Moon de l’évêque Godwin. Le héros du livre visite la lune et décrit la langue de ses habitants dont les sons ne sauraient être exprimés avec des lettres et dont certains mots sont composés uniquement de tons musicaux. D’ailleurs, on trouve également chez Leibniz l’idée de l’utilisation de la musique en tant que langue universelle.

C’est dans les années 1907-1909 que Khlebnikov se tourne vers la langue naturelle. Il procède à un inventaire de mots commençant par la même lettre et à la description du sens des sons et des diphtongues, qui variera dans la mouture ultérieure de la langue stellaire. Comme il a déjà été dit, le procédé qu’il choisit pour doter les sons de sens consiste à les organiser en paires minimales ou en carrés, afin de dégager des constantes sémantiques rattachées à chaque phonème.

Si on réunit les mots qui commencent par la même consonne, il s’avère que, tout comme les météorites tombent souvent d’un même point du ciel, les mots tombent pareillement d’une même idée de l’espace. Ce point est choisi pour désigner un son de l’alphabet tel un nom simple[15].

On obtient une sorte de physique dans laquelle les consonnes sont connectées à des images de phénomènes et à leurs analogies métaphoriques. Khlebnikov établit des relations entre les sons qu’il assimile à des opérations mathématiques K — l’addition, V — la soustraction, S — la multiplication, M — la division. Certains sons forment des paires antinomiques, comme K et P. K : « la fixation, passage à l’état figé, immobilité, mort » ; P : « augmentation, ardeur, passion ». Par ailleurs, Khlebnikov affirme que

le son « V » signifie, dans toutes les langues, la rotation d’un point autour d’un autre […], le son « Kh » une courbe fermée qui protège la position d’un point du mouvement vers lui d’un autre point […], le « L », la diffusion des ondes les plus basses sur la surface la plus large […], le passage à deux dimensions, le « N », l’absence de point, un lieu vide[16].

Ces généralisations se font à partir de représentations que les sons éveillent dans la conscience et dont ils deviennent des désignations privilégiées — des noms propres en quelque sorte. Il explicite :

Le V dans les langues indo-européennes désigne la rotation. […] D’où […], vorot, viouga, vihr[17] et bien d’autres. La signification du L : le passage d’un corps étendu dans l’axe du mouvement à un corps étendu en deux dimensions perpendiculaires à la direction du mouvement. Par exemple, la surface de la flaque et la goutte de l’averse, barque, bride[18]

Cependant, Khlebnikov n’écrivit jamais d’oeuvres composées uniquement d’éléments de la langue stellaire. Le langage transmental ou langue d’outre entendement n’intervient que ponctuellement dans certains textes et son rôle est proportionnellement assez modeste. Par ailleurs, le sens de ces éléments est généralement déductible soit du contexte, soit de la structure rythmique qui mêle divers mètres classiques et fait naître chez le lecteur le souvenir de schémas métriques hérités des classiques et qu’il a assimilés dans le passé. Ce qui rend le projet quelque peu paradoxal au vu de la déclaration d’innovation radicale qui l’accompagne. En effet, le contenu émotionnel inconscient que véhiculent les unités de la langue stellaire ne saurait concrètement être transmis si le lecteur n’était pas immergé dans une certaine culture. Remise en question, cette culture demeure le fond ineffaçable sur lequel l’auteur fait vivre l’image non figurative articulée dans la nouvelle langue. Ce qui mène une fois de plus à constater que le mode de déploiement de cette langue est précisément la transgression et qu’elle n’agit qu’en tant qu’élément perturbateur d’un système constitué. Nous le verrons plus loin sur l’exemple du poème « La nef de Razine ».

Les éléments de la langue stellaire utilisés dans les textes portent une charge sémantique très importante. Citons à titre d’exemple la pièce Les dieux, qui met en scène des dieux grecs, indous, slaves, scandinaves et autres, un des textes de Khlebnikov où la langue transmentale est le plus utilisée : 144 vers sur 172, ce qui constitue 84 %[19]. La structure de la pièce en cinq actes classiques, et la façon dont ces scènes interfèrent, constitue en elle-même une charpente qui fait sens. Notons au passage que la langue stellaire se retrouve ici uniquement dans les répliques des dieux. Au fond, Khlebnikov interprète le sujet mythologique du crépuscule des dieux en les faisant parler une langue qui ne saurait être comprise de nous[20].

Eros :

Iountchi, Entchi, Pigogaro !

Jouri kiki sin sonega, aps zabira milouthci !

[Met une abeille dans les cheveux gris, longs jusqu’au sol, du vieux Chang-Ti]

Pliantch, pet, bek, piroïsi ! Jabouri !

Amour [voltige en tenant une abeille au bout d’un fil — un cheveux gris tiré de l’habit de Chang-Ti]

Sinoan tsitsirits !

[Vole avec son abeille comme un barine avec un chien de race]

Pitchiliki-tchiliki. Emz, amz, oumz !

Junon [frotte ses cheveux blancs de neige avec une fleur de pré jaune]

Guéli gouga gram ram ram. Mouri-Gouri rikoko ! Sipl, tsepl basse[21] !

Nous en venons au troisième volet de cette transformation radicale de l’ordre du monde, qui est le temps. On peut voir que la théorie du langage qui trouve son aboutissement dans la langue stellaire appelle la révision des coordonnées temporelles et notamment, va à l’encontre d’une temporalité structurée par les catégories de linéarité et de continuité.

Dès 1912, Kroutchenykh et Khlebnikov élaborent ensemble une conception du temps qui trouve son expression dans un recueil intitulé Mondalenvers. Dans son article « Les nouvelles voies du mot », Kroutchenykh affirmait : « Nous avons appris à suivre le cours du monde en commençant par la fin ; ce mouvement inverse nous réjouit ». Dans une lettre à Kroutchenykh de 1913, Khlebnikov formule l’idée de sa pièce Mondalenvers :

Il existe une doctrine selon laquelle le monde est soumis à une loi unique, la soi-disant intelligence kantienne et laplacienne. Pour peu que l’on substitue à cette formulation des valeurs négatives, tout se déroule en sens inverse : d’abord, les gens meurent, ensuite ils vivent et pour finir, ils naissent. D’abord, ils ont de grands enfants, ensuite ils se marient et après seulement, ils tombent amoureux[22].

La pièce Mondalenvers illustre en effet cette conception en mettant en scène deux protagonistes, mari et femme, que l’on voit d’abord vieillards, puis parents d’un fils adulte, plus loin encore jeunes mariés, et à la fin, ce sont deux bébés que l’on promène en poussette et qui tiennent à la main un ballon. Il faut noter, dans cette structure, le statut du souvenir. Lorsque l’un des deux époux dit à l’autre « Et te souviens-tu… », il fait référence au futur et non au passé. 

Chez Khlebnikov, qui par ailleurs élabore l’idée d’un temps cyclique, l’idée de Mondalenvers trouve son expression dans son cycle consacré au personnage de Stenka Razine, un des grands rebelles de l’histoire russe exécuté en 1671, chef cosaque qui a défié les tsars en s’emparant de plusieurs villes de la Volga, et dont la figure a généré toute une mythologie de la rébellion[23]. Khlebnikov fait dériver son nom de Ra, l’appellation archaïque de la Volga, et de zin, racine slave ancienne qui désigne la vue. Traduit en langue stellaire, ce serait donc quelque chose comme l’oeil de la Volga. Le fleuve-mère, sur lequel le Razine historique a en effet perpétré de nombreux pillages, devient le cours du temps qu’il remonte à l’envers de façon à ce que sa décapitation future marque déjà tous les objets autour de lui. La légende lui attribue le meurtre d’une princesse perse offerte en sacrifice à la Volga.

Dans le long poème « La nef de Razine » (1922), Khlebnikov a conservé la rime et utilisé un mètre qui, bien que perçu par l’oreille comme une déstructuration des rythmes classiques de la poésie russe, demeure, à y regarder de plus près, une série de variations autour de thèmes ïambiques ou trochaïques : dialogue implicite et parodique avec ce Pouchkine que les futuristes proposent de jeter, avec d’autres classiques, par-dessus bord du navire de la modernité. On assiste à la dislocation du corps de la princesse transformée en poupée, ce qui nous renvoie, si l’on se rappelle que la poupée est aussi le mot, à la genèse de la langue stellaire, la libération de la matière du mot et la déconstruction des liens sémantiques.

Ces éléments sont agencés autour des intuitions phoniques dont il est question plus haut. Au moment où la Volga se déchaîne — se fait louve — les sons V et L des eaux primordiales viennent en force complétées par le R qui surgit comme une dent qui a poussé au fleuve et par le Tch et le Chtch qui introduisent le principe pâteux et sombre, le principe du chaos :

Volga-mat ne vidit pichtchi

Vremia jertvy i jratvy

[Mère Volga n’a pas sa pitance,

Heure du sacrifice, heure de bombance]

« Jertva », sacrifice, et « jratva », boustifaille se trouvent dans un rapport quasi anagrammique et contiennent tous les deux la syllabe « tva » racine de « créer ».

Les cosaques qui entourent Razine réclament :

Zakoptchennoïou dievtchonkoï

Nakormi stranou plotvy

[Jette la fille fuligineuse en pâture aux poissons !]

Obéissant à ce cri et soucieux de donner à manger au fleuve, « le guerrier des eaux au visage courroucé » lance une incantation :

K bogou-mogou etou kouklou !

Devy-mevy, rouki-mouki,

Kossy-mossy, otchi-motchi

Goloubaïa Volga — na !

[La poupée au diable — plouf !

Vierges-cierges, pupilles-vétilles,

Bras-blessures, tresses-caresses !

Tiens, Volga bleue, bouffe !]

La Volga s’empare de la princesse et c’est alors que s’achève sa mutation en louve et que l’on retrouve une variation sur le thème du « V » (rotation, tourbillon) :

Volgue dolgo nie moltchitsia

Ieï vortchitsia kak voltchitse

Volny Volgui totchno volki

Veter bechenoï pogody

[La Volga est longue à avaler sa langue

Louve, elle laisse son corps rugir

Comme des loups sont ses vagues

Vent de la tempête fait rage].

Le sacrifice est accompli :

Vokga voet, Volga skatchet

Bez litsa i bez kontsa

V bourevoï volne maïatchit

Lialia bouïnogo dontsa.

[La Volga hulule et danse

Sans visage et sans fin

Sur la vague se balance

La pépée du fier marin][24].

Ainsi, le geste fondateur du futurisme est le meurtre, qui seul permet de contrebalancer le scandale de la signifiance.

Nous avons vu que le monde n’est qu’une représentation dont on peut modifier à sa guise les paramètres tels que les lois de la physique, mais dans lequel le sujet ne peut intervenir qu’en faisant éclater le sens apparent des choses. Or, ce dynamitage des relations causales ou du signe linguistique a pour objectif la création d’une nouvelle communauté qui récuse la textualité référentielle. Que pourrait-on dire de cette communauté ? Tout d’abord, elle se constitue en opposition à la notion d’État dans son acception moderne car elle souhaite en finir avec ce qui constitue le support de l’organisation étatique, à savoir le territoire, l’histoire et la langue. La nouvelle communauté fait sienne toute l’histoire du monde et accède à la langue universelle, dépassant les langues particulières dans une transparence anté-babélienne.

Pour ce qui est du territoire, c’est le globe terrestre tout entier qui devra accueillir la nouvelle communauté. En 1916, Khlebnikov crée son « gouvernement » : « la société des 317 membres ». Toutes sortes de candidats sont choisis pour gouverner le monde selon les nouvelles lois. Lui-même se prénommera Velimir Ier, « président du globe terrestre », titre qui sera d’ailleurs gravé sur sa tombe. L’objectif de cette communauté est bien entendu le bonheur universel qui viendra de lui-même dès lors qu’on aura établi avec précision les nouvelles lois de l’Univers. En ce sens Khlebnikov est un rationaliste et son eschatologie est une eschatologie de la raison. 

Dans son système spatiotemporel, Khlebnikov prend pour unité l’instant de la rupture, la béance, lieu de métamorphose des séquences sensitives qui forment le monde. Alors, écrit-il dans son « testament » rédigé à l’âge de 18 ans en 1903, à la suite d’une manifestation étudiante qui lui a valu un mois de prison :

la couleur bleue du bleuet (pour prendre une sensation pure), se transformant sans cesse, passe par des zones de rupture que nous autres, humains, ignorons, pour se métamorphoser en chant de coucou ou pleur d’enfant, pour le devenir[25]

Ces points de rupture, invisibles à l’oeil nu, émergent à la conscience dans des moments de crise tels que dangers collectifs ou délire d’agonisant.

Probablement, l’instant qui précède la mort, lorsque tout se précipite, lorsque, pris de peur panique, tous se sauvent en courant, se pressent, sautent par-dessus les barrières, sans aucun espoir de sauver l’ensemble, l’intégralité des nombreuses vies individuelles, soucieux uniquement de la leur, peut-être que dans cet instant qui précède la mort, dans la conscience de chacun, béances et fossés sont comblés, les formes explosent et les frontières s’abolissent, le tout avec une rapidité fulgurante[26]

Ainsi, Khlebnikov prend pour unité de base la figure du dernier instant conjuguée à un espace phonique qui est dessiné par les contours acoustiques du mot, son tracé sonore. Ce contour représente les frontières de la communauté du signifiant, appelées à s’élargir à l’infini afin d’embrasser toutes les expressions subjectives en une transcendance universelle.

Pour illustrer cette problématique du dernier instant, rappelons qu’en 1905, après que pratiquement toute la flotte russe ait péri à la Tsushima, il couche sur le papier sa promesse de trouver les lois mathématiques du fonctionnement de l’Univers, lois qui devront fournir une justification à toutes ces morts absurdes.

Écoute ! Quand la multitude a péri

Dans la profondeur des grandes eaux

Et la patrie des champs de seigle,

Il n’y avait personne pour écrire des lettres

J’ai fait alors une promesse,

J’ai griffonné sur l’écorce bleue

Du bouleau des marais

Les noms des navires

Empruntés à la chronique

Sur de l’écorce bleutée

J’ai tracé les corps, et les cheminées, et les vagues :

Magicien, je suis rusé —

J’ai conduit au combat la mer lointaine

Et mes chers bouleaux, et le marais.

Qu’est-ce qui est plus fort : le bouleau naïf

Ou la fureur d’une mer de fer ?

J’ai fait la promesse de tout comprendre,

Pour pardonner tout à tout le monde

Et leur apprendre d’en faire autant[27].

La représentation du combat et des morts, mise en abyme dans l’acte poétique, se trouve ainsi instrumentalisée dans cette tentative de théodicée sans Dieu. Toutefois, il ne s’agit justement pas d’une restitution de l’événement, mais d’un acte magique, ainsi que semble l’indiquer l’allusion à la technique archaïque d’écriture sur l’écorce de bouleau et l’appel au magicien. Les images des corps et des bateaux sont autant de noms perpétués dans un rituel au cours duquel le mot se fait agissant. C’est un premier pas vers l’attribution d’une portée politique au mot, auquel la mort confère une nouvelle autonomie. Khlebnikov témoigne, ce qu’il fera au long de son oeuvre poétique, du hiatus qui sépare le signifiant du signifié, et ce témoignage devient action dans le monde. Il ne se tourne pas vers des situations de crise personnelles, mais choisit l’instant qui précède la catastrophe et la mort collective, dans laquelle les individus s’agglutinent les uns aux autres tout en étant confrontés à une sorte d’exemplarité de l’expérience. La béance du dernier instant est aussi la béance au sein même du signe, et c’est uniquement de l’intérieur de ce point de rupture que le futuriste agit.

Le monde ancien en tant qu’espace de l’inexistence est identifié non à la représentation d’un lieu ou d’une chose en particulier, mais à la représentation en tant que telle, à la figuration, au dialogue avec la réalité via le signe. Le monde nouveau réclame une capture immédiate du réel.

Si l’on distingue en son âme le gouvernement de la raison et le peuple tumultueux des sentiments, les formules magiques et la langue transmentale s’adressent directement au peuple des sentiments par-dessus la tête du gouvernement[28]

Cela suppose que le monde se nomme lui-même, que chaque chose s’énonce sans la médiation du signe, que le sens du mot soit immanent. « C’est à travers la pensée que les artistes d’autrefois arrivaient au mot », affirme Kroutchenykh, « quant à nous c’est à travers le mot que nous arrivons à la saisie immédiate ». Pour le futuriste, la langue poétique ne sert plus à exprimer quelque chose d’extérieur à elle, pensée, sentiment ou monde réel, elle n’est plus le discours organisé par l’intellect. La forme matérielle du mot vaut désormais pour elle-même. Le mot est « autovalable », ainsi que le proclame dès 1912 le premier manifeste futuriste de la Gifle au goût public. Et Khlebnikov d’affirmer dans son texte « De la poésie moderne[29] » : « le principe du son vit d’une vie autonome, tandis que la part de la raison nommée par le mot, reste dans l’ombre ».

Paradoxalement, la recherche du mot en tant que tel et la tentative de trouver une issue vers une réalité transmentale, de voir ce qu’il y a derrière les mots après les avoir scindés en composantes originelles, plonge dans la quête médiévale du monde de l’au-delà et rejoint le désir des mystiques d’accéder à une vie véritable non médiatisée par le mot. La véritable image du monde est située au-delà des mots et ne s’offre que dans le nom du néant. C’est seulement à partir de l’espace du non-être éclatant lors de la scission du mot que se dévoile la nature discontinue du réel et donc, quelque chose peut advenir dans le monde.

Le principal événement politique de ce système est le mot lui-même, rendu aux peuples comme un territoire aux frontières flexibles. Le mot constitue l’horizon eschatologique de toute action politique.

Khlebnikov et la révolution

Mort en 1922, Khlebnikov ne connaîtra que les premières années de la Russie soviétique. Cependant, on ne doit pas minimiser la dimension historique de son oeuvre. Même si le territoire de prédilection de Khlebnikov est la langue elle-même, il n’en est pas moins chroniqueur et témoin paradoxal de la vie politique de son pays. Cette dimension testimoniale de l’oeuvre de Khlebnikov a été peu étudiée pour le moment, alors que de très nombreux écrits attestent de l’importance que présentent dans son oeuvre les événements historiques. On s’en souvient, c’est au moment de la tragédie de Tsushima que Khlebnikov décide de s’atteler à une conception globale du temps pour comprendre les catastrophes passées et prévenir les futures. « La première décision de chercher les lois du temps me vint au lendemain de Tsushima... Je voulais trouver une justification à toutes ces morts... », écrit-il dans Les planches du destin[30]. À partir de là, son utopie linguistique se double d’une utopie mathématique. (Le nombre viendra remplacer la foi, dira-t-il.) Il salue la révolution de Février comme une réalisation du programme futuriste :

La liberté vient nue

Jetant des fleurs sur le coeur

Lui emboîtant le pas,

Nous tutoyons le ciel.

Guerriers, nous frapperons durement

Nos austères boucliers

Que le peuple devienne roi

Toujours, à jamais et partout !

Qu’entre deux chants sur d’antiques combats

Les vierges à la fenêtre

Chantent le peuple souverain

Du soleil le sujet[31].

Dans Octobre sur la Néva, Khlebnikov se fait chroniqueur de la révolution d’Octobre. Elle débute, dans son récit, avec une lettre envoyée au Palais d’Hiver — le siège du gouvernement provisoire — par les présidents du Globe terrestre : « Lors de son assemblée du 22 octobre, le gouvernement du Globe terrestre a décidé : 1) De considérer le gouvernement provisoire comme inexistant et son insecte en chef Alexandre Fiodorovitch Kerenski comme mis aux arrêts[32]. » La révolution ne tardera pas à se déclencher à Petrograd. La décision des « présidents du Globe terrestre » n’anticipe que de quarante-huit heures celle des chefs de la révolution.

C’est cependant dans le voisinage immédiat de la mort qu’éclate la jubilation du Petrograd révolutionnaire :

C’est ici que j’ai feuilleté pour la première fois les pages du livre des morts en voyant toute une colonne de gens de ma famille près du jardin Lomonossov faisant la queue — une queue qui prenait la rue entière — devant l’entrée de la demeure des morts.

La première lettre majuscule des nouveaux jours de la liberté s’écrit si souvent avec l’encre de la mort[33].

Plus tard, Khlebnikov se fait témoin de la famine qui sévit dans les territoires de la Volga, conséquence de la guerre civile et des confiscations massives de blé et de bétail au profit de l’Armée rouge.

Pourquoi les élans et les lièvres courent dans la forêt,

S’éloignant ?

Les hommes ont mangé l’écorce du tremble,

Les pousses vertes des sapins[34]

Pendant une brève période, les cubo-futuristes occupent une position quasi-officielle au sein de nouvelles institutions littéraires. Entre 1918 et 1919, Maïakovski est rédacteur en chef du bimensuel L’art de la Commune, organe officiel de la Section des Beaux-Arts du Commissariat du peuple à l’Instruction, qui devient un espace d’expression futuriste. C’est à cette époque également que Maïakovski tente de publier aux éditions IMO un livre de Khlebnikov, mais le projet ne verra jamais le jour. Khlebnikov, quant à lui, fait toujours cavalier seul, refusant de profiter de cette position.

Plus tard, en 1920, pendant la Guerre civile (qui l’obligera à un séjour prolongé dans un asile d’aliénés à Kharkov pour échapper à la mobilisation dans l’armée blanche de Denikine), le projet de création de la langue universelle fusionnera avec celui d’une théorie du temps.

Projet de décret des « Présidents du globe terrestre » :

Les tâches des Présidents du Globe terrestre.

Emploi du temps des capitales.

Réforme des mesures.

Réforme de l’alphabet.

Disparition des langues qui ressemblent à une griffe dans l’aile d’un oiseau.

La prévision du futur.

Le calcul du travail en unités de battements du coeur.

L’homme comme un point de l’espace-temps.

Plus de la moitié du corps est composé d’eau.

Les langues sur l’homme contemporain sont comme une griffe sur l’aile de l’oiseau.

Un reste inutile des temps archaïques.

Une griffe de l’antiquité chenue. (1921)[35]

Cette communauté se construit imaginairement autour d’une poétique du décalage affirmée dès les débuts du futurisme, le zdvig, qui institue une nouvelle dimension dans les procédés de création du sens. La déconstruction des modèles fictionnels traditionnels aboutit à une identité nouvelle, non plus l’identité mémorielle du texte narratif, mais celle de la matière du mot identique à elle-même, ainsi qu’à une continuité nouvelle, celle des trajectoires sonores que produit le mot lors de l’explosion du signe. La nouvelle utopie sociale et politique des futuristes est liée avant tout à la question de la représentation et aux stratégies de démantèlement des modèles représentationnels classiques, notamment du pacte fictionnel véhiculé par le romanesque du XIXe siècle. Ce pacte est ressenti comme un ordre politique inadéquat producteur d’une fausse continuité. Libérer le mot, tel est désormais le but. Il s’agit de le libérer de ses liens sémantiques afin d’en mettre à nu la matière et d’en faire vaciller le référent, pour introduire une référentialité non figurative.

Le programme énoncé par Khlebnikov en 1921 est en totale contradiction avec les nouveaux objectifs de la Russie soviétique qui, au lendemain de la Guerre civile, entre dans la NEP[36]. Le thème de la révolte apparaît de nouveau dans un poème publié le 5 février 1922 (dans Les Izvestia) à travers l’image non plus de Razine mais de l’autre grand mutin, Iemelian Pougatchev.

Eh, les beaux gaillards, les marchands,

Dans la tête — du vent !

Je traverse Moscou

La pelisse de Pougatchev sur le dos[37].

La pelisse de Pougatchev est en réalité celle de Pouchkine : c’est Griniov, le héros de La fille du capitaine qui l’a offerte au vigoureux cosaque qui en fait éclater immédiatement les coutures. Au cours du rite initiatique décrit dans la nouvelle de Pouchkine, Griniov se dépouille de son enfance, et c’est bien cette pelisse trop petite d’une enfance poétique envolée (moment qui correspond à la fois à la fin de la vie de Khlebnikov et à son entrée dans le panthéon poétique russe avec les premières études de son oeuvre, notamment par Roman Jakobson qui, au côté de Viktor Chklovski se fait, au sein du groupe OPOÏAZ, théoricien du futurisme).

Le poème « Moi et la Russie », écrit en 1921, résume la philosophie de la liberté de Khlebnikov :

La Russie a donné la liberté à des milliers de milliers

Oeuvre bonne ! On s’en souviendra longtemps.

Et moi, j’ai enlevé ma chemise

Et chaque gratte-ciel vitré de mes cheveux,

Chaque passage de la ville de mon corps

A sorti tapis et drapeaux en soie écarlate.

Des citoyennes et des citoyens

Du Je, l’État

Des boucles aux milles lucarnes

Se pressaient aux fenêtres.

Les Olga et les Igor

Réjouis par le soleil — non sur commande

Regardaient à travers ma peau.

Je n’avais fait que retirer ma chemise,

Donnant le soleil aux peuples de Moi !

Je me tenais nu face à la mer.

Ainsi, offrais-je la liberté aux peuples,

Aux foules du bronzage[38].

De la langue universelle à une Histoire réhabilitée

À travers l’utopie langagière de Khlebnikov se manifeste le projet transpolitique de ramener la Russie vers l’Histoire, de lui faire réintégrer le processus historique dans un mouvement littéraire et langagier qui se situe en surplomb ou au-delà des événements du monde physique. Il s’agit de transcender, par le geste créateur, l’éternel engluement de l’Empire russe dans un espace immaîtrisable, qui échappe à la représentation, de vaincre une malédiction qui a été déjà énoncée par le penseur contemporain de Pouchkine, Piotr Tchaadaev, dans son Apologie d’un fou :

Il est un fait qui domine souverainement notre marche à travers les siècles, qui parcourt notre histoire toute entière, qui comprend en quelque sorte toute sa philosophie, qui se produit à toutes les époques de notre vie sociale et détermine leur caractère, qui est à la fois l’élément essentiel de notre grandeur politique et la véritable cause de notre impuissance intellectuelle : ce fait, c’est le fait géographique[39].

Ce jugement semble encore valable aujourd’hui. L’espace de l’empire de Russie a toujours été un obstacle aux tentatives d’agir sur l’histoire, imposant ses propres lois. Ce temps spatialisé constitue une entité en marge du temps universel. C’est pour cela que, selon Tchaadaev, les Russes n’appartiennent à aucune des grandes familles humaines. « [...] Nous ne sommes ni de l’Occident ni de l’Orient, et nous n’avons les traditions ni de l’un ni de l’autre. Placés comme en dehors des temps, l’éducation universelle du genre humain ne nous a pas atteints[40]. »

Ce constat dramatique est désormais sans fondement : la langue stellaire est appelée à englober tous les mondes et toutes les époques en faisant fusionner les instants du temps humain dans une temporalité transcendante. On ne saurait donc réduire la tentative khlebnikovienne de transformer le monde par le biais du langage à une simple reconquête de la dimension archaïque ou primitive de la culture russe[41]. Khlebnikov s’en explique lui-même dans son article « Élargissement des limites de l’art verbal russe[42] » où il déplore l’étroitesse du contour de la littérature et son oubli des cultures anciennes non slaves, notamment perse, mongole et indienne, ou des cultures contemporaines, polonaise, autrichienne, juive... L’universalité de la langue se conjugue à un projet d’agrandissement de la sphère poétique russe appelée à se fondre dans le monde pour ramener le monde à elle. « Le cerveau de la terre ne saurait être uniquement grand-russien. Il vaudrait mieux qu’il soit continental[43] », conclut Khlebnikov[44].

On décèle là une dimension utopique qui a des liens de parenté avec les théories du philosophe Nikolaï Fiodorov (1829-1903) et son projet de résurrection des ancêtres. À travers le refus de voir mourir les formes langagières anciennes et la tentative d’injecter une vie nouvelle aux éléments morphologiques oubliés, on sent poindre un désir d’immortalité, le rêve d’une humanité qui aura résolu la question de la mort.

Dans son ouvrage magistral La philosophie de la cause commune, le penseur pose comme objectif essentiel le salut de tous non dans l’au-delà, mais ici-bas, dans le monde terrestre. La succession des générations, l’enchaînement des naissances et des morts étant un symptôme de la déchéance de l’humanité, le salut consiste à mettre fin à cet ordre des choses où, perpétuellement, les pères sont mis au rebut par des fils oublieux. Le salut de l’humanité est impensable sans la réintégration des pères dans le monde. C’est précisément cette oeuvre de résurrection des pères qui est désignée comme cause commune : les fils doivent « transformer les dépouilles de leurs pères en des corps vivants » par l’action de la science. Mais cette action est impossible sans une réconciliation de l’homme avec la nature d’une part, sans l’union des hommes entre eux d’autre part. L’élargissement de la sphère d’action de l’homme et du territoire de son unité s’étend dans le cas de Fiodorov au cosmos tout entier, ce qui explique son influence sur des savants comme Tsiolkovski, ancêtre de l’astronautique soviétique.

Or, il est une chose qui s’oppose à l’union des hommes : c’est la malédiction babélienne, manifestée par la différence des langues. Le dépassement de cet obstacle constitue une des étapes du salut.

L’union dans la langue ne peut être que le résultat d’une prise de conscience de notre parenté, du besoin de se comprendre mutuellement pour la cause commune. L’aspiration de la science occidentale à découvrir l’origine commune de toutes les langues peut être considérée comme un grand mérite, s’il en résulte une réelle union dans une langue. Nous entendons par là non pas la création d’une langue artificielle, mais celle d’une langue issue d’une linguistique comparée universelle[45]

Rappelons ici l’impératif khlebnikovien de création de la langue universelle : « Voyant que les racines ne sont qu’un fantôme derrière lequel se tiennent les cordes de l’abécédaire, trouver l’unité globale des langues du monde construite avec des unités de l’abécédaire[46]. » Selon Fiodorov,

la désunion provoque une altération des langues : les mots que nous utilisons cessent d’être transparents. C’est pourquoi la langue universelle ne sera pas nouvelle, il s’agira d’un perfectionnement, d’un retour de chaque langue particulière à sa pureté et sa transparence universelles, ce qui augmentera sa force et son expressivité. [...] La Pentecôte, qui inaugura l’union, c’est-à-dire la première partie de la liturgie, est une fête de la linguistique, mais ce qui s’accomplit alors par miracle doit à présent s’accomplir par le labeur. Un congrès de linguistes pourrait inaugurer cette pentecôte laborieuse. [...] l’étude d’une langue conduit à la découverte de sa parenté avec d’autres langues ; de cette façon, à mesure que le christianisme se répandrait la linguistique deviendrait de plus en plus chrétienne c’est-à-dire universelle et un concile ne serait pas autre chose qu’un congrès mondial de linguistes. Les éléments communs des langues deviendraient alors bien visibles, composant une langue universelle, internationale, c’est-à-dire, panlinguistique ou chrétienne. [...] Tant qu’il n’y aura pas d’unité dans la parole, les hommes resteront des frères qui ne se parlent pas [...][47].

Cette union linguistique, étape indispensable pour la résurrection des pères, constitue par cela même une dimension historique de l’existence. Rappelons ici la définition de l’Histoire donnée par Fiodorov :

L’Histoire est toujours une résurrection et non un jugement, car l’objet de l’Histoire, ce sont les morts et non pas les vivants. Pour juger, il faut d’abord ressusciter, fût-ce au sens figuré, il faut ressusciter les morts qui ont déjà subi le châtiment suprême : la peine capitale[48].

On voit bien l’importance que revêt pour la cause commune le Congrès, le Concile : les humains du monde entier doivent se réunir pour vaincre la non transparence du langage et, par là, accéder à une forme d’immortalité qui seule fonde et légitime l’Histoire. Nous ne sommes pas loin de la conception du globe terrestre par Velimir Khlebnikov, qui en est le président.

Rien ne doit être perdu : ni les mots de la langue, ni les moments du temps passé. La conception langagière et temporelle de Khlebnikov en fait non seulement l’habitant d’un espace géographique et linguistique élargi, mais aussi, un citoyen à part entière de toutes les époques passées et à venir. Sa prédilection pour les archaïsmes indique une facilité de déplacement sur l’axe temporel, cette capacité de vriller par sa poésie les sous-sols fossilisés de la planète verbale.

Les tentatives précédentes de déconstruction des modèles sémantiques, à l’oeuvre depuis le symbolisme, et le souci de la création d’une langue transparente, que l’on trouve déjà, de manière implicite, chez Tolstoï, avaient pour objectif de produire une expérience directe antélinguistique ou supra-linguistique par laquelle le sujet accède à des objets transcendants qui ne se donnent qu’une fois percée la gangue de la signifiance. Les expériences de la dislocation du sujet d’énonciation pratiquées dans les courants modernistes sont l’aboutissement de cette carence d’être qui s’annonce déjà dans le romantisme. Mais dans le futurisme, et chez Khlebnikov en particulier, les pratiques langagières transgressives et universalistes ne relèvent plus seulement d’une expérience ontologique individuelle, elles sont articulées à l’Histoire.