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Au cours de la lecture de livres sur l’art ou la littérature — histoire, théorie ou philosophie esthétique peu importe —, on rencontre souvent l’évocation de certaines qualités attribuées aux oeuvres ou même à leurs auteurs (force, caractère, tempérament) au moyen de termes généraux tels qu’expression ou style, sans qu’on nous offre jamais la possibilité de les différencier. Expression et style, en effet, passent fréquemment pour des synonymes et, lorsque ce n’est pas le cas, tantôt l’un des deux termes efface l’autre, tantôt il est contaminé par sa signification. Considérons à cet égard l’“expression” de Croce, cette intuition préalable à toute réalisation formelle et à l’“expression personnelle” de Zola, pas tout à fait distincte, quant à elle, du style. Pour le premier, la question est qu’une pièce de Shakespeare n’aurait son expression vraie que dans l’esprit de son auteur avant d’être réalisée sur scène et au moyen de l’écriture — ce qui met le style à part sans que nous sachions ce qu’il est[1] —, tandis que le second nomme “premier style” la lutte de l’artiste avec son idée — un préliminaire de l’oeuvre. Qu’est-ce que le “haut style” et le “grand style” pour Zola? Y a-t-il une différence quelconque entre les deux? La “supériorité stylistique” qu’il perçoit chez Stendhal est-elle équivalente à ce qu’il appelle son expression personnelle? Quant à la grandeur de Balzac, se trouverait-elle dans le style de l’auteur, non pas dans son expression (Zola 1971 : 219-223)? J’y reviens plus loin.

Il n’est nul besoin d’aller chercher les propos de Nietzsche sur ce problème, si ce n’est l’idée que ce “langage” — comme il appelle son art du style —, si nécessaire à la création, consiste à “communiquer par des signes — y compris le tempo de ces signes — un état, ou la tension interne d’une passion” (Nietzsche 1974 : 281) : ce qui à dire vrai est fort remarquable, bien utile à notre propos et nous dirige d’abord vers la question de l’expression, soit-elle personnelle ou non.

L’imitation exacte ou inexacte des choses. Charles Batteux

Le dessein “esthétique” serait de voir comment, en partant de l’imitation — autant dire de la représentation — il est possible (ou non) de repérer l’expression dans le travail de l’art, tout en tentant de la discerner séparément du style. Posons, derechef, trois concepts : d’abord le “représenter”, sur lequel je n’insisterai que pour commencer, puis “l’expression” et le “style”, qui m’occuperont davantage. Pour ce faire : une observation de Charles Batteux dans le chapitre V des Beaux-Arts réduits à un même principe, ce livre consulté, je dirais même épluché, de Diderot à Todorov. Voici les mots de Batteux : “L’imitation, pour être aussi parfaite qu’elle peut l’être, doit avoir deux qualités : l’exactitude et la liberté. L’une règle l’imitation, et l’autre l’anime.” (1983 : 133) Évidemment, atteindre l’“imitation parfaite” n’est pas chose si facile, d’autant que d’habitude — pourrait-on même dire de règle —, la liberté interdit l’exactitude, et cela, même si, à lire Batteux, l’imitation juste doit aller de soi, notamment lorsque les modèles qui servent au peintre sont “bien choisis, bien composés et nettement tracés dans l’esprit”, en sorte que, cela acquis, “l’exactitude du pinceau n’est plus qu’une espèce de mécanisme”. Quant à la deuxième qualité, celle de la liberté, elle est “d’autant plus difficile à atteindre, qu’elle paraît opposée à l’exactitude”, étant donné que bien “souvent l’une n’excelle aux dépens de l’autre” (Ibid).

Or, voici ce qu’en dit Todorov, tout en se demandant si la liberté ne serait pas un “synonyme pudique d’inexactitude” : “Peut-on croire alors qu’on a suffisamment déterminé l’imitation en lui demandant d’être à la fois exacte et inexacte?” (1977 : 146) Certainement pas, ajoute-t-il. Sauf à penser, bien sûr, que le bon sens dans lequel sombrent les propos de Batteux ne soit pas le sens de la peinture, l’art n’ayant de sens “bon” que dans l’expérience esthétique où la sensation est soumise à une sorte de logique qui à l’aune du langage n’en est jamais une. Logiquement, Todorov en vient ici à la “belle nature”, ce sujet de l’imitation dont on parle et que Diderot trouvait déjà insuffisamment expliqué dans le livre de Batteux, que ce soit dans sa Lettre sur les sourds et muets ou dans son Traité du beau, où “il ne nous apprend point ce que c’est la belle nature” (Diderot 1996 : 43, 91).

Nous retrouvons là rassemblés, et en contradiction, les deux termes : l’exactitude de Batteux et l’inexactitude mise par Todorov à la place de la liberté requise, en face de l’imitation “parfaite” de la nature… Que faire? Diderot n’a pas l’air de voir comment on pourrait réunir les trois concepts — exactitude, inexactitude (ou liberté) et imitation —, car être libre autant qu’exact dans la mimèsis, ce serait jouer dangereusement avec deux possibles antinomiques, qui s’excluent censément, à l’égard d’un représenter requis, mais impossible du fait même de la divergence des voies qui y conduisent.

Mais il revient encore à Diderot de nous montrer un passage esthétique nous permettant d’entrevoir, la logique n’ayant rien à faire ici, ce qu’on fait en peinture pour offrir à l’oeil une perfection qui touche à l’exactitude — savoir-faire, technique — tout autant qu’à la liberté — cette sorte de spontanéité ou de franchise indispensable à l’art —, liberté qui évite au métier d’en rester au niveau artisanal du produit “bien fait”. Cela se passe dans le “Salon de 1763” lorsqu’en face de l’oeuvre de Chardin qu’il admire, l’auteur s’exprime longuement sur ce qu’il ressent… tout en avouant qu’il ne comprend pas grande chose à cette peinture… Ses mots à ce propos sont pleins de sens. Puisqu’il voit “la nature même” dans ces tableaux, tout en trouvant que les objets représentés sont “hors de la toile et d’une vérité à tromper les yeux” (Diderot 1967 : 138), on serait tenté d’y voir une illustration particulière de l’exactitude d’imitation que Batteux réclame. La nature y est présente, à coup sûr, puisque “ce vase de porcelaine est de la porcelaine… ces olives sont réellement séparées de l’oeil par l’eau dans laquelle elles nagent”… (Ibid) Bref, à lire Diderot, tout ce qui se trouve dans ces tableaux, qu’il s’agisse des olives, des biscuits, du vin ou bien des fruits, est plus vrai que le vrai : non pas “du blanc, du rouge, du noir”, mais “la substance même des objets” (Ibid : 139).

En effet, la perfection dans l’imitation, celle qui trompe les yeux, ne vise pas la peinture, mais le tableau; elle n’a pas à voir avec la matière qui façonne les choses (les couleurs sur la palette, l’épaisseur des pâtes, les couches), mais à cette visualité qui trompe l’oeil.

Cela pour en venir à la Raie dépouillée. À son sujet, Diderot s’en prend encore à l’exactitude, selon le mot de Batteux : l’objet peut être “dégoûtant, mais c’est la chair même du poisson, c’est sa peau, c’est son sang”, d’où l’on apprendra “le secret de sauver par le talent le dégoût de certaines natures” (Ibid). Apprendre, c’est-à-dire voir et peut-être se renseigner, et donc savoir que cela est possible; beaucoup plus difficilement apprendre dans le sens de connaître et donc de pouvoir décrire, et moins encore enseigner, vu que le tableau — le signe comme force référentielle, illusion à la limite, — nous renvoie ici à la peinture — le corps signifiant du signe, la matière des choses dans sa fiction. Voici donc ce que la raie devient : “des couches épaisses de couleur appliquées les unes sur les autres et dont l’effet transpire de dessous en dessus… une vapeur… une écume légère qu’on y a jetée”. C’est vrai, “approchez-vous, tout se brouille, s’aplatit et disparaît; éloignez-vous, tout se crée et se reproduit” (Ibid : 139-140).

Diderot ne prive pas d’investir la matière du signe (couches de couleur, pâte) d’un sens figuratif (vapeur, écume) au moyen d’un effet d’exsudation ou, comme il dit, de transpiration. Il fait donc l’aller-retour du tableau à la peinture.

Néanmoins, c’est de la liberté de l’artiste qu’il s’agit dans ce mouvement. De quoi parle-t-il au fond, si ce n’est de cette désinvolture qu’a l’artiste à l’égard de sa technique, celle-ci ne devant pas être un instrument de rigueur qui ne parviendrait à la représentation exacte des choses qu’en coupant ses ailes à la liberté, mais tout le contraire? Car c’est la technique qui se fait souple et maniable au moyen du talent du peintre jusqu’à trouver ce point où l’on ne sait plus comment les contraires se trouvent et s’allient, et la rigueur devient spontanée, la technique fraîche, l’exactitude libre. Voilà la “belle nature” de Batteux. Et Diderot le sent bien : elle est au point où l’“on n’entend rien à cette magie” (1967: 219). La phrase se pointe à endroit où le tableau (“la nature même”) cède sa place à la peinture (les “couches épaisses de couleur”), ce carrefour où tout se mélange.

On saisit mieux ici la fâcheuse remarque de Todorov à propos de l’affirmation de Batteux. Mais alors que face à l’exactitude de la représentation, la liberté soit l’inexactitude, tel qu’il le pense, n’est certain que pour une raison qui, loin de viser à la perception esthétique du monde dans le représenter de la peinture, s’adresse à sa compréhension logique. L’inexactitude, qui serait un point d’incorrection, nous renvoie alors, à mon avis, à cela même qui dans la représentation figurative fait l’“imperfection” des signes : le caractère de l’artiste, son expression. Parce qu’un signe n’a pas une signification malgré son corps, mais avec lui.

Quel sens y aurait-il sinon à ce que Zola fasse tenir à Claude, le peintre de son roman L’oeuvre, des propos tels qu’étant notre pensée “le produit du corps entier”, l’artiste n’a pas à donner ce qu’il a dans la tête mais “dans le ventre”, et ceci en valorisant dans la peinture une nature dont les morceaux seraient “jetés sur la toile, vivants, grouillants”, pour en venir ainsi a une “passion de la chair vivante”? (Zola 1959 : 51, 106-107, 218 sq.).

En parlant de peinture donc, cela ne peut que renvoyer à l’effectivité esthétique de la contradiction de Batteux : une exactitude n’étouffant pas la liberté.

Symptômes et symboles

Or, la manière dont nombre d’auteurs approchent le problème de l’expression dans l’art est pour le moins assez claire : l’expression serait une sorte de contenu incorporé — et cela d’une façon indéniable — au style qu’on appelle “personnel”. Il en va ainsi depuis au moins le XIXe siècle, quand le romantisme impose avec maintes raisons l’idée que la valeur esthétique d’une oeuvre, étant liée autant au caractère qu’au tempérament de l’artiste, et donc (pour faire court) à son état d’esprit au travail, on la trouve dans une expression qu’on désigne bien souvent par le mot “caractère”, qui, à son tour, devrait pouvoir caractériser cet artiste dans son individualité. C’est dire, logiquement, qu’identifier l’expression de l’artiste dans sa disposition thymique (son “humour”) ou son pathos (émotion, sentiment) est le premier pas, immanquable, menant à une expression qui serait propre au sujet créateur, expression qui serait une signature, et donc un style… Comment dénier à l’expression — dans le sens le plus large du mot —, ce rôle pathémique prêté à l’oeuvre d’art par le romantisme? Bien au contraire, il paraît même que les oeuvres dépassent cette mission en nous montrant une double face. C’est à peu près le critère de Susanne Langer lorsqu’elle voit deux sens dans l’expression : l’un est emprunté à “l’auto-expression, manifestation de nos sentiments”, et l’autre à “l’exposition d’une idée… au moyen du droit usage des mots” (1962 : 92 sq.).

Voici les symptômes et les symboles. Pour les uns, c’est l’auto-expression liée à l’exécution[2]; pour les autres, la projection d’une idée, l’annonce d’une conception mentale. Bien que les deux soient des signes, leur différence tient à ce qu’un symptôme — qui en fait est un signe indiciaire (ou indexical) au sens de Peirce — a un rapport direct, de proximité ou de contiguïté avec son objet, tandis qu’un symbole renvoie à son objet au moyen d’une habitude, une loi, soit-elle collective ou bien — en parlant d’art — particulière. En médecine, une fièvre est un symptôme et nous annonce une infection possible, alors que quelques traces noires sur la chaussée d’une route sont l’indice probable d’un coup de frein de la part d’un véhicule quelconque. Et le coup de pinceau de Van Gogh est-il le signe (indiciaire) d’un tempérament nerveux au même sens où la lueur d’un feu dans la nuit ou une odeur étrange émanant de la cuisine sont autant de signes que quelque chose brûle? Ce ne sont que des exemples, et assez banals, faut-il le dire, de signes indiciaires, non pas des symboles. En revanche, la peinture d’une femme avec un enfant dans les bras, qu’il s’agisse ou non d’un portrait, peut bien être un symbole — une réplique, nous dirait Peirce, le symbole étant en soi une idée générale — de la maternité, humaine ou divine, pareillement à un étendard ou un drapeau par rapport au pays qu’il représente. Un symbole, nous apprend Peirce, n’est en aucun cas un objet particulier, mais appartient à une classe d’objets. Nous disons “le” drapeau français, espagnol ou italien, qu’il soit en tissu coton, papier peint sur le mur, de grandes ou petites dimensions, et sauf à se référer à l’un de ces exemplaires concrètement nous ne parlons pas de l’un ou l’autre de ces drapeaux possibles, mais à l’idée qui est la cause de leur existence possible. Par contre, un symptôme, ou signe indiciaire, est toujours et forcément un “cas”, un fait, une donnée; bref, jamais une catégorie comme le symbole. Un signe indiciaire n’est pas une catégorie sauf — et ceci est à remarquer — lorsqu’il s’affirme dans l’expression en raison de sa régularité, et même sa persistance, en instaurant alors un style artistique. C’est bien le cas, trop peu étudié à mon avis, du pinceau de Vélasquez, le Goya des peintures “noires”, ou de Van Gogh. Dans tous ces cas, et bien d’autres, le coup de pinceau (la réalisation matérielle, soit le “métier” ou la peinture), donc la touche, est responsable d’une individuation qui, tout en passant par le style, donne à l’oeuvre une signification symbolique. Une signification, j’ajoute, en plus et en deçà de la dimension symbolique potentielle qu’offre l’image (le tableau).

Il y a, en effet, plusieurs classes de signes. Et tous, ou presque tous, que ce soit dans l’art ou ailleurs, combinent deux fonctions ou plus. Mais le plus remarquable n’est pas là. Il faut examiner comment se produit cette combinaison dans la création esthétique tout en essayant de saisir soit par quels moyens un coup de pinceau “symptomatique” comme celui de Van Gogh, si expressif soit-il, commande, empêche ou bien renforce la signification de cette peinture, soit pour quelle raison la brutalité dans la réalisation d’un longue série de toiles de De Kooning, notamment celles des années 50 qui représentent malgré tout des corps féminins, surpasse ce manque de soin de la réalisation sommaire — le “balai ivre” dont parlait Gautier à propos de Delacroix — ainsi que l’agitation dans les pâtes; elle déborde même la férocité dans le travail (notons en passant que parler de “férocité” est déjà interpréter symboliquement), pour donner à la réception l’effet des personnages malmenés, des corps nus brutalisés, signe à peu près certain, dirait-on, d’une possible aversion pour la femme…

Constance de l’expression, genèse du sens

C’est Meyer Shapiro qui distingue, dans son essai “Style” de 1962, ces deux valeurs dès la première ligne : “Par “style” on entend la forme constante — et parfois les éléments, les qualités et l’expression constants — dans l’art d’un individu ou d’un groupe d’individus” (1982 : 35). Si un style se fait remarquer à cause d’une constance dans l’expression, c’est qu’il a son origine là-dedans, — le style, serait-il une expression constante, voire obstinée? —, ou bien parce qu’il inclut toujours une expression — pas de style alors, sans expression —, ce qui revient à peu près au même. Mais ces concepts qui ont ici une connexion nécessaire ne s’identifient pas pour autant. Et ce n’est pas tout. Admettons qu’un style d’ordinaire puisse être décrit au moyen de trois aspects de l’art : “les éléments formels ou motifs, les relatios formelles et les qualités (y compris une qualité d’ensemble que l’on peut appeler l’”expression” (CP. : 54). Il devient évident qu’en effet il y a une constance expressive — affirmation par assiduité, ténacité même — dans laquelle on peut reconnaître une fonction sémantique liée à une volonté (un dire intentionnel) (Idem : 39). Même si ce n’est que provisoirement, nous pouvons inférer que le style dans une oeuvre d’art découle d’une subjectivité individualisante qui s’assure dans l’expression en produisant une genèse du sens.

Il n’y a pas qu’un contenu sémantique accroché aux deux concepts, mais aussi un chemin à parcourir dont l’esthétique phénoménologique de Mikel Dufrenne a ébauché le tracé le plus juste tout en dissociant le style, intimement lié à l’activité créatrice, du travail de l’artiste, de son métier. Nous sommes ici dans un champ très différent à l’“expressionisme” idéaliste de Croce, sinon opposé à lui. L’art, dit Dufrenne, est sans le moindre doute un métier dont le rapport au style consiste soit à le dominer soit à être sous sa dépendence. Mais ce lien enferme tout aussi bien l’expression — ce qui, vraisemblablement, établit le rapport du style à l’expression par le biais du métier. On peut dire alors que l’artiste est dans son oeuvre d’une façon dont l’intensité ou la vivacité dépasse le faire du simple ouvrier. Ce que l’artiste fait est une affirmation (la “constance” de Shapiro), selon une manière d’employer les matériaux qui renvoie à une liberté ayant rapport, à son tour, à une “idée ou vision singulière”. Autrement dit, le style est le lieu de l’auteur, explique Dufrenne : “Il y a style lorsque je discerne, même sans pouvoir l’exprimer, une certaine relation vivante de l’homme au monde”. Le style est “ce ‘style de vie’ […] que je saisis immédiatement dans l’oeuvre au moyen des traits du métier, sans m’arrêter à eux et à la rigueur sans les apercevoir” (1953 : 150-51).

Si cela ne suffit pas, voyons maintenant ce que dit Dufrenne de la signification, quel sens il donne au mot, sans pour autant abandonner celui qu’il revêt en sémiotique. On appelle “signification” la manière dont certaines entités du monde — les pommes de Cézanne, un cyprès de Van Gogh, les corps de De Kooning — se montrent dans une oeuvre qui les a comme objet de référence[3]. C’est pourquoi à propos des “traits du métier” qu’on ne distingue pas à la réception, Dufrenne nous fait remarquer qu’une telle omission ressortit probablement à ce qu’“ils m’apparaissent pleins de leur signification et comme transfigurés par elle, selon cette immanence de la signification au signe qui définit l’expression”, tout en ajoutant que c’est ce qui fait que “la touche de Van Gogh est le tragique de Van Gogh” (Ibid. : 151).

À mon avis, ce va-et-vient du métier à l’expression et de celle-ci au style, qui à son tour revient au métier qui le contient, — ce que j’essaye de formaliser dans le schéma qui suit —, bien qu’il n’arrive pas à distinguer les concepts, a toutefois l’avantage de nous faire voir la nécessité de cette tâche de “relais” au moyen de laquelle une chose paraît laisser sa propre signification à la suivante, et ainsi de suite, en exhibant à la réception non pas une signification concrète, menant nos pas vers un signifié quelconque, mais plutôt un glissement sémantique sans solution de continuité. Ce qui n’est pas peu. Prenons une peinture quelconque, le cyprès de Van Gogh, par exemple : nous y reconnaissons cette immanence au signe de la signification dont parle Dufrenne, c’est-à-dire nous n’y voyons pas qu’une simple adhérence, un arrangement quelconque de choses inséparables. Rien n’empêchera que nous trouvions, entre le tableau et le monde (objet de son imitation), une relation par l’entremise de l’auteur.

Nous savons donc, au moyen de l’esquisse théorique de Dufrenne, que “le métier est une signature” de son auteur, et qu’au travers de l’oeuvre, qui est un signe, une volonté responsable de l’expression devient immédiatement compréhensible dans cette signature, c’est-à-dire la technique ou le langage de référence au monde qui en est le sujet. Une expression, faut-il ajouter, est toutefois renforcée par le style, du fait même de son renvoi au sujet — l’auteur dans son oeuvre — qui est là présent comme signature. Et ceci au sein d’un processus dont la circularité, naturellement, ne devrait pas nous être indifférente.

Figure 1

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L’auteur, au moyen de son métier, produit le signe (signature) qui va nous renvoyer à un objet du monde (référence), lequel, à son tour, étant pour ainsi dire un échantillon de style, et donc un objet marqué, accorde un sens à l’ensemble (sémantisme) en faisant allusion au sujet artiste qui en est le producteur.

Essayons maintenant d’assigner à l’expression artistique un contenu analogue à celui de l’expression “linguistique”. Nous l’aurons ainsi séparée du style. On parvient ici non seulement à distinguer ce qui, à un moment historique quelconque, est une manière de l’art — style gothique, baroque, etc., de notre point de vue, un simple modèle d’expression collective; nous venons aussi à ce moment (le XVIIIe siècle, avec Diderot, Goethe puis Schelling) où le caractère en peinture naît d’un acte qui, ajouté à la mimèsis de tradition classique, vivifie, “remonte” la représentation en la hissant au rang de création. L’expressivité de l’artiste rentre ainsi sur scène accompagnée d’une conscience du style personnel apte à la diriger. Autrement dit, il s’agit d’une conscience dans laquelle réapparaît le style comme une force chargée d’individuer sémantiquement l’expression.

Le style serait donc ici un germe sémantique, un sens intentionnel mis en avant par l’expression, sur laquelle il agira à son tour pour en faire une force d’individuation symbolique. (Ajoutons que cela, considéré dans son ensemble, décrit la scène du concept moderne de création.)

Représenter-formaliser et bouleverser-exprimer

Ernst Meumann, dans un texte fort de convictions, distingue carrément une chose et l’autre… non sans mettre de côté cette aptitude qu’à le style à individuer une oeuvre en passant par l’expression. Une oeuvre d’art, selon lui, est produite par une double impulsion, d’une façon qui n’est sans rappeler l’esthétique schillérienne. La première, formalisante, Meumann l’appelle représentation; à la deuxième, qui a un effet bouleversant (sur les formes), il réserve le terme d’expression. Sur cette base, il détermine quatre principes pour l’art. Le premier répond aux lois générales de la création humaine, le deuxième aux lois de la création artistique, et le troisième au milieu : l’influence du lieu et du moment historique. Ces trois principes, réunis pour donner une raison à la première impulsion formalisante, sont “les lois du style”. Avec cela, le style n’est que la disposition dérivée de quelques lois générales et, en même temps, l’ordre qui intéresse la représentation (mimèsis); il est donc une sorte de structure de régulation pour l’oeuvre. Mais il y a un quatrième principe qui réside dans une force d’individuation présente lorsque l’artiste, captant cette disposition qu’est le style, s’en sert en l’exploitant, ou bien la bouleverse avec l’expression :

l’impulsion (Trieb) vers l’expression… est en soi-même informe, privée de plan ou d’intention; elle est l’impulsion primaire d’expression du sentiment en général… En revanche, l’impulsion de représentation dans une forme déterminée doit engager nécessairement une restriction… [afin de] sélectionner et limiter constamment la forme d’expression

Meumann 1947 : 71

Le système esthétique de Meumann, en fin de compte, fait du style un vecteur garant, si je puis dire, d’une sorte de surmoi qui viendrait dire à l’artiste — l’inconscient producteur? — jusqu’où il peut aller sans détruire le monde dans la représentation. Et, plus important encore : il suggère que lorsque le style est présent à un degré assez haut, l’expression est moindre (c’est l’art classique, la mimèsis “de tout temps”), ou que lorsque l’expression prend de la vigueur, le style s’affaiblit à son tour (c’est l’art moderne, très individué, dont le morcellement ou la confusion du monde dans la représentation n’en est que l’anéantissement).

Cependant, même s’il n’y pas assez d’espace ici pour la considérer dans tous ses détails, notons que la théorie de Meumann offre d’autres développements. En particulier, il faut en tirer l’idée d’une intentionnalité liée à la création du style. Je veux dire par là qu’il y a d’abord une volonté formelle, un vouloir faire; et ensuite que, même si cette volonté dépend d’une raison consciente en quête du monde comme son objet de connaissance, cela n’empêche guère que ses racines plongent dans un instinct qui n’a rien de conscient (cf. Greimas-Courtés 1993 : 190, art. “Intention”). Ce n’est pas tout à fait contraire à la théorie de Meumann, plutôt dédiée à la polarité des impulsions (Triebe) de Schiller dans ses Briefe, car il n’y a pas d’activité restreinte susceptible de nous faire envisager chacune des impulsions suivant une direction d’exécution qui s'opposerait à une autre.

Il y a donc un dispositif qui stimule l’expressivité dans un mouvement à double régime : soit les raisons théoriques de Zola lorsqu’il met l’accent sur la réalisation de l’oeuvre, son exécution, soit celles de Croce dont la philosophie de l’art comme expression vise uniquement à la conception mentale, l’idée de l’oeuvre.

La main et la tête : exécution, conception

Réunir Zola et Croce dans un même dessein pourrait sembler hors de propos. Ce serait même un manque de respect, puisqu’en faisant ainsi nous aurions associée l’expression artistique, confinée par Croce à la “conception mentale”, création de l’esprit sans plus à la réalisation matérielle de Zola, possible mais tout à fait superflue pour Croce. Or, que ce dernier ait pu penser que Las meninas de Velázquez, aujourd’hui au Museo del Prado, n’était plus, comme d’ailleurs les tragédies de Shakespeare, que l’ennuyeuse exécution, de moindre importance, des “vraies menines” que Velázquez aurait eu dans son esprit avant de se décider à barbouiller sa toile avec de la peinture, c’est bien son affaire. D’autant que le tableau a l’air justement de nous dire, entre autres choses, que l’univers de la représentation, avec la signification qui l’accompagne, ne naît pas ni ne s’organise avant ou après, mais bien pendant la réalisation de l’oeuvre, tandis que Croce conçoit l’acte de création comme accompli au moment où un signifié possible jaillit dans l’esprit de l’artiste, tout étant là dans une authenticité que le signifiant ne fera ensuite qu’édulcorer.

Dans l’exécution de l’oeuvre, il y a une impulsion, un élan dont l’oeuvre porte l’empreinte, et dont la plus ou moins intensité renvoit à un tempérament à travers lequel on touche le fond instinctif de l’artiste. Lorsque Nietzsche parle d’un pathos du style qui est source des signes, qui est rythme et geste, il fait possiblement référence à cette dimension du faire qui se trouve, d’abord, dans le Goya les plus impétueux, et se trouvera ensuite dans la “gestualité” picturale, deux modèles exemplaires. La conception est donc simultanée avec l’exécution menant à l’oeuvre, comme activité eidétique dont la variation sur l’axe du simple et du complexe dévoile une attitude mentale de l’artiste face au monde. C’est une application intellectuelle que l’on sentirait à peu près “pure” chez Piero della Francesca, puisque, en gommant les empreintes du travail — “la force imprimante” et “les pressions du tact” dont parle Serres (1985) —, on esquive le niveau correspondant au tempérament avec une représentation réduite à un degré minimal d’expression. On peut formaliser cette conception au moyen d’un schéma comme celui de la figure 2.

Fig. 2

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Admettons alors qu’à un taux minimal d’expression corresponde une claire neutralité personnelle, ou une moindre individuation. L’oeuvre de Piero della Francesca l’exemplifie alors jusqu’à l’insolite : on dirait qu’il y a une épargne énergétique; son travail manifestant une sorte de précaution tactile qui range ses tableaux parmi les plus clairs dans l’ordre de la représentation qui incline vers l’illusion visuelle. Sans marques, un tableau de Piero est une composition de formes iconiques (hypoiconiques, selon Peirce, du fait même d’une forte iconicité) renvoyant à des entités tout à fait identifiables dans le monde naturel. L’oeuvre trahit sa condition. Et, se défendant d’être “oeuvre”, elle chercherait à être vision pure, mirage. Il me semble trop facile de bloquer la question dans une alternative, à la manière de Meumann, et de prétendre trancher avec un mot, celui de “froideur” pour la peinture de Piero. La froideur du peintre serait alors de l’indifférence, du détachement, découlant d’un faire dont la conscience raisonnante se tourne vers l’expression pour s’y dissoudre ensuite en la fondant. C’est cela justement qui fait de la peinture un langage de netteté que l’attention portée à la référence iconique n’empêche pas d’être un cas raisonnable d’individuation. Je veux dire par là que la neutralité n’est pas forcément dépersonnalisation, expression anonyme…

À ce stade, on devrait en venir à notre capacité de percevoir la différence des styles. Il suffit d’un apprentissage visuel pour être capable de distinguer un Piero della Francesca d’un Paolo Uccello, un Rembrandt d’un Vélasquez, ou bien pour reconnaître la singularité d’un Picasso, d’un Grosz ou bien d’un Kokoschka, à l’aune d’une unité d’expression commune dont chacun de ces artistes serait l’échantillon. On a aucun mal à distinguer un tableau de la Renaissance italienne d’un autre tableau flamand de la même période. Et cela reste possible même si nous méconnaissons la storia, c’est-à-dire le contenu thématique de la peinture et son auteur. Il y a une raison à cela qui nous dirige vers une définition possible : le style “personnel” est un ensemble de traits distinctifs qui se manifestent dans un cadre social qu’il dépasse avec une spécificité qui est, à proprement parler, le signe de son origine.

Le problème, néanmoins, résidait dans le besoin de dépasser des appréciations fondées sur les effets de la perception et les interprétations, même si elles se fondent, elles, sur des preuves, pour en venir à la détection de l’expression et du style, et ce, sans les confondre.

L’expression des formes et le style

Admettons que l’art soit un langage, et, dans la foulée, admettons aussi qu’il a une Langue, ou un système, même s’il lui manque la rigueur du langage naturel, d’où l’oeuvre procéderait. La Langue serait ici un ensemble de procédés visant à la représentation des formes dans un but sémantique, et dont la sélection et la composition permettent l’expression. Nous y trouverions un niveau du possible, ou, si l’on préfère, la virtualité du sens, de même que nous trouvons dans l’expression son actualisation socialisée, dernière étape visant à structurer quelques-uns des procédés de la Langue dans une finalité sémantique (qu’il s’agisse, avec les différences qu’on comprend, des Ménines de Vélasquez, d’Hamlet ou de Don Quichotte). Le style serait alors une réalisation personnelle qui, par le biais de l’utilisation de certains matériaux, vise à la singularisation de cette finalité à laquelle je viens de faire référence. Tandis que l’expression serait un langage actualisé et socialisé — Les Ménines ou La Fiancée juive —, le style serait sa réalisation ou son achèvement, sa conclusion individuelle : la main de Rembrandt ou celle de Vélasquez en train de singulariser pendant l’exécution l’une ou l’autre des deux oeuvres.

Primo, par l’actualisation socialisée du langage, je veux dire que l’oeuvre s’établit comme un “message”. Une oeuvre, étant une mallette de sens, peut être éprouvée et partagée. Secundo, qu’il y ait réalisation dans l’individualité veut dire que le style modifie et même entrave cette dernière possibilité moyennant une intentionnalité[4] qui accorde au produit une signification spécifique en rapport avec le caractère.

Appeler “style” des unités d’expression comme l’art gothique ou le baroque, le cubisme ou l’impressionnisme, n’est pas erroné, mais altère, au fond, le sens originaire du mot qui s’étend à la multiplicité des pratiques personnelles déterminées soit par un style-ambiance, soit par la “moyenne du style” dont parle Zola (1971 : 219 sq.), poussant ainsi l’artiste correct, mais souvent sans personnalité, vers des chemins déjà explorés, des modes dans l’expression, des habitudes dans l’emploi du langage. Bien sûr, ce n’est pas contraire à l’idée selon laquelle chacune des unités d’expression nommées, et maintes autres existantes, ne sont que le résultat formel de pratiques établies au moyen de solutions stylistiques assez différentes. Bien entendu, lorsqu’on parle du “style cubiste”, ou du “théâtre élisabéthain”, on fait allusion à une moyenne de langage dont nous pouvons inventorier les procédés; nous parlons d’une unité d’expression dans laquelle est actualisé ce langage — cubisme synthétique, par exemple, ou drame élisabéthain — des auteurs dits “universitaires”. Et c’est ainsi que, par la suite, nous parlerons du cubisme de Picasso, différent de celui de Braque ou de Gris, ou bien, à un autre niveau, du théâtre de Shakespeare dans son rapport à celui de Marlowe, dont la différence n’est pas due à une expression qui les relie tous, peintres, d’un côté, dramaturges, de l’autre, mais à un style personnel qui les distingue au-delà des traits individuels.

Il n’y a qu’une formule qui, tout en exprimant un langage architectonique, disons, nous autorise à comparer une cathédrale française du XIIe siècle avec une certaine typologie d’édifice religieux anglais postérieurs de quatre siècles — sans oublier le rapport de ces deux édifices à ce qu’on appelle l’art gothique. Pareillement, il n’y a qu’une formule qui nous conseille d’allier une tête peinte par Paolo Uccello à une autre de Mantegna, ou même de Léonard, de Dürer ou de Pontormo. Et, tout en étant un exemple collectif d’expression, cette formule est encore loin d’admettre que nous reconnaissons chacun de ces artistes si ce n’est par leur style. Somme toute, il n’y a que le style personnel qui nous autorise à voir dans chaque oeuvre une origine, à la reconnaître comme faisant plus ou moins partie d’un milieu, ou d’y découvrir tel auteur plutôt que tel autre.

Définir le style. La “différence”

Une oeuvre d’art se révèle vraiment telle lorsque sa réception y introduit une dimension sémantique. Non pas que l’oeuvre soit là, vide de sens, à patienter en souhaitant qu’on vienne lui donner ce qu’elle n’aurait pas d’elle-même. Si un contenu sémantique n’est pas la condition sine qua non de la valeur artistique de l’oeuvre — l’Enterrement à Ornans de Courbet aurait-il plus de valeur plastique en raison du contenu de type social qu’on lui sait? —, en revanche, un contenu quelconque est indispensable pour constituer sa valeur dans la mesure même où chacun doit pouvoir y trouver un sens. L’oeuvre est ainsi d’elle-même, sémantiquement, un possible — un may-be, comme dirait Peirce — qui devient effectif, et donc réel, dans la réception. L’introduction d’un sens dans ce qu’il y a là à voir se manifeste alors comme un enchaînement dans lequel un signe se rapporte à un autre signe, qui, à son tour, réfère à une individualité promotrice de la “différence”. Admettons-le, en donnant au style une formule structurée en quatre parties dont la dernière nous fournit un nouveau point.

Le style est (a) la différence individuante, (b) dérivant d’une intentionnalité, qui (c) a imposé à l’oeuvre une réactivation mantique, (d) par le biais d’une modification du code implicite dans l’expression.

L’expression, signifiante en elle-même, se charge d’un style qui en fait un “message” personnel, une forme individuée. “Se charge”, c’est-à-dire que le style est une variation imposée au sens correspondant à l’expression, puisqu’il la garantit ou la conteste, la refuse même, soit au moyen de l’affirmation avec amplification ou intensification, soit par modification ou transformation, dénégation implicite, etc. Ce que nous connaissons comme le “style Van Gogh”, n’est-ce pas une sorte de force dont l’apparition dans quelques traits des formes de ses tableaux intensifie l’expression plastique en nous donnant la possibilité d’y percevoir une personnalité (celle de Van Gogh) et non pas une autre?

Caractère de l’art

On a appelé traditionnellement “caractère” dans l’art une expression accrue au moyen d’un tempérament individuel responsable du style. Ce tempérament est donc la force d’individuation dans un processus de signification qui s’accomplit entièrement dans la réception de l’oeuvre.

Soit un amateur de Rembrandt qui tombe par hasard, chez un marchand, un antiquaire, sur un de ses tableaux qu’il n’avait pas encore vu et que, toutefois, il rapporte aussitôt dans son esprit au peintre qu’il préfère. Évidemment, avant de pouvoir verbaliser cette expérience de la possible “découverte” d’un Rembrandt, il aura perçu un objet différent de maints objets de l’activité humaine, un objet dans lequel il aura identifié une oeuvre d’art. Jusqu’au moment d’en venir à la pensée que “ceci est un Rembrandt”, un tel acte a été à peu près banal. Néanmoins, il évoque dans son ensemble le premier pas par lequel la possibilité que le tableau trouvé soit, par exemple, un Vélazquez est écartée. Il n’est pas question ici d’une grande connaissance ou d’un bagage culturel poussé : il n’y a qu’à être ce qu’on appelle un amateur raisonnablement compétent du peintre hollandais. Mais ce qui nous intéresse est que cet acte, tout autant qu’un autre acte de perception, embrasse à la fois un automatisme instinctif et une habitude culturelle, si bien que l’expérience référée aura été quasiment instantanée et, par ce fait même, presque, sinon totalement, prédiscursive. Je veux dire que devant le tableau, antérieurement à toute énonciation possible, il y a eu le pressentiment d’une différence, appelons cela singularité ou écart, que l’amateur croit identifier. D’abord, il a fallu reconnaître l’intentionnalité (c’est le terme qui lui convient mieux), pour ensuite attribuer à l’objet ce que nous avons appelé un principe d’individuation. Et je dis bien attribuer, parce qu’un tel principe devait se trouver, sans pour cela nier son appartenance à l’oeuvre, quelque part dans cet amateur avant de s’extérioriser, lorsqu’il est confronté à l’expérience de “trouver un Rembrandt”… Ce qui explique que l’amateur soit en même temps un connaisseur dans le sens le plus littéral du mot, nous exprimant son savoir, et par conséquent sa compétence. Un tel principe est plutôt un signe mental, dont le rapport à l’interprétant peircien ne fait aucun doute, concernant le “style Rembrandt” que notre amateur croit reconnaître puisqu’il réussit l’accommodation au tableau repéré.

Ce fait qu’une oeuvre s’accorde et “réponde” ainsi à une attribution, comme dans l’exemple que l’on vient de voir, nous apprend qu’elle a produit un effet perceptif capable d’entraîner l’expérience en attisant d’autres signes de manière à déclencher, à son tour, un processus qui atteigne la conscience du récepteur et le persuade que ce qu’il a devant lui, c’est un Rembrandt. Identifier ainsi dans une peinture le “style Rembrandt”, implique que l’expérience dans son ensemble peut déjà être énoncée comme un acte du genre : “regarder un tableau méconnu que j’attribue à Rembrandt”.

Pour conclure

Sans rien oublier de ce qu’on a dit, et très spécialement cette dernière définition du style, ajoutons encore, pour terminer, que si l’on peut comparer l’expression dans une oeuvre, soit-elle peinte ou littéraire, aux racines d’un arbre, le style devrait être comparé à ses parties aériennes, et plus particulièrement à l’houppier de l’arbre (branches, feuilles). L’expression, alliée à l’intention consciente, évoque la souche, tandis que le style, plus proche du pulsionnel, fait de l’oeuvre un jaillissement, une émergence. Et, lorsqu’un artiste parvient à définir cette combinaison — disons même à l’ancrer, pour éviter l’immobilité, voire la fixation du routinier —, son oeuvre peut atteindre une puissance symbolique qui participe des variations que l’artiste lui-même lui impose par son travail.

Cela met en évidence que répéter, refaire ou copier carrément le style d’un artiste, c’est prendre dans ses bras un corps vivant pour se retrouver tout à coup avec un cadavre. À l’exemple du peintre Juan Manuel, le fils du Greco, lorsqu’il prétend continuer le travail, voire le style, du père mort; ou encore des continuateurs du style de Goya (Alenza, Lucas) ou des peintres qui se déclarent “picassiens” sans rien faire d’autre que de pâles copies du maître. Chaque fois que cela arrive — Juan Manuel, Alenza ou les picassiens — l’expression est là bien présente. C’est le style qui est décédé avec l’auteur.