Corps de l’article

Introduction

Les récents débats en études cinématographiques sur le statut sémiotique de l’image de synthèse au cinéma ont mis l’accent sur la question de l’index (au sens de Peirce, bien entendu). L’un après l’autre les théoriciens du cinéma annoncent la fin du 7e art tel qu’on le connaît depuis les premières projections des frères Lumière en affirmant tous en choeur que l’image photo-filmique n’était, dans les termes de Pierre Barboza, qu’une “parenthèse indicielle dans l’histoire des images” (1996), parenthèse qui s’est maintenant refermée avec l’arrivée de l’image de synthèse. Ces propos font écho à ceux de Lev Manovich selon quoi “le cinéma n’est plus une technologie médiatique de l’index, mais un sous-genre de la peinture” (2001 : 95), ainsi qu’à ceux de Nicholas Mirzoeff pour qui, dans l’environnement numérique, “la photographie a cessé d’être un index de la réalité” (1999 : 88). Je pourrais encore puiser de nombreuses citations du même genre chez des auteurs comme David Rodowick, Sean Cubit ou William Mitchell selon qui le cinéma et la photo semblent aujourd’hui avoir perdu contact avec la réalité. Or, dans un article que j’ai publié il y a quelques années dans CINéMAS en collaboration avec Marc Furstenau (2002 : 69-108), j’ai tenté de démontrer que ce diagnostic — dans la mesure où il repose sur la conception peircéenne de l’index — fait foi d’une profonde incompréhension de la théorie sémiotique de Peirce. En outre, les nouvelles images de la photographie et du cinéma, même quand elles profitent de la technologie informatique, ne sont pas moins indexicales qu’avant et ne sauraient l’être d’un point de vue strictement logique. Ce qui ne signifie pas toutefois qu’il n’existe aucune distinction pertinente au plan sémiotique entre l’image photo-filmique d’une part, et la peinture, le dessin, ou l’image de synthèse d’autre part. Dans ce qui suit, je reprendrai certains des propos tenus dans l’article de CINéMAS pour les appliquer surtout à la peinture et à la photographie (et, à travers elles, au cinéma et à l’image de synthèse) dans le but de pousser plus loin l’exploration des caractéristiques sémiotiques qui permettent de distinguer ces deux principaux paradigmes de l’image.

L’index et l’image

Il convient d’abord de bien saisir en quoi la thèse de la “parenthèse indicielle” échappe à la pensée peircéenne. Commençons par souligner que selon la phénoménologie de Peirce tout ce qui peut être présent à l’esprit doit l’être selon les trois catégories de Premièreté, Deuxièmeté et Troisièmeté et doit donc posséder des propriétés monadiques, dyadiques et triadiques. Tout phénomène est ainsi susceptible d’être représenté ou de représenter selon l’une ou l’autre de ces propriétés, c’est-à-dire de façon iconique (par une ressemblance à une qualité qu’il possède), indexicale (par une connexion réelle à quelque chose), ou symbolique (en étant interprété ainsi). De surcroît, ces trois façons de représenter doivent être présentes pour qu’un signe authentique représente véritablement son objet : l’icône garantit que le signe connote son objet; l’index garantit que le signe dénote son objet; et le symbole garantit que le signe soit interprété comme représentant son objet en déterminant un autre signe plus élaboré — le signe interprétant — à le représenter également.

L’indexicalité correspond donc à cette fonction sémiotique selon laquelle les signes indiquent leur objet. Sans index, nos représentations ne renverraient qu’à des objets entièrement vagues et indistincts ou généraux et sans ancrage dans le monde; elles ne sauraient dénoter et ne pourraient donc être sensées[1]. Ainsi, au sein d’une proposition, l’index sera ce qui a pour fonction de diriger l’attention vers l’objet dénoté. Cela peut-être un adjectif démonstratif comme “ce” ou “cette” si je dis, par exemple, que “cette table est solide”; mais l'index peut aussi être fourni par le contexte ou par un geste de la main qui pointe en direction de la table en question. Ainsi dans une pièce où il n’y a qu’une seule table, l’énoncé “la table est solide” se voit “indexé” — c’est-à-dire relié au monde — par le contexte communicationnel : pas besoin alors d’utiliser un autre signe linguistique (l’adjectif démonstratif, par exemple) dans un rôle indexical car les interlocuteurs comprennent d’emblée qu’il s’agit de la table qu’ils ont devant eux. Bien entendu, les propositions sont des symboles, c’est-à-dire que leur “être”, comme dit Peirce, est d’être interprété (soit par convention, soit par habitude). Un symbole qui ne serait pas interprété ne serait rien du tout. En soi, les symboles ne s’appliquent qu’à des objets généraux. Ainsi, hors contexte ou encore dans le contexte d’un manuel de grammaire, les énoncés “la table est solide” ou “cette table est solide” ne peuvent s’appliquer à rien de précis sinon à toutes les tables possibles qui possèdent la qualité de solidité. C’est donc l’index qui permet à la proposition d’être sensée et qui lui donne le pouvoir de s’appliquer au monde. En situation de communication normale, la proposition “cette table est solide” pourra conduire notre interlocuteur à décider de la vérité ou de la fausseté de la proposition. Supposons maintenant un autre contexte. Quelqu’un arrive avec un colis plutôt lourd dans une pièce où se trouve une table. La personne demande où elle peut déposer le colis et nous répondons : “la table est solide”. Ce qui était tout à l’heure une proposition devient un argument (c’est-à-dire un signe plus élaboré, plus complet) selon lequel il est possible, de façon générale, de déposer des objets lourds sur des surfaces solides et, par conséquent, sur la surface en question. Appliqué à la situation du moment l’argument dit : “La table est solide, donc vous pouvez y déposer le colis”. L’interprétant dynamique sera le geste du livreur qui consiste à déposer le colis sur la table en question; mais pour ce faire il faudra passer par l’indexation de l’énoncé qu’offre le contexte et qui permet au livreur de savoir de quelle table il s’agit. En termes logiques, l’index permet ici le passage de la règle au résultat. L’indexicalité, on le voit, est bel et bien une fonction essentielle de la représentation. Or cette fonction suppose un rapport existentiel entre le signe et son objet. C’est-à-dire que ce qui, au sein de la semiosis, occupe la fonction d’index doit être réellement ou existentiellement affecté par l’objet de la représentation. Dans le cas de notre exemple, c’est bien l’existence de la table qui permet au contexte ou à l’adjectif démonstratif (c’est-à-dire à l’index) de lui appliquer indexicalement la proposition. Dans le cas de l’adjectif démonstratif il est on ne peut plus clair qu’en situation communicationnelle sa présence est littéralement causée par celle de la table, sous peine d’inintelligibilité.

Au sein du langage il est donc des signes qui, en situation, ont une fonction indexicale : les noms propres, les adjectifs démonstratifs, les pronoms relatifs, les pronoms indéfinis, les adverbes de temps et de lieu, les prépositions et les locutions prépositionnelles, etc. Ces signes sont importants car ils permettent de relier les abstractions du langage au monde et nous permettent d’agir — comme nous l’avons vu avec l’exemple du colis. Mais de pareils signes n’existent pas qu’au sein du langage verbal. En fait, tout ce qui est affecté par quelque chose d’autre peut servir à représenter, par contiguïté, cette chose qui l’affecte. C’est le cas, notamment, de la girouette tournant au vent, de la cicatrice indiquant une blessure, des empreintes de pas ou de doigts, de la fumée comme signe du feu, etc. Il y a souvent une grande confusion qui entoure ces exemples. Or, comme je l’ai souligné précédemment, tout objet présent à l’esprit est susceptible de l’être selon les trois catégories phanéroscopiques de Peirce (Premièreté, Deuxièmeté et Troisièmeté). C’est-à-dire qu’il possède des propriétés monadiques, dyadiques et triadiques qui lui permettent d’être représenté et de représenter en fonction de ces propriétés. Soit, par exemple, le vent et la girouette. Le vent possède, entre autres, la propriété dyadique d’affecter certains objets de façon régulière. Il est alors possible de le représenter sur la base de cette propriété. La girouette, elle, possède la propriété dyadique d’être affectée par le vent et la propriété triadique de le représenter à travers cet effet. Cette propriété de représentation de la girouette est générale et ne se particularise que lorsqu’un vent précis la fait tourner en vertu de l’effet singulier qu’il a sur elle. C’est alors que la girouette fonctionne comme index par rapport au vent — ce qui ne l’empêche pas, par ailleurs, d’agir également comme icône, index, ou symbole selon diverses visées sémiotiques.

Les images aussi, bien entendu, sont susceptibles d’être représentées et de représenter selon leurs propriétés monadiques, dyadiques et triadiques. C’est ce qui permet leur usage dans une quantité indéfinissable de contextes sémiotiques différents qui vont de la signalisation, au documentaire et à l’art. Face à cette complexité, la vulgate simpliste selon quoi la peinture, le dessin, et l’image de synthèse seraient des icônes alors que l’image photo-filmique serait (seule!) indicielle apparaît largement insuffisante. Cette attitude révèle par ailleurs certains présupposés plus ou moins implicites qu’il est utile de mettre au jour.

Dans l’article de CINéMAS déjà cité, j’ai cherché à montrer que puisque n’importe quelle chose du monde — qu’il s’agisse d’une photographie, d’un film, d’une peinture ou d’une image de synthèse — est dyadiquement reliée au monde (ou à la réalité) d’un nombre potentiellement illimité de manières, chacune de ces manières est une façon dont cet objet peut servir d’index. Cela implique qu’il est absurde de prétendre qu’une photo est plus indexicale qu’une image de synthèse, puisqu’il est impossible de quantifier le nombre de manières dont une chose donnée peut servir de signe. Au nombre des choses du monde à quoi une photo est liée existentiellement, on trouve évidemment la chose photographiée mais aussi une quantité indéfinissable d’autres choses dont, par exemple, le photographe qui a croqué le cliché (et sans qui il n’y aurait pas de photo), la focale utilisée, le choix de pellicule, un goût esthétique ou un mouvement artistique, ou encore un boîtier défectueux (ce qui se produit lorsqu’on montre la photo au détaillant chez qui on a acheté l’appareil à titre de preuve ou d’index d’une défectuosité de celui-ci), de même que toute autre chose à quoi une photo donnée peut être associée existentiellement et ce, de façon soit permanente soit ponctuelle. Force est de reconnaître alors qu’une même photo peut servir à représenter indexicalement nombre de choses qui ne sont pas de nature photographique ou esthétique et qui n’ont même rien à voir avec ce qui s’est trouvé devant la focale au moment de la prise de vue. En théorie cela suppose l’existence d’un nombre indéfinissable de signes au sein d’une seule et unique photographie. Ce principe vaut également pour l’image de synthèse, pour la peinture, pour le dessin et toutes les choses du monde. Ce qu’il faut retenir ici c’est que pour déterminer l’objet d’un signe il faut d’abord déterminer son usage — c’est-à-dire la façon qu’on a de tirer profit de l’exploitation sémiotique de ses propriétés monadiques, dyadiques, ou triadiques en vertu d’une visée donnée. Or, de toute évidence, et selon les situations et les visées, il est des usages de la photo qui sont plus habituels que d’autres. Parmi ceux-ci on trouve l’usage qui consiste à voir la photo comme signe, comme représentation, de ce qui a été photographié. Lorsque les sémioticiens affirment que la photo est un index, c’est à cet usage qu’ils font référence comme point de départ implicite — et, trop souvent, comme s’il s’agissait du seul usage possible ou valable qu’on peut faire du lien qui unit la photo à la réalité. Ce qui est visé dès lors est la capacité de la photo à tenir lieu, pour le photographe ou pour un spectateur, de ce qui s’est trouvé devant la focale au moment de la prise de vue et ce, en vertu du lien existentiel qui les unit.

Or c’est précisément cet usage indexical, dit-on, qui distingue l’image photo-filmique des autres formes plus traditionnelles d’images avec quoi l’image de synthèse renoue. C’est ce qu’il faut comprendre lorsqu’on nous explique que l’image de synthèse, pas plus que la peinture ou le dessin, ne sont indexicales. Mais est-ce vraiment le cas? On dira que l’image de synthèse n’est pas causée directement par l’existence de l’objet singulier qu’elle dépeint, comme c’est en général le cas avec l’image photo-filmique non truquée. Mais devons-nous pour autant en conclure à l’absence d’un index en ce qui a trait à la représentation de cet objet? Qu’en est-il, par exemple, d’un portrait comme celui de Napoléon peint par David? Ou bien des images de synthèse du Colisée romain dans Gladiator (Scott, 2000) ou encore celles montrant New York partiellement submergée sous l’Atlantique avant d’être subitement réfrigérée par une nouvelle ère glaciaire dans The Day After Tomorrow (Emmerich, 2004)? Ces images ne sont-elles pas, à quelque titre, des index de l’existence de Napoléon, du Colisée de Rome, ou encore de la ville de New York? L’existence de ces objets n’a-t-elle pas causée leur représentation? Le tableau de David ne constitue-t-il pas, entre autres choses, une des nombreuses traces laissées par l’existence de l’Empereur des français? De même, pour des historiens qui ne s’y trompent pas, les tableaux d’époques lointaines constituent souvent une source intarissable d’indices quant aux habitudes et aux objets (vêtements, meubles, etc.) du passé.

Pour répondre à ces questions, j’ai montré qu’il est utile de distinguer entre deux formes de relations indexicales : la relation indexicale directe et la relation indexicale indirecte[2]. Dans le premier cas on trouve un contact direct entre l’objet et le signe — comme c’est le cas avec la photographie, l’empreinte digitale, la dilatation du mercure sous l’effet de la chaleur, ou encore la girouette qui tourne au vent. Dans tous ces exemples, l’objet agit réellement comme la cause efficiente du signe, lequel est produit de façon dynamique, réactive et directe en rapport avec l’objet. Dans le deuxième cas, le signe est affecté indirectement par l’objet. C’est le cas du doigt qui indique quelque chose en pointant vers elle, des adjectifs démonstratifs et autres signes linguistiques servant d’index, ou encore d’un tableau comme le portrait de Napoléon par David[3]. En outre, si le portrait, qu’il soit photographique ou peint, exige pareillement l’existence de son objet comme facteur déterminant de l’existence du signe, la différence — du point de vue de l’indexicalité — tient au fait que la photographie exige un contact direct entre l’objet et le signe, alors qu’en peinture les deux sont indirectement connectés à travers un autre signe (en l’occurrence le peintre) qui, lui, est en contact direct avec la peinture et en contact soit direct soit indirect avec l’objet. Tout comme le portrait de Napoléon, les images de synthèse sont moins directement connectées à l’objet dépeint que ne le sont les photos traditionnelles. Pourtant le Colisée romain de Gladiator ou encore le navire de Titanic (Cameron), bien qu’il s’agisse d’images de synthèse, jouissent malgré tout d’un réel lien existentiel avec le vrai Colisée ou le vrai Titanic dont ils sont, en quelque sorte, un “portrait”.

Napoléon, le Colisée de Rome, le Titanic, ce choix, bien entendu n’est pas anodin. Tous ces “objets” ont bel et bien existé dans l’histoire de l’humanité, ils ont laissé de nombreuses traces, et sont connus à peu près de tous, autant des producteurs que des spectateurs de ces images. Nous verrons sous peu l’importance que donne Peirce à un tel savoir. Pour l’instant, ce qu’il faut reconnaître c’est uniquement le fait que, dans tous ces exemples, l’existence de l’objet détermine sa représentation même si c’est de manière indirecte. Cela dit, et contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce n’est pas uniquement lorsque l’image montre de tels êtres ou de telles choses que la représentation requiert les services d’un index. Il en est ainsi même lorsque la peinture où l’image de synthèse nous montrent des êtres qui n’ont, à proprement parler, jamais existé. Soit, par exemple, l’homme de la planche anatomique. Même en présumant qu’il ne s’agit pas de l’image d’un individu singulier, comme c’est le cas avec le Napoléon de David, on ne peut pourtant douter que son usage, à titre de symbole, c’est-à-dire comme représentation générale de la morphologie humaine par des étudiants du cours de médecine par exemple, nécessite au préalable la reconnaissance d’un lien existentiel et causal entre l’image et son objet. Cet usage, en somme, présuppose non seulement que l’image soit déterminée par les qualités de la morphologie humaine (selon quoi elle est iconique), mais également par leur incarnation, c’est-à-dire par l’existence réelle de ces qualités dans toutes les occurrences du type général que constitue l’homo sapiens sapiens, auquel type appartient l’homme “imaginaire” de la planche anatomique. Bien entendu rien ne prouve que l’homme dont la planche dépeint les traits a bel et bien existé, mais voilà, l’enjeu de la représentation n’est plus ici l’existence d’un être humain singulier, tel Napoléon, mais l'être d’un type général (la morphologie humaine), dont l’image, en en offrant à notre vue l’une des multiples occurrences et en étant affectée par lui, en constitue l’index. En outre, tout symbole doit faire appel à un index, sans quoi il n'aurait aucune prise sur la réalité. Pour le dire autrement, si la planche anatomique n'était pas affectée par un existant (les occurrences de la morphologie humaine) son efficace dans l'enseignement de la médecine serait un pur fruit du hasard.

Il est donc mal avisé, on le voit bien, de croire que la peinture ou l’image de synthèse sont par nature moins déterminées par la réalité, moins indexicales, que ne l’est l’image photo-filmique traditionnelle. Selon Peirce, en effet, tout signe qui s’incarne, à partir du moment où il signifie quelque chose, est nécessairement lié indexicalement à la réalité d’une façon ou d’une autre — c’est d’ailleurs l’une des raisons pourquoi on ne saurait trouver d’icône pure dans notre monde. À travers ce lien les signes peuvent commencer à remplir leur rôle épistémique en garantissant l’intelligibilité de ce que Peirce nomme “l’Univers entier de l’Être” (1998 : 303). En effet, c’est grâce aux signes que nous pouvons espérer appréhender la Réalité comme Vérité. Et c’est pourquoi, dans l’ensemble, les fictions de la littérature, de la peinture, du théâtre et du cinéma signifient quelque chose pour nous. Pour être intelligibles, les univers fictionnels ou imaginaires doivent être en rapport avec le monde. Un signe incarné, par exemple une oeuvre de fiction ou un tableau figuratif, qui serait totalement déconnecté — ou mieux encore, “inconnectable” — à notre monde, est non seulement impossible, mais serait au-delà de toute intelligibilité. En ce sens, l’objet ultime de nos représentations, incluant la fiction, ne peut être que la réalité (la seule et unique). Mais cela ne signifie pas pour autant qu’entre l’image photo-filmique d’une part et le portrait en peinture ou l’image de synthèse d’autre part il n’existe aucune différence qui ne soit sémiotiquement pertinente, bien au contraire.

Pour bien comprendre l’enjeu de cette différence, je propose de commencer par un court extrait tiré du Minute Logic de 1902, qui est peut-être le plus important des nombreux ouvrages inachevés de Peirce :

Nous disons que le portrait d’une personne que nous n’avons jamais vue est convaincant. Dans la mesure où, sur la base de ce que je vois, je suis conduit à former l’idée de la personne qu’il représente, c’est une Icône. Mais, en fait, ce n’est pas une pure Icône puisque je suis grandement influencé par le savoir qu’il s’agit d’un effet, à travers l’artiste, causé par l’apparence de l’original, et qui se trouve ainsi dans une relation Obsistante authentique à cet original. Par ailleurs, je sais que les portraits n’ont que la plus mince des ressemblances à leurs originaux, sauf eu égard à certaines conventions, et selon une échelle conventionnelle de valeurs.

CP 2.92. Ma traduction

Peirce montre bien dans ce passage comment un même tableau fonctionne à la fois comme icône, comme index et comme symbole selon que la semiosis en exploite les propriétés monadiques, dyadiques, ou triadiques. L’exemple mérite qu’on s’y attarde un peu. Notons d’abord que Peirce adopte ici une perspective de réception. C’est, pourrait-on dire, la semiosis spectatorielle qui est mise en jeu. Dans cette semiosis, l’image est à la fois le signe d’un possible, d’un existent, ou d’un type (via une de ses occurrences). Soulignons ensuite qu’il s’agit du portrait d’une personne que le spectateur n’a jamais vue. On ne saurait trop insister sur cette ignorance du spectateur, laquelle risque d’apparaître comme un détail secondaire si l’on n'y porte pas attention. Car à supposer, en effet, que je n’aie jamais vu — ni même entendu parler — de la personne que me donne à voir le tableau, comment pourrais-je bien savoir qu’il s’agit là d’un index de cette personne? Il faut savoir que pour Peirce une telle ignorance ne change en rien la nature indexicale de la relation entre le signe et l’objet car cette relation est indépendante de l’interprétation du signe. Pour le dire simplement, le mercure continuera de se dilater sous l’effet de la chaleur et le feu à produire de la fumée et ce, même si le rapport qui les unit reste sans conséquence, même si jamais personne ne l’interprète — ce qui n’est pas le cas des symboles qui, comme j’y ai fait allusion plus tôt, n’ont de rapport avec leur objet que parce qu’ils sont interprétés tels par convention ou par habitude[4]. Ce que le passage de Peirce cité plus haut met en lumière c’est donc qu’une relation indexicale — il s’agit du rapport existentiel qui unit le sujet et son portrait — n’assure pas toujours son interprétation comme signe d’une existence, d’un fait. C’est ici qu’intervient un savoir supplémentaire et indépendant du signe en question, et qui concerne pour cet exemple le genre pictural auquel appartient le tableau. En effet, non seulement avons-nous appris à identifier la plupart du temps les tableaux qui participent au genre du portrait, mais nous savons également, à force d’observations collatérales, qu’un portrait se définit habituellement comme la représentation picturale d’une personne qui existe ou a existé. Ce savoir crée un contexte qui participe à l’“indexation” de l’image, c’est-à-dire qu’il assure son interprétation un peu à la manière de l’exemple donné plus tôt où le contexte communicationnel “indexait” l’énoncé “la table est solide”. La problématique, on le voit, ne saurait donc se limiter à la relation signe-objet et nécessite que l’on prenne en considération l’interprétation du signe. Nous allons voir que c’est à cet étage du processus sémiosique que se joue principalement la différence entre l’image photo-filmique d’un côté et, de l’autre, la peinture, le dessin, et l’image de synthèse.

Interpréter les images : rhème, dicent, et savoir collatéral

Pour qu’un signe remplisse sa fonction indexicale il doit être interprété. Cela vaut à la fois pour les signes dont la relation indexicale à leur objet est directe et ceux dont la relation est indirecte et ce, malgré une certaine asymétrie entre les deux. Cette asymétrie s’explique aisément si l’on compare la relation qui unit la fumée et le feu d’une part, et celle qui unit l’adjectif démonstratif et le sujet nominal de l’autre. Dans les deux cas l’interprétation du signe nécessite un savoir collatéral. L’interprétation de l’adjectif requiert une connaissance de la langue et de ses usages, alors que celle de la fumée requiert un savoir concernant sa cause physique. Or, là où la relation est asymétrique, c’est qu’en l’absence de ce savoir, la fumée continue d’être affectée par le feu alors qu’en l’absence de savoir linguistique en ce qui concerne l’usage général de l’adjectif, la relation du terme à son objet ne saurait exister. C’est que l’adjectif est aussi un signe général, ce que Peirce nomme un légisigne, c'est-à-dire un signe dont l'identité sémiotique résulte d'une loi, d'une habitude, d'une convention. La relation indexicale sera dite authentique (ou directe) dans le premier cas, et dégénérée (ou indirecte) dans le deuxième exemple.

Cette distinction, on l’a vu, est utile pour rendre compte des différentes formes d’images et en particulier pour distinguer l’image photo-filmique de l’image peinte, dessinée ou générée au moyen d’un algorithme informatique. Ce qu’il faut ajouter maintenant à cette distinction c’est que la relation indexicale ne sera pas interprétée de la même façon selon qu’elle est authentique ou dégénérée. Prenons l’exemple de la proposition linguistique avant d’en venir aux images. Le propre de la proposition, explique Peirce, est de dire quelque chose à propos de son objet. C’est là son usage, son interprétation. Si l’on me dit que “cette table est solide” les gestes que je suis prêt à poser ensuite si je juge la proposition sensée — par exemple, déposer un objet lourd sur la table — sont fondés sur le fait que j’interprète l’énoncé comme se référant à quelque chose de précis dans le monde qu’on représente comme possédant certaines qualités. La proposition, en somme, est un signe qui est interprété comme un fait. Et à ce titre, on l’a vu, elle ne peut se passer d’index. On a vu également qu’au sein de la proposition l’index ne peut se référer à quelque chose de précis qu’en contexte, et pas n’importe lequel. En effet, à entendre quelqu’un énoncer : “cette table est solide” dans une pièce où il n’y pas de table et en l’absence de toute contextualisation supplémentaire, ou encore à sa lecture dans un manuel de grammaire, l’énoncé cessera, pour le locutaire ou le lecteur, d’être une proposition. Certes, l’adjectif démonstratif continuera de jouer son rôle syntaxique et, à supposer un savoir collatéral sur le langage et sur les tables, la phrase excitera bien l’image d’une quelconque table possible à notre esprit — table que nous imaginons telle qu’elle doit être afin de déterminer sa représentation par l’énoncé. Dans ce genre de situations, toutefois, l’énoncé ne renvoie plus à un fait, mais plutôt à la possibilité d’un fait. Un tel signe, un signe qui s’interprète de la sorte, explique Peirce, se nomme un “rhème”; tandis qu’une proposition, c’est-à-dire un signe interprété comme la représentation d’un fait, se nomme un “dicent”. Ce qu’il faut souligner ici c’est le passage du rhème au dicent, passage qui correspond selon Peirce à une croissance de la représentation. Or, pour quiconque connaît la langue française et sait ce qu’est une table, ce passage, nous le savons, c’est le contexte d’usage qui l’assure et qui permet à l’énoncé “cette table est solide” de croître et de devenir une proposition et puis, comme on l’a vu plus tôt avec l’exemple du livreur de colis, de devenir ensuite un signe plus élaboré encore, soit un “argument”. C’est que les énoncés linguistiques sont “en soi” impuissants à représenter des faits, et que tout élément linguistique servant à indiquer l’objet (possible ou actuel) du signe constitue un index dégénéré. Aussi, pour devenir proposition, pour être interprété comme signe d’un fait (dicent) et non plus seulement comme signe d’une possibilité (rhème), l’énoncé linguistique doit-il être “indexé” soit entièrement par l’entremise du contexte d’usage, soit par une constellation composée du contexte et de (légi)signes à fonction indexicale (des index dégénérés) dont la tâche est de favoriser la dénotation avec plus ou moins de précision, à quoi doit s’ajouter des observations collatérales préalables sur l’objet et sur son univers de référence (savoir ce qu’est une table, par exemple), ainsi que sur le langage.

Nous allons voir maintenant qu’il est possible de produire une analyse analogue en ce qui concerne la représentation par images.

Commençons d’abord par noter que toute forme d’image — photo/film, peinture, dessin, image de synthèse — est susceptible d’être interprétée comme la représentation d’un fait. C’est d’ailleurs ce que reconnaît Peirce lorsqu’il affirme, à plusieurs reprises[5], qu’un portrait accompagné d’une légende, d’un titre, ou simplement d’un nom propre qui identifie le sujet du tableau, constitue un dicent au même titre qu’une proposition ou qu’une photo (CP 2.265; 2.320). Peirce, donc, compare lui-même peinture et photo (cf.CP 2.320). Mais cette comparaison fait foi d’une différence importante. Des deux, en effet, seul le portrait nécessite une légende ou un nom propre pour agir à titre de dicent. Le rôle du nom propre, de toute évidence, est d’assurer la reconnaissance ou l’identification du lien indexical qui unit le tableau à son objet. D’où la nécessité de distinguer entre la relation indexicale et son interprétation. En effet, nous savons tous qu’un portrait, un paysage, une nature morte peuvent être peints d’après nature, auquel cas ce sont des index (indirects ou dégénérés). Aussi, même en l’absence d’indication (titre, légende, ou nom propre), quiconque a vu l’artiste peindre son tableau devant modèle, quiconque y reconnaît un paysage qu’il a déjà vu ou le visage d’une personne familière pourra interpréter la nature indexicale du tableau et y voir l’équivalent d’une proposition. Cette interprétation repose toutefois sur un savoir collatéral qui porte à la fois sur la peinture (par exemple : il est possible de peindre d’après nature) et sur l’objet représenté (par exemple : le sujet est un membre de ma famille), et dont le rôle est d’“indexer” le tableau de façon à permettre son interprétation comme signe d’un fait en palliant à la dégénérescence “naturelle” de l’indexicalité picturale en regard de l’objet peint. En l’absence de tels “suppléments” sémiotiques il est impossible d’interpréter le tableau comme la représentation d’un fait. Certes, comme nous l’avons vu, l’image dessinée ou peinte d’un homme ou d’un paysage ne saurait se passer d’index. Aucun tableau n’est une pure icône et aucun signe incarné ne saurait être exempt d’indexicalité. Aussi ne saurait-on contempler un tableau, en être conscient, et reconnaître ce que montre le tableau — un homme, un paysage, ou un bateau — sans postuler de lien dyadique (et donc indexical) entre le tableau et ce qui n’est pas lui, c’est-à-dire le reste du monde où l’on trouve de vrais hommes, de vrais paysages, et de vrais bateaux. Mais ce lien dyadique, on l’a vu, est dégénéré. Et c’est pourquoi, en l’absence d’“indexation” supplémentaire un tel signe ne peut être interprété comme signe d’un objet à la fois singulier et existant, mais plutôt comme signe d’un objet possible (par exemple : une occurrence possible du type ‘homme’, ‘paysage’, ou ‘bateau’).

À l’inverse, la photo ne nécessite pas de légende ou de nom propre pour être interprétée comme représentation d’un fait (il s'agit du simple fait que quelque chose se soit trouvé devant l'objectif de la caméra au moment de la prise de vue), car le savoir qui permet de l’interpréter de la sorte l’accompagne toujours. En d’autres mots, parce qu’il n’y a, en principe, qu’un seul mode de production de l’image photo-filmique et que ce mode implique une relation existentielle directe ou authentique entre l’objet qui s’est trouvé devant la focale et le cliché, la photo, pour quiconque connaît son mode de production, s’offre comme l’image d’un fait et ce, même si le spectateur ne voit pas le photographe croquer son cliché devant modèle ou ne connaît pas préalablement le fait représenté. Le savoir collatéral qui permet d’interpréter l’image comme signe d’une existence est en quelque sorte inclus “à l’avance” puisqu’il est général et propre à toutes les photos. Ce savoir collatéral correspond à ce que Jean-Marie Schaeffer appelle le savoir de l’arché de la photographie, selon quoi “une photographie fonctionne comme image indicielle à condition que l’on sache qu’il s’agit d’une photographie et ce que ce fait implique” (1987 : 41) — ce qui n’empêche pas, par ailleurs, la même image de fonctionner également comme icône et aussi, selon certaines conditions qui lui permettent de croître sémiotiquement comme symbole, d’acquérir un statut d’argument.

À titre de dicent la photo dit de son objet, pour reprendre l’expression de Barthes, “ça a été” et ce, que l’on puisse ou non identifier avec précision l’objet du “ça” (pensons, par exemple, aux photogrammes de Christian Schad ou de Man Ray qui rendent parfois difficile l’identification de l’objet ayant laissé son ombre sur la plaque sensible). Or cela n’est pas sans conséquence pour différencier le dicent photographique du dicent pictural. En effet, tandis que le dicent pictural nécessite, en général, l’identification de l’objet singulier peint (voici tel membre de ma famille; voici tel paysage familier; etc.), le dicent photographique, puisqu’il repose d’abord sur un savoir du médium, peut faire abstraction de la reconnaissance du sujet photographié. L’ajout de légendes, comme c’est souvent le cas dans la photographie de presse, sert alors à palier à ce qui, selon l’usage qu’on veut en faire, risque parfois d’apparaître comme une certaine “vagueur” de la représentation photographique. L’ajout d’index supplémentaires (noms des personnes photographiées, lieux, événement, etc.) permet alors de déterminer plus avant et selon les besoins de la cause l’objet représenté. Cela montre qu’il faut faire attention pour ne pas faire du dicent l’essence de la photographie, dans la mesure où l’interprétation du signe est déterminée à la fois par son potentiel de représentation de même que par l’usage qui en est fait selon certaines visées épistémiques. Certes, il ne fait aucun doute que l’image photographique a, “en soi”, le potentiel d’être interprétée comme signe d’un fait. En cela elle se distingue de la peinture qui ne possède pas “en soi” ce pouvoir mais nécessite pour y arriver une “indexation” supplémentaire, comme on l’a vu. Mais il ne faut pas oublier que l’existence, comme l’indique Peirce dans un de ses textes les plus importants, “A New List of Categories”, ne constitue pas un prédicat. Soit, par exemple, une photo floue au point où il est impossible d’y voir quoi que ce soit, y compris le sujet que l’on cherche à représenter. Si le statut d’index authentique de la photo demeure dans un tel cas, son interprétation change puisqu’il est impossible de juger du sens de l’image. Dans ce contexte la photo sera une espèce de rhème; c’est-à-dire qu’elle sera interprétée comme le signe de quelque chose d’existant mais de façon absolument vague et indifférenciée, comme le sont les possibilités qui, par nature, ne peuvent être vraies ou fausses. Dans ce cas-ci, en effet, nous avons bien l'image d'un existant, mais ce dernier pourrait être à peu près n'importe quoi. Cet exemple est limite si l’on considère les pratiques photographiques dominantes, mais il doit nous forcer à comprendre qu’aucune photo ne peut épuiser la détermination de son objet. Conséquemment toute photo, si elle est potentiellement un dicent en vertu de son indexicalité authentique, est aussi potentiellement rhématique en vertu du vague qui la hante. Son identité sémiotique sera alors relative à l’usage qu’on en fait concrètement, ce qui, bien sûr, est proprement pragmatique. On peut dès lors envisager de comparer les usages. Par exemple, on notera qu’à certains égards l’objet du dicent photographique, étant donné la nature instantanée de la capture d’image, est plus déterminé dans la durée que ne l’est le dicent pictural. Par ailleurs, et si l’on se limite à l’aspect médiatique, photo et peinture restent largement indéterminées quant à la représentation temporelle. En effet, “en soi”, c’est-à-dire en l’absence d’“indexation” supplémentaire, ni le tableau, ni la photo ne disent quoi que ce soit sur le moment représenté.

Conclusion

Comme je l’ai mentionné plus tôt, tout signe incarné, manifeste, doit posséder une dimension indexicale selon quoi il indique son objet, ce qui explique pourquoi il ne saurait y avoir dans notre monde d’icônes pures. Toutefois, cela n’empêche pas les signes, selon les contextes d’usages et les visées épistémiques, de profiter de leur propriétés monadiques et de représenter iconiquement. Quand je regarde une photo pour savoir à quoi ressemble la tour Eiffel, je peux aisément faire abstraction du fait qu’elle existe vraiment et que la photo représente aussi cette existence comme un fait. Dans un tel cas, l’interprétant de la photo est une icône : la photo excite en moi l’image de la tour Eiffel, c’est-à-dire l’image de ses qualités telles qu’elles sont représentées par les qualités de la photo. C’est pourquoi il importe d’éviter les définitions de la photo selon quoi le lien existentiel qui l’unit à l’objet photographié constituerait, d’un point de vue sémiotique, l’essence même du médium plutôt que le fondement de l’un de ses nombreux usages sémiotiques possibles. Définir par l’usage plutôt que par la quête métaphysique de l’essence, voilà qui est certes l’un des plus importants héritages que nous a laissé la philosophie pragmatiste de Peirce.

J’ai essayé de montrer que l’usage sémiotique, quel qu’il soit, se fonde sur un rapport, sur une relation signe-objet, qui en constitue la condition de possibilité. Toutefois cette relation est susceptible de varier en fonction de l’exploitation sémiotique des proprités monadiques, dyadiques, et triadiques des phénomènes. La photo, comme la peinture, est sujette à représenter iconiquement, indexicalement, et symboliquement. Aussi, selon l’usage qu’on en fait, selon leurs interprétants, l’une comme l’autre est susceptible d’apparaître sous les traits d’un rhème, d’un dicent, ou d’un argument. La différence relève alors des conditions sous lesquelles les deux types d’images sont susceptibles de “croître” à l’intérieur de la “grille” que constitue la classification des signes de Peirce[6]. On a vu, en outre, que la photo et la peinture ne nécessitent pas les mêmes “suppléments”, les mêmes savoirs collatéraux, pour être interprétées comme la représentation d’un fait. On serait tenté de dire qu’il est plus facile, plus naturel, pour la photo d’être un dicent. Mais ce n’est là, bien sûr, qu’une façon de parler. On pourrait tout aussi bien dire qu’il est plus économique pour la photo que pour la peinture d’être interprétée de la sorte car cela nécéssite moins d’informations collatérales, moins de signes supplémentaires, s’agglutinant à l’image pour en permettre l’interprétation ou l’usage comme signe d’un fait.

Cela dit, si j’ai parfois distingué dans ce qui précède entre l’image-signe “en soi” et les suppléments sémiotiques qu’elle nécessite pour l’une ou l’autre de ses interprétations, il faut reconnaître que c’est là une fiction méthodologique élaborée à des fins purement heuristiques. Car on ne saurait distinguer le signe de ses usages. Être un signe c’est déjà être interprété, c’est déjà remplir une fonction sémiotique, c’est déjà occuper une place dans la vaste chaîne sémiosique qui compte les savoirs collatéraux qui lui permettent d’être interprété d’une façon ou d’une autre. Dans une conception peircéenne, il n’y a pas de degré zéro du signe sinon que dans la fiction méthodologique et dans l’effort heuristique. Tous les signes possèdent un objet et sont, du coup, interprétés dans un contexte, selon des connaissances préalables, et en fonction d’une visée épistémique selon laquelle leur rôle est de faire connaître les objets qu’ils représentent. Dans cet article, j’ai pris comme point de référence le rapport sémiotique de l’image à la chose qu’elle montre. Mais ce n’est là qu’un seul des innombrables rapports sémiotiques possibles de l’image et non le fondement d’un quelconque degré zéro de l’image-signe. Or, même en fonction de ce point de référence on ne saurait réifier la peinture en un rhème et la photo en un dicent. Ce qui diffère, plutôt, c’est la façon qu’a la peinture d’atteindre le statut de dicent, et ce n’est que pour illustrer cette différence que j’ai eu recours à l’expression “en soi” pour parler tantôt de la peinture, tantôt de la photo. Car il n’y a pas d’unité minimale de signification dans la sémiotique peircéenne, seulement diverses fonctions sémiotiques selon lesquelles les signes doivent nous aider à connaître le monde.

Enfin, si l’on revient à la question initiale de l’introduction des images de synthèse au sein des productions photo-filmiques, on ne peut évidemment prétendre que rien n’a changé. Mais ce n’est certes pas parce que ces productions auraient soudainement perdu tout contact avec la réalité en renonçant à l’indexicalité. C’est plutôt, comme je l’ai montré, qu’avec les images de synthèse l’indexicalité eu égard au monde visible s’est dégénérée. Reste à savoir quel est l’effet de cette dégénérescence sur nos façons de consommer le cinéma et la photographie. Car ce qui est remarquable c’est que, la plupart du temps (en ce qui concerne le cinéma du moins), les images de synthèse sont utilisées de façon à mimer les images photo-filmiques. Or il est légitime de se demander si, dans le cinéma de fiction, par exemple, le fait de savoir qu’un décor a été généré par ordinateur (on pense au film de Kerry Conran Sky Captain and the World of Tomorrow, 2004 ou, plus récemment à Avatar de James Cameron 2009), plutôt que filmé de façon conventionnelle change quoi que ce soit à la réception du film — surtout si l’effet “réaliste” recherché est réussi. La question, évidemment, se pose d’une toute autre manière pour le cinéma documentaire ou le reportage. C’est alors une nouvelle sémiotique de l’image et du cinéma qu’il faudra un jour élaborer pour répondre à ces questions.