Corps de l’article

Herman Parret (1994) avait déjà écrit que de tenter de trouver les traces d’une esthétique chez Peirce relèverait d’une reconstruction paléontographique. Il y a là une métaphore forte et parlante, suggérant des morceaux cassés ou des fragments éclatés et éparpillés dont la reconstitution resterait bien hypothétique. De son côté, un philosophe américain nommé Glenn Kuehn (1998) écrivait que s’il est si difficile de trouver à l’intérieur du texte de Peirce des éléments qui permettraient d’en déduire une position esthétique, c’était que globalement l’architecture même de la sémiotique de Peirce était fondée sur l’expérience esthétique. Le fondement même de la pensée de Peirce, ajoute-t-il, serait une conscience esthétique de la vie. En somme la position esthétique, chez Peirce, résiderait non pas dans l’objet analysé, mais plutôt dans le sujet même de l’analyse : ce qui nous renvoie à la tache aveugle : on ne la voit pas parce qu’elle est, assez simplement, l’oeil même qui permet de voir.

Même si elles paraissent contradictoires, ces deux propositions de Parret et de Kuehn semblent rencontrer avec justesse le texte de Peirce et surtout la résistance qu’il oppose à notre lecture sur cette question. C’est donc reconnaître qu’il n’y a pas de relation simple entre la semeiotic[2] telle que Peirce l’a élaborée et les différentes interrogations et les différents enjeux que nous plaçons, souvent dans un clair-obscur d’ailleurs, sous le terme d’esthétique. Il y a là comme une boîte de Pandore qui, lorsqu’on l’ouvre, laisse échapper des propositions abstraites autant que des traces liées aux perceptions sensibles les plus variées. D’où la nécessité de construire avec beaucoup de finesse et de nuances, cette question délicate des relations entre esthétique et semeiotic.

L’esthétique, telle que d’abord imaginée par Baumgarten mais surtout élaborée par Kant dans La Critique de la faculté de juger a été construite comme une théorie des objets artistiques. Or la sémiotique est aussi une théorie des objets; plus proprement une théorie des conditions et des modalités de la signification. D’une certaine façon, le projet philosophique de construction d’une esthétique pourrait être considéré comme un discours parallèle à la réflexion sémiotique, fondé sur un objet plus spécifique, l’objet artistique. Et de fait, l’esthétique comme la sémiotique sont des savoirs qui se construisent dans un “vis-à-vis” — relation alternativement distanciée jusqu’à la chosification puis rapprochée jusqu’à la limite de la fusion — dans leur relation à un objet. À ce point d’ailleurs que l’on pourrait imaginer la théorie philosophique et la sémiotique se construisant l’une en parallèle à l’autre, dans un jeu de renvois mutuels infinis.

Il est assez révélateur que plusieurs oeuvres sémiotiques importantes comportent une ouverture, bien que fort mince, vers cette question esthétique[3]; comme si le discours de la sémiotique restait étranger aux postulats et aux instruments de l’esthétique. Les références à diverses formes d’art, puis à l’expérience esthétique qu’elles révèlent, sont nombreuses chez Peirce. Et, dans la mesure où la pensée de Peirce est une philosophie, on pourrait, à bon droit, espérer y trouver des matériaux qui permettraient de construire une théorie esthétique. Or, il semblerait qu’Herman Parret ait raison : on n’y trouve aucun fondement permettant de construire une théorie esthétique. De son côté, Gérard Deledalle écrit : “Peirce est logicien. Il ne s’intéressera à l’esthétique que fort tard et fort peu et uniquement contraint par la logique de son système” (1987 : 69). On en est donc réduit à tenter d’inférer une position esthétique à partir de la définition de la semeiotic, en ne perdant pas de vue que cette semeiotic découle directement de la position pragmatiste.

Je me donne donc comme programme de repenser la relation entre les deux disciplines de l’esthétique et de la sémiotique, puis d’en renouveler la problématique. Pourtant le corps de ce texte sera consacré à l’analyse de la relation entre esthétique et semeiotic, donc strictement chez Peirce. En fin de parcours, m’appuyant sur les acquis de cette réflexion, je dresserai quelques propositions plus générales sur cette difficile rencontre entre ces deux disciplines.

"La réalité de la priméité"

L’année 1903 marque une charnière de première importance dans l’oeuvre de Peirce. Durant cette année, il donne deux séries de conférences à Boston : l’une durant l’hiver à l’Université Harvard à l’invitation de son ami de toujours William James et l’autre, à l’automne suivant, dans la ville, suite à une invitation par la fondation Lowell. C’est dans ce cadre, qu’il rédige les premiers travaux qui conduisent directement à l’élaboration du premier tableau de la sémiotique[4]. La première série, généralement désignée sous le titre des Conférences sur le pragmatisme, comporte sept conférences. Je travaillerai principalement sur la troisième, et plus spécifiquement sur un fragment intitulé “The Reality of Firstness” (Peirce 1903 : 186-194) qui, par contre, représente la majeure partie de cette conférence.

Ce texte est particulièrement pertinent à cette question qui m’intéresse ici, en ce qu’on y trouve à la fois une concentration exceptionnelle de références à des activités artistiques et des fragments de réflexion sur l’expérience esthétique, mais également un travail plus ou moins avoué ouvrant une problématique qui renouvelle de façon importante la relation entre esthétique et sémiotique. À ce point qu’il faut attendre le dernier texte publié de Peirce (1908), “Un argument négligé en faveur de la réalité de Dieu”, pour trouver un prolongement et un aboutissement à la réflexion amorcée en 1903.

“La réalité de la priméité” est un fragment de texte particulièrement touffu, difficile à saisir et encore plus résistant au travail de traduction; on peut imaginer que les objectifs visés et l’envergure des enjeux en cause expliquent cette écriture particulièrement éclatée et imprévisible : les arguments vont dans les directions les plus excentriques, au point que l’on trouve des allusions à la séance de spiritisme autant qu’aux affinités entre le sujet — en l’occurrence Charles Peirce lui-même — et ses animaux favoris, un chien, son cheval et un canari. Compte tenu de cet aspect bien particulier du texte et des difficultés qu’il oppose à la lecture, j’en présenterai un tableau des principales articulations du texte; puis, à mesure de la lecture, j’inscrirai les traits qui paraissent les plus significatifs en regard de la question de l’esthétique. Au terme de cette lecture, je reprendrai, dans une perspective élargie, les conditions et les conséquences de cette rencontre de l’esthétique et de la sémiotique.

La notion de “réalité” en regard de celle d’“existence”

Dans des textes antérieurs, Peirce avait déjà démontré la réalité des objets appartenant à la secondéité, l’ordre de l’existence; puis la réalité de la tercéité, soit l’ordre du savoir et de la médiation. À cette étape de son avancée, il se donne comme tâche de reconnaître la priméité et d’en établir la réalité. La question est de première importance dans la mesure où la catégorie de la priméité formant la base de l’édifice de la phanéroscopie, l’enjeu porte sur la validation de tout l’édifice de la semeiotic. En fait, la priméité représente la dernière pierre que Peirce met en place; mais cette pierre devient la première dans sa fonction de support de l’édifice sémiotique.

Je ferai ici l’économie d’une présentation de la structure des trois catégories phanéroscopiques, notamment du principe arithmétique de la numération ordinale qui en détermine la composition pour me concentrer sur les interprétations qu’elles prennent dans l’élaboration du modèle théorique. La catégorie de la priméité renvoie à la qualité du signe, mais, doit-on préciser, à la qualité matérielle telle que perçue par les sens : par exemple, le ton d’une voix, le dégradé des couleurs sur un tissu, le caractère rugueux d’une surface tel que senti par la main qui la palpe. La matière proprement dite (ici, le son de la voix, le matériau dont est fait le tissu et le matériau, disons l’essence du bois, dont est fait le meuble référé) est prise en charge, dans la phanéroscopie, sous le terme de l’existence qui marque la seconde catégorie, la secondéité. À la différence de l’analyse aristotélicienne (ou celle de Hjelmslev), la substance (de l’expression chez Hjelmslev) qui ici correspond à la matière n’est pas première mais bien seconde; en somme, la qualité, c’est précisément ce qui permet le contact des sens (l’ouïe, le toucher, la vue) avec la matière; c’est pourquoi, on désigne la qualité comme qualité matérielle. Maintenant : l’appartenance au premier niveau, de la qualité — même si elle est d’origine matérielle — inscrit donc, hors de tout doute, la démarche sémiotique à l’intérieur d’une phénoménologie (ou, suivant le terme que préférait Peirce, une phanéroscopie; je ne ferai pas cette distinction assez fine, ici).

On comprend que Peirce inscrive une distance et une critique très ferme à l’égard de ses contemporains physiciens — ici appelés péjorativement physicistes — qui ne veulent ni ne peuvent reconnaître la réalité objective des qualités de la sensation[5].

La priméité étant le lieu essentiel de la qualité, il va de soi que la question de la réalité de la priméité devient un questionnement rejoignant directement l’esthétique.

L’autre terme pour désigner la priméité, c’est celui de la virtualité. Les éléments premiers — les qualités — sont virtuels dans la mesure où, logiquement, ils précèdent l’existence. Je rappellerai d’abord que virtuel est corrélé à actuel et non à réel. On ne saurait donc confondre “réalité” et “existence”. Le terme “existence” se rapporte à des objets qui échangent entre eux des relations ponctuelles, comme un entrechoquement entre des choses; souvent ces réalités, au niveau de l’existence, sont qualifiées, par Peirce, de “brutales” (l’ordre donné par le capitaine à ses soldats de poser l’arme au pied, pour reprendre l’exemple constamment réitéré). La référence au célèbre “struggle for life” (la lutte pour la survie) de Darwin illustrerait assez bien cette logique dyadique qui définit l’existence. Le caractère “brutal” appelle évidemment la catégorie de la tercéité qui en marque un dépassement et se caractérise donc par la médiation.

Le terme “réalité” se rapporte à tout ce qui à titre de phanéron (phénomène) est en dehors des consciences individuelles[6]. Le terme “réalité” renvoie aussi au réel qui, l’a-t-on assez répété, est, par définition, une instance en développement, et jamais exhaustivement réalisée. C’est ainsi que le virtuel est, au sens de Peirce, ce qui précède l’existence, mais qui est bien réel. La qualité matérielle du signe, préalablement à la prise en compte de son existence, répond parfaitement à cette définition.

Le questionnement sur les qualités conduit nécessairement à une réflexion sur l’esthétique

D’entrée de jeu, Peirce ouvre la problématique centrale à ce fragment en posant cette question : les qualités ont-elles une réalité en dehors de la conscience? D’autres questions en découlent qui tracent la voie à l’élargissement de la réflexion; elles pourraient servir utilement à entrevoir l’argumentation du texte et j’en suggère une liste simplement indicative, question d’ouvrir ce débat : les qualités sont-elles susceptibles d’être partagées par des êtres différents? Le plaisir et la douleur, qui sont des relations aux qualités, ne seraient-ils pas le simple fait du partage des qualités? Ou bien n’appartiendraient-ils pas plutôt à l’ordre de l’existence? Est-il possible de légitimer la distinction entre le bien et le mal, au niveau des qualités? Ou bien ces valeurs ne seraient-elles pas le fait d’une projection (régressive), sur le plan esthétique, du beau et du laid? Et dans l’affirmative, cette distinction n’appartiendrait-elle pas, en propre, au régime dyadique de la secondéité, donc de l’éthique, auquel cas, il n’y aurait pas de validation possible, sur le plan des qualités, de cette distinction?

Si les qualités existent en dehors de la conscience individuelle, comment reconnaître leur réalité, en les préservant de la classe des hallucinations? L’autocontrôle et la critique, qui fondent la bonne logique, sont-elles applicables aux qualités? Peut-on entreprendre de saisir les qualités sans poser la question de la perception, puis du jugement perceptuel?

Et pour terminer, cette question plus fondamentale : l’affirmation de la réalité des qualités ne serait-elle pas, tout simplement, une projection sur le monde des réalités de l’esprit, ce qui correspondrait à une simple “anthropomorphisation”?

Le fragment de texte auquel je me réfère, pose toutes ces questions; et bien d’autres, d’ailleurs. Je me contenterai ici de saisir sept aspects qui concernent particulièrement notre propos.

L’état esthétique de l’esprit, les feelings et l’aisthèsis

Un des points majeurs de ce fragment de texte tient dans la proposition suivante : Peirce se réfère à diverses activités artistiques; or ce qui est significatif, c’est que ces activités, telles que présentées ici, plutôt que d’être orientées vers une oeuvre à accomplir (ce qui correspondrait à la perspective classique de l’esthétique), sont plutôt retournées vers le sujet, qu’il soit artiste ou contemplateur : et alors, cette relation du sujet à l’activité artistique marque un déplacement majeur du questionnement : plutôt que de renvoyer aux conditions de l’accomplissement formel d’une oeuvre, le questionnement sur l’activité artistique conduit à un tout autre lieu : celui que Peirce nomme l’état esthétique de l’esprit et que l’on pourrait comprendre comme une disposition du sujet à rester à l’écoute de ses propres perceptions sensibles. Ce point est majeur car il vient dissocier nettement le plan esthétique du plan artistique. Le passage qui suit est particulièrement significatif :

Je me suis donné un entraînement systématique à reconnaître mes perceptions sensibles. J’y ai travaillé intensément plusieurs heures par jour, tous les jours, durant de longues années. Je recommanderais à chacun d’entre vous d’en faire autant. L’artiste a un tel entraînement. Mais le principal de ses efforts est consacré à sa tâche de reproduire, dans une forme ou une autre, ce qu’il voit ou ce qu’il entend, ce qui suppose, dans toutes les formes d’art, une entreprise très compliquée, alors que je me suis simplement efforcé de voir ce que je voyais. Cette limitation de la tâche a été, pour moi, d’un grand avantage puisque j’ai découvert que la grande majorité des artistes sont extrêmement limités. Leurs appréciations esthétiques sont étroites; et ceci vient de ce que leur pouvoir de reconnaître les qualités de leurs sensations est orienté vers des tâches bien précises

Ibid. : 190[7]

Le déplacement est donc bien clairement marqué : c’est le sens même du mot esthétique qui se trouve modifié. J’attire ici l’attention sur les caractères compliqué et orienté (ou intentionnel) de l’état d’esprit esthétique chez l’artiste, ce qui entraînerait chez lui, suggère Peirce, une réduction ou une limitation dans la conscience des perceptions sensibles. Il y a là les traces d’un jugement de valeur assez drastique envers l’activité artistique et qu’il faudrait relativiser. Je démontrerai plus loin que l’activité artistique demeure essentielle à ce questionnement et que, de fait, la position de Peirce, par rapport aux artistes est beaucoup plus nuancée que ne le suggère ce passage.

Le terme esthétique possède donc une extension qui déborde l’activité artistique, ce débordement étant caractérisé par les caractères gratuit et vague de l’état esthétique de l’esprit qui, hors d’un agir intentionnel, devient l’équivalent d’une faculté.

Il s’agit bien là d’un état de conscience et d’un état particulier. Le terme qu’emploie Peirce, en bon américain, pour saisir ce niveau premier de la conscience est le mot feeling dont l’acception est plus large que les équivalents que l'on peut trouver en français, soit : sensation, perception, impression; et pour feelings, au pluriel : sentiment, pressentiment. Chaque contexte apporte ses nuances dont le traducteur doit tenir compte afin de choisir le terme le plus juste, alors que globalement, le terme feeling désigne diverses étapes dans le processus de perception qui correspondrait au jugement perceptif soit le lieu premier de la rencontre entre le témoignage des sens, son intégration dans un milieu sensible élargi (je reviendrai plus bas sur l’exemple des synesthésies) et finalement l’orientation vers une première re-connaissance. L’extension en anglais américain du mot feeling désigne l’ensemble de ces étapes dans le processus de perception, mais sans les distinguer[8]. Il est assez intéressant de souligner ici que dans le vieil anglais américain, tel que le décrit le dictionnaire Webster, le mot feeling est donné comme équivalent des mots esthesis ou aesthesis, lesquels sont des calques des mots en grec ancien aisthèsis (αισθησις) signifiant “faculté de sentir” et aisthanomai (αισθανομαι) signifiant “percevoir”; le dictionnaire grec ajoute, ce qui dans le contexte est fort intéressant, que la perception se fait soit par le moyen des sens, soit par le moyen de l’intelligence.

Ce fragment de texte prend tout son sens si on reconnaît au mot esthetics non pas le sens d’un art poétique (comme science normative), encore moins celui d’une “science du beau”, mais celui d’une conscience des perceptions sensibles et de leur rôle dans les processus de la cognition.

Il y a là un déplacement majeur où s’inscrit une divergence fondamentale par rapport à la pensée de Kant (à laquelle Peirce se réfère fréquemment): chez ce dernier la faculté de juger présuppose, chez le sujet, une distanciation de l’objet analysé et une abolition de toute forme d’émotion[9], alors que chez Peirce, on trouve la position exactement inversée : l’oeuvre artistique-objet est intégrée dans le processus de la perception et le travail de la création, la poièsis, prise au sens étymologique du terme, devient l’occasion d’un exercice d’affinement des sens et des perceptions sensibles.

La leçon des catégories et le rejet d’une esthétique normative

Ici, comme en de nombreux autres endroits, Peirce pose la question des science normatives. La tripartition des catégories et leurs définitions conduisent inévitablement à la trichotomie bien connue : esthétique, éthique et logique. Or à chaque fois que cette triade apparaît dans le texte, le même doute se manifeste; je le formule en mes mots : l’idée d’une norme implique une opération autoritaire, donc un pouvoir de discrimination entre le bien et le mal. Du point de vue de la logique des catégories, cependant, cette discrimination appartient spécifiquement à la secondéité qui est définie par un tel dyadisme auquel correspondent d’ailleurs les jugements qui sont la tâche de l’éthique. On peut aisément comprendre que la tercéité marque un dépassement de la simple opposition pour se définir comme un espace de médiation et donc un dépassement de cette schématisation simple. Mais la difficulté surgit lorsque l’on interroge la priméité : la distinction entre le beau et le laid ne serait-elle qu’une projection du couple que forment le bien et le mal? Dans l’affirmative, la distinction beau-laid serait extérieure, donc étrangère et, à la limite, contradictoire à la conscience esthétique.

Dans la conférence suivante de cette même série et qui précisément s’intitule “The Three Normative Sciences”, le même doute surgit, suivi d’une prise de position claire :

Je suis sérieusement incliné à douter qu’il y ait une distinction de pure esthétique entre le meilleur et le pire. Mon idée serait qu’il y a d’innombrables variétés de qualités esthétiques, mais qu’il n’y a pas d’échelle d’excellence qui serait purement esthétique.

Ibid. : 202

J’ai cité cette autre conférence en raison de la clarté particulière de cette formulation, mais on trouve la même position dans le texte de “La réalité de la priméité”.[10]

L’esthétique comme expérience acritique

La logique repose sur le principe de l’auto-évaluation constante (le “self-control” chez Peirce) et donc sur une attitude fondamentalement critique conduisant à un auto-ajustement. L’opération de base de l’esprit consiste justement à construire des objets par de telles procédures dont le couple induction-déduction offre l’exemple peut-être le plus clair. Or dans la priméité, l’évaluation ainsi que la critique sont rigoureusement impossibles en raison de la définition même de la catégorie dont les unités sont prises pour elles-mêmes et ne sont donc jamais relativisées par l’entrechoquement avec d’autres unités. En ce sens, la priméité, qui est le lieu par excellence de l’aisthèsis, est un lieu acritique, dépourvu de toute forme d’auto-évaluation.

Peirce ira jusqu’à faire de ce caractère acritique de la priméité, un indice de l’authenticité de l’état d’esprit esthétique (esthetic state of mind). En témoigne ce passage assez étonnant :

[...] bien que je sois un parfait ignorant en matière d’esthétique, je me hasarde à penser que l’état esthétique de l’esprit est au plus pur lorsqu’il est parfaitement naïf, en dehors de toute déclaration critique, et que la critique esthétique fonde ses jugements sur l’effet d’une immersion dans cet état de pure naïveté — et le meilleur critique est celui qui s’est entraîné à faire ceci parfaitement.

189. [Je souligne]

L’articulation entre l’esthétique et la priméité est affirmée ici d’une manière particulièrement forte : de la même façon que la priméité désigne une catégorie plus primaire, antérieure en fait au jugement, l’esthétique, par rapport aux évaluations artistiques que l’on pourrait faire, est plus primaire : la pensée critique se voit substituer un état d’esprit naïf, cette naïveté renvoyant ici à l’absence de toute possibilité de distanciation critique. Mais il y a encore plus : le lieu esthétique — comme le lieu de la priméité, ici ils ne sont pas distingués — est donné sous les termes d’une métaphore marine, comme un endroit obscur — lieu de l’immersion — où sont rendus inutiles et caduques les outils de la logique. On pourrait parler d’un dépouillement de l’esprit critique et d’une épuration du complexe de l’esprit-perception qui est effectivement mis à nu. Ce dépouillement semble, dans l’esprit de Peirce, un préalable sinon une condition à la disponibilité de l’esprit nécessaire pour demeurer réceptif aux perceptions sensibles.

Je voudrais souligner ici tout ce que cette proposition comporte de subversif par rapport au discours de Peirce qui toujours repose sur les règles les plus strictes de la logique (on sait qu’il donnait le terme sémiotique comme équivalent de logique). Force est donc de reconnaître le caractère exceptionnel de ce passage. C’est comme si Peirce se devait de quitter le terrain bien balisé offrant tous les gages de la bonne logique, pour arriver à toucher la question esthétique.

Le paradoxe d’une sensation raisonnable et la perte qui s’en suit

Dans le passage central de ce fragment, Peirce décrit l’expérience esthétique en regard des catégories phanéroscopiques; or il en est réduit à construire un curieux mixage qui le conduit à une quasi-contradiction. Je cite ce passage :

Même ignorant comme je le suis en matière d’art, j’ai une grande capacité de jouissance esthétique. Il me semble que dans le plaisir esthétique nous atteignons la totalité de la perception sensible — et spécialement la totalité résultant des qualités de sensation présentes dans l’oeuvre d’art que nous contemplons —, déjà il y a là une sorte de sympathie intellectuelle, une conviction qu’il y a là une perception sensible que l’on peut comprendre, une sensation raisonnable. Je n’arrive pas à exprimer exactement ce qu’il en est, mais il y a là un élément de conscience qui appartient à la catégorie de la représentation, la pensée représentant quelque chose qui appartient à la catégorie de la qualité de la sensation

Ibid. : 190

Je résume l’apparent paradoxe : l’oeuvre artistique n’existe que comme une totalité de qualités de sensations. Or ces qualités, nous n’y avons accès, au niveau de la perception, que ponctuellement et au titre d’une activité donnant un plaisir esthétique; jamais l’ensemble ne nous est globalement accessible. Or si cet ensemble possède une réalité comme représentation, cette réalité présuppose le niveau premier des qualités auquel seul, nous avons accès, par le biais de nos perceptions sensibles. D’un point de vue phanéroscopique (phénoménologique), il y a donc un hiatus entre la globalité d’une représentation — de niveau troisième — et les conditions de la perception sensible qui, elle est de niveau premier.

La conscience — une conscience esthétique du monde — s’alimente à ce paradoxe qui confine à la contradiction : comment les perceptions sensibles pourraient-elle faire sens par elles-mêmes? Et comment la représentation globale de l’oeuvre, qui déborde nos perceptions et donc nous échappe, pourrait-elle être reconstituée dans notre conscience? Ce hiatus — rappelons que la catégorie de l’existence sépare ces deux plans — représente une difficulté majeure; Peirce écrit bien : “je n’arrive pas à exprimer exactement ce qu’il en est”. Il y a là reconnaissance d’une incompréhension, en fait une butée sur un “trou” dans la toile du savoir.

On conclura, provisoirement, que cette exigence d’une quête au niveau des qualités de l’aisthèsis et son éloignement du lieu du savoir constitué conduisait Peirce à la limite de ce qui, en cette année 1903, était encore non-conceptualisable. Il ouvrait alors la porte à l’obscur et à l’irrationnel. Selon toute vraisemblance, c’était là le prix à payer pour avoir quitté les territoires bien balisés — et bien rassurants — de l’esthétique philosophique et des sciences normatives. (On ne saurait ici passer sous silence que cette démarche d’avancée vers le risque de l’inconnu, il la partageait grosso modo avec certains de ses contemporains qu’il ne connaissait pas ou à peine, notamment Nietzsche et Freud. Ce qui nous renvoie au Zeitgeist des Allemands, à un “esprit du temps”.)

Le caractère échangeable des qualités

La façon la plus simple d’établir la réalité des qualités en dehors des consciences individuelles, c’est de reconnaître leur caractère échangeable. Ici Peirce fait appel à la plus grande variété d’expériences de perception : j’ai fait allusion plus haut aux références amusées, certes, qu’il faisait à ses accointances avec les animaux domestiques; par exemple, il reconnaît que son chien puisse être sensible aux mêmes perceptions sonores qui le touchent lui, sauf que les réactions de l’animal sont, suggère-t-il, beaucoup plus physiologiques, manifestées par des tremblements. Au delà de ces allusions, il fait appel à l’expérience d’un artiste-peintre de ses amis qui, avant de se mettre au travail de peindre, place sur le mur, à l’arrière de son chevalet, un rideau d’une couleur qui correspond à la modalité émotive du sujet qu’il s’apprête à peindre. S’éloignant de son chevalet et, considérant celui-ci avec une distance ainsi établie, l’artiste-peintre, voit, d’une certaine façon le tableau en devenir. Je cite quelques phrases :

Un jour, il avait commencé un nouveau tableau et j’observai qu’il avait suspendu un autre rideau d’une couleur différente de celle à laquelle j’étais habitué. Je lui en demandai le pourquoi; et il m’expliqua qu’il voyait toujours le tableau qu’il s’apprêtait à peindre, sur le rideau à côté de son chevalet. [...] Je suis moi-même totalement démuni d’une telle imagination hallucinatoire et j’étais fort étonné. [...] Durant plusieurs années, j’ai fréquenté plusieurs artistes; et ce n’est pas le seul cas que j’ai connu d’une imagination hallucinatoire située au point de surgissement de ces créations poétiques (πoιηται). Évidemment, l’homme sait que de telles rencontres de spectres ne sont pas des expériences réelles, car l’expérience est un travail sur soi...

Ibid. : 192

Il semblerait donc que ces expériences marqueraient la limite du caractère échangeable des perceptions sensibles, le terme hallucination inscrivant précisément la frontière d’un terrain qu’on ne saurait déborder. Et de fait, dans la poursuite du texte, Peirce se réfère à des séances de spiritisme donnant lieu à des hallucinations collectives, face auxquelles il réserve prudemment son jugement. Ces limites étant établies, il revient sur le terrain du partage des perceptions sensibles, faisant appel à l’un des passages les plus connus, soit l’exemple emprunté à Berkeley d’un aveugle de naissance qui imaginait que la couleur rouge est assimilable à l’éclat de la trompette. Peirce reconnaît que cet aveugle pouvait simplement répéter ce qu’il avait pu tirer de conversations entendues sur le sujet des couleurs et des sons. Mais alors, le point central est à l’effet que lui, Charles Peirce, puisse reconnaître et faire sienne cette analogie parce qu’elle rejoint ses propres perceptions sensibles : la validation n’est donc pas projetée dans cette histoire de l’aveugle, mais bien dans la relation de lecture que Peirce en fait. Ce cas particulier d’une synesthésie partagée vient attester du caractère potentiellement collectif de ces qualités sensibles qui appartiennent à l’aisthèsis. Le tableau que son ami-peintre s’apprête à peindre, indépendamment du fait que ce dernier le voit d’abord sur le fond d’un rideau de couleur appropriée, sera un ensemble de qualités visuelles qui, au moment de la perception, feront surgir des perceptions sensibles qui seront interprétées, sur le plan du jugement perceptif, de façon similaire par différents observateurs. L’expérience artistique est mise au service de la reconnaissance d’un état esthétique de l’esprit, ici partagé.

De ces cas — et de plusieurs autres exemples accumulés ici sur lesquels je passe — Peirce conclut que “les sensations sont communes à tous les êtres dont les sens sont suffisamment développés” (193). Et si les qualités peuvent être ainsi échangées en dehors d’un partage des conditions historiques (ou des substances qui portent ces qualités), c’est que ces qualités ont une réalité comme qualités : ce sont des phanérons (phénomènes); force est donc de reconnaître la réalité de la priméité qui est le lieu logique essentiel des qualités.

L’objection anthropomorphique

Et si ces qualités n’étaient que la projection des certitudes de l’esprit sur le monde? Le cas ici évoqué est particulièrement intéressant et pertinent à notre réflexion. Je cite :

Je vous entend dire : “Tout cela, ce ne sont pas des faits; c’est de la poésie”. La mauvaise poésie est fausse, j’en conviens, mais rien n’est plus vrai que la vraie poésie. Et laissez-moi dire aux scientifiques que les artistes sont des observateurs beaucoup plus fins et plus précis qu’eux si ce n’est cette minutie particulière que recherchent les hommes de science. Je vous entend dire : “Cela ressemble trop à de l’anthropomorphisme.” Je réponds que toute explication scientifique d’un phénomène naturel repose sur l’hypothèse qu’il y a quelque chose dans la nature à quoi la raison humaine est analogue et qu’il en soit ainsi, tous les succès de la science dans ses applications viennent en témoigner. Ils attestent de cette vérité à la grandeur du monde moderne.

Ibid. : 193

La réponse à cette objection classique est d’autant plus puissante qu’elle fait appel à des considérations d’ordre épistémologique. Cette idée sera reprise et explicitée plus tard. En fait, Peirce l’emprunte, entre autres, à Galilée. Je formule en mes mots : si l’esprit a quelque chance de comprendre le monde, c’est parce qu’il fait partie de ce monde. Par chance, on entend ici la simple possibilité d’élaborer une hypothèse explicative; il s’agit d’une activité première, précédant toute forme de vérification (induction) ou d’application (déduction). La question initiale que posait Peirce face à cette réflexion est particulièrement significative; le scientique, qu’il est, demande : comment expliquer que de la multitude d’hypothèses que pourrait invoquer l’esprit pour expliquer tel phénomène, seules deux ou trois soient retenues et que, la plupart du temps, la bonne explication figure dans ce nombre réduit? La réponse est celle d’une co-naturalité entre l’esprit et le monde, en fait la lume naturale, la “lumière naturelle” qu’évoquait Galilée. À l’origine de la déduction et de l’induction, il y a une inférence qui conduit à la formulation d’une hypothèse; elle se nomme l’abduction.

L’objection anthropomorphique s’appuie sur le précepte d’une nécessaire distance entre le sujet connaissant et le monde-objet; Peirce inverse totalement ce précepte en affirmant que la possibilité même du savoir repose sur l’immersion du sujet dans le monde qui, dès lors, n’est plus un objet au sens strict, mais un lieu ou un contexte, en somme un facteur participant à l’activité de connaissance. Et, pour appuyer cette prise de position qui contredit les conditions reconnues de l’élaboration de la science classique — en fait cette conception de la science qui remonte à Newton — il sert aux scientifiques l’exemple de l’artiste qui possède une nécessaire finesse qui leur est souvent étrangère. Or cette finesse, l’artiste la tient d’une relation au monde qui est moins celle d’une simple observation que d’une affinité fondée sur les perceptions sensibles.

En somme, l’esprit, parce qu’il est dans le monde, serait un miroir ou, plus précisément, une icône, comme une scène de figuration, où le monde se donnerait à comprendre. Or, dans cet esprit-icône, dans ce lieu où surgit la démarche inventive — appelée abductive — le monde n’est constitué que de qualités : on retrouve, encore ici, la priméité, lieu de l’aisthèsis.

L’univers comme une “grande oeuvre d’art”

Au terme de ce fragment de texte, une conclusion grandiose où c’est la totalité du monde, saisi comme une qualité, qui est évoqué sur la base de la métaphore d’une oeuvre d’art ou d’un grand poème. De fait, l’univers est donné comme un immense représentamen fait de symboles, d’indices de réactions et d’icônes de qualités. Là où ce fragment devient particulièrement intéressant c’est lorsque les conditions de saisie et de compréhension de l’univers sont mises en cause : les icônes de qualités, suggère Peirce, s’adressent à nos sens et deviennent matière au jugement perceptuel. En ce sens, ces qualités remplissent la fonction de prémisses à notre jugement. Bien que ces qualités-prémisses soient pour nous premières, de nature non-causale, dans la nature, elles ne sont pas nécessairement des prémisses. Je formule autrement : cette nature, parce que nous l’habitons — je souligne doublement : nous l’habitons de l’intérieur — nous n’y avons pas accès globalement. On retrouve ici encore l’image de l’immersion du sujet dans les sensations qui, le temps d’une expérience, perd sa capacité critique pour retrouver un état de naïveté, ayant perdu la défense qu’assure la distance. C’est là vraisemblablement la contre-partie (ou le prix à payer) de la relation de co-naturalité. C’est aussi pourquoi entre la nature et notre esprit il y a nécessairement une instance médiatrice : c'est le signe.

Ce signe, suggère Peirce, nous pouvons le comprendre en le pensant sur la base d’une oeuvre d’art; sont référencés ici un poème, une symphonie puis une peinture. Je cite :

L’univers, saisi comme qualité, est nécessairement une grande oeuvre d’art, un grand poème — car tout argument raffiné est un poème et une symphonie — comme tout vrai poème est un argument sonore[11]. Mais comparons-le plutôt à une peinture — une toile impressionniste représentant une scène marine —, alors toute qualité appartenant à une prémisse correspond à un pigment de la peinture; ces pigments sont voués à se rassembler pour composer une qualité qui appartient à l’ensemble saisi comme totalité. L’effet total est au delà de notre capacité de saisie; mais nous pouvons, dans une certaine mesure, apprécier la qualité résultant des parties de l’ensemble qui sont le fait de la combinaison des qualités élémentaires qui appartiennent aux prémisses.

Ibid. : 193-194

Ce fragment se termine donc sur un aveu d’impuissance[12] : soit l’établissement de l’incapacité de l’esprit humain, dans sa volonté de comprendre l’univers, à faire l’économie d’un passage par les icônes de qualités et donc par l’épreuve toujours risquée du jugement perceptuel. La raison en est notre inclusion dans le monde qui ne sera jamais un objet distancié de savoir; il sera plutôt, pour nous, tout proche, une aisthèsis, un lieu et une occasion de perceptions sensibles. En contrepartie, ce passage obligé par la priméité, nous donne accès à l’abduction, la part la plus inventive de l’esprit.

Une lecture rapide et inattentive pourrait nous amener à croire qu’à la toute fin, le texte rétablisse la perspective esthétique classique opérant une jonction entre les deux sens du terme esthétique, à la fois comme aisthèsis, conscience des perceptions sensibles et comme appel à une oeuvre d’art pleinement constituée et formellement achevée; mais ce serait là une mauvaise interprétation car l’oeuvre artistique ne fait sens que prise globalement alors qu’elle n’est pas saisissable globalement. L’esthétique au sens d’une science normative ou d’une science du beau n’est pas validée. La représentation in extremis de l’oeuvre artistique est donc ramenée aux contingences et au caractère imprévisible de la perception en lien aux qualités matérielles qui, prises pour elles-mêmes et n’étant donc que virtuelles, définissent bien la priméité.

* * *

Quelques réflexions sur la rencontre de la question esthétique et de la semeiotic

Pour construire un bilan de la lecture que je viens de proposer de ce fragment de texte, je retiendrai les quelques propositions suivantes :

1. L’esthétique et l’aisthèsis

Peirce opère un déplacement radical du terme esthétique, de son acception comme science normative ou encore comme discours philosophique sur l’oeuvre d’art, vers l’idée de qualité matérielle telle qu’elle est perçue par le sens; depuis la valeur qu’a prise ce terme au XVIIIe siècle, il est retourné à son origine étymologique, soit l’aisthèsis, l’acte même de la sensation.

Le terme esthétique renvoie à un objet construit, formellement achevé, possédant à l’intérieur de lui-même un sens exhaustivement réalisé qu’il ne resterait plus qu’à lire et à apprécier alors qu’à l’inverse, le terme aisthèsis désigne une activité de perception qui est l’origine même du saisissement et de la compréhension de l’univers. L’esthétique ramenée au contact avec l’aisthèsis est donc un agir. On comprendra que ce choix correspond, d’une façon on ne pourrait plus juste, à la position pragmatiste qui, précisément définit le signe par une action demeurant ouverte sur un indéterminé.

2. L’état esthétique de l’esprit et les activités artistiques

Le champ d’extension du terme esthétique est décalé par rapport à celui du terme artistique. De l’activité artistique, Peirce ne retient que le caractère expérimental qui permet de mieux reconnaître et définir ce qu’il appelle l’état esthétique de l’esprit. Puis, cette qualité d’un état d’esprit spécifique contribue à construire le lieu de la cognition. En ce sens, la sphère du domaine artistique serait réduite par rapport à celle de l’esthétique et placée comme en intersection par rapport à celui-ci. Je précise ici : réduite des deux points de vue de l’extension et de la compréhension : je rappelle la critique à l’égard des artistes dont l’urgence de l’oeuvre à accomplir, vient limiter la disponibilité de l’esprit à l’expérience des perceptions sensibles.

Il faut reconnaître par contre que l’activité artistique à laquelle il se réfère d’une façon importante, représente un champ extrêmement riche et varié d’expérience de l’aisthèsis. En ce sens, l’activité artistique n’est pas rejetée, ni même réduite dans son apport à cette réflexion sur la cognition; au contraire elle semble même en constituer un terreau de choix. Ce que viennent d’ailleurs appuyer, les nombreuses allusions de Peirce au sujet des relations d’amitié avec des artistes, qu’ils soient peintres, écrivains, acteurs, dramaturges ou musiciens[13].

3. La position esthétique et l’hypoicône

Herman Parret avait certainement raison d’affirmer que l’on ne saurait trouver une position esthétique clairement établie dans le texte de Peirce. Par contre, d’une façon plus nuancée, il reconnaissait que tout le travail d’analyse que Peirce a mené sur la base de la notion d’hypoicône correspond à une problématique proprement esthétique. En somme, Parret faisait une constatation fort analogue à mon point de départ : s’il n’y a pas de théorie esthétique constituée chez Peirce, en revanche, il y a une interrogation appartenant à l’esthétique, laquelle est immanente à l’élaboration de la semeiotic. D’ailleurs l’idée, fort riche, de l’hypoicône est encore moins développée que celle de l’aisthèsis; mais au regard de l’ensemble des sémioticiens qui travaillent sur l’oeuvre peircéenne, cette question de l’hypoicône est devenue centrale. Il semblerait donc que sur ce point, Parret ait eu raison de proposer que l’hypoicône troisième, la métaphore représente “le signe esthétique, par excellence” (1994 : 181).

4. Une conception esthétique du monde comme fondement de la semeiotic

Glenn Kuehn suggérait que l’édification même du tableau des catégories phanéroscopiques repose sur une conception esthétique de l’univers. Il en prenait pour preuve les modalités et les caractères esthétiques auxquels Peirce se réfère pour décrire les trois expériences correspondant aux catégories. Une conception esthétique du monde, suggère-t-il, est à l’origine de la conception de l’univers; cette conception étant omniprésente, elle ne peut pas être objectivée comme discours.

Ma proposition ne contredit pas cette position si ce n’est que j’ai tenté de démontrer, par la lecture de ce fragment de texte, que l’état esthétique de l’esprit pénètre de façon beaucoup plus profonde l’élaboration de la semeiotic que cette proposition d’une simple “conception esthétique du monde”. Par contre, cette réflexion se prolonge en renouvelant la problématique de la conscience en la centrant sur la notion de rythme et alors, la proximité avec le caractère esthésique du signe devient fondamentale.

5. Les relations variables entre les catégories

Dans le cadre de travaux antérieurs, j’avais conclu de l’étude de quelques passages tirés de ce même document, que la prise en compte de l’esthétique accordant la primauté à l’ordre de la priméité venait remettre en cause la hiérarchie des catégories (et donc la charpente même de la semeiotic) puisque la catégorie de la priméité, dans cette perspective, ne représentait plus le point de départ, mais bien le point d’arrivée de l’expérience.

Or l’examen plus approfondi auquel je me suis livré ici, et surtout ce long fragment de texte qui traite de la question de l’esthétique d’une façon beaucoup plus large et intégrée, m’amène à reprendre cette évaluation. Je rappellerai que les trois catégories que Gérard Deledalle nomme les trois univers ne sont pas des instances séparées et superposées à la façon des étages d’un édifice; ce sont plutôt des zones de conscience qui s’interpénètrent et se distancient d’une manière un peu imprévisible[14] : si on voulait une métaphore, je pourais suggérer des masses nuageuses qui, sous l’effet du vent, échangent leurs propres frontières, se déformant et se reformant sans cesse. Ainsi appréhendée, la perception sensible des qualités paraît comme une opération qui serait à jamais mobile et imprévisible, indéfiniment en voie de transformation.

À l’idée d’une inversion de la hiérarchie des catégories, je substitue donc l’image de zones comme des masses de matière en suspension et dont les frontières sont constamment déplacées. Le passage par la priméité serait donc une constante plutôt qu’une fuite excentrique par rapport à un point central qu’on ne saurait d’ailleurs déterminer.

6. L’abduction des points de vue scientique et artistique

Je voudrais simplement signaler ici que plusieurs chercheurs — principalement des historiens de la science[15] — se sont intéressés à la question de l’abduction distinguant les deux champs où elle s’applique : d’abord, celui de la découverte et de l’invention dans le savoir scientifique et il s’agit alors des processus conduisant à l’élaboration d’une hypothèse susceptible d’apporter une solution à la situation de non-savoir provoquée par la rencontre de “faits troublants”. Le second champ, c'est celui de la création artistique. Mais l’ensemble des ouvrages et études que j’ai consultés sur ce thème ne parviennent pas à articuler de manière convaincante une position esthétique fondée sur l’idée d’abduction et conçue sur le modèle de la découverte scientifique. Je soupçonne cette difficulté d’être liée au fait que dans ces études, le monde à connaître est strictement donné comme un objet globalement saisi de l’extérieur, et face auquel on place un sujet neutre et distancié. Cette position d’extériorité du sujet est diamétralement opposée à celle défendue ici par Peirce en réponse à l’objection anthropomorphique. Si j’ai raison, on imaginera que sur cette base d’une position d’extériorité du sujet il soit très difficile — voire impossible — de comprendre l’expérience esthétique, non plus que les conditions de la création artistique.

7. Le hiatus entre les qualités sensibles et la représentation artistique

Parmi les positions prises dans ce fragment de texte, l’une des plus importantes concerne ce que j’ai appelé le hiatus entre les deux plans des qualités sensibles du niveau de la priméité et celui de la conception d’un ensemble complexe et non exhaustivement intelligible, appartenant à l’ordre de la représentation. Or, si l’on remonte à la fin de la décennie 1870, alors qu’aux dires de Gérard Deledalle la pensée de Peirce est alors encore kantienne et dyadique, on trouve une réponse simple et directe à cette question. La problématique était alors posée de la façon suivante : comment expliquer le passage des caractères discontinu et immédiat de nos sensations aux caractères continu et médiat de la pensée? Il est assez significatif que pour apporter une solution, Peirce ait alors recours à une métaphore empruntée au domaine artistique; la sensation est comparée à la perception des notes de musique successivement entendues alors que la compréhension est associée au travail effectué dans l’esprit, notamment par le biais de la mémoire, d’établissement d’une continuité et donc d’une durée, échappant à l’immédiateté des sensations. En voici la formulation : “La pensée est comme le fil d’une mélodie qui parcourt la suite de nos sensations” (Peirce 1879 : 160). Dans le texte mis sous examen ici, on trouve aussi un recours à une métaphore artistique : l’univers pris comme représentamen et pensé comme un argument est comparé successivement à un poème, à une symphonie puis à une toile impressionniste.

Dans le premier cas, la métaphore artistique, survenant comme de l’extérieur de la question, apporte une solution que l’on pourrait qualifier d’instrumentale : la pensée se construit sur la base des perceptions pour les subsumer de la même façon que la mélodie se construit sur le matériau des notes prises séparément pour aussi les dépasser : la relation entre les deux termes comparés, la pensée/sensations et la mélodie/perceptions, est très nettement d’ordre “diagrammatique”, au sens précis qui définit le second de l’hypoicône, soit une “analogie de proportion”.

Dans le second cas, la métaphore, au lieu d’éclairer le problème, vient l’épaissir, si elle ne l’obscurcit pas. C’est que dans ce cas, la métaphore, au lieu d’agir comme un simple révélateur, affiche le fond du problème : le signe référé, ici l’univers, est d’une complexité telle qu’il déborde les capacités de notre esprit; à peine, peut-on le désigner, d’où le recours au terme représentamen qui est proprement programmatique; alors la seule façon de comprendre cette question, c’est de la penser dans la perspective esthétique : le représentamen artistique — prenons comme exemple la toile impressionniste — est construit avec un matériau correspondant à des qualités de sensation, en fait, les pigments de couleur, ici saisis non pas comme de simples stimuli (ce qui était le cas des notes de musique), mais comme des virtualités de signifier. La différence centrale avec l’exemple précédent réside précisément dans ce point : la relation des unités ou des constituants à l’ensemble construit n’est pas directe. Elle passe par un troisième terme médiateur, mais qui demeure un inconnu et qui, pourrait-on dire, réside à l’extérieur de la relation. Entre les deux termes corrélés des qualités sensibles et du représentamen, qu’il s’agisse d’une toile, d’une symphonie ou d’un poème, il n’y a donc pas de lien qui serait direct et continu; au contraire, il y a rupture et donc, nécessairement, un saut: et ce saut révèle une incertitude où l’on retrouve en fait le “... je n’arrive pas à exprimer exactement ce qu’il en est”.

On reconnaît ici, à l’évidence, la “métaphore”, soit l’hypoicône troisième, qui repose sur un trait, nommé caractère représentatif, chargé de créer la relation entre deux plans; or ce trait représentatif, agissant comme terme médiateur, au lieu d’être un acquis ou un préalable à la figure, est un élément nouveau suppléé par le discours; dans l’immédiateté de son occurrence, il demeure un inconnaissable, qui reste encore à déterminer[16].

Cette idée d’un inconnaissable projeté dans un développement à venir, définit le “serait” (would be) qui, comme on le sait, est au fondement de la notion de sémiosis ad infinitum. Et l’on sait aussi que la perspective d’un développement à venir, mais encore imprévisible dans ses réalisations, fonde la position pragmatiste. Il y a là un halo de notions qui sont centrales à la semeiotic et où la proposition d’un état esthétique de l’esprit trouve sa racine.

Est-il nécessaire de souligner que le premier exemple, la relation diagrammatique entre la pensée et la mélodie, s’appuie sur un imaginaire strictement artistique, alors que la relation métaphorique (au sens du troisième de l’hypoicône) entre les représentamens de l’univers puis ceux de la toile impressionniste, de la symphonie et du poème déborde le domaine artistique pour conduire la réflexion sur le terrain de l’esthétique? Ce qui nous retourne à la rubrique 2 (ci-haut) où il a été proposé que la sphère artistique est réduite et décalée par rapport à celle de l’esthétique.

Il se produit donc ici une chose remarquable. Alors que Hermann Parret donnait le troisième de l’hypoicône, c’est-à-dire la métaphore, comme “le signe esthétique par excellence” (ce qui a été établi précédemment), on trouve dans le texte de Peirce la même équivalence, mais inscrite à l’intérieur même du discours : la métaphore, inscrivant un inconnaissable, marque donc un des caractères fondamentaux du fait esthétique. Les deux aspects de l’esthétique que je toucherai brièvement dans les fragments qui suivent, le Musement puis la présence du vague et de l’incertitude du savoir dans la définition de l’état esthétique de l’esprit découlent directement de cette inscription d’un inconnaissable.

8. L’état esthétique de l’esprit et le Musement

On ne saurait oublier le dernier texte publié de Peirce (1908), intitulé “Un argument négligé en faveur de la réalité de Dieu”. Ce texte est incontournable dans notre discussion dans la mesure où c’est à ce moment que Peirce opère une rencontre entre l’inférence abductive (seule susceptible de générer de nouveaux savoirs) et la question de l’esthétique. Dans un passage resté célèbre, il recommande à ses lecteurs de consacrer une heure par jour à l’activité du Musement : c’est-à-dire un état de pure et totale liberté de l’esprit qui sera abandonné à lui-même, au moindre fait, au moindre souvenir ou encore à la moindre utopie qui surgirait à l’orée de l’esprit. L’état qui s’en suit serait, suggère-t-il, une discussion avec soi-même, alimenté d’une immense curiosité s’investissant dans ce qu’il nomme lestrois univers. Ce sont là les conditions de toute avancée et de toute invention. C’est d’ailleurs dans ce texte que l’on trouve une allusion au personnage du chevalier Dupin d’Edgar Allan Poe qui sert vraisemblablement de référence à cet imaginaire du Musement.

Je voudrais retenir que cette activité du Musement reprend, avec une correspondance étonnante, les termes et les conditions de l’état esthétique de l’esprit. Sauf, peut-être un déplacement qui se fait du niveau de la perception sensible vers un remixage de tous les phanérons à l’intérieur desquels habite l’esprit. Par contre on retrouve le rejet de toute norme (je pense ici à la science normative de l’esthétique), à l’absence de toute forme d’auto-contrôle et donc de toute critique. En somme, il y a là un lieu de grande liberté, espace par excellence de l’imaginaire, où l’esprit peut errer, retrouvant son état esthétique : s’y conjuguent plaisir, découverte et satisfaction, alors que les conditions de cet état, compensent, à la façon du contre-sujet dans une fugue, la mise à l’écart du “self-control” comme moteur de la pensée critique, l’acceptation d’un état d’incertitude et le risque du non-savoir.

9. L’esthétique comme lieu du vague et de l’incertitude du savoir

La sphère de la priméité représente un territoire sauvage, au sens où c’est le lieu par excellence du vague et des incertitudes. Cette thématique a déjà été fort bien commentée[17] et je me contente ici de prendre cette proposition comme un fait acquis. Je rappelle cependant que dans ces fragments que nous avons lus, Peirce oppose constamment à son ignorance dans le monde artistique, sa capacité de jouissance esthétique.

Or ce que le texte ici commenté nous permet d’induire, c’est que l’expérience esthétique ou, pour reprendre l’expression précise, l’état esthétique de l’esprit serait le point d’attache de ces deux notions du vague et de l’incertitude dans la construction de la sémiotique. Étant entendu, bien sur, que cet état esthétique de l’esprit s’alimente, à son tour, d’une prise en compte de l’expérience artistique.

Ce regard sur la problématique vient mettre en évidence l’opposition bien nette entre les deux sens du terme esthétique comme objet d’une science normative et comme activité de l’esprit. Pour cette raison, la priméité, espace d’attache de l’expérience esthétique, devient le lieu essentiel de la créativité (ce terme étant pris dans une acception plus large que l’activité artistique). Et, inhérente à la construction des trois univers, cette composante de la créativité y compris le vague et l’incertitude du savoir qui y sont rattachés, fait partie intégrante de la conscience. Je crois que c’est là le point le plus important.

10. Notre lecture rétrospective de la semeiotic

En débutant cette conférence, Peirce entendait démontrer la réalité des trois catégories, l’essentiel du texte portant sur la priméité. Il est assez significatif que la catégorie qui est première dans l’ordre arithmétique ait été la dernière à être reconnue dans sa réalité, donc la dernière à être légitimée sur le plan strict de la logique. Il semblerait que, dans cet immense travail d’élaboration de la semeiotic, c’est à cette étape que la dernière pierre d’assise de l’édifice fut posée. Ce faisant, Peirce bouclait une boucle comme si, étant parti de la position arithmétique première, il avait effectué un parcours pour y revenir, mais à cette étape, dans la perspective de la phanéroscopie; la priméité aura donc été à la fois départ et aboutissement du trajet de découverte.

La priméité est un univers — terme utilisé par Peirce — qui possède sa propre logique. Il appartient à la grande triade des catégories; et pour cette raison, l’univers de la priméité doit être relativisé par rapport aux deux autres univers qui possèdent aussi leur propre logique et leur légitimité. Pour cette raison, on doit résister à la tentation de ramener la semeiotic à l’ordre de la priméité[18]. Ce qui signifie que l’on doit se prémunir de précipiter la totalité de l’édifice dans le territoire sauvage qui a été évoqué précédemment. Mais il n’en demeure pas moins que la disposition ou l’ordonnancement de la découverte et des avancées suggère fortement un primauté. Et il est relativement aisé d’en établir l’ampleur : la substitution, à l’esthétique philosophique, de l’aisthèsis dont il a été question ici, en fait l’état esthétique de l’esprit — car tel est l’argument fondamental de la preuve — vient représenter, et d’une façon particulièrement claire, le mouvement de déplacement allant de l’ordre troisième au premier.

Si l’on tentait d’établir un bilan de la position de Peirce sur la question esthétique, au regard de l’analyse qui a été menée ici, on rappellerait d’abord la proposition initiale de Herman Parret (1994 : 179) : “...a clear distinction is always made by him between artistic sensivity or artistic appreciation and the scientific study of the beautiful : according to him, there is no bridge between the two.” En fait, Peirce n’arrive pas à construire de pont entre ces deux positions : est particulièrement significatif à cet égard, le “...je n’arrive pas à exprimer exactement ce qu’il en est” qui se rapporte à la superposition de la catégorie première de la sensation sur la catégorie troisième de la représentation.

Cette position d’un déchirement entre ces deux orientations est susceptible de nous étonner et cela, pour une raison bien simple qui a trait à caractère nécessairement rétrospectif de notre lecture : c’est que l’essentiel de l’art du XXe siècle, tant dans le monde des arts plastiques, que dans ceux de la chorégraphie puis de la musique — je signale la place importante prise par le jazz qui, rappelons-le, provient du pays de Peirce –, a fini par s’inscrire au plus près du pôle de l’aisthèsis, c’est-à-dire de la sensibilité esthétique. Or cette orientation esthésique, marquant une alternative à une position proprement esthétique, que prirent les activités artistiques durant le siècle, le Peirce âgé, retiré dans sa maison de campagne au nord de la Pennsylvanie et ce, antérieurement à la grande guerre, ne pouvait pas la prévoir. Ce qui peut expliquer ce flottement ou cette indécision chez lui face à ce qui, pour nous, est devenu une évidence.

La question que je pose ici est donc celle des conditions de notre lecture et de notre interprétation de la semeiotic; or, compte tenu de la position primordiale qu’occupe déjà l’état esthétique de l’esprit dans la formation de l’édifice de la semeiotic, il nous est impossible de dissocier le sémiotique de l’esthétique. Il y a là un acquis irréversible que nous retenons d’une prise en compte de l’oeuvre phanéroscopique de Peirce. Il s’ensuit que notre compréhension du travail d’élaboration, au cours du XXe siècle, de la sémiotique, doit nécessairement prendre en compte cette action centrale de l’esthésique au coeur même de l’activité cognitive.

* * *

Alors comment, dans une perspective plus générale, penser la rencontre de la question de l’esthétique et de la sémiotique?

Je crois qu’historiquement, les deux démarches de la réflexion esthétique et de la sémiotique ont été placées en concurrence. Peut-être même, à certaines occasions, ont-elles été exclusives.

Plusieurs ont évoqué cette concurrence en suggérant que le développement de la sémiotique au cours du XXe siècle a déporté l’interrogation esthétique dans l’ombre. À certains moments, on a même cru que l’esthétique était un lieu de discours qui allait disparaître. On peut comprendre cet effet de tassement en prenant en considération que la sémiologie découlant des oeuvres de Ferdinand de Saussure et de Louis Hjelmslev s’est construite dans un contexte épistémologique fortement marqué d’un positivisme qui, tout au long du siècle d’ailleurs, a longuement continué de marquer les sciences humaines.

On pourrait aussi évoquer la tendance forte, sur le terrain même de l’esthétique, de définir la modernité (en arts visuels, en poésie, en musique, en design, en chorégraphie, et dans autres activités artistiques) sur une base purement formelle, puis d’isoler, voire de réifier, l’oeuvre prise pour elle-même; on connait tous le cheminement de cette tendance amorcée en poétique littéraire avec Mallarmé et qui a trouvé sa formulation la plus achevée avec la célèbre fonction poétique de Roman Jakobson[19]. Or il est assez significatif que cette conception de la modernité de l’oeuvre d’art devait éloigner de façon importante l’objet esthétique de ses fondements sensibles, de ses liens à l’aisthèsis. On rappellera aussi que le tendance à cette dissociation demeurait cohérente avec l’esprit du positivisme évoqué précédemment.

On peut imaginer que la sémiotique ait trouvé dans cette orientation esthétique formelle un allié inestimable dans une tendance à exercer une hégémonie sur le champ des humanités et de la création. Cette alliance de la sémiotique avec cette esthétique spécifique — qui va du livre blanc de Mallarmé à la musique conceptuelle de l’IRCAM — est d’autant plus cohérente que ce sont là des modèles qui, depuis une quinzaine d’années, ont fait l’objet des attaques les plus acerbes de la part de mouvements de diverses tendances que l’on tente, non sans difficultés, de saisir sous le terme problématique de l’après d’une modernité et qui inscrivent la nécessité d’un renouvellement de l’imaginaire. Il est aussi significatif que le questionnement esthétique, que l’on a peut-être trop rapidement cru relégué au chapitre des sciences mortes, connaisse de nos jours un renouveau d’intérêt.

Je terminerai avec cette simple proposition. En introduisant dans l’édifice sémiotique les retombées de l’expérience artistique sous le terme d’un état esthétique de l’esprit, Peirce a rencontré des incertitudes, des obscurités ce qui l’a conduit à des approximations, à des hésitations et à des ambiguïtés. Pour le logicien rigoureux qu’il était, c’était là des zones d’obscurités qui, pour reprendre ses termes, soulevaient chez lui l’irritation du doute. Or au moment où il arrive à l’époque de la grande maturité, plutôt que de pourchasser ces hydres à mille têtes, il les intègre à sa sémiotique. Non seulement leur fait-il une place, mais il leur reconnaît une fonction centrale en les plaçant au fondement même de l’édifice sémiotique, ce que j’ai précisément tenté de démontrer ici. Il apporte ainsi un enrichissement considérable à la semeiotic, lui conférant une puissance explicative qui étonne encore aujourd’hui, à mesure que nous le redécouvrons.

Il ne fait nul doute dans mon esprit que les réflexions portant sur les jeux d’influences réciproques entre l’esthétique et la sémiotique ne pourront qu’être bénéfiques à ces deux disciplines qui, malgré les positions antithétiques et souvent polémiques prises durant le dernier siècle, demeurent indissociables.