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Depuis la fin du siècle dernier, les changements climatiques dans l’Arctique sont non seulement devenus de plus en plus évidents et percutants, mais ils font la une des quotidiens et sont l’objet d’articles approfondis dans les revues populaires et spécialisées. Tellement de questions se posent sur la disparition rapide de la banquise estivale, sur la possibilité de passages maritimes dans les mers glaciales et sur l’éventuelle exploitation de ressources naturelles, surtout des minerais et des hydrocarbures. Il y a davantage : ces changements présagent-ils une nouvelle « guerre froide » entre pays riverains pour les ressources de la région ? Où se situe alors le Canada par rapport à toute une série d’interrogations non seulement en droit international public, mais aussi sur sa capacité à tirer profit de ses territoires septentrionaux peu peuplés et parfois difficilement accessibles ? Cette collection d’articles examine ces questions et beaucoup d’autres qui ont trait aux enjeux géographiques, politiques et stratégiques dans cette région en mutation.

L’ouvrage est divisé en quatre parties formées de 19 chapitres, auxquels s’ajoutent une introduction et une conclusion. La première partie est consacrée au cadre climatique avec deux chapitres ; la deuxième partie, la plus longue avec huit chapitres, examine les acteurs et les enjeux. Sont abordés ici une multiplicité de sujets historiques, politiques et stratégiques qui permettent au lecteur de saisir l’envergure de tous les enjeux ainsi que le rôle de certains pays riverains. La troisième partie, avec ses quatre chapitres, est fascinante pour le non-juriste grâce non seulement à l’effort de recherche, mais aussi à la lucidité des explications juridiques. Enfin, la dernière partie contient cinq chapitres qui examinent non seulement la question des ressources naturelles, mais aussi celle des routes maritimes. Ces chapitres sont basés sur des données récentes qui connaîtront, bien sûr, des modifications majeures à l’avenir si les tendances actuelles dans les changements climatiques s’accentuent. Les conclusions qu’on peut tirer de tous ces chapitres c’est que rien n’est encore joué, qu’il existe de multiples options et que le Canada a le potentiel de participer de façon fondamentale dans le destin de la région.

Ce qui rend cet ouvrage particulièrement intéressant, ce sont l’interrogation sur les enjeux pour le Canada et la réponse qui est proposée. Il y a d’abord l’attitude américaine à l’égard du passage du Nord-Ouest (pno) et les conséquences de cette attitude pour le Canada : en ce qui concerne le pno, s’agit-il d’un détroit international, libre d’accès à tous les navires qui jouissent d’un droit de passage en transit, la position américaine, ou d’eaux territoriales, la position canadienne ? L’enjeu est énorme pour les deux pays, mais pour différentes raisons. Joëlle Plouffe, dans le chapitre 7, examine l’historique de la position américaine, énoncée officiellement pour la première fois dans un document en 2009. Émanant de la Maison-Blanche, ce document ne faisait que réitérer les points essentiels d’une politique pragmatique que les États-Unis poursuivent dans la région depuis le début de la guerre froide. Tout en contestant publiquement les prétentions canadiennes, Washington collabore avec son voisin du nord au-delà de la question du statut juridique dont la résolution n’est pas du tout claire ni pour l’une ni pour l’autre partie. Cette collaboration entre les deux pays était d’ailleurs entérinée par un accord sur la navigation des eaux arctiques en 1988. Plouffe a raison de souligner que c’était un gain pour les deux pays et que le maintien du statu quo s’avérera sans doute la meilleure option pour eux, notamment en ce qui concerne leur sécurité, mais aussi la sécurité de la région. Mais Frédéric Lasserre et Suzanne Lalonde, dans leur examen du cadre légal dans le chapitre 11, considèrent la prétention étasunienne sur le pno comme faible. Est-ce dire que le Canada devrait faire davantage sur le plan juridique, et cela augmenterait-il sa sécurité ? Force est de noter que certains gestes posés depuis 2005 par le gouvernement du Canada semblent suggérer une nouvelle politique sécuritaire, menant à la « militarisation » de l’Arctique ; est-elle à l’avantage du Canada ?

La réponse que donne Stéphane Roussel dans le chapitre 8 mérite l’attention. Selon lui, cette politique est bonne si elle se situe dans le cadre de la doctrine du continentalisme, c’est-à-dire dans l’idée que la promotion des intérêts du Canada passe par une association étroite avec les États-Unis. Non seulement cette doctrine justifie alors le processus de militarisation, mais elle permet de rassurer les États-Unis sur la volonté du Canada de tenir compte de leurs préoccupations de sécurité et donne la possibilité au gouvernement du Canada d’afficher sa détermination à défendre les intérêts nationaux et l’identité du Canada. En d’autres termes, elle maintient le statu quo juridique mais aussi la politique pragmatique des deux gouvernements dans la région. Ce faisant, le Canada peut continuer de suivre une politique étrangère internationaliste et il dispose de multiples options sur la scène internationale. Roussel a raison de souligner qu’il est essentiel qu’il y ait de la part du Canada un discours cohérent sur le continentalisme.

La conclusion sur les points principaux touchant l’avenir de l’Arctique, signée par Frédéric Lasserre, est fort intéressante. L’auteur note deux axes de rivalité : le statut des passages arctiques – internationaux ou sous la souveraineté de la Russie ou du Canada ? – et l’extension des plateaux continentaux. Il estime qu’il n’y aura pas de « guerre de détroits », parce qu’il existe actuellement un fort potentiel de coopération non seulement grâce aux activités du Conseil de l’Arctique qui permet aux opinions tant des gouvernements que des groupes autochtones de s’exprimer, mais aussi grâce à la volonté des États riverains de coopérer sur le plan scientifique, notamment sur la question des plateaux continentaux. C’est de très bon augure pour le Canada et lui donne de nombreuses possibilités en politique étrangère.

Cet ouvrage est accompagné d’une multiplicité de tableaux et de figures cartographiques et statistiques. On peut cependant noter une petite carence : une carte sur les lignes de bases au Canada dans le chapitre sur le droit de la mer aurait été fort utile. Sinon, rares sont les ouvrages collectifs qui réussissent à assurer une cohésion thématique, un niveau de recherches élevé de la part de tous les auteurs, une haute qualité de rédaction et une présentation logique et compréhensive du sujet. Celui-ci réussit de façon exceptionnelle. C’est la moindre des qualités de cet ouvrage, qui mérite d’être une lecture obligatoire dans tous les cours de politique étrangère et de défense du Canada.