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Ancré dans la théorie du rational choice et dans une perspective exclusivement interétatique, Shirkey tente de répondre dans cet ouvrage à la question de savoir pourquoi certains États décident d’entrer dans un conflit déjà en cours, et de comprendre le moment, parfois tardif, de cette décision.

Considérant la guerre comme un processus de marchandage et un mécanisme de révélation d’informations, l’auteur formule une hypothèse maîtresse : c’est l’information révélée par la guerre qui détermine l’entrée d’États jusque-là non belligérants dans le conflit ainsi que le moment de ce revirement. En effet, qu’elles soient de nature militaire ou politique, les informations révélées – surtout les événements imprévus conceptualisés comme informations – amènent les acteurs étatiques à réévaluer les coûts et bénéfices de leur éventuelle entrée en guerre.

Désireux d’intégrer cette hypothèse dans un cadre théorique structuré, l’auteur effectue une revue de la littérature existante, discutant les différentes corrélations et théories précédemment formulées sur la propagation de la guerre interétatique. Retenant les propositions qui n’ont pas encore été directement infirmées, il construit autour de son hypothèse centrale un ensemble de conjectures secondaires prenant en compte des dimensions connexes telles que les effets, sur les belligérants, de l’éventualité même de l’entrée dans le conflit de tel ou tel non-belligérant. Après avoir stabilisé sa propre hypothèse, Shirkey la met en concurrence avec une contre-hypothèse pouvant également expliquer pourquoi certains États décident de s’engager dans un conflit après sa phase initiale : l’achèvement d’un processus attendu tel qu’un réarmement ou l’usure des belligérants.

L’auteur entreprend ensuite de démontrer la supériorité explicative de son modèle en recourant d’abord aux statistiques, ensuite à une série d’études de cas qualitatives. Le chapitre consacré à l’analyse statistique précise que l’étude repose sur la base de données relative aux guerres interétatiques du projet Correlates of War et expose les différentes variables ainsi que les modalités adoptées pour leur encodage (modalités développées plus longuement dans une annexe). Adoptant, après l’avoir justifiée, une analyse statistique de type gee (Generalized Estimating Equations), l’auteur produit un ensemble de données et de tableaux qui semblent conforter son hypothèse centrale et la plupart des hypothèses secondaires, seules quelques-unes étant infirmées ou nuancées.

Shirkey confronte ensuite les données générées à plusieurs cas d’étude. Les deux premiers, la guerre de Crimée et la Grande Guerre, se distinguent par le fait que plusieurs États, restés initialement neutres, finissent par rejoindre le conflit. Le troisième terrain constitue une mise à l’épreuve a contrario de la théorie puisqu’il s’agit de la guerre franco-prussienne (1870), demeurée bilatérale. Un chapitre est consacré à deux guerres de la période après-1945 : celle du Vietnam et celle du Golfe (1990-1991).

De l’analyse des trois premiers conflits, l’auteur retire une confirmation de son hypothèse centrale et souligne le rôle joué par la perspective de gains territoriaux dans le calcul des États au moment de leur entrée en guerre. Aspect intéressant de l’ouvrage, les conflits après-1945 permettent d’identifier une transformation des « gains » (spoils) anticipés par les États qui rejoignent un conflit en cours et conduisent à requalifier l’hypothèse. En effet, l’auteur est amené à distinguer, parmi les belligérants tardifs, les « suivistes » (bandwagoners) et les « équilibreurs » (balancers) : les motivations des premiers se limitent aux avantages découlant du ralliement à la grande puissance et ne sont donc pas affectées par des événements imprévus ou des informations révélées, lesquels n’influencent que les États soucieux du maintien de certains équilibres.

Rigoureux dans sa méthodologie, l’ouvrage de Shirkey s’inscrit dans une lignée de travaux consacrés à l’étude quantitative des conflits et des multiples questions s’y rattachant. Mêlant de manière équilibrée quantitatif et qualitatif, l’auteur tente d’apporter une réponse à une interrogation précise qu’il refuse, en bon rationaliste, de laisser au hasard. Toutefois, la sophistication méthodologique ne peut effacer l’impression que l’auteur enfonce une porte ouverte : s’il est certes intéressant d’en avoir confirmation chiffrée, il n’en reste pas moins que l’analyse historique a depuis longtemps mis en relief l’impact des événements imprévus sur le cours des conflits, y compris sur l’entrée en guerre de pays restés précédemment à la marge.

Par ailleurs, le cadre théorique est construit sur un postulat rationaliste qui est parfois démenti par les études de cas. Certes, l’effort de rigueur conduit l’auteur à mettre volontiers en relief les cas qui ne corroborent pas son hypothèse. Toutefois, Shirkey tend à simplifier exagérément certaines séquences historiques, à percevoir du calcul rationnel là où l’on peut surtout voir à l’oeuvre la subjectivité des dirigeants et les rapports de force internes, et à présenter certains événements comme ayant eu des conséquences automatiques sur les décisions de tel ou tel État en une reconstruction a posteriori qui n’est pas toujours convaincante.

Par ailleurs, les orientations de base de l’étude la rendent essentiellement pertinente pour les guerres de l’époque, presque idéal-typique, du concert de l’Europe. Il n’est donc pas étonnant que les principales études de cas relèvent de cette période et se cantonnent au système européen. Ce constat est conforté par le traitement, concis, des deux conflits après-1945. L’auteur y introduit bien des paramètres nouveaux, tels que l’importance accrue des institutions, mais il manque d’intégrer les transformations profondes du système et des pratiques internationales qui rendent les guerres interétatiques de l’après-Deuxième Guerre mondiale suffisamment différentes pour compromettre les raisonnements applicables à la période et au contexte européen antérieurs. En un mot, le cadre théorique semble être plus adapté aux guerres du passé européen qu’à celles du présent.