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S’il est bien un conflit qui paraisse aujourd’hui inextricable, c’est sans nul doute la crise israélo-palestinienne – les contestations secouant en ce début d’année 2011 tant le Maghreb que le Machrek ne sont pas de nature à apaiser les tensions au Moyen-Orient. Plus que jamais donc, ce conflit mérite, plutôt que l’abattement, une attention analytique accrue. À cet effet, il existe en marge des méthodes traditionnelles de la science politique et des Relations internationales (ri) de plus en plus d’outils alternatifs éprouvés pour construire une posture heuristique robuste d’une crise ou d’un conflit particulièrement complexe. La sociologie ou l’anthropologie notamment donnent des grilles de lecture aidant à comprendre les raisons pour lesquelles des individus ou des groupes considèrent certains éléments de leur environnement comme (in)acceptables et entrent en conflit (ou pérennisent un conflit). Aujourd’hui, bien que « de nombreux théoriciens des ri méprisent les arguments psychologiques » (Goldgeier et Tetlock 2001 : 87), il apparaît aussi clairement que la psychologie est en droit de revendiquer une place importante dans l’analyse de crises et conflits[1], et ce, malgré le côté fragmentaire de cette discipline. Par exemple, il peut être soutenu sans grand risque que les acquis des théories de l’identité sociale, en psychologie sociale intergroupe, forment à présent un paradigme cohérent des tensions politiques. À la suite de Kaplowitz, nous soulignons donc « l’utilité de l’analyse psychopolitique pour comprendre et résoudre de manière coopérative les conflits d’apparence inextricable » (Kaplowitz 1976 : 312), et proposons de passer en revue de façon critique une série de recherches psychologiques portant sur le conflit israélo-palestinien. Par là, nous désirons montrer certaines facettes de l’apport que peut fournir la recherche psychologique à la compréhension – et, potentiellement, à la sortie – d’un conflit. En arrière-fond d’une telle entreprise se trouve l’espoir de contribuer au passage « des intérêts aux identités » dans les analyses de conflits (Rothman et Olson 2001) en apportant sur le cas israélo-palestinien un point de vue extérieur aux approches historiques (Smith 2010 ; Pappé 2003), juridiques (Elmusa 1993 ; Wedgwood 2005) et internationalistes traditionnellement mobilisées.

Deux malentendus sont à dissiper. Premièrement, notre idée n’est pas de prétendre que ce conflit est uniquement psychologique. Plutôt, nous insistons sur l’importance primordiale des facteurs psychologiques – il en existe d’autres – dans la dynamique conflictuelle[2]. Deuxièmement, le but de cette contribution n’est pas d’avancer une énième chronologie du conflit israélo-palestinien, ni même d’en comptabiliser l’entièreté des éléments constitutifs. Plutôt, notre synthèse de la littérature – qui prend en compte une trentaine d’études scientifiques récentes portant exclusivement et explicitement, dans une perspective psychologique, sur la situation israélo-palestinienne, mais complémentée de certains rapports officiels sur le sujet – tire les enseignements principaux d’une approche psychologique du conflit afin de mieux comprendre celui-ci. Il semblerait en effet que telle entreprise n’ait plus été menée depuis longtemps, voire ne l’a simplement jamais été dans la communauté scientifique francophone. Par exemple, la synthèse de Beit-Hallahmi (1972), qui considérait d’abord les contributions portant sur les « traits » de personnalité types des Arabes et des Juifs non arabes, puis qui explorait les études consacrées aux conséquences de la présence d’un conflit sur différents éléments (cohésion, p. ex.) ou attitudes (opinions vis-à-vis du conflit, p. ex.) et qui enfin rapportait ce qui apparaît être un sentiment répandu dans la littérature de l’époque (l’optimisme quant à l’impact de la psychologie et de la modernité en général sur la fin du conflit), est trop datée. Comme nous allons le montrer plus loin, tant les thèmes que la tonalité de la littérature de cette époque varient du tout au tout par rapport à ceux d’aujourd’hui, entraînant la nécessité d’une nouvelle synthèse.

Dans cette perspective, notre synthèse devait adopter une nouvelle logique de regroupements et séparations entre les apports des contributions considérées. Inévitablement, l’option retenue peut être contestable, au vu des autres possibilités de présentation. Dans notre cas, il eût par exemple été possible de procéder en deux sections reflétant les deux moments sur lesquels la psychologie peut apporter un éclairage pertinent : l’origine des tensions d’abord, les conséquences de celles-ci ensuite. Mais s’intéresser ainsi d’abord aux ressorts du conflit puis à ses conséquences empêche de faire apparaître un des principaux enseignements globaux de notre synthèse, à savoir l’imbrication de ces deux moments, c’est-à-dire la cyclicité du processus de perpétuation du conflit. Une autre possibilité aurait été de distinguer les niveaux individuel et collectif, mais ici encore c’eût été mettre à mal l’imbrication dynamique de ces deux dimensions. Finalement, notre synthèse s’opère selon une subdivision en trois points correspondant à autant de familles de problèmes à considérer dans le projet d’une meilleure compréhension du conflit. Il s’agit de considérer d’abord les perceptions de la situation par leurs acteurs, ensuite les troubles identitaires et leur rôle dans l’émergence de l’agressivité et, enfin, les effets de la violence sur la santé mentale. En bout de course, une conclusion fait le point sur les principaux enseignements et dégage des pistes de recherche et d’action.

I – Considérer les perceptions du conflit par leurs acteurs

Une première famille de problèmes à considérer dans l’optique d’une posture heuristique au regard du conflit israélo-palestinien est celle de la perception sociale. En psychologie sociale théorique, de nombreuses contributions ont balisé le cadre conceptuel d’éventuelles études empiriques en mettant notamment l’accent sur les tendances à avoir une perception simpliste des membres d’autres groupes, entraînant souvent par là une série de préjudices. La littérature sur les « biais intergroupes », sur les stéréotypes ou la discrimination est trop abondante pour être reprise ici.

Bien que les perceptions de l’autre en général et de l’ennemi en particulier soient aujourd’hui reconnues comme des éléments clés des conflits, l’analyse particulière du cas israélo-palestinien laisse apparaître, d’une part, une certaine frilosité à évaluer de manière ciblée les perceptions et préjudices entre Israéliens et Palestiniens, et, d’autre part, certaines spécificités – bien documentées cette fois – à prendre en considération. Alors qu’il semble en effet encore manquer dans la littérature l’une ou l’autre contribution extensive, qui serait pourtant essentielle, sur les perceptions croisées qu’ont les uns des autres Palestiniens et Israéliens, plusieurs études confirment, cependant de manière moins directe, l’importance du facteur perceptuel dans le conflit. En 1976 déjà, c’est-à-dire à un moment de relative fixation des tensions, Kaplowitz établissait dans un article précurseur une typologie des attitudes et perceptions des futures élites israéliennes et arabes vis-à-vis du conflit, grâce à une série d’interviews qualitatives. Les interviews des Arabes laissaient apparaître trois degrés de tolérance ou de reconnaissance à l’égard de l’autre communauté : reconnaissance d’Israël, négation d’Israël et position ambiguë d’acceptation latente sous couvert de négation (attitude majoritaire). Du côté israélien, l’auteur dégageait quatre positions : partisans de l’annexion pure et simple, négociateurs durs (hard bargainers, majoritaires), négociateurs conciliants et annexionnistes fonctionnels (dont la volonté d’annexion ne repose pas sur des réflexions théoriques ou religieuses, mais plutôt sur des calculs pragmatiques de sécurité). Au vu de ces attitudes de part et d’autre, Kaplowitz envisageait deux options : deux États ou un État unitaire. Mettant en avant la force psychologique du statu quo et les caractéristiques des groupes majoritaires (hard bargainers d’une part, acceptation latente de l’autre), l’auteur avançait des pistes – reconnues comme très difficiles d’application – de sortie de crise. Ainsi, l’analyse de Kaplowitz étayait pour une des premières fois l’hypothèse de l’importance des perceptions et attitudes vis-à-vis du conflit dans la pérennisation de ce dernier.

Plus récemment, Rouhana et Fiske (1995) reprenaient la problématique des perceptions en l’approfondissant considérablement. En partant du principe que toute analyse des perceptions de l’autre et de la situation conflictuelle doit prendre en compte le caractère asymétrique du rapport de force, la question devenait de savoir comment un groupe en situation de domination/sujétion perçoit : a) le rapport de force dont il est partie, b) la menace qui pèse sur lui, et c) l’intensité du conflit auquel il participe. Les deux auteurs ont évalué ces trois perceptions au sein de deux groupes : Israéliens juifs et Israéliens arabes. Les questionnaires, qui ont été adressés à près de 900 étudiants du supérieur dans chaque groupe, ont révélé que, malgré le consensus au sein des deux communautés sur le caractère réel et fort de l’intensité du conflit et sur l’existence d’un déséquilibre du pouvoir en faveur des Juifs, la conscience de leur situation privilégiée ne s’accompagne pas chez ces derniers d’un sentiment de sécurité plus grand que celui de la communauté arabe. La perception d’une menace plus lointaine est prédominante, ce qui amène les auteurs à considérer que « le sentiment de menace et le sentiment de puissance sont deux constructions qui, dans certaines conditions, peuvent être, comme ici, indépendantes » (Rouhana et Fiske 1995 : 74). La question de comprendre pourquoi un groupe aussi dominant est si sensible à la menace s’ouvre dès lors à diverses réponses :

il n’est pas clairement établi si cette combinaison de grande puissance et de haute menace caractérise les groupes en position de force dans les conflits ethniques, ou bien caractérise les conflits ethniques mettant aux prises une population immigrante en position de force et une population autochtone (comme les protestants et les catholiques en Ulster ou les noirs et les blancs en Afrique du Sud), ou encore ne fait que refléter le statut de double minorité inhérent à notre cas : les Arabes sont minoritaires en Israël, mais les Juifs sont une minorité au Moyen-Orient. Cette caractéristique pourrait aussi provenir du cas, bien spécifique, de la communauté juive et de son histoire prolongée de persécution.

Rouhana et Fiske 1995 : 74

Comme il apparaîtra plus loin, cette dernière hypothèse est largement reprise par plusieurs autres contributions.

Ce rôle important de la crainte est au coeur de l’article de Canetti-Nisim, Ariely et Halperin (2008), qui s’intéresse au rôle que peut avoir la perception d’une menace – économique, de sécurité, symbolique – dans la production d’attitudes d’exclusion envers des minorités. Les auteurs y concluent, au vu du cas israélien, que la perception d’une menace est un facteur fort dans l’émergence de telles attitudes. À ce titre, si les différents types de menaces évoqués ci-dessus induisent tous des effets d’exclusion, deux particularités semblent être à noter. D’abord, les différents types de menaces ont des impacts variés en fonction des différents types de minorités – par exemple, une minorité sera plus exclue sur la base d’une menace perçue de type économique, tandis qu’une autre minorité y sera plus exclue sur la base d’une menace perçue de type sécuritaire. Néanmoins, et c’est la deuxième particularité, il apparaît que la menace de sécurité est celle dont l’impact est le plus important et le plus transversal – c’est-à-dire qu’elle est la plus universellement vecteur d’exclusion. Dans le même ordre d’idées, Bar-Tal et Jacobson (1998) avaient déjà souligné toute l’importance des facteurs psychologiques dans les évaluations individuelles si diverses de la sécurité en Israël. Canetti-Nisim, Ariely et Halperin, en suggérant par ailleurs que les menaces « réalistes » (économiques et de sécurité) doivent se penser dans une dynamique d’interaction avec les menaces symboliques, reconnaissent donc que les différentes formes d’exclusion résultent effectivement d’une dynamique psychologique de perception d’une menace pouvant être multiforme.

Il est en définitive étonnant de constater que la psychologie sociale appliquée au cas israélo-palestinien semble adopter, lorsqu’elle cherche à évaluer l’impact des perceptions, une attitude quelque peu détournée en se centrant principalement sur la perception de la sécurité et non sur celle de l’autre ou de l’ennemi. La littérature, dont les contributions évoquées ci-dessus, met certes en avant l’importance des perceptions dans la conduite du conflit, mais semble oublier d’étudier de front les perceptions intergroupes – qui semblent pourtant de loin les plus significatives et dont le cadre théorique existant est pourtant extrêmement étoffé. Par exemple, lorsque Shamir et Sagiv-Schifter (2006) analysent les évolutions de la tolérance parmi la population juive à la suite du déclenchement de l’intifada d’Al-Aqsa (à la fin de septembre 2000), ils proposent une approche imbriquant les perceptions de l’autre et celles de la menace. Des éléments plus spécifiquement liés à la perception de l’autre se retrouvent dans une contribution de Moore et Aweiss (2002) mesurant et cherchant à comprendre les dynamiques de haine entre étudiants juifs et palestiniens. Ce sentiment y apparaît largement partagé, mais à une mesure qui est, chez les Juifs du moins, celle de la religiosité. En ce qui concerne ces derniers en effet, la perception de l’autre semble s’opérer de manière d’autant plus haineuse que la croyance religieuse est forte. Ainsi, et sans surprise, la simple illustration de la contribution de Moore et Aweiss nous pousse à croire que si les études portant sur les perceptions de la menace sont si prévalentes, c’est probablement parce que les conclusions auxquelles arriveraient les enquêtes sur les perceptions de l’autre (ou de l’outgroup) seraient sans doute trop fortes et trop évidentes pour mériter une étude explicite.

II – Considérer les dynamiques identitaires et l’émergence de l’agressivité

Le problème de la perception de la menace, qui retient si fort l’attention (Bar-Tal 2001) au point de détourner d’autres champs de recherche, est d’ailleurs également au centre d’une seconde famille de questions psychologiques à considérer dans le cas du conflit israélo-palestinien : la présence de dynamiques identitaires – collectives ou individuelles – contribuant à expliquer la présence de violence. À l’instar de celle portant sur la perception sociale, la littérature théorique sur la construction et le poids des identités est sophistiquée et prolifique (pour une synthèse, Turner et Reynolds [2003] ; pour le rôle du facteur identitaire dans un conflit, Schafer [1999]), et elle a préparé le terrain des enquêtes empiriques.

Pour Shalit (1994) par exemple, le projet sioniste tel qu’il a été interprété au début de l’établissement d’Israël est structuré par une tension fondamentale entre peur d’anéantissement d’un côté et action violente de l’autre (Locke 1999). C’est précisément parce qu’il existe une identité constituée d’une peur collective totale, sans rapport avec la menace réelle – elle est celle, héritée de la Shoah, d’un anéantissement et non simplement d’une perte limitée –, qu’existe une propension à l’usage de l’agression. Le sionisme, fort vecteur d’identité, serait selon cette analyse un vecteur de facto d’agressivité. Ainsi, chaque menace locale est lue comme globale, appelant à une réponse qui n’est proportionnée qu’à la possibilité même infime ou imaginaire qu’elle ne se transforme en annihilation de l’État d’Israël. Comme le soulignaient plus haut Rouhana et Fiske, la menace réelle est déconnectée du rapport de force existant. Cette tension présente au niveau de l’identité collective se retrouve également, selon l’auteur, au niveau individuel[3], où les actions méconnaîtraient aussi souvent toute proportionnalité. L’auteur souligne donc l’existence d’une peur existentielle de la communauté juive d’Israël, en écho à la « mentalité de siège » décrite par Bar-Tal et Antebi (1992), et explore les raisons de son émergence et de sa présence par le biais d’une analogie individualiste, c’est-à-dire en dérivant au niveau du groupe les processus individuels d’émergence et d’existence d’une peur fondamentale de la mort. Dans un réflexe très freudien, l’auteur compare donc la communauté juive israélienne à un individu dont l’agressivité proviendrait d’une peur non réglée de la mort. La réponse agressive apparaît alors d’autant plus déconnectée de la réalité de la menace que le sujet – ici, singulier autant que collectif – refoule sa peur d’annihilation et s’engage dans une attitude d’agression permanente sans objet précis : « la peur de l’annihilation, c’est-à-dire l’anxiété mortifère, a été détournée en volonté de survie, et a fonctionné comme catalyseur dans la production d’une énorme force (cf. Lipton, 1983, chap. 12). Dans la perspective terrifiante d’un holocauste se répétant à nouveau, cette libération d’énergie, d’agression, a été comprise comme salvatrice pour l’État et ses citoyens » (Shalit 1994 : 420-421). En bout de course, l’auteur pointe du doigt la détérioration de la situation depuis les intifadas, c’est-à-dire l’augmentation de l’agressivité : « La menace d’une répétition traumatique évoque la peur de l’annihilation, et la libération subséquente d’énergie agressive a jeté la nation dans une position grandiloquente de force et de déni de la peur. […] L’intifada semble avoir pour cause une augmentation des désordres comportementaux et de la violence sociale, une nouvelle implosion de peur et d’incontrôlable anxiété » (Shalit 1994 : 431)[4]. En somme, il se dégage d’une telle analyse un profond pessimisme quant à la possibilité de résolution du conflit : selon l’auteur, en effet, chaque démonstration de force violente par les Palestiniens ne peut qu’accroître la peur profonde d’Israël, et donc son agressivité. De façon intéressante, cette dynamique est aussi largement présente chez les Palestiniens, comme l’a montré Romani dans son étude qualitative de la « routine violente ». Selon ce dernier, certains souvenirs traumatiques « transmis de génération en génération, sans cesse mobilisés par une situation de crise continue, réactivent à chaque irruption violente les craintes existentielles de disparition collective » (2005 : 261).

À la base du raisonnement de Shalit se trouve bien sûr le problème de l’holocauste, qui est présent dans l’identité collective israélienne ; la Shoah y apparaît comme un traumatisme général ayant engendré un sionisme agressif. Cette thèse semble tempérée par une étude de Sagi-Schwartz et al. (2004) qui met en question – dans une perspective plus classique – la réalité d’une transmission intergénérationnelle des traumatismes liés à l’holocauste. Une double question se pose : « [P]remièrement, ces enfants survivants de l’Holocauste montrent-ils toujours des traces de leur expérience traumatique, même après plus de cinquante ans ? Deuxièmement, le trauma a-t-il été transmis à la génération suivante, c’est-à-dire aux enfants de ces enfants survivants ? » (Sagi-Schwartz 2004 : 77). Dans le cas du conflit israélo-palestinien, cette double question est extrêmement pertinente, au vu de la place prédominante de l’holocauste dans la mémoire collective israélienne, de sa rhétorique quasi mystique et de sa fonction forte de légitimation politique. Pour y répondre, l’hypothèse est d’abord posée que « l’enfant développe un modèle interne opérant (moi) de ses liens affectifs pendant la première année de la vie, c’est-à-dire qu’il construit une représentation mentale des aspects sociaux-émotionnels du monde, des autres, de soi-même, et des relations aux autres qui sont particulières à l’individu » (Sagi-Schwartz 2004 : 80). Par le biais d’interviews menées par téléphone auprès de milliers de femmes (non rescapées et rescapées de l’holocauste) et centrées autour de la notion d’« attachement », les auteurs ont espéré mesurer les problèmes liés à ces aspects provenant d’un traumatisme des parents. Si les conclusions attestent bien que le traumatisme lié à l’holocauste ne disparaît pas avec le temps chez les personnes rescapées, elles ne corroborent cependant pas l’hypothèse d’un passage intergénérationnel d’une anxiété d’ordre psychologique :

[L]es enfants des survivants de l’Holocauste ne diffèrent pas du groupe de comparaison dans leurs représentations d’attachement, dans leur niveau d’anxiété, dans leur réaction de stress traumatique, et dans leur comportement maternel vis-à-vis de leurs enfants. De plus, nous n’avons trouvé aucune transmission intergénérationnelle de l’attachement désorganisé ou de symptômes de stress traumatique, qui sont spécifiques des survivants de l’Holocauste.

Sagi-Schwartz 2004 : 101

En définitive, si l’holocauste est bien vecteur de problèmes identitaires comme le défend Shalit, ce ne semble pas être par la transmission intergénérationnelle de troubles psychosomatiques, mais plutôt dans un rôle plus psychanalytique de construction des cadres israéliens de compréhension du monde, ou – mais cette thèse est sujette à des débats virulents, comme en atteste la polémique entourant les interventions de Norman Finkelstein – par une récupération politique du passé douloureux.

Pragmatiquement, il ressort de plusieurs contributions que, si l’identité peut réellement être comprise comme vecteur de perpétuation du conflit, c’est sur le plan individuel. Plus précisément, un consensus se dégage du recoupement de plusieurs articles à propos de l’importance de la dynamique de construction identitaire chez les enfants sur la perpétuation de préjudices (Aboud et Amato 2003). La littérature suggère que les enfants israéliens et palestiniens se développent dans un climat de conflit qui détermine fortement leurs visions du monde, très tôt empreintes de conflictualité et de violence. Ainsi, Elbedour, Bastien et Center (1997) se sont intéressés à la manière dont les enfants palestiniens construisent leur identité au vu du contexte social difficile dans lequel ils vivent : comment se définissent-ils, comment se pensent-ils, et comment comprennent-ils la société et les autres ? Une méthode aussi originale qu’utile pour évaluer les caractéristiques de cette identité sociale si difficile à pénétrer s’est révélée être l’analyse de 429 dessins d’enfants de Gaza et de Cisjordanie :

Puisque les identités sont des projections de soi dans des situations personnellement importantes […], et puisque les dessins sont un moyen symbolique d’exprimer cette connexion, nous avançons qu’en dessinant « ce qu’ils avaient à l’esprit », les sujets projettent leurs identités les plus importantes. En analysant le contenu symbolique de ces dessins et en classifiant les dessins en certaines catégories de représentation, nous pensons avoir gagné une meilleure compréhension des processus de formation de l’identité des enfants en contexte de guerre.

Elbedour et al. 1997 : 221

Sans surprise, on constate que ces dessins laissent apparaître des identités en formation très empreintes du conflit en cours, c’est-à-dire des enfants qui grandissent en s’identifiant au conflit, qui ne se pensent plus qu’en tant que parties d’un groupe combattant. Plus précisément, il apparaît que « plus grand est le conflit (social) extérieur, plus grande sera la tendance à aligner son identité sur le groupe » (Elbedour et al. 1997 : 226). En d’autres termes, les enfants qui grandissent en zone d’affrontements se construisent une identité qui est partie prenante au conflit, ce qui met en avant le caractère inextricable de celui-ci : « L’identité formée par ces rôles liant les individus au conflit devient résistante au changement. En conséquence de quoi, la menace constante venue de l’autre groupe – imaginée ou réelle – se reproduit à travers les générations » (Elbedour et al. 1997 : 220). L’étude, montrant aussi la précocité des images de l’ennemi et leur force dans la construction de l’identité, est donc pessimiste quant à la possibilité de changement et d’amélioration intergénérationnelle. La dernière section, consacrée aux implications de ces conclusions sur le processus de paix, est d’ailleurs dénuée d’illusion. Il semble en effet peu probable que les responsables décident de travailler en amont du problème et de cesser l’utilisation d’images de guerre dans leurs rhétoriques.

Très semblable est la contribution de Bilu (1989), dont la démarche également originale associe étude des rêves et méthode quantitative. Le projet de l’auteur est d’analyser un nombre élevé de rapports de rêves d’élèves de 11 à 13 ans, pour en tirer des enseignements sur la construction identitaire. Dans une perspective qui n’est pas freudienne pour autant, puisque l’analyse du contenu des rêves s’arrête à ses éléments manifestes et non latents, Bilu met en avant la continuité entre vie réelle et rêve. Dans une partie significative de la population étudiée, le conflit continue en effet dans les rêves, où l’on retrouve ses grands traits : « Il apparaît que les enfants étudiés ont internalisé les contenus du conflit, ainsi que sa tonalité affective » (Bilu 1989 : 365). En témoignent par exemple les nombreux comptes rendus de rêves utilisant des « termes qui sont chargés de valeurs et dénigrants, comme “terroriste”, “oppresseur juif”, “usurpateur sioniste”, “impérialiste” » (Bilu 1989 : 375), ou le haut pourcentage de rêves de rencontres se déroulant sur le mode violent : « Étant donné la dure réalité politique à laquelle les enfants d’Israël et de la bande de Gaza sont exposés, il n’est pas étonnant de constater que les interactions hostiles dominent les rêves mettant en scène quelque rencontre. Néanmoins, l’ampleur et l’intensité de cette tendance sont écrasantes. Les rêves sont gorgés d’agressions, qui apparaissent dans 90 % des rencontres, alors que les actes de fraternité sont bien rares (4 %) » (Bilu 1989 : 376). Les nombreux extraits de rapports de rêves qui illustrent les propos de l’auteur lorsqu’il analyse les principales redondances des rêves d’enfants palestiniens, d’une part, et juifs, de l’autre, mènent celui-ci à étayer l’idée d’un continuum entre vie réelle et vie rêvée, et à s’interroger sur la force des stéréotypes et déshumanisations des membres de l’autre communauté. Son verdict est peu encourageant, mettant une fois de plus en avant la dynamique du cercle vicieux : « Les rêveurs préadolescents d’aujourd’hui sont les politiciens et soldats des décennies à venir ; aussi ces schèmes et images rigoureusement établis, fermes, pris sérieusement engagent-ils la stabilité et la persistance du conflit » (Bilu 1989 : 386). L’auteur écrivait, il n’est pas inutile de le préciser, à une époque caractérisée par de nombreux affrontements ouverts (« première intifada »).

Dans le contexte du conflit israélo-palestinien, les identités individuelles apparaissent donc pour le moins endommagées par la violence (Hammack 2006). Des problèmes d’une telle ampleur laissent à penser que ces déséquilibres peuvent nourrir un engagement violent total, c’est-à-dire un engagement au terrorisme. Cependant, l’étude de Victoroff (2005) semble indiquer que le passage à l’acte terroriste ne se comprend pas seulement par une explication en termes d’identité. Dans une perspective in finepolicy-oriented, l’auteur a pour ambition d’établir une revue critique de la littérature psychologique sur le terrorisme, c’est-à-dire d’évaluer les approches psychologiques de l’action terroriste. Le jugement à l’égard de ces approches est dur : Victoroff pointe du doigt l’absence (bien compréhensible) d’études empiriques et dénonce les limites de la plupart des contributions, qui ne reposent que sur des observations hétérogènes et anecdotiques, ou sur des spéculations. L’article recense et souligne ainsi l’hétérogénéité des conclusions de nombreuses études, dont la plupart traitent de cas tirés du conflit moyen-oriental. En explorant en détail les différentes approches psychologiques du terrorisme telles qu’on les trouve dans la littérature scientifique, l’auteur met en avant les nombreuses explications potentielles à l’action violente. On retrouve les explications psychopathologiques (le terroriste serait un malade mental), les théories du choix rationnel (l’action entreprise serait rationnelle, soit au niveau du groupe, soit au niveau de l’individu), les approches plus « sociales » présentes en psychologie, connectées de près ou de loin aux grands concepts de la psychologie sociale et expliquant donc les actions individuelles par les caractéristiques d’un groupe (l’action terroriste s’expliquerait par la présence de différents facteurs de groupe comme la présence d’une identité collective), les approches psychologiques les plus pures, c’est-à-dire celles qui placent en leur centre les structures individuelles d’appréhension du monde (tandis que, d’un point de vue psychanalytique, l’individu se lançant dans une entreprise « terroriste » serait un individu présentant des troubles fondamentaux de l’identité allant du narcissisme à la paranoïa, d’un point de vue cognitif il s’agirait plutôt de comprendre l’action terroriste comme résultant d’une réfection émanant d’un « style cognitif » particulier), et enfin les théories mettant l’accent sur la force des dynamiques de groupes, ce qui recoupe fortement les approches sociales mentionnées ci-dessus même si l’accent est mis ici sur les caractéristiques propres aux seuls groupes extrémistes (l’acte terroriste serait celui d’un individu dont la subjectivité a été entièrement dissoute dans le projet totalitaire d’un groupe fondamentaliste). En définitive, cette contribution semble nous autoriser à penser qu’une identité troublée et fortement empreinte de la violence du conflit n’est pas un élément suffisant dans le choix de mener une action extrêmement violente.

En somme, la littérature sur les dynamiques de construction des identités collectives et individuelles dans le cas du conflit israélo-palestinien met en lumière leur poids déterminant dans la pérennisation d’une grille de lecture violente du contexte de vie. En particulier, il apparaît clairement que cette dynamique identitaire négative s’amorce au plus jeune âge et se manifeste dans les expressions les plus naïves des enfants – ce qui est sans aucun doute un mauvais indicateur pour une perspective de résolution à long terme.

III – Considérer les effets de la violence sur la santé mentale

En ce qui concerne le cas israélo-palestinien, une troisième famille d’enseignements pouvant être tirés de la littérature scientifique en psychologie regroupe les évaluations de l’impact du conflit sur la santé mentale des habitants. Il ne s’agit plus simplement de pointer du doigt d’éventuels problèmes dans la construction de l’identité, mais bien d’évaluer la présence des psychopathologies dues au conflit. À ce jour, il n’est pas exagéré d’affirmer que ce type de problème « constitue un des plus grands – et des moins reconnus – problèmes de santé » de la population des territoires palestiniens (Afana et al. 2004). Malgré une série d’importantes initiatives en la matière, tant de la part d’ong (msf, Terre des hommes, etc.) que d’organisations locales (gcmhp, par exemple) ou que des trop rares institutions spécialisées de l’Autorité palestinienne, la santé mentale reste un champ extrêmement préoccupant. Les chiffres sont illustratifs. Afana et al. (2004) avancent – certes sans vraie justification – qu’« environ un tiers des Palestiniens ont besoin d’interventions de santé mentale », tandis qu’une étude quantitative d’Afana et Neda (2003) observe que 73 pour 100 des patients visitant, pour une raison ou pour une autre, un établissement médical de Gaza présentent les symptômes d’un désordre psychiatrique. Même ramenés à des proportions plus modestes, ces chiffres sont hautement problématiques, d’autant plus que, comme le rappellent Giacaman, Arya et Summerfield (2005), « il y a actuellement [en 2005] neuf psychiatres et au maximum quinze psychologues cliniciens en Cisjordanie, au service de 2,7 millions de personnes ». Dans ce contexte, Slone (2003) s’est intéressée aux conséquences psychologiques des émeutes de Nazareth d’octobre 2000. Se focalisant sur la participation des jeunes à ces affrontements entre Juifs et Palestiniens, l’auteure a testé quantitativement (625 questionnaires) quatre hypothèses. Les trois premières concernent les raisons de la participation des jeunes aux émeutes, et ne nous intéressent donc pas immédiatement dans cette section. La quatrième hypothèse se détache des trois premières et tient dans l’idée qu’il y aurait des effets psychologiques différents à la participation aux émeutes selon l’origine juive ou palestinienne des jeunes. Même si l’auteure met en avant le constat que les effets sont de toute manière très forts (anxiété, troubles obsessionnels compulsifs, etc.) et largement distribués, et que seuls les Juifs n’ayant pas participé directement aux émeutes y échappent, elle note également que les Palestiniens sont sensiblement plus touchés, du fait de leur plus grande participation à l’option violente. Relevant que la participation à des émeutes a parfois des effets positifs de catharsis, l’auteure ne peut deviner ici que l’effet dévastateur des émeutes sur l’équilibre psychologique de la jeunesse tant juive que palestinienne. Elle constate dès lors la pérennisation d’un cercle vicieux de violence : « En ce qui concerne l’hostilité, il peut être avancé que quelque apaisement des sentiments de colère amenés par les émeutes s’avère, au mieux, éphémère. Une émeute se réverbère à travers tout le système politique – et ce bien après la cessation des événements – et peut même modifier l’entièreté du système » (Slone 2003 : 834). Il est cependant à noter, à la suite de l’étude quantitative de Sharvit et de ses collègues (2010), que, bien que les effets de la violence sur la santé mentale soient effectivement lourds, ils ne semblent pas nécessairement orienter les attitudes vis-à-vis de la paix dans un sens ou dans l’autre.

Ce point de vue ressort également de l’étude de Hamama-Raz et al. (2008), qui évalue par des questionnaires les effets traumatiques du conflit israélo-palestinien sur les adolescents, dans le contexte des suites de l’intifada d’Al Aqsa et des mêmes émeutes de Nazareth de 2000 dont discute Slone. Avec un adolescent sur deux ayant perdu une connaissance proche de manière violente, la question est pertinente et l’étude révèle toute l’ampleur des désordres post-traumatiques dans la population adolescente tant juive que non juive (cette dernière faisant montre, en général, de symptômes plus graves). En marge de la dimension pathologique, l’étude montre aussi que les volontés de revanche et l’incapacité à pardonner sont élevées (surtout parmi les Palestiniens) et que la volonté de paix est significativement plus prégnante au sein de la population palestinienne qu’israélienne. En outre, il apparaît que le sentiment de peur et de menace est distribué également entre Juifs et Palestiniens, ce qui ne reflète pas la réalité de la violence – touchant davantage les jeunes Palestiniens –, mais bien plus les schémas de construction identitaire basés sur la peur de l’autre comme ennemi existentiel, ce qui vient renforcer les résultats de nos précédentes sections : « Tout au long du conflit, chaque côté dénie à l’autre son droit fondamental à l’existence. En retour, cela implique un sentiment, au sein de chaque groupe ethnique, que son intégrité sociale et culturelle est en péril. Cette perception subjective du danger ne naît pas seulement d’une menace physique ressentie personnellement ou par un proche, mais aussi d’une menace pour l’identité culturelle et sociale » (Hamama-Raz et al. 2008 : 527). Une observation positive émerge cependant en fin d’article, lorsque les auteurs indiquent l’absence de corrélation entre stress post-traumatique et volonté de revanche (et désir de paix).

Dans une veine similaire, l’équipe de Pat-Horenczyk (2009) a évalué les effets de la violence sur la santé mentale des jeunes Israéliens et Palestiniens[5]. Les résultats, basés sur une enquête quantitative menée dans des écoles auprès de plus de 2000 élèves, sont impressionnants. De manière générale, près de 38 % des jeunes Palestiniens sont atteints de troubles post-traumatiques, contre près de 7 % des jeunes Israéliens. Les symptômes somatiques sont également largement répandus, tout comme les stratégies de coping (Romani 2005). Cette réalité est aussi celle de désordres mentaux sectoriels : incapacité à conduire des relations sociales, à mener un cursus scolaire pour des raisons de carences mentales (chez environ 60 % des Palestiniens), etc. Ainsi, l’équipe insiste sur « l’impact psychologique sérieux du conflit en cours sur les étudiants israéliens et palestiniens » et « souligne la nécessité de développer les interventions appropriées au niveau de l’école, pour répondre aux besoins en termes de santé mentale » (Pat-Horenczyk et al. 2009 : 689).

En complément à ces résultats, et en écho à l’article de Sagi-Schwartz considéré plus haut, Kaitz et al. (2009) se sont interrogés à la fois sur l’ampleur et sur les facteurs précis encourageant la « transmission intergénérationnelle de traumatismes », c’est-à-dire le passage d’un trouble (pouvant prendre différentes formes mentales et comportementales) d’un parent traumatisé par une action vécue personnellement à son enfant. En restreignant leur recherche sur les traumatismes dus à une action terroriste, et en prenant leurs observations empiriques du terrain israélo-palestinien, les auteurs explorent les principaux « processus qui peuvent porter les pathologies traumatiques d’un parent à son enfant » (Kaitz et al. 2009 : 163), autrement dit « les multiples routes (croisées) que la transmission intergénérationnelle peut emprunter » (Kaitz et al. 2009 : 170). En conclusion, il apparaît que la transmission du trauma est une réalité qui est loin de ne procéder que d’une éducation orientée vers la crainte, mais qui relève aussi de mécanismes bien plus complexes. En atteste la variété des problèmes engendrés chez l’enfant, allant des troubles cognitifs à la présence précoce de stress, des problèmes de socialisation aux déséquilibres hormonaux. Les auteurs mentionnent aussi, en marge de leur analyse, la présence d’effets (très variables) sur le foetus d’un trauma parental dans le cas de femmes enceintes.

À la lecture de ces conclusions, certes partielles, la dimension psychologique du conflit israélo-palestinien apparaît néanmoins déjà dans toute son ampleur. S’il est vrai que les problèmes de perceptions ou d’identités collectives sont déterminants, il est incontestable que les problèmes psychiatriques et psychosomatiques sont loin de constituer un problème insignifiant au rôle marginal dans la perspective d’une résolution de conflit. Les chiffres présentés par les différentes études sont sans appel et mettent en avant l’obligation pour le politiste et le responsable politique de prendre en compte la dimension psychologique du conflit israélo-palestinien, étroitement liée à la sécurité humaine (Batniji et al. 2009).

IV – Conclusions, pistes de recherche

Notre parcours synthétique de la littérature psychologique sur le conflit israélo-palestinien provoque sans doute une certaine asthénie. Si les conclusions chaque fois particulières des différentes études considérées sont immanquablement fortes, la vue d’ensemble laisse apparaître un problème encore autrement plus grave, et ce, alors que ces dernières années « les indicateurs de souffrance, de stress, de peur, d’humiliation et d’exposition à la violence augmentent » (Horton 2009). Force est de constater, à ce titre, les nombreux recoupements entre les conclusions mises en avant. Malheureusement, on note assez clairement et sans surprise que ces renforcements mutuels dessinent les contours d’un cercle vicieux de violence, dont la dynamique embrasse la société dans son ensemble, mettant en jeu l’éducation fondamentale, le développement cognitif des enfants, la construction identitaire, le vécu violent, les troubles post-traumatiques et somatiques, l’établissement de stratégies d’exclusion, d’évitement et de préjudice, la difficulté de pardonner, l’inégalité face aux soins psychiatriques, l’instrumentalisation de la mémoire collective, etc. Cette dynamique est renforcée par le double constat, empiriquement testé dans les territoires palestiniens, que le développement cognitif des enfants y est avant tout dépendant de la bonne santé de leurs mères (Massad et al. 2009), mais que c’est précisément chez les femmes palestiniennes que les chiffres en matière de santé mentale sont les plus graves (76,8 % des femmes passant par un établissement de santé de Gaza présentent les symptômes d’un désordre psychiatrique, selon l’étude d’Afana et Neda [2003]). Toutes ces dimensions, interconnectées, ne peuvent rester ignorées plus longtemps du monde politique – tant par ses acteurs que par ses analystes.

Ce panorama psychologique du conflit israélo-palestinien semble cependant montrer plusieurs carences, dues tant au caractère forcément limité de la présente synthèse qu’aux études elles-mêmes. Premièrement, et comme il a été dit dans la première section, une psychologie sociale intergroupe abordant de front les préjudices entre Israéliens et Palestiniens reste à mener, d’autant que les notions d’apartheid ou de racisme sont évoquées de manière récurrente dans la sphère publique – non sans affectivité, souvent – pour qualifier la politique israélienne. Deuxièmement, il manque encore clairement une psychologie politique réellement internationale sur le sujet. Si Bar-On (2002) déplore une trop grande neutralité dans le chef des psychologues israéliens[6], force est au moins de constater que ces derniers s’intéressent bien plus au conflit en question (Bar-Tal 1988) que les psychologues étrangers, peu présents dans le débat académique – bien que plusieurs d’entre eux soient engagés dans des initiatives locales sur le terrain. Même s’il convient donc d’autant plus de noter et saluer les efforts réalisés par exemple par les chercheurs de l’Université Birzeit de Cisjordanie, souvent accompagnés de confrères européens ou américains, il faut constater que « les voix palestiniennes sont marginalisées dans les forums et débats internationaux sur la santé » (Horton 2009). Cette situation de quasi-monopole d’investigation où une communauté occupe le terrain scientifique sur les questions la concernant n’est pas sans poser de questions, qui n’iraient bien sûr pas jusqu’à remettre en doute l’intégrité intellectuelle des contributions explorées ci-dessus. Troisièmement, on attend toujours une psychologie focalisée sur la prise de décision politique au sein des institutions – tant parmi les responsables politiques qu’au sein de la haute administration. Une contribution évaluant le rôle parmi les élites des émotions, ou l’importance des catégorisations sociopolitiques, reste par exemple à réaliser. Paradoxalement, alors que ce sont les décisions de ce groupe-là qui interrogent le plus le public étranger par leurs apparentes « irrationalités », de telles analyses sont aujourd’hui manquantes, ou, à l’instar de celle de Kaplowitz (1976), vieillissantes et abordant l’élite de biais. Néanmoins, les études synthétisées ici laissent entrevoir qu’une telle approche ciblée ne ferait que compléter localement l’image déjà trop complète des mécanismes psychologiques et psychiatriques cycliques d’exclusion, de haine, de méfiance, de peur, de traumatismes, de troubles mentaux à l’oeuvre dans cette zone géographique de contrastes.

Dans les différentes contributions considérées, les discussions sur les résultats – une procédure classique des études scientifiques psychologiques – sont la plupart du temps empreintes de doutes sérieux, tant devant l’ampleur et la complexité du travail à mener qu’au regard d’une hypothétique prise de conscience politique. La plupart du temps, le cercle vicieux de la violence est souligné. Est-ce à dire que la grille de lecture psychologique ferme tout espoir de résolution de conflit dans le cas israélo-palestinien, comme l’affirment Rouhana et Bar-Tal (1998) ? Sans aucun doute, elle souligne toute la profondeur et la complexité du problème. Néanmoins, elle paraît offrir, au vu de l’insuccès maintes fois répété des postures stratégiques de résolution de conflit, les seules pistes pouvant impacter positivement, à terme, la situation. Même si la marge de manoeuvre est étroite, la prise en compte d’éléments potentiellement déstabilisants sur le plan psychologique doit donc impérativement être opérée par les politologues et internationalistes dans leur rôle de mise en lumière des dynamiques conflictuelles.

Sur le plan de l’action politique, il est à souhaiter qu’une telle compréhension renouvelée de ce conflit encourage de nouvelles initiatives, par exemple : une redéfinition des critères de base des négociations de paix (voir déjà, à ce propos, Kelman 1987), une plus grande attention à l’éducation des enfants en bas âge, un renforcement – ou, plutôt, une stratégie d’intégration d’ensemble (Horton 2009 ; Giacaman et al. 2005) – des aides à la santé mentale, mais dans une perspective sans doute plus sociale que directement psychologique (Giacaman et al. 2005 ; Afifi et al. 2010), des facilitations à la collaboration scientifique internationale en matière de santé (Horton 2009), une utilisation plus réfléchie des images d’exclusions présentes en rhétorique politique, une attention plus particulièrement réflexive au rôle de l’holocauste dans la construction de l’identité nationale – et individuelle – israélienne. En définitive, force est d’abonder dans le sens de Kaplowitz lorsqu’il énonce que « la connaissance des sources psychologiques et culturelles du comportement international peut constituer une contribution ultime dans l’augmentation des possibilités d’une résolution constructive au conflit » (Kaplowitz 1990 : 76 ; nous soulignons).