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I

À la fin des années 1970, Raul Garcez a consacré une étude photographique au quartier de Várzea do Carmo, à São Paulo. Projet de logements populaires, fonctionnels et modernes, construits par l’IAPI (Institut des retraités et pensionnés de l’industrie), cet ensemble était destiné à la partie la plus pauvre de la classe moyenne. Entre octobre 1979 et avril 1980, le photographe s’est rendu chaque semaine dans cette cité et en a rapporté des images d’un microcosme silencieux dans lequel rien (ou presque rien) ne se passe. Rien, en tout cas, qui soit extraordinaire ou apparemment typique. Avec leur temps compact, les espaces habités révèlent les traces d’une présence humaine qui leur confère une histoire très simple, partagée et traversée par des pratiques et des gestes qui se seraient perdus dans le cours anonyme des jours sans une autre présence : celle du photographe et de son appareil. N’ayant pas l’intention de capturer ni d’envahir un espace (deux opérations guerrières), il reste sur le seuil d’une pièce, entre tout doucement là où somnole une femme, ou auprès d’un enfant qui fait ses devoirs. La sérénité et, plus encore, une sorte de suspension des sens habitent ces images et les chargent de ce « mouvement immobile » qui, au dire de Maurice Blanchot (2007, p. 240-241), constitue le quotidien comme une région ou le fait accéder à un niveau de parole auquel ne s’applique pas l’opposition entre le vrai et le faux, entre le oui et le non.

Ces images datant de presque trente ans montrent discrètement, avec réserve, des moments de la vie quotidienne d’une cité populaire et contrastent de manière surprenante avec les images actuelles d’autres ensembles d’habitations, similaires à celui que Garcez a photographié auparavant. L’ensemble de projets d’habitations populaires qui fut à l’origine du bidonville Cidade de Deus constitue un bel exemple d’une région marquée par la pauvreté et la violence [1]. Dans le film homonyme réalisé par Fernando Meirelles et Kátia Lund, le quartier est paré de couleurs qui évoquent un passé tranquille, celui des années 1960, lorsque les futurs trafiquants barbares n’étaient qu’un groupe de petits délinquants encore unis par un esprit de camaraderie.

Nous pouvons faire — dans un but heuristique — un montage de ces images et des différents temps et lieux sociaux qui y sont inscrits. Les espaces où vivent aujourd’hui les couches populaires sont montrés, surtout tels qu’ils sont présentés dans les journaux (imprimés et télévisés) ou dans les films de fiction et les documentaires, comme des espaces où la violence est donnée en spectacle, et prennent en compte les conditions difficiles dans lesquelles les habitants se créent des tactiques de survie, ou encore les événements tragiques au cours desquels le plus souvent ils succombent. Bien loin de l’ambiance photographiée par Garcez, une bonne quantité de films produits au cours des deux dernières décennies marquent « celui de l’autre classe sociale » au double sceau de la criminalisation et du misérabilisme, selon la formule de Fernão Ramos (2008) [2].

Les espaces privés témoignaient jusqu’à maintenant, si l’on tient compte de la distribution des objets les constituant, d’un ensemble d’expériences et de pratiques partagées (une histoire, une relation avec les lieux et avec le temps ici vécu), telles que le regard contemplatif du photographe les avait saisies. Ces espaces privés sont aujourd’hui remplacés par un tissu social en lambeaux et surexposé, comme si les marques de la vie en commun ne faisaient qu’attester l’approche de leur dissolution. Toute structure servant d’abri à l’existence quotidienne est constamment menacée, d’un côté par le crime et la violence et, de l’autre, par la misère (tellement prononcée qu’elle semble enlever aux individus toute possibilité d’entretenir une relation affective ou un quelconque rapport temporel avec le lieu habité). Là où les sujets existent et résistent, les lieux semblent ne témoigner que du préjudice que ceux-ci subissent, causé par les inégalités permanentes de leur vie sociale. Pour Fernão Ramos (2008, p. 211), dans des documentaires comme Noticias de uma guerra particular, Falcão : meninos do tráfico ou Ônibus 174, les images et les dialogues qui traduisent l’univers populaire, présentés de manière choquante (inscrits matériellement dans l’intensité de la prise de vue), sont offerts à un public de classe moyenne qui « craint, tremble et s’apitoie sur l’horreur » à laquelle on l’expose.

Tout en reconnaissant l’importance accordée à cet aspect du populaire dans tant de films récents, il nous semble cependant qu’une telle approche conçoit la représentation de « celui de l’autre classe sociale » comme un jeu excessivement polarisé où le réalisateur jouit presque toujours d’un rapport de force inégal et prépondérant par rapport au sujet filmé (bien que celui-ci n’apparaisse pas comme une victime). Cette démesure de l’intervention du cinéaste révèle la disparité qui existe entre lui et celui qu’il filme et finit par créer une mauvaise conscience qui va se traduire — à la manière du refoulé — sous la forme de l’horreur. Nous pouvons néanmoins concevoir la représentation comme un terrain de forces dont la genèse est antérieure aux circonstances de la prise de vue et dans laquelle s’inscrit à tout jamais le mal infligé à la « parcelle de ceux qui n’en possèdent pas » (suivant l’expression de Jacques Rancière [1996, p. 29]). Pour « inclusive » que veuille être cette représentation, la parcelle non incluse sera toujours de trop. L’addition des parties de la communauté ne formera jamais un tout. C’est par un autre biais, donc, que nous souhaitons aborder la question de la représentation du « populaire » (qui n’est que l’une des diverses figurations de l’homme ordinaire dans les documentaires brésiliens récents, comme nous allons le voir).

II

Réduit au statut d’objet, « celui de l’autre classe sociale » peut être nommé de diverses manières, mais toutes les désignations qu’on lui accole recouvrent une identité forgée au cours d’un processus conflictuel qui peut aussi bien avoir lieu dans une arène propice à un conflit ouvert que lors d’une négociation plus ou moins désarmée. Souvenons-nous de la scène fondamentale à la base de la politique. Quel que soit le terme employé pour désigner « celui de l’autre classe sociale » (« population à faible revenu », « habitant des bidonvilles », « pauvre », « en marge de la société », « exclu »), il indiquera toujours l’appartenance du sujet à la « parcelle de ceux qui [ne] possèdent pas », de ceux qui ont le défaut de ne rien posséder (alors qu’à l’oligarchie revient la richesse et à l’aristocratie, les vertus) et qui un jour, dans la Grèce antique, ont reçu le nom de dêmos (Rancière 1996, p. 26) [3].

Le peuple, cette masse d’hommes sans qualités, sans aucun titre, qui ne possède que sa liberté en propre, devient le possesseur d’un bien illégitime dès lors qu’il est reconnu comme porteur de la liberté dont jouissent aussi ceux qui possèdent des titres. C’est la raison pour laquelle l’existence de ces « laissés-pour-compte » dans « l’addition mal faite des parties du tout » de la polis est la cause d’un litige fondamental qui divise la communauté politique, comme l’affirme Rancière (1996, p. 24).

Adoptant la perspective de Rancière pour la discussion autour de ce qui est en jeu dans les images des documentaires qui nous intéressent, nous soulignons combien les questions implicites dans la représentation de « celui de l’autre classe sociale » ne peuvent s’écarter de ce dommage irréparable à l’origine de la communauté politique. Si, pour Fernão Ramos, un des problèmes les plus gênants des documentaires brésiliens récents est celui de la « mauvaise conscience » du réalisateur (appartenant à la « classe de ceux qui ont des titres ») quand il filme ceux qui appartiennent à la classe des laissés-pour-compte, nous pensons que ce problème ne peut être affronté que si la relation entre celui qui filme et celui qui est filmé atteint simultanément un processus de subjectivisation et un acte d’individuation. Comme l’affirme Rancière, un processus de subjectivisation ne peut avoir lieu que si le sujet prend la parole en se détachant de son rôle de laissé-pour-compte, rôle réservé à ceux qui n’ont que la phônê, et commence à participer au sensible selon une autre modalité : celle du logos [4]. La subjectivisation, selon le philosophe, est la production, au moyen d’une série d’actes — actions, attitudes, actes de parole — d’une énonciation inédite qui reconfigure le champ de l’expérience des sujets (Rancière 1996, p. 47). Il reste néanmoins à identifier les recours expressifs dont dispose le documentaire pour rendre compte d’un processus qui le traverse autant qu’il le dépasse.

Parmi ceux qui ont étudié le documentaire brésilien, Jean-Claude Bernardet a admirablement retracé l’évolution de la représentation de « celui de l’autre classe sociale » pendant la période allant de 1960 à 1980. Au cours de ces vingt ans, l’autre, filmé, s’est éloigné de sa condition d’objet d’un savoir extérieur à son expérience et chargé de lui dicter sa vérité, pour s’assumer en tant que sujet du discours, maître d’une mise en scène qu’il orchestre lui-même et qui lui permet de dramatiser la singularité de sa relation avec le monde, désormais irréductible aux explications généralisantes. Malgré tout, ce changement d’objectif qui met l’accent sur le point de vue du sujet — en prenant soin de ne pas transformer le discours du film en agent d’une deuxième expropriation — n’a pas éliminé les tensions qui s’ensuivent dans la relation entre le cinéaste et ceux qu’il filme, relation modulée par divers degrés d’altérité et soutenue par une gamme de différences (de classe, de genre, d’ethnie et de culture). Citons, à ce sujet, une oeuvre de fiction qui traduit avec une rare acuité cette disparité irréductible et constitutive qui traverse tout le processus de représentation de « celui de l’autre classe sociale ».

En 1977, Clarice Lispector publiait A hora da estrela, texte dont le narrateur, l’écrivain Rodrigo S.M., se débat dans le processus de création d’un personnage féminin, Macabéa, une immigrante du nord-est brésilien semblable à « des milliers de jeunes femmes éparpillées dans les maisons les plus pauvres, louant un lit dans une chambre en commun, travaillant derrière un comptoir jusqu’à l’épuisement » (Lispector 1998, p. 14). Toute la difficulté rencontrée par le narrateur vient du fait que le personnage se prête mal à une description réaliste, puisque Macabéa « vit dans des limbes impersonnels », absente d’elle-même, invisible aux yeux de ceux qui l’entourent, souterraine, dépourvue de tout attrait. Avec son « corps carié », elle « n’avait jamais fleuri », elle était comme du chiendent. Pour le narrateur — qui assume la fonction de soupape de sécurité dans la vie harassante de la classe moyenne —, l’écriture, qui se heurte à cette altérité inflexible, représente une possibilité de sortir de soi-même (p. 30). Nous savons combien cette narration va au-delà du thème de la confrontation de classes et si nous soulignons cet aspect, c’est pour établir un contrepoint entre le monde de Macabéa, originaire de l’État d’Alagoas, dactylo, habitante du « sombre morceau de vie immonde » (suivant l’expression du narrateur), et l’horreur qui, trois décennies plus tard, soulèvera un monde similaire à celui de l’immigrante, celui des cinéastes et des spectateurs confrontés au « populaire criminalisé » ou suffoqué par la misère (pour reprendre les termes employés par Fernão Ramos).

Sans sous-estimer la manière dont la violence et la pauvreté imprègnent la représentation des hommes ordinaires dans le documentaire brésilien récent, nous souhaiterions ébaucher un autre tracé théorique et analytique pour nous rapprocher des innombrables et diverses « vies sans qualité » immergées dans ces limbes impersonnels vers lesquels elles sont entraînées. Pour cela même et bien que fragile, la visibilité qu’elles atteignent n’est pas dépourvue d’un intérêt politique et esthétique. Cela dit, nous essayons d’identifier d’autres figures de l’altérité qui ne se résument pas à cet aspect de l’exacerbation de la violence et de la misère, sans ignorer combien celui-ci se faufile dans les modes de vie et dans la subjectivité de ceux qui sont filmés. Il nous faudra donc parcourir le « côté sombre » de la vie quotidienne, à la recherche d’un autre visage pour les femmes et les hommes ordinaires [5].

III

Pour Giorgio Agamben (2002, p. 103), « tous les êtres vivants sont dans l’ouvert, se manifestent et resplendissent dans leur apparence. Mais seul l’homme veut s’approprier cette ouverture, saisir sa propre apparence, son propre être manifeste. Le langage est cette appropriation qui transforme la nature en visage ». À l’opposé de l’animal, l’homme s’approprie cet espace et cherche à capturer la manifestation de son apparence en lui donnant un nom, un visage, une ressemblance. Si, pour l’homme, l’apparence constitue un problème politique et esthétique, c’est qu’elle devient l’arène d’une lutte pour la vérité. Pour le philosophe italien, le visage est « l’état de l’exposition irrémédiable de l’homme et, en même temps, sa dissimulation, précisément dans cette ouverture » (2002, p. 100). Privé de toute substance qui lui soit propre, le visage est un fond amorphe et passif d’où émergent les expressions qu’il acquiert. Sans cacher aucun secret ni recéler la vérité, loin de se réduire à un simulacre, le visage est plus proche de la manifestation simultanée des diverses faces qui le composent — où aucune n’est plus véritable qu’une autre — que de la similitude acquise dans des conditions particulières.

D’habitude, lorsqu’il est chargé de supporter l’identité dans le champ des images, le visage perd l’hésitation qui le constitue — la simultanéité marquant l’apparition et la dissimulation des expressions — et prend la rigidité d’un caractère propre selon les caractéristiques qui se sont fixées en lui. En personnalisant et en particularisant un sujet, l’image court le risque de le dépouiller de ce qu’il a de spécial, de ce qui est l’exact opposé d’une marque absolument particulière. En effet, spécial désigne précisément l’être sans substance, dont l’essence coïncide avec ce qu’il donne à voir (sa forme d’« apparaître »), bref, avec son espèce. Agamben note que le terme latin species — « vue, regard », « apparence, aspect », « visibilité » — est lié à une racine d’où dérivent d’autres termes tels que miroir, spectre, espèce, spectacle. Si l’espèce de chaque chose est sa visibilité, l’être spécial est celui qui « coïncide avec ce qu’il rend visible de lui-même », mais de façon à ce que son apparition en images soit comprise à la manière des philosophes du Moyen Âge lorsqu’ils s’interrogeaient sur l’être et le non-être des images spéculaires. Pour eux, l’image, privée d’essence, sans exister par elle-même, est un accident qui survient chez un sujet et non point quelque chose qui lui appartient. Dépourvue d’une réalité continue, elle est engendrée par la présence et par le mouvement de celui qui la contemple. Elle est une espèce de chose non déterminable sous la catégorie de la quantité (Agamben 2007, p. 75).

Si l’apparition de l’identité se présente actuellement comme un problème à la fois politique et esthétique, c’est parce qu’une incessante réduction du spécial au personnel, et du personnel au substantiel, est en jeu, aussi bien à l’intérieur des discours médiatiques que dans le film documentaire. L’espèce est transformée en principe d’identité et de classification, si bien que les lignes de signification et de subjectivisation qui dessinent le visage — pour emprunter les termes de Deleuze et de Guattari (1996, p. 31-62) — revêtent un tracé trop marqué et linéaire. Un point de vue particulier par rapport à cette opération réductrice est partagé aujourd’hui — non sans une certaine ambiguïté — par les médias et par les films documentaires : les hommes ordinaires ont atteint un niveau d’exposition et de visibilité jamais vu auparavant, peut-être, et nous pensons que nous sommes bien entrés dans « l’ère des hommes sans qualités » (Miller 2004, p. 73). Il ne faut pourtant pas les confondre avec le n’importe qui, l’homme commun ou générique, moyen, plongé dans le quotidien — anodin ou épouvantable —, ni les voir sous la figure plutôt vague des représentants des « classes populaires », bien que parmi celles-ci se détache toujours, par son caractère exemplaire, un visage ou l’autre, un témoignage, une plainte, une dénonciation ou une protestation. Comme l’a bien souligné Jean-Louis Comolli (2004, p. 356), il s’agit d’une question aussi bien politique qu’esthétique : « Comment passer de l’individu à la masse ? Question politique. Comment passer de la collectivité au sujet ? Question cinématographique. Les deux mouvements — vers l’unique, vers le multiple, se croisent et se décroisent, oscillation sans fin. »

IV

La visibilité octroyée par le documentaire à l’homme ordinaire doit donc être évaluée en fonction de la façon dont ses recours expressifs traduisent, dans le domaine des formes, un problème politique et esthétique entremêlé à la trame des films : celui de l’exposition du visage. Cette exposition est aujourd’hui l’objet d’une dispute entre les « médiacrates » (les nouveaux gestionnaires de l’image) et tous ceux qui luttent pour rendre visible l’identité — individuelle ou collective — de sujets marqués par des processus sociaux et économiques d’exclusion et de marginalité. Nous connaissons bien l’importance de cette dispute pour la visibilité dans un espace public amplifié par la prolifération des discours médiatiques, mais nous souhaiterions attirer l’attention vers un autre espace, moins connu et plus discret : le quotidien.

Michel de Certeau affirme que les pratiques quotidiennes produisent sans capitaliser ni dominer le temps, car leur économie est celle du don (1996, p. 48). Il faut seulement accueillir cette indifférence de la vie quotidienne qui ne dissimule aucun secret, qui n’a rien à révéler puisqu’elle ne cache rien. En voyant défiler les images de Garcez dont nous parlions au début de ce texte, nous pouvons déceler les indices d’un mode de vie qui fait allusion à l’univers « populaire », pour reprendre le terme dont se servent les spécialistes (ingénieurs, architectes, techniciens) pour désigner cet « autre ». Il s’agit certainement de « celui de l’autre classe sociale », mais son altérité conserve un aspect marginal qui ne se réduit certainement pas aux marques sociales. Il faudrait inclure dans la tentative de définition de cet « autre » tout un ensemble d’affections, de croyances, de conduites et de pratiques, d’univers imaginés, de paroles créées et oubliées au jour le jour, n’appartenant à aucun registre particulier et favorisant l’expression, enfin, d’un monde possible, suivant les termes de Deleuze dans sa lecture de Michel Tournier. Au lieu de parler de la représentation de l’autre, il vaut mieux parler ici de ce qui la précède et la conditionne : autrui en tant que structure du champ perceptif et non pas comme un simple objet ou comme un autre sujet. Pour Deleuze (1969, p. 357), « Autrui-a priori comme structure absolue fonde la relativité des autruis comme termes effectuant la structure dans chaque champ ».

L’autre, avec ses traits particuliers et individualisés, émerge donc de la structure autrui : il est le développement ou la réalisation du monde possible qui lui correspond. Cette manière de concevoir la théorie de la connaissance peut modifier la manière habituelle dont nous traitons la représentation de l’autre dans le domaine des images, où elle est généralement prisonnière du dualisme sujet-objet. Autrui (en tant que structure) n’est ni un objet particulier que l’on percevrait à l’intérieur d’un champ perceptif donné, ni le sujet qui occuperait ce champ. Quoi qu’il en soit, fait remarquer Deleuze (1969, p. 358), « ce n’est pas le moi, c’est autrui comme structure qui rend la perception possible ».

En ce qui concerne les images de Garcez, prises dans la cité de Várzea do Carmo, il ne suffit pas de tenter d’y rassembler les marques d’une classe sociale et de les associer à une époque ou à une situation déterminée : il faut au contraire y déceler les objets et leur forme, donner à l’image le rôle du témoin de ce qui a disparu. Si les innombrables détails contenus dans ces images — meubles, ustensiles, décoration, configuration de l’espace, vêtements — peuvent de quelque manière servir à une datation (avec tout ce qui appartient à ce que Barthes a appelé studium), la forme de vie quotidienne qui occupe ces espaces, pour sa part, « dissout les structures et défait les formes », comme l’écrit Blanchot (2007, p. 241).

Tout en tenant compte des problèmes inhérents à cette représentation de « celui de l’autre classe sociale », à commencer par les différences qui opposent celui qui réalise l’image et celui qui va y figurer, c’est moins l’apparition d’un « sujet populaire » qui nous intéresse que la présence d’une forme de vie, celle de la vie humaine « dans laquelle tous les modes, les actes et les processus du vivre ne sont jamais simplement des faits mais toujours et avant tout des possibilités de vie, toujours et avant tout des puissances », comme l’écrit Giorgio Agamben (2002, p. 14). Considéré sous cet angle, le qualificatif « populaire » peut très bien renvoyer à une identité concédée de l’extérieur, donnée par quelqu’un qui ne parvient pas à se rendre compte du pouvoir du monde de l’autre et ne perçoit en lui que ce qui relève de l’ordre du représenté, du résultat de l’opération de représentation, le fait, le conditionné, l’état cristallisé et achevé. N’est-ce pas ainsi que fonctionne le terme, par exemple, dans la dénomination « logement populaire », lorsqu’il est employé par les experts ? Parallèlement à cette identité concédée de l’extérieur (justement par ceux qui ne reconnaissent l’horreur que dans le monde de « celui de l’autre classe sociale »), nous souhaiterions mettre l’accent sur d’autres figures de l’altérité qui surgissent de la subjectivité et des pratiques quotidiennes présentes dans les films d’Eduardo Coutinho, en particulier dans Boca de Lixo (1993) [6].

V

Il ne nous est guère possible ici d’ébaucher une explication, mais nous ne pouvons pas ne pas nous demander ce qui s’est passé au cours des dernières trente années pour que le langage populaire — auparavant dépositaire de la parole de ce « peuple à venir » dont nous parle Deleuze — se soit métamorphosé en cette figuration crispée [7] du peuple. Il serait cependant possible de nous interroger sur les failles de cette mutation qui a affecté ce qu’on pourrait appeler « la gloire de n’importe qui », concept apparu dès le xixe siècle dans la littérature, et dont la primauté s’est imposée tout au long du xxe siècle dans les arts de l’image technique (la photographie et le cinéma), quand ceux-ci sont passés « des grands évènements et grands personnages à la vie des anonymes » pour tenter « d’expliquer la surface par les couches souterraines et reconstituer des mondes à partir de leurs vestiges » (Rancière 2000, p. 51).

L’oeuvre d’Eduardo Coutinho a déjà fait l’objet de précieuses lectures, comme celle de Consuelo Lins, par exemple, et nous aimerions nous pencher ici sur quelques aspects supplémentaires de la cohabitation de la violence, de la misère et des gestes suscités par la subjectivité à l’intérieur des pratiques quotidiennes. Si l’ethnographie pratiquée par Coutinho peut être qualifiée de « discrète » (comme le fait Ismail Xavier [2000]), c’est parce que ses films rendent de plus en plus complexe la connexion indicielle entre les langages et les espaces sociaux habités par les sujets filmés, la dirigeant aussi vers les espaces immatériels dans lesquels règnent les puissances et les affections qui constituent transversalement la subjectivité. Consuelo Lins (2004, p. 101-102) a décrit avec précision le perfectionnement graduel du dispositif variable que l’on peut observer dans l’oeuvre de Coutinho — film après film —, qui s’est imposé des contraintes dans la réalisation de ses films, comme le fait de se concentrer sur un espace géographique unique ou d’adopter le plan fixe en tant que mode d’expression principal, comme c’est le cas dans Santo Forte, par exemple. Il s’agit là, très certainement, du perfectionnement d’une méthode, et nous voudrions relever une autre des propriétés du processus créatif du cinéaste : en harmonie avec les dialogues filmés, les films de Coutinho donnent — et ceci malgré les coupes — une inquiétante puissance au visage.

Dans Boca de Lixo (1993), tout commence et se termine par le visage. Pour pouvoir s’approcher des trieurs d’ordures de la région d’Itaoca, à São Gonçalo, située à 40 kilomètres de Rio de Janeiro, le cinéaste, muni d’une photocopie des photos des personnes qui travaillent à la décharge municipale, demande qui sont ces personnes à un petit groupe de trieurs. Dans la masse presque indistincte de gens et de détritus, au sein des immondices et dans l’odeur de décomposition de la terre retournée, quelque chose doit se détacher : un nom propre, un trait (si minime soit-il) porteur d’un sens, un indice quelconque qui puisse faire la différence, qui montre une individualité là où les visages disparaissent sous la crasse et l’anonymat. Posséder un visage n’a rien de gratuit ni d’aléatoire : un visage n’est pas seulement imposé par les structures sociales et leur organisation du pouvoir. Il faut encore le conquérir : passer du travail à la maison, se défaire d’un visage pour se glisser sous un autre, parvenir à l’unique et même visage, toujours changeant. Visage de mère, de femme, de travailleur, de petite fille, d’enfant, d’homme, de petit garçon, de jeune fille…

Un visage porte toujours les vestiges des lieux et des époques qui le parcourent. Dans Boca de Lixo, les trieurs d’ordures dissimulent leur visage au cours de leur premier contact avec le cinéaste, gênés ou craignant que leur image soit déformée par la télévision (ayant pris le cinéaste pour un reporter de la télé). Puis, peu à peu, le film amorce une série d’opérations autour des visages et des espaces (la décharge et les logements des trieurs), en créant une proximité là où régnaient la méfiance et la révolte (quoique manifestées sur le ton de la blague). Peu après la première apparition des trieurs qui se disputent les restes déversés par le camion qui vient d’arriver, un gamin surgit, interpelle directement le cinéaste et lui demande combien il gagne « pour leur flanquer ce truc [la caméra] sous le nez ». Coutinho lui répond que c’est pour montrer leur existence réelle. Et le gamin lui rétorque alors : « Eh bien, vous savez à qui vous devriez la montrer ? À Collor [à l’époque président de la République] [8]. » Peu après, nous entendons une voix d’enfant qui crie : « Collor affame les pauvres ! ».

Une fois vaincue cette résistance initiale devant la présence de la caméra, les trieurs (qui sont en train de ramasser le contenu des poubelles du supermarché Sendas) commencent à affirmer, entre rires et plaisanteries, que la décharge à ordures est un lieu de travail et que là aussi on trouve de quoi manger. Leur défense de la décharge, qui est le lieu de leur travail, est un des points où s’ancre l’individualisation (contre la représentation habituelle qui réduit les sujets à une bande de misérables affamés ou paresseux). Dans l’espace domestique, une fois que l’anonymat de chacun a été levé et que la méfiance envers le cinéaste s’est atténuée, on admet, sans tomber dans la polémique mais avec une certaine retenue, que la décharge fournit aussi des aliments dont on peut tirer profit.

La présence simultanée des visages, des paroles et de l’appareil qui enregistre, conjuguée à l’écoute du cinéaste, transforme le film en une occasion de partage au cours de laquelle les sujets disposent du temps suffisant et de l’autonomie nécessaire pour se mettre en scène à l’aide de fragments autobiographiques, pour se valoriser à leur manière, pour décrire les tactiques auxquelles ils ont recours quotidiennement pour affronter la précarité de leur situation, la pénurie de ressources matérielles, les problèmes qu’occasionne la cueillette d’objets et de denrées à la décharge municipale et aussi — pourquoi pas — pour faire part au cinéaste de leurs petites aspirations. Il arrive parfois que les souhaits les plus fous soient aussi les plus beaux parce qu’ils permettent de parvenir à un équilibre dans le cadre le plus improbable qui soit et parce qu’ils sont soutenus non pas par la force d’une imagination fantaisiste (qui peut facilement être rapprochée de la manipulation ou de la fausseté), mais par le pouvoir de la fabulation, comme c’est le cas avec la fille de Cícera, l’une des nombreuses femmes qui travaillent à la décharge et qui est arrivée il y a dix-huit ans à Rio de Janeiro, venant de l’État de Pernambuco (au nord-est du Brésil).

À un certain moment, encouragée à parler, Cícera affirme « je veux seulement qu’un jour… pas pour moi, je n’ai plus rien à gagner… mais je veux qu’un jour… Dieu… ce que je demande à Dieu… ma fille… qu’il la libère… qu’il lui donne une chance, plus tard… pour qu’elle fasse ce qu’elle veut faire ». Le réalisateur demande alors à la jeune fille ce qu’elle voudrait être dans la vie — un peu comme on le demande aux enfants — et elle répond sans la moindre hésitation « chanteuse ». « Tu veux être chanteuse ? » insiste Coutinho. « Oui », confirme-t-elle. Il lui demande alors « qu’est-ce que tu aimes chanter ? ». « De la musique sertaneja », répond-elle. Dans les deux plans qui suivent (le premier ouvert, le second fixé sur son visage), l’adolescente entonne une chanson romantique, typique de la diffusion de masse de la radio Sonho por sonho, pieds nus sur la terre devant la cahute faite de terre battue et offrant les mimiques de son visage à la caméra. Bref, elle réalise sa propre mise en scène.

On ne peut réduire ici la figure de l’adolescente qui chante à une simple exemplification de la relation existant entre la culture populaire et certaines formes symboliques exploitées par les médias. Nous nous situons à un autre niveau, devant une jeune chanteuse sans scène, apparaissant telle qu’elle se voit dans son imaginaire, sans affectation, sans qu’aucun spectacle ait lieu. Une « anti-étoile » essayant de fabuler son fabuleux désir. Peu avant la séquence finale du film, elle va réapparaître, « bien arrangée », un transistor à la main, écoutant sa chanson favorite chantée par José Augusto. Les trois derniers plans de la séquence qui reprend la première apparition de Cícera et de sa fille montrent justement les deux femmes en train de se préparer : d’abord la mère, qui se lave les pieds dans la cour ; ensuite la fille, qui se peigne devant le miroir de la chambre, puis la mère qui se peigne aussi. Au cours de leur seconde apparition, la mère, la fille et le beau-père (Antônio, un pêcheur) sont filmés à la manière d’un portrait de famille, mais sans la rigidité de la pose. Entre les mains de la jeune fille, la radio où l’on entend sa chanson préférée. Le cinéaste demande de qui est la chanson. « Zé Augusto », répond-elle en souriant. Coutinho propose amicalement : « Chante, chante avec lui ! » La voix, légèrement tremblante, commence à accompagner la chanson qui joue à la radio. Pendant le temps que dure la scène, la caméra se rapproche, cadre la jeune fille en plan moyen, descend, s’arrête sur la radio, remonte ensuite jusqu’à son visage, se tourne alors vers la gauche et saisit le visage de la mère et celui du beau-père, puis revient vers la droite et s’immobilise sur le visage de la chanteuse. Lentement, la jeune fille cherche à se dérober — comme pour éviter un coup — à la position frontale de la caméra : ses yeux dévient légèrement sur le côté.

Par comparaison avec la première apparition de la jeune fille, la voix est légèrement altérée, les yeux sont baissés (prêts à pleurer), comme si elle était partagée entre deux images : la première, celle qui lui a été offerte pour suppléer la réalisation de son désir d’être chanteuse, l’autre, plus incertaine, dans laquelle elle ne se sent pas très bien, où elle cherche à se situer. Se détachant de son propre imaginaire, ses yeux se tournent vers son interlocuteur, qui s’est un peu éloigné pour la montrer tout entière, nous présentant son altérité immobile. Ici, la fabulation créatrice — qui renvoie à une légende ou à un animal mythique dans les films de Perrault et de Rouch — ne peut se déployer que dans l’ambiance de la vie quotidienne, avec ses petits affrontements, son quota d’invention, parfois minime, mais permettant d’affronter la dureté du travail et la réification qu’il entraîne.

Pendant que la jeune fille chante en accompagnant la chanson qui joue à la radio, une autre prise de vue nous entraîne vers un nouveau décor, où les voix des chanteurs demeurent présentes dans le hors-champ : les travailleurs de la décharge, quelques-uns avec le visage encore protégé par un chiffon, regardent leurs images défiler dans le poste de télévision posé sur la carrosserie d’une camionnette. Nous les voyons maintenant l’un après l’autre et ils se voient eux-mêmes, un à un, singularisés, uniques, et sur leur visage resplendissent simultanément leurs multiples manières d’apparaître. Le film est enfin parvenu à l’individuation des sujets filmés, mais cela ne réconforte pas le spectateur. Si les films de Coutinho sont exemplaires, c’est parce qu’en eux des formes de vie surgissent dans les conditions les plus difficiles, quand les sujets ne disposent plus de la moindre réserve d’utopie (pas plus politique que religieuse), mais à peine d’un « petite espace de vie » (pour reprendre l’expression poétique de Drummond), et c’est dans cet espace, avec ses contraintes et son étroitesse (un auvent de tissu ou de plastique, une cahute aux murs et au sol de terre battue) que les sujets créent un « espace différent qui co-existe avec celui d’une expérience sans illusions » (Certeau 1996, p. 62).

L’espace photographié par Garcez (la cité où prévaut un mode de vie populaire) et l’instant au cours duquel on aurait pu y espérer un avenir se sont irrémédiablement éloignés de nous. Nous savons bien ce qui a bloqué cet avenir et empêché la réalisation du modeste rêve qu’abritait ce présent s’écoulant sans laisser de traces : c’est le réel, dans son aspect le plus brutal. Dès lors, ce sont d’autres espaces qui abritent les corps et donnent lieu au langage populaire, tel que le montrent divers documentaires : des espaces comme celui qu’on voit dans la séquence finale de Boca de Lixo. Près des charognards et d’un cheval en quête de quelque chose à manger, un gamin sélectionne et recueille des matériaux dans la décharge. Sur sa chemisette, une inscription, « Casa & Vidéo ». L’ironie vient du réel même qui a été filmé : ceux qui vivent sous le signe de la précarité, exilés du monde de la consommation, fouillent à la recherche de ce qui en reste et, paradoxalement, affirment par là leur propre image[9].