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I. La question

À la fin des années 1980, l’humoriste José Simão reprit une expression un peu surannée : « Perguntar não ofende [5] », qu’il employait lorsqu’il posait une question faussement naïve à propos d’un événement de l’actualité, notamment politique. Destinée à susciter le rire, l’expression visait à mettre à nu la version officielle, ou courante, de l’événement : avec sa verve et son sens politique, Simão s’était rendu compte que le pouvoir de suggérer, de faire comprendre sans affirmer, faisait de la question l’outil idéal pour mettre en évidence ce qui ne pouvait pas (ou ne devait pas) être énoncé.

Cette ruse de la question, sa capacité de « laisser entendre » ce qui ne peut être dit, la rend sans doute très attrayante pour ceux qui font de l’humour — surtout lorsqu’il s’agit de politique, champ du discours et du jeu entre le dit et le non-dit.

En même temps que ce pouvoir enfoui dans l’acte de questionner était dévoilé avec humour par le chroniqueur, la question devenait, à son tour, un outil déterminant dans le cinéma brésilien, compte tenu du rôle important que prenait l’interview dans la production documentaire. Une mise en valeur qui n’était pas, du reste, très bien vue par les critiques : ainsi, en 2003, Jean-Claude Bernardet attribuait l’« épuisement » et la « décadence » du documentaire brésilien à « la pauvreté de la dramaturgie » basée, entre autres, sur l’interview et suggérait que les développements récents des arts plastiques dans le champ audiovisuel devaient servir d’inspiration aux réalisateurs [6] (2003, p. 8).

Dans Masse et puissance, Elias Canetti (1960, p. 303-315) analyse le pouvoir implicite de « l’acte de questionner », et se penche particulièrement sur la question de l’ordre et de l’obéissance à l’ordre. Canetti fait valoir la force de la question utilisée en tant qu’instrument de pouvoir et, se servant de la métaphore de la lame et du tranchant, distingue dans l’acte de questionner « la même capacité de pénétrer dans la chair […], de couper profondément » (p. 303). La question est une « intromission », une façon « d’entrer par force », dit-il ; mais au lieu d’appréhender le duo question/réponse sous l’angle du dialogue, donnant lieu à l’entente et à la rencontre, Canetti opte pour le point de vue politique en tant qu’il permet une confrontation, qu’il crée une situation de tension, bref, en tant qu’il entraîne une onde de choc.

Les questions sont conçues en vue de recueillir des réponses et d’obtenir quelque chose que l’on cherche, écrit Canetti. Celui qui les pose agit comme un chirurgien qui se penche sur les organes internes de sa « victime », qu’il maintient en vie « afin d’en savoir davantage sur son compte ». Lorsqu’il évoque les gestes de ce professionnel, Canetti pense à « une espèce particulière de chirurgien » et à une stratégie insidieuse : « il travaille en excitant délibérément des douleurs locales [….], il irrite certaines parties de la victime pour obtenir des renseignements sûrs sur les autres » (1960, p. 303). Dotée d’une capacité de dissimuler ses objectifs, la question cherche à disséquer, dit-il : l’opération commence par le contact, « elle touche ensuite différents endroits plus nombreux et divers. Quand elle rencontre un peu de résistance, elle pénètre. Elle met de côté ce qu’elle découvre, pour l’utiliser plus tard » (p. 303). Sournoise, telle que la pratique l’humoriste José Simão, la question ne se dirige pas directement vers l’endroit visé ; celui qui pose la question peut choisir de ne pas se servir de ce qu’il aura découvert, le réservant pour un autre moment.

Selon Canetti, il y a quelque chose de l’ordre de la « scission » dans la question ; elle agit comme un couteau, en séparant. C’est à cause de son pouvoir de « couper », de son tranchant, que la question devient plus puissante lorsqu’elle est précise et donne lieu uniquement à deux réponses : oui et non. « Avant que la question nous soit posée, on ignore souvent ce que l’on pense », écrit-il. « Elle vous contraint à séparer le pour et le contre » (p. 306). Même une question anodine, comme demander où se trouve telle rue, oblige le passant à qui on s’adresse à s’arrêter et à interrompre ses pensées pour chercher l’emplacement de la rue dans sa « carte mentale ».

Il y a, sans doute, des situations qui peuvent restreindre la force du questionneur. Ainsi, pour Canetti, la politesse limite le champ d’action de la question : « On ne doit pas interroger un étranger sur certaines choses », écrit-il ; cette retenue, ajoute-t-il, permet entre autres à l’étranger de conserver une certaine distance et lui donne l’impression de se faire respecter — et d’être alors plus fort. C’est, du reste, l’équilibre des forces engendré par cette « distance » qui permet que tous vivent ensemble dans une relative harmonie.

Canetti oppose deux types de questions selon la répartition du pouvoir qu’elles entraînent : la question adressée au plus fort, qui est la question « suprême » et la plus désespérée, concerne l’avenir et s’adresse aux dieux, qui ne sont pas tenus de répondre, ou qui peuvent donner des réponses ambiguës, difficiles à comprendre ; à l’opposé, la question s’adressant au plus faible, dont l’exemple extrême est l’interrogatoire, qui oblige ce dernier à répondre sous peine de torture ou de mort.

En tant qu’exercice de pouvoir, dit Canetti, l’acte de poser des questions implique la constitution d’une stratégie, stratégie qui déclenchera chez l’interrogé des réactions ou des modes de défense : répondre par une autre question, décourager la personne qui questionne, recourir au silence — ce sont quelques-uns des mécanismes que la personne questionnée peut actionner pour s’opposer à la question, à son immixtion dans sa vie privée.

Questionner a pour effet d’accroître le sentiment de puissance de celui qui questionne, dit Canetti ; ses questions lui donnent envie d’en poser toujours davantage, tandis que celui qui répond se soumet chaque fois qu’il accepte d’y répondre et devient de plus en plus faible.

1. Glauber Rocha : le lieu du politique

La question établit une dynamique entre deux forces qui est de l’ordre du politique : l’exercice et la croissance du pouvoir, d’un côté, et la mise en branle de mécanismes de défense, de l’autre. C’est à cette dynamique décrite par Canetti que le cinéaste Glauber Rocha a eu recours dans les interviews qu’il a réalisées dans son émission de télévision Abertura [7]. Lorsqu’il participait à cette émission, qui visait à provoquer et à stimuler le débat démocratique, ce metteur en scène, qui avait toujours cru (à la différence de ses contemporains du Cinema Novo) à l’importance du rôle social et politique de la télévision, avait pour objectif d’opérer une intervention radicale, aussi bien du point de vue politique qu’en ce qui avait trait à la forme de présentation établie des émissions journalistiques ; intervention au cours de laquelle l’usage de l’interview — ou de la « politique » de la question —, à contre-courant du journalisme télévisé, devait donner naissance à une mise en scène des rapports de pouvoir dans la société, en insistant sur leur ambiguïté fondamentale. Les émissions de Rocha ne se bornaient pas à déplacer l’axe du débat politique en orientant la discussion sur toute une série de thèmes, tels que la télévision même, le cinéma, la littérature, la psychanalyse… Ces émissions élargissaient le champ du journalisme politique, limité jusqu’alors à la scène de la politique institutionnelle, tout en faisant ressortir le rôle capital de la dynamique culturelle au sein du processus politique.

Tout au long des années 1960-1970, le langage de la télévision brésilienne a été soumis au carcan des paramètres techniques établis par la nouvelle chaîne télévisée Globo — une rigueur technique qui cachait, à vrai dire, des objectifs politiques : la création d’un « public télé », entreprise dont la fonction idéologique était de rendre « homogène » un contexte social et culturel très diversifié. La chaîne Globo a ainsi créé l’« unité idéologique », en quelque sorte, dont le régime militaire avait besoin pour établir son projet politique, la recherche de « qualité technique » engendrant, à son tour, une esthétique très engagée dans le projet politique du pouvoir établi.

En ce qui a trait aux émissions d’information, une qualité technique irréprochable était primordiale : images bien tournées, précision du montage, rythme dynamique — caractéristiques assimilées, à leur tour, à l’objectivité journalistique. La figure impeccable du journaliste et la solennité de sa voix devaient contribuer à renforcer l’idée qu’il transmettait une information neutre, dépourvue de passion. C’est ainsi que la qualité technique est devenue synonyme de transparence, garante de l’objectivité — une transformation très bien venue sous le règne de la censure qui avait compromis la réputation de l’information, des journalistes et des médias.

Pendant les années 1970, une « esthétique de la propreté » s’est ainsi définie à la télévision, qui proposait des images impeccables du point de vue de la réalisation : la très louée « qualité technique Globo » constituait, à la fin, un argument pour justifier « l’assainissement » de l’information, un assainissement qui ne se bornait pas à la libérer des « impuretés » techniques, mais concernait aussi bien sa dimension idéologique.

L’amélioration technique qui a permis la constitution du « journalisme de qualité Globo » ne se limitait pas à capturer l’image des gens ordinaires ; elle a donné lieu, en même temps, à de nouvelles initiatives qui cherchaient à rendre le pays « visible » à ses propres yeux, en faisant apparaître à l’écran ceux qui, auparavant, se bornaient à rester devant lui [8]. C’est au cours de ce processus qu’une « image du peuple brésilien » fut conçue, la plupart du temps dans le cadre de l’autoritarisme et du paternalisme qui ont balisé la culture du pays. Dans les émissions en studio avec public, aussi bien que dans le téléjournalisme, s’est constituée une façon particulière de « parler avec le public » et de le « montrer » — valable, du reste, encore aujourd’hui — qui privilégiait son image soit en tant que « victime » de la situation sociale qui prévalait alors (ce discours bienveillant, plein de « bonnes intentions », accordait à la caméra le droit de fouiller dans la vie des gens, d’exposer leur intimité, sous le prétexte d’une vague « critique » sociale), soit en tant qu’« accusé » (le cas de « l’objectivation » par le discours d’ordre moral). C’est à travers cette forme de présentation que la population pauvre fut dépossédée de sa parole et de son visage, au profit de sa rentabilisation dans les médias [9].

Cette façon d’incorporer au contenu médiatique l’« image » du peuple brésilien en le considérant comme un « atout majeur » pour l’idéologie dominante devait aussi interpeller Rocha, dont l’oeuvre était consacrée à un but précis : connaître et faire connaître le « peuple brésilien ».

La politique de l’« assainissement »

Comme Rossellini avait cru, à son époque, à un usage didactique de la télévision, Rocha misait sur l’usage politique de ce média lorsqu’il entreprit de mettre son pouvoir de communication au profit de l’ouverture démocratique. Pour l’auteur de L’esthétique de la faim, qui n’a jamais séparé le politique de l’esthétique, faire valoir la fonction politique de la télévision était une tâche qui dépassait le simple changement de contenu, ou de message : il s’agissait d’entreprendre, en même temps, une critique du langage de la télévision — critique à laquelle il s’adonnera avec beaucoup d’enthousiasme et un grand sens de l’humour, donnant naissance à une série d’émissions qui gardent, aujourd’hui encore, toute leur originalité.

Glauber Rocha débute à la télévision lorsque le pays est en pleine transition politique — la nouvelle tentative de démocratisation annonce le retour des élections au suffrage direct et la fin de la censure politique. En vue d’intervenir dans ce processus, sa participation devait porter sur deux dimensions inséparables du politique : aborder des thèmes politiques et procéder à une critique de l’esthétique de la télévision. Il ne s’agissait pas, cependant, d’une critique méthodique du langage, comme Godard le faisait dès les années 1970 ; il s’agissait plutôt d’outrepasser radicalement des limites et de mettre l’accent sur « l’urgence » d’intervenir.

Dans son émission, Rocha n’était plus derrière, mais devant la caméra, tel un « personnage » multiple (Mota 2001, p. 138) qui faisait à la fois office d’intervieweur, d’animateur et de provocateur. Il invitait des politiciens, des personnages publics, et privilégiait des thèmes liés à la politique des « ouvertures » (au pluriel), à la « redémocratisation », aux réformes sociales, à la sauvegarde de la mémoire et de l’histoire politique du pays, à la culture, à la littérature, au théâtre et au cinéma brésiliens. Il pouvait avoir des invités ou parler lui-même de ces sujets, s’adressant directement au public comme s’il était en direct (le direct était alors interdit par la censure). Il faisait aussi une critique impitoyable de la presse, agitant devant la caméra la revue ou le journal visé [10].

Rocha a fait un usage politique novateur de l’interview. En vue d’y mettre en scène un rapport de force, il a créé deux « personnages » soi-disant représentatifs du « peuple » brésilien : un Noir et un ressortissant du nord-est du pays, avec lesquels il interagissait en vue de critiquer les rapports sociaux et les représentations du « peuple » à la télévision, au sein des élites et dans les différentes instances du pouvoir.

« Le peuple au pouvoir »

Dans son livre consacré à l’émission de Rocha, Regina Mota dresse la liste des normes télévisuelles transgressées par le metteur en scène, en les mettant en rapport avec le langage cinématographique qu’il a créé. Pour nous, il s’agit de rendre compte de cette émission du point de vue de sa critique politique de la télévision et du langage de l’information télévisuelle, en nous penchant surtout sur la conception qu’avait Rocha de l’interview.

Abertura rompait l’opposition classique entre le studio et le dehors, qui établit, d’habitude, deux régimes d’information. Le studio suppose une série d’avantages et de contraintes : la stabilité du cadre ; la variation limitée des angles de prise de vue ; la « bonne » distance de la caméra ; la position des journalistes au centre du cadre et derrière le pupitre ; les voix soutenues et le regard dirigé vers la caméra (en général deux caméras) ; la salle de rédaction (ou le logo de la chaîne) au fond de l’image ; l’équilibre du cadre — le tout assurant l’« équilibre », la « retenue » et le « sérieux » par rapport aux événements traités. Hors studio, par contre, la caméra est plus libre et peut ainsi suivre les mouvements du reporter, le cadre est instable et souligne l’urgence de l’action — enfin, le langage est utilisé pour suggérer la chaleur de l’événement « vécu » et l’émotion qui s’en dégage.

Rocha a ignoré la distinction entre ces deux types de composition de l’image, cherchant à transmettre au public la chaleur de la « scène vécue », faisant entrer le mouvement dans l’espace fermé du studio et y jouant comme s’il était en direct, tandis que, dehors, se déroulaient des scènes qui, d’habitude, avaient lieu dans la rédaction. En plus d’ignorer l’opposition dedans/ dehors, il faisait un usage surprenant de l’espace fermé, utilisant sa configuration de façon à le rendre méconnaissable et à fondre en un seul espace lieu public et espace privé. Au lieu de simplement démonter le « rituel » de l’information, il proposait un autre genre de journalisme, déstructurant la conception de l’image et le registre de la parole conventionnels.

À l’opposé de la « neutralité solennelle » du discours télévisuel, Rocha adoptait un ton passionné, prenant parti et s’adressant directement au public — soit de façon familière, soit en le bousculant par le rythme accéléré de son discours, soit en l’interpellant et en l’aiguillonnant avec ses propos. Les cheveux décoiffés et la tenue décontractée, il allait à contre-courant de l’image télévisuelle du journaliste « en cravate ». S’agitant continuellement sur scène, il imposait son instabilité au cadre de l’image, qui se retrouvait constamment hors-foyer. Comme il obligeait la caméra à se déplacer ou à bouger sans arrêt et imposait de violentes coupures au rythme de l’image, il finissait, à vrai dire, par « diriger » la scène — en franche opposition à la stabilité et à l’harmonie du cadre télévisuel, à la fixité de la caméra, à la limpidité de l’image, composantes habituelles de l’information. Ces éléments de langage apportés par Abertura, jamais observés dans le téléjournalisme brésilien, étaient en mesure de créer une nouvelle dynamique, en renforçant le ton d’urgence du metteur en scène.

Longtemps avant que ses pratiques ne se généralisent, Rocha a réalisé des interviews dans la rue ; il s’est mêlé aux voitures, aux rumeurs de la circulation, en incorporant à la scène tout ce qui se passait autour. En plus d’être à contre-courant du langage de l’information, Rocha proposait un journalisme plein de verve et d’humour, situé aux antipodes de l’image « propre » à laquelle le public s’était habitué. En fait, ses interventions mettaient à nu la « transparence » même de la télévision, transparence qui cachait en réalité des compromis — de vrais compromis politiques — avec le régime militaire.

L’image de l’émission Abertura était une image « sale », mais les éléments de langage que l’émission proposait — le plan-séquence, le bougé, le flou, la coupe violente — n’étaient pas des effets recherchés ; ils devaient leur existence à une décision politique très claire, qui ne séparait pas ce qui est fait de la façon de le faire. Le jeu de Rocha, qui agissait comme s’il interpellait le public en direct, a aussi renouvelé le langage visuel et la façon de rendre un discours à la télévision.

Nous allons nous attarder à la plus polémique des interviews de Rocha, celle qu’il a réalisée avec un Noir appelé Brizola (7 min 40 s). Nous avons déjà fait mention du paternalisme avec lequel la télévision brésilienne a exercé son autoritarisme, lorsqu’il s’agissait de se rapprocher des pauvres tout en « effaçant », à l’aide d’une proximité feinte, la distance sociale réelle — attitude qui reproduit, tout simplement, des comportements répandus dans la société brésilienne. Nous avons également mentionné le rôle joué par la chaîne de télévision Globo dans la « construction » d’une image du peuple brésilien, image dont elle se sentait pratiquement la « propriétaire attitrée ».

En fait, le « peuple brésilien » a toujours été un objet d’intérêt pour les politiciens en quête de suffrages. Mais en tant qu’entité aux contours difficiles à cerner, il a suscité aussi bien l’intérêt des sociologues, des anthropologues et des chercheurs en sciences sociales, en plus de constituer un vrai défi pour la gauche, dans toutes ses nuances, tout comme pour le Cinema Novo — et particulièrement pour le cinéma de Rocha.

Lorsque le metteur en scène annonce l’interview d’« un représentant du peuple brésilien », il prend en compte les différentes dimensions de cette notion dans le contexte culturel et politique du pays. Mais c’est directement à la télévision qu’il puisera son inspiration pour définir le ton de sa critique politique, de son discours, de sa parole, et l’aspect de sa tenue.

La « tenue » et l’« allure » de Rocha sont inspirées du personnage télévisuel de Chacrinha. Animateur, à l’origine, d’une émission de radio, il passe à la télévision dans les années 1960 en y apportant, avec grand succès, des techniques d’animation du public empruntées aux émissions en direct de la radio. Chacrinha s’est construit un « personnage » en mélangeant des éléments archaïques de la culture brésilienne (les fruits tropicaux sur son chapeau de clown) à des éléments de la société de communication « moderne » (l’immense appareil de téléphone se balançant sur son ventre proéminent). Cette combinaison composait l’image d’une sorte de clown qui pouvait rire de tout le monde puisque tout le monde riait de lui.

Rocha ne tire pourtant pas son « inspiration » directement de Chacrinha ; il reprend la « lecture » que les tropicalistes [11] en avaient faite lorsqu’ils ont adopté ce personnage comme l’une des figures emblématiques de leur courant esthétique. Il prend par exemple la liberté de jouer avec les attitudes contradictoires de l’animateur, de même qu’avec son ton facétieux et son allure effrontée ; il s’inspire aussi du Chacrinha qui jetait des morceaux de morue sèche au public pour créer le refrain de son émission : « Peuple du sertão, viande, riz et haricots. » Mais il emprunte aussi l’air moqueur, folâtre de l’animateur, qui se servait de ce côté bon enfant pour contrebalancer l’agressivité de ses interviews. Avec ce mélange d’autoritarisme et de moquerie qui caractérise ses propres interviews, Rocha veut rendre explicite la distance sociale qui sépare l’intervieweur de l’interviewé, distance que la pratique du journalisme a appris à dissimuler en se servant de techniques variées. C’est justement le « jeu » qu’il développe pour montrer cette distance, qui constitue l’axe de l’interview avec Brizola.

Le rôle, les voix

Rocha était une figure d’une grande force, opiniâtre, qui a fait valoir sa persona à maintes reprises — le terme « persona », ainsi que le terme « personnage », ont d’ailleurs été évoqués par Regina Mota (2001) à propos de la performance de Rocha. Mais si, au lieu de rester derrière, Rocha se mettait devant la caméra, il semble que dans Abertura il n’était question ni de persona ni de personnage ; la performance de l’animateur répondait plutôt à un phénomène d’un autre ordre, qui vaut la peine d’être examiné.

Pour le metteur en scène, l’interview devait rendre explicites les rapports de force dans la société brésilienne, à l’inverse de ce que font les journalistes, toujours « aimables » avec leurs invités. Pour cette raison, Rocha n’était pas courtois à l’égard de ses interviewés et il exprimait toujours son opinion, au lieu de la refouler ; en plus, en prenant en charge la distance qui le séparait de son interlocuteur, il la faisait valoir afin de mettre en évidence les différentes formes que prenait la dynamique du pouvoir dans la société brésilienne. En fait, Rocha utilisait la forme de l’interview pour mettre en scène le pouvoir et ses différents discours dans la société brésilienne, tout en laissant place à la possibilité de fuir ainsi qu’aux différentes formes de résistance au pouvoir.

Prenons maintenant l’exemple de l’interview avec Brizola. Parce que cette interview avait été annoncée à grand bruit, on pensait erronément que le grand leader politicien de la gauche, Leonel Brizola, alors en exil, serait l’invité de l’émission. Mais à sa place se présente un Noir, supporteur de la populaire équipe de football Flamengo, qui vit dans un bidonville et parie sur les courses de chevaux. Bref, un homme du « peuple ». Mais de quel « peuple » s’agissait-il ? Il n’était pas question pour Rocha de se placer du point de vue des élites ni d’opter pour les formes de représentation habituelles de la télévision ; il n’adopte pas celle, non plus, qu’on rencontre fréquemment dans la gauche et dans le cinéma brésiliens. Brizola peut être comparé au Jerônimo de Terre en transe (Terra em transe, Glauber Rocha, 1967), malmené dans un jeu politique qu’il ne comprend pas ; avec une différence, cependant : il est capable de réagir à sa façon, sans la faiblesse de ce personnage ni sa révolte rudimentaire.

La scène se passe sur le trottoir, lieu où on ne réalisait pas d’interviews à l’époque. Mais Rocha n’est pas en train de rechercher « plus de vérité », ainsi qu’a pu le faire le documentaire à un moment de son histoire, ni de créer une situation « naturelle » ; au contraire, il déverse sur Brizola, en un oppressant flot de paroles, une myriade de questions qu’il ne « pose » pas, mais qu’il « manie » plutôt comme un couteau devant un Brizola affolé par les mots qui lui tombent dessus. Sans attendre les réponses, il multiplie ses questions. Si Rocha se sert de ses questions comme du couteau évoqué par Canetti, il ne cherche pourtant pas à « disséquer » Brizola ; s’il agit ainsi, c’est qu’il veut plutôt démasquer l’autorité, le pouvoir excessif et arbitraire de l’intervieweur, qui peut aussi bien interroger que « couper » la parole à l’autre, à n’importe quel moment. Il met en scène les rapports de pouvoir inégaux établis par l’interview, la mettant en même temps au service de sa stratégie critique, qui vise aussi d’autres formes de pouvoir dans la société.

L’interviewé n’est pas en mesure de répondre à Rocha, qui joue en plus sur la façon de poser ses questions : très direct, parfois rude ou ironique — une stratégie qui lui permet de passer de l’autoritarisme le plus cru à la bienveillance la plus paternaliste. Ce mélange caricatural ne vise pas uniquement le comportement des journalistes, il cible aussi les différents discours du pouvoir déversés sur les « dépossédés » de la parole.

Rocha ne se limite pas à commander par la parole. Il se sert des corps, entraînant son interviewé par le bras, le forçant à se déplacer, se plaignant de son manque d’entrain ; il se fait aussi sympathique, il joue, s’adresse aux passants — qui entrent dans le cadre et obligent la caméra à des mouvements inattendus, à des décadrages qui créent une dynamique et une vivacité inconnues à la télévision.

Cet exemple nous permet de revenir, maintenant, au terme « personnage ». En fait, lorsqu’il prend une voix autoritaire, il ne semble pas que Rocha soit en train de « jouer » un personnage, comme le suggère Regina Mota ; au contraire, il semble « se vider » de son personnage (si jamais il en a eu un), voire de tout personnage — il « endosse » plutôt un rôle, selon l’expression proposée par le critique Jean Jourdheuil [12] —, pour se laisser traverser par les multiples voix de l’autorité qui illustrent, chacune à leur façon, les forces dominantes dans la société brésilienne.

Regina Mota (2001, p. 107) parle d’une « pluralité de voix dans la voix de Rocha » : celles du prêcheur et du missionnaire, du « colonel » archaïque, de Chacrinha. Il est vrai que toutes ces voix, et d’autres encore, coulent dans sa propre voix : celles du grand propriétaire terrien, du « seigneur », du politicien, de l’intellectuel de gauche, du journaliste, du présentateur de télévision — toutes « emballées » dans la voix de Chacrinha, à travers laquelle Rocha actualise les conventions associées au commandement en les tournant en dérision. Il s’agit, en fait, d’une « symphonie du commandement », assaisonnée, comme il convient dans une société paternaliste, de la sympathie que manifeste parfois Rocha, qui efface les distances et crée une sorte de « terrain commun » où se croisent intervieweur et interviewé. Ces voix, le metteur en scène ne les incorpore pas, il les vocalise.

Dans Mille plateaux, Gilles Deleuze et Félix Guattari (1980) avancent le concept d’agencement collectif de l’énonciation, qui permet de définir ce que serait cette voix. Ils disent qu’il n’y a pas d’énonciation individuelle ni de sujet de l’énonciation : a priori, ce que nous disons ne nous appartient pas, plusieurs voix parlent par notre voix, sans que nous puissions les distinguer. Toute énonciation est énonciation collective, ajoutent-ils ; le caractère social de l’énonciation n’est fondé que si nous pouvons montrer comment celle-ci renvoie à des agencements collectifs. « […] il n’y a d’individuation de l’énoncé, et de subjectivation de l’énonciation, que dans la mesure où l’agencement collectif impersonnel l’exige et le détermine » (p. 101). Cela montre bien la valeur exemplaire du discours indirect libre :

[…] il n’y a pas des contours distinctifs nets, il n’y a pas d’abord insertion d’énoncés différemment individués, ni emboîtement de sujets d’énonciation divers, mais agencement collectif qui va déterminer comme sa conséquence les procès relatifs de subjectivation, les assignations d’individualité et leurs distributions mouvantes dans le discours

p. 101

D’après ces auteurs, « ce n’est pas la distinction des sujets qui explique le discours indirect, c’est l’agencement, tel qu’il apparaît librement dans ce discours, qui explique toutes les voix présentes dans une voix » (p. 101).

Lorsqu’il emprunte une voix autoritaire, associée au commandement, Rocha se fait le véhicule de l’énonciation collective, et sa parole prend la valeur immédiate d’un agencement politique : les voix « coulent » dans sa parole, dénudées par l’interview utilisée en tant qu’outil critique — une critique qu’il adresse tant à la société brésilienne qu’à la télévision comme vecteur du pouvoir et de la manipulation [13].

En même temps qu’il considère le pouvoir de la question, Canetti évoque pour sa part la possibilité d’une « fuite », se référant à des méthodes ou à des techniques pour « échapper » à ce pouvoir — méthodes dont Rocha tient compte, par ailleurs, lorsqu’il devient clair que le Noir du bidonville connaît bien les voix dominantes en action dans la société, et qu’il a appris à traiter avec elles ; cependant, tout en contournant le mur de langage que son interlocuteur lui oppose, il finit par faire ce que décrit Canetti : il esquive les questions difficiles ; il critique Pelé, parti aux États-Unis, tout en avouant qu’il aimerait faire pareil. Il « se débrouille bien », comme on dit, trouvant toujours une façon d’échapper à la voix de l’autorité.

*

Rocha clôt cette émission avec une boutade : « Je passe le pouvoir au peuple » — une provocation destinée à ce qui fut l’un des projets les plus chers de la gauche et du cinéma brésiliens. Un projet qui, loin d’être oublié, devait renaître plus tard : « la conquête de la parole », « le droit à la parole », « la parole au peuple » constituent en fait des thèmes qui surgiront avec force dans le cinéma brésilien d’après la retomada, et qui incarne ce qu’on a nommé la Reprise des années 1990. Des thèmes qui favoriseront, à leur tour, l’évolution de l’interview vers des formes nouvelles.

Il est ainsi toujours pertinent de s’interroger sur la dimension politique de l’acte de questionner, sur la façon de mettre en oeuvre le couple question/réponse dans ce nouveau contexte du cinéma.

II. Le « tournant subjectif »

Le pays a connu de profondes transformations après les années 1980, moment où Rocha a interrompu sa participation à Abertura. Ces transformations n’étaient pas seulement dues à l’épuisement des forces qui soutenaient la dictature militaire, dont la fin a entraîné de grands changements dans la société, mais aussi à des changements survenus dans la conjoncture mondiale : la mondialisation, la chute du mur de Berlin font bouger l’économie et la politique, bouleversant les rapports entre les représentations culturelles et l’imaginaire politique.

Un des traits de la production culturelle des vingt dernières années est sa filiation avec ce que la critique Beatriz Sarlo (2005, p. 49 et suivantes) appelle « le tournant subjectif », où ce qui compte dans la production culturelle est la reconstitution de « la texture de la vie », la vérité de la remémoration de l’expérience et la mise en valeur du point de vue associé à la première personne autant que de la dimension subjective. Sarlo dit que « l’actualité […] a accueilli le récit à la première personne en vue de construire l’expérience, même si l’on ne croit plus que d’autres sortes de récits puissent renvoyer à leur référent » (p. 49). C’est ainsi, dit-elle, que nous avons assisté, pendant les deux dernières décennies, à la multiplication de récits appelés « non fictionnels » : dans les journaux, en ethnographie sociale, dans la littérature de témoignage, les histoires de vie abondent, ainsi que les interviews, les autobiographies, les mémoires et les récits concernant l’identité.

L’affirmation de cette dimension subjective caractérise notre présent — dans les discours cinématographique, littéraire et médiatique — et constitue, pour Sarlo, une vraie renaissance du sujet, que l’on croyait mort depuis les années 1960-1970. Dans un pays où la valeur juridique du témoignage s’est affirmée pour mettre fin à la dictature, l’écrivain argentin émet des réserves quant à l’expansion dans les champs culturel et artistique de ce mouvement de reconquête de la parole, d’affirmation du droit à la parole « doublé par une idéologie de la guérison de l’identité par le truchement de la mémoire sociale et du droit à la parole » (p. 49-50). Sarlo se méfie de ce « réordonnancement idéologique et conceptuel » de la société et du passé, concentré sur les droits de la subjectivité, y voyant une « restauration de la raison du sujet » qui était considérée, pendant les années 1960-1970, comme simple « idéologie » ou « fausse conscience ». Elle propose que les privilèges de ce « moi », auparavant tant suspectés, soient reconsidérés, et qu’une critique du témoignage soit entreprise ; ajoutant qu’il faut pour cela repenser sa valeur esthétique et politique.

La situation décrite par Sarlo a le pouvoir de favoriser l’usage de l’interview dans l’architecture du film ; ainsi, sa critique de la restauration de la raison du sujet doit être prise en compte dans l’approche des nouvelles modalités d’interview — qui ne se limitent pas, d’ailleurs, au champ du cinéma, mais abondent aussi bien à la télévision et sont reprises dans différentes pratiques artistiques liées à la vidéo.

À partir des années 1980, dans le but de donner la parole à ceux qui n’y ont pas droit, le documentaire contemporain brésilien se sert, en grande partie, des stratégies décrites par Sarlo. Et ce n’est pas seulement le cinéma qui fait appel à l’expérience vécue et à cette parole (jusqu’alors non entendue) ; la télévision (à l’ère de Big Brother) et les pratiques de l’art contemporain se servant de la vidéo, à partir des années 1980, ont aussi bien cherché à mettre en scène la parole de simples individus, sous la forme du témoignage, de la confession, en faisant appel aussi à l’interview [14].

1. Eduardo Coutinho : la « rencontre » à la place de la confrontation

Le succès des films d’Eduardo Coutinho doit beaucoup à l’interview, qui en constitue, selon le critique Ismail Xavier (2003, p. 223), « la forme dramatique exclusive ». Si l’interview peut être examinée en tant que partie constituante de l’oeuvre cinématographique de Coutinho, il faut reconnaître qu’elle est, en même temps, très redevable à la télévision, où le metteur en scène a « appris » (Lins 2004, p. 97) le métier de documentariste [15]. Bien que Rocha — venu du cinéma — soit passé par la télévision, le parcours de Coutinho est différent, puisque ses films empruntent non seulement à la télévision le recours à l’interview, mais sa façon « intime » d’approcher et de parler avec les gens, ainsi que la pratique voulant qu’on montre l’équipe de tournage à l’image, le refus d’écrire un scénario, et même certains thèmes propres à ce média.

Or, dans la plupart des films de Coutinho (notamment Boca de Lixo, 1993 ; Babilônia 2000, 2000 ; Santo Forte, 1999 ; Edifício Master, 2002 ; Jogo de Cena, 2007), l’interview — qu’il préfère nommer « conversation » (Lins 2004, p. 8) — ne constitue pas, tel que le veut Canetti, un lieu de confrontation où deux forces s’évaluent et se font face ; elle serait plutôt, selon Consuelo Lins, le lieu d’une « rencontre » (p. 103) entre deux parties. Coutinho n’est pas naïf, il sait bien qu’une égalité de cet ordre n’existe pas ; mais il croit, néanmoins, qu’elle doit être « créée » — et c’est en vue de l’atteindre qu’il a conçu une « méthode de travail » inspirée, en bonne partie, des procédés télévisuels : lieu de tournage unique, rencontre avec l’interviewé au moment du tournage seulement, usage de la vidéo, recherche et interviews préalables menées par l’équipe sur le lieu du tournage, équipe de tournage montrée à l’écran. Ces éléments sont mis en oeuvre pour redistribuer les forces présentes dans l’interview, pour équilibrer l’échange de façon à le rendre « naturel » — bref, pour que « la rencontre » ait lieu. Il s’agit, en fait, de créer un « contexte » propice à la question qui va être posée — contexte qui, en fait, finit par en atténuer la portée, par la rendre « inoffensive ». Affaiblie, dépourvue de la puissance (politique) qui ne se manifeste et ne s’affirme que par la différence, la question de Coutinho n’est pas le lieu de confrontation défini par Canetti, mais le lieu de la proximité, de l’entente.

Connaissant d’avance l’histoire de ses interviewés (par les interviews faites par ses assistants), le metteur en scène n’a pas besoin de la stratégie insidieuse du chirurgien qui « coupe dans la chair », suscitant la douleur dans certaines parties de la victime pour en atteindre d’autres ; il sait d’avance ce qu’il prétend vouloir savoir. On peut dire, dans ce cas, que la question devient stérile, presque superflue : si la fonction de la question est de donner à l’interviewé l’illusion qu’on l’interroge et qu’il doit répondre à une curiosité légitime — ce qui assure le « naturel » de la scène —, du point de vue du metteur en scène, la question devient simulation, pur faux-semblant servant à une opération de séduction et de capture.

Il y a deux dynamiques, à vrai dire, dans l’oeuvre de Coutinho. Décrite par Ismail Xavier (2003, p. 229), la première vise le sujet directement, en cherchant « son expression originale, sa façon de se faire personnage, de construire son récit » (p. 223). Selon l’autre dynamique, définie surtout d’après Jogo de cena (2007) [16], l’apparente ambiguïté sujet/personnage est dédoublée : lorsque le récit des femmes interviewées est repris par les comédiennes, cette « distribution » de la parole — qui atténue l’appartenance directe du discours et mène le documentaire à « se penser » — suggère en fait une nouvelle dynamique. Nous pouvons dire, cependant, que si les propos de Sarlo sur le « tournant subjectif » restent valables en ce qui concerne le premier aspect, cette analyse opère de façon plus indirecte en ce qui concerne la deuxième dynamique : d’un côté le jeu sujet/personnage n’est possible que si l’on a recours au vieux paradigme fait/fiction que l’oeuvre prétend dépasser ; de l’autre, la méthode de distribution des rôles reste toujours la même, puisqu’elle vise toujours le sujet, qui assure l’existence du personnage classique et sert de contrepoint à l’altérité — les sujets se trouvent donc dans une position à laquelle la représentation qu’en font les comédiennes de Jogo de cena ne peut les soustraire ; à la limite elles peuvent seulement « incarner [17] » ces sujets. La question de Coutinho ne vise pas à « découvrir » quelque chose d’inconnu, le politique ne s’y manifeste pas par la différence, par l’affrontement ni par la confrontation : d’où sa définition du geste de filmer « comme une expérience d’égalité utopique et provisoire » (Lins 2004, p. 107). On peut, ainsi, se demander si sa question n’aurait pas pour fonction justement d’annuler la différence qui fonde le politique.

2. Le dispositif à double sens

Le témoignage, la mémoire et la prise de parole associés au « tournant subjectif » ayant mis en évidence le sujet et l’identité ont aussi suscité l’intérêt des pratiques audiovisuelles dans le champ de l’art contemporain. Les vidéos et les installations s’approprient l’interview, après les années 1990, tandis que différentes méthodes sont développées pour évacuer la distance qui sépare celui qui pose les questions de celui qui y répond. Si l’annulation de cette distance peut toujours assouplir la confrontation, en atténuant l’aspect politique de l’interview, de nouvelles stratégies et de nouvelles poétiques sont en même temps mises en oeuvre pour échapper au rapport duel propre à l’interview, la subjectivité et l’identité n’étant plus considérées comme « appartenant » en propre à des individus mais plutôt à l’ordre de la « représentation » — en d’autres termes, l’identité devient, en elle-même, une question.

On trouve un exemple remarquable de cette nouvelle façon de traiter la subjectivité et l’identité dans le film Rua de Mão Dupla (Rue à double sens, 2002), de Cao Guimarães. Au lieu d’avoir affaire à des subjectivités et à des identités qui s’affrontent dans l’interview, le film se sert d’un dispositif de production d’images et de paroles qui aborde les identités en tant que pures représentations, à partir de la conception qu’en ont les individus.

Il s’agit d’une expérimentation au cours de laquelle six individus (groupés par deux) qui ne se connaissent pas doivent passer 24 heures dans l’habitation de l’un d’entre eux. Tous sont munis d’une caméra pour prendre des images de la maison dans le but de « découvrir » qui en est le propriétaire. Le film est composé de ces images montrées par paires à l’écran. Ensuite, chacun des participants dresse le « portrait » qu’il a imaginé du propriétaire inconnu devant la caméra, tandis que sur l’autre image, celui-ci assiste à la scène.

Ici, la stratégie mise en scène à l’aide du couple question/ réponse est dépassée ; le metteur en scène ne fait pas d’interview, il n’est pas dans le film, il se borne à organiser les témoignages, filmés à distance avec une caméra fixe. En plus, ceux qui parlent dans le film ne parlent pas d’eux-mêmes, mais d’un inconnu — le propriétaire qui les accueille chez lui — ; c’est en vue de sa « représentation » qu’ils cherchent à le décrire et qu’ils en produisent des images. Ces images doivent avoir une double signification : « parler d’elles-mêmes » (on reconnaît l’image d’une table ou d’un pot de fleurs, par exemple) et porter, en même temps, une signification « indirecte », « en suspens » — celle que le visiteur cherche dans les objets et l’aménagement des lieux —, qui pourrait « définir » l’occupant de la maison. Évacuée de la situation, la question paraît en fait déplacée, puisqu’elle est en quelque sorte confiée à la caméra qui, dans les mains du visiteur, « interroge » lieu et objets — qui, à leur tour, doivent lui « répondre ».

Qu’est-ce qui fait de ces images des questions ?

Produites par des amateurs, hésitantes, ces images laissent voir comment chacun cherche les objets qui lui semblent les plus « significatifs ». Elles partagent, en fait, l’usage insistant du zoom : la caméra s’approche maladroitement des objets, des lieux et, comme si elle leur adressait des questions, elle en fait des gros plans qui rappellent la description que fait Canetti (1960, p. 305) de la situation archaïque du contact de l’animal avec sa proie, où le lieu et l’identité coïncident encore — là où intervient « la première question » :

Qui es-tu ? Peut-on te manger ? L’animal, toujours en quête de nourriture, touche et flaire tout ce qu’il trouve. Il met son nez partout : peut-on te manger ? Quel goût as-tu ? La réponse est une odeur, une pression en retour, une rigidité inerte. Le corps étranger est ici son propre lieu, et on se familiarise avec lui en le flairant et en le touchant, ou bien, si c’est à l’humaine, en le nommant.

La caméra agit, en fait, comme si elle posait des questions ; des « questions muettes » qui ne constituent pas tout à fait une expérience primitive. En fait, ces questions appartiennent au champ de la culture, mais s’approchent de l’expérience primitive dans le sens que, sans mots, le geste passe par l’image — dont la production ne nous est pas si familière. Les mouvements de la caméra rappellent, en effet, ceux de l’animal : chaque objet « touché » par le nez de la caméra doit « révéler » les goûts, les intérêts qui permettront d’identifier l’habitant de la maison ; en même temps, puisqu’il s’agit de questions « primaires », les gestes qui y sont associés sont révélateurs de celui qui les fait. Reste au spectateur à « passer » de l’un à l’autre, du regardant au regardé et vice-versa, en interrogeant l’identité du propriétaire et du visiteur — opération qui l’amène, enfin, à s’interroger sur sa propre identité.

Le travail demandé au public devant l’image est en fait assez complexe, puisque celui-ci est soumis à une triple interrogation : à propos des « projections » de l’auteur des images par rapport à son objet, à propos de cet objet même — le propriétaire de la maison — et, finalement, à propos de lui-même. Ce « trafic » de significations impose un travail de lecture, de déchiffrage qui défie la foi du spectateur, celle qui passe par son regard mais aussi celle qui a trait aux certitudes qu’il a par rapport à lui-même.

Ce qui ressort, à la fin, c’est le caractère « construit » du regard du spectateur, de son discours et de lui-même. Le dispositif créé par Guimarães désamorce le processus de construction des regards, des identités, des subjectivités elles-mêmes, et met à la fois en évidence les lignes grossières avec lesquelles nous sommes « ébauchés » (par la culture ? par l’histoire ? par la société ?), les traits qui ne nous appartiennent pas vraiment mais sont plutôt acquis, appris et partagés avec d’autres — enfin, notre « unité » impossible. Nous sommes en même temps « plusieurs » et « très peu » — au total, nous ne savons pas qui nous sommes.

Un des participants du jeu va jusqu’au bout du dispositif, en arrivant à ce que Canetti appelle la « dernière question », la plus difficile de toutes : celle du poète noir, qui n’arrive pas à dresser le portrait de son hôte. Ses interrogations (« Qui est-il ? », « Qui sommes-nous ? ») renvoient à la question première définie par Canetti, la question fondamentale, la plus désespérée de toutes, que nous adressons aux dieux — qui ne sont pas tenus de nous répondre. En fait, la première question (« Qui est-il ? ») est celle qui a déclenché le film de Guimarães, tandis que la deuxième (« Qui sommes-nous ? ») clôt l’expérimentation et permet l’atteinte du but recherché par le dispositif.

Dans Rua de Mão Dupla, il n’y a pas de question adressée directement à l’autre, pas de rencontre, pas de confrontation — sinon avec soi-même. Mais il est possible « d’arriver » à une question, une question où l’exercice du pouvoir acquiert une autre signification politique : qui sommes-nous ? Sans réponse, cette question ne peut plus être formulée dans le champ traditionnel du pouvoir, elle ne peut être posée que lorsqu’on a perdu le pouvoir qu’on était sûr de détenir et qui nous permettait de répondre à la question « Qui sommes-nous ? » — que l’on ne se pose que lorsqu’on sait qu’il n’y a pas de réponse.

*

Rocha et le « peuple brésilien », Coutinho et la scène du sujet, Guimarães et sa déconstruction : différents regards, différentes approches de l’identité. Dans l’oeuvre de Rocha, il ne s’agit pas, en fait, de se demander « qui » est le peuple brésilien — tous les pouvoirs démasqués par Rocha n’arrêtent pas de fournir des réponses —, mais plutôt de faire appel à ce peuple en tant que force dont la vitalité et la nature assurent la capacité de résister au pouvoir.

L’oeuvre de Coutinho implique aussi les gens du peuple. Intéressée par l’expérience et la parole des sujets, cette oeuvre revient sur elle-même en se penchant sur les dualités qui fondent le documentaire : réalité/fiction, sujet/personnage. Pour bâtir sa critique, Coutinho est pourtant obligé de renforcer les pôles du couple sujet/personnage, tout en circonscrivant le cercle vicieux de l’identité.

Quant au film de Cao Guimarães, on peut le situer aux bornes de l’univers de l’identité : lorsque celle-ci se perd, dans les limites mêmes de sa construction.