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À sa mort en 2008, le sociologue et historien américain Charles Tilly laissait derrière lui une oeuvre d’une cinquantaine d’ouvrages. Docteur de Harvard en 1958, Tilly entama sa carrière à une époque où la sociologie américaine était dominée par l’influence de Talcott Parsons. Il prit rapidement ses distances avec ce dernier. Comme la plupart de ceux qui rejetèrent la sociologie parsonienne, il en dénonçait la pauvreté historique, l’absence d’une perspective rigoureusement comparative et l’incapacité à rendre compte du changement social au-delà de l’a priori téléologique de la théorie de la modernisation. Bien que certaines contributions de Tilly appartiennent clairement au registre de l’histoire sociale (1964), c’est avec ses contributions à l’étude des répertoires de conflits politiques et à celle de la sociologie historique que Tilly laissa son empreinte sur les sciences sociales américaines. Depuis Parsons, peu de sociologues ont eu une telle influence sur le développement de la sociologie américaine.

Le nom de Tilly évoque davantage la discipline historique et sociologique que la philosophie ou la philosophie des sciences sociales. Dans ses écrits, la réflexion épistémologique est certainement moins omniprésente que chez un sociologue comme Pierre Bourdieu. Pourtant, les philosophes des sciences sociales auraient tort de se détourner trop rapidement de son travail. Explaining Social Processes trace le portrait d’un travail de recherche parcouru par une sensibilité épistémologique essentielle à l’égard de la relation entre les sciences sociales et l’histoire. Une sensibilité qui a fait l’objet de réflexions systématiques à plusieurs occasions (1981, 1984) et qui apparaît dans le cadre de moments réflexifs dans plusieurs ouvrages empiriques. Cette même sensibilité parcourt cet ouvrage de Tilly. À la suite d’une introduction générale portant sur la question de la méthode et de l’explication en sciences sociales, la première partie de l’ouvrage regroupe des textes autour du rôle des concepts et des observations ; la seconde aborde le rôle des explications et des comparaisons ; et la troisième aborde la problématique de l’histoire dans l’analyse sociale. Enfin, un épilogue sert de conclusion. Seuls le premier chapitre et l’épilogue furent rédigés aux fins de cet ouvrage. Les autres textes, publiés entre 1992 et 2007, permettent de retracer les interventions de Tilly entre la publication de Coercion, Capital, and European States ad. 990-1990 (1992) et Democracy (2007). Il s’agit d’une période prolixe, marquée notamment par la publication des ouvrages European Revolutions. 1492-1992 ; Popular Contention in Great Britain, 1758-1834 (1995) ; Durable Inequality (1998) ; The Politics of Collective Violence (2003) ; Trust and Rule (2005) ; Identities, Boundaries, and Social Ties (2005) ; et Why ? (2006). Cette période fut influencée d’une part par la diffusion des approches postmodernes en sciences sociales et en histoire culturelle, mais surtout, par un important débat dans la sociologie américaine entre les tenants des théories du choix rationnel et ceux de la sociologie historique (Gould, 2007). La collection d’articles de Explaining Social Processes permet de suivre un itinéraire intellectuel imprégné de ces débats et de leurs répercussions sur les développements récents de l’histoire sociale et de la sociologie historique.

Tilly s’est fait le critique de trois mouvances en sciences sociales : les explications systémiques ; les explications transhistoriques en termes de disposition et l’histoire narrative. Une partie importante de l’ouvrage Explaining Social Processes est consacrée à l’analyse, au développement et à la critique de ces types d’explications auxquelles Tilly préfère des explications en termes de transaction sociale ou de dynamique relationnelle.

Comme d’autres, Tilly rejette les explications systémiques où la logique de l’action est inférée de l’identification du rôle fonctionnel joué par une structure, un processus ou un agent dans un vaste système voué à l’auto-reproduction. Ces modèles souffrent généralement d’une incapacité à identifier et délimiter les limites des macro-entités que sont sensées être les civilisations (55-61), les systèmes, ou les sociétés (112). Tilly identifie également les limites des théories qui, du marxisme vulgaire à Parsons et Rostow, postulent une logique développementale linéaire (les fameux stades de développement). Au sein de ces théories, les événements historiques sont orchestrés par une marionnette qui, comme dans la première thèse de Benjamin sur le concept d’histoire, est « conçue pour gagner à tout coup ». Tilly refuse également de suivre ceux pour qui la sociologie devrait consister en l’identification des dispositions d’un individu ou d’un groupe pré-social (18-19). Cela l’amène notamment à prendre ses distances avec les théories de l’action collective dont les micro-fondations reposent sur une ontologie néoclassique à partir de laquelle les actions individuelles et les conflits sociaux sont appréhendés d’abord en tant qu’actions stratégiques, plutôt qu’en tant que processus interactifs (49).

Cela dit, le parti pris historiciste de Tilly ne l’amène pas plus à défendre un retour à une histoire narrative, qui préfèrerait l’inductivisme naïf aux outils théoriques des sciences sociales, qu’un retour à un subjectivisme historique débouchant sur un relativisme cognitif (4-5 ; 39). Dans la foulée des travaux de Barrington Moore, Perry Anderson, Immanuel Wallerstein, Theda Skocpol, Douglass C. North et Reinhard Bendix, le travail socio-historique de Tilly a un aspect provocateur qui fait frémir des historiens. En effet, Tilly n’hésite pas à aborder de 500 à 1000 ans d’histoire en 250 pages. C’est que, pour l’auteur de ces fresques socio-historiques, l’étude sociologique des phénomènes historiques ne doit pas se contenter d’une forme narrative. Elle doit prendre un recul par rapport aux narratifs et identifier des mécanismes, ancrés dans l’histoire, dont les différentes combinaisons engendrent différents processus sociaux.

À partir des années 1990 et 2000, Tilly acquiert la conviction que le cloisonnement entre les différents sous-champs de la discipline sociologique a pour effet d’obscurcir le fait que des mécanismes sociaux communs y sont souvent à l’oeuvre. Une conviction qui le mena à une importante collaboration avec Doug McAdam et Sidney Tarrow (2001), dans un ouvrage consacré à la théorie des conflits politiques et des mouvements sociaux. Passant en revue la littérature portant sur les mouvements sociaux, le nationalisme, l’identité, les réseaux de confiance, les inégalités sociales, la violence collective, les révolutions, l’urbanisation, les processus de démocratisation et de dé-démocratisation, Tilly répertorie les mécanismes sociaux communs qui sont à l’origine de tous ces phénomènes et dont la variation des combinaisons expliquerait celle des trajectoires sociales. Les positions épistémologiques qu’il développe à la fin de sa carrière le rapprochent de l’épistémologue des sciences, Mario Bunge, avec lequel il partage une conception du monde où l’étude des mécanismes occupe une place centrale. Adoptant une défense du réalisme relationnel, Tilly fait reposer la clé ontologique des sciences sociales non pas « dans les individus, les sociétés ou les groupes, mais dans les interactions entre des locations sociales » (123). L’identification, la clarification et la combinaison des mécanismes interactionnels entre ces locations jouent un rôle de premier plan dans Explaining Social Processes.

C’est dans la tradition de Marx, Simmel et Mead que Tilly voudrait voir la postérité le classer (30). C’est chez ces auteurs qu’il voit la plus importante tradition d’explications transactionnelles et relationnelles. La spécificité de ces explications est « de prendre les interactions entre des sites sociaux comme leur point de départ, en traitant à la fois les événements à ces sites et les caractéristiques durables de ces sites comme le résultat d’interactions. Les explications transactionnelles deviennent relationnelles […] lorsqu’elles mettent l’accent sur les caractéristiques persistantes de transactions entre des sites sociaux spécifiques » (27). Affirmer que le social prend forme à travers des interactions sociales dont la répétition crée des processus ou des « structures » plus ou moins denses est également une position qui vise à dépasser certaines platitudes à propos du caractère construit du monde social. Car il ne suffit pas d’affirmer ad nauseam le caractère construit du monde social, rappelle un Tilly désespéré par certaines interventions poststructuralistes. Il faut également développer des outils théoriques permettant de comprendre pourquoi certaines constructions se reproduisent, se transforment, s’adaptent ou se métamorphosent. Quels mécanismes sociaux, et quelles combinaisons de ceux-ci permettent les expériences sociales que sont, par exemple, les marqueurs de l’identité ? Dans quelle mesure la combinaison de mécanismes sociaux à une échelle locale engendre-t-elle des processus sociaux à une plus grande échelle ? C’est le type de questions que doit se poser la macro-sociologie afin de surmonter les limites que rencontre son échelle d’opération. En ce sens, les leçons que tire Tilly des critiques adressées par les théories du choix rationnel à la sociologie historique résident dans une concession et une contre-attaque. S’il est vrai que les approches macro-sociales doivent prendre au sérieux les problèmes ontologiques des unités dont elles postulaient l’existence avec trop d’assurance, cela ne doit pas être pour épouser une ontologie néoclassique qui n’est guère mieux armée pour rendre compte de la variation des mécanismes historiques et de leur sens, mais pour fixer dans le temps la causalité des mécanismes sociaux.

« Perçue seulement comme une science du présent ou, pire encore, de l’atemporel, la sociologie manque sa vocation de fixer la causalité dans le temps » (120). Cet énoncé résume assez bien la conception que Tilly se fait de la discipline sociologique. À propos de l’autre élément de cette équation, la discipline historique, Tilly affirme : « L’histoire rejoint les sciences sociales lorsque les arguments qui l’organisent deviennent explicites, falsifiables, et informés par la théorie » (40).

Dans la mesure où il est possible d’organiser intellectuellement l’ensemble de l’oeuvre de Tilly, il faut y voir l’articulation de deux matrices de recherche. La première, d’ordre macro-sociologique, cherche à théoriser le développement du capitalisme et des États nationaux en Europe. On en trouve une formation grandiose dans l’ouvrage Coercion, Capital, and European States ad. 990-1990. La seconde matrice d’ordre méso-sociologique théorise les mécanismes de la formation et de la transformation des répertoires de contentions sociopolitiques. Ces deux matrices ne sont pas indépendantes. Tilly défend que les répertoires de contentions sociopolitiques varient précisément au sein du développement et de l’articulation du capitalisme et du système d’États nationaux (10). Cette thèse socio-historique est intimement liée à une position épistémologie, selon laquelle, « personne […] ne peut effectuer des recherches en sciences sociales efficacement sans déployer et tester simultanément deux corpus de théories interdépendants : une théorie qui incorpore des explications du phénomène investigué, et une autre théorie incorporant des explications du type de preuves (evidence) concernant ce phénomène » (47, voir aussi 19). Encore une fois, cette position épistémologique est directement liée aux recherches de Tilly. Commentant son étude sur les contentions politiques en Grande-Bretagne, il souligne que « les mêmes processus qui ont transformé les répertoires de contentieux politiques en Grande-Bretagne entre 1750 et 1830 ont transformé le type d’évidences accessibles pour l’étude de ces processus (19) ». La connaissance historique joue donc un rôle central ici dans la production métathéorique des catégories de régularités sociales, car sans une connaissance de celle-ci, le sociologue est condamné à formuler des lois transhistoriques qu’il plaque artificiellement à travers le temps. Or « le pouvoir de l’histoire, soutient Tilly, signifie que les processus sociaux suivent de fortes régularités, mais ne se répètent pas. Les régularités se situent sur le plan des mécanismes causaux, et non dans des structures récurrentes ou des séquences » (122).

L’ouvrage Explaining Social Processes est une collection de textes qui a parfois les allures d’un bilan ou d’un pronostic sur l’état de la sociologie historique, et sur celui de l’histoire sociale. Soyons clair, nous n’avons pas affaire ici à une synthèse ou à un opus magnum en épistémologie des sciences sociales. Pour être apprécié, cet ouvrage doit plutôt être envisagé comme un important témoignage des interventions à teneur épistémologique de l’un des plus importants sociologues et historiens américains des trente dernières années. Pour cette raison, il intéressera peut-être davantage l’historien des sciences sociales que le philosophe des sciences sociales. Ce serait cependant un important rendez-vous de manqué. Car il découle de cette approche interactionniste, d’une part, une théorie herméneutique du sens qui vise à « observer comment les gens construisent un sens publiquement accessible à travers des interactions sociales » (18), et, d’autre part, une importante défense d’un réalisme relationnel selon lequel les « transactions, les interactions, les liens sociaux, et les conversations constituent le coeur de la vie sociale » (7). Sur ces deux volets que sont la théorie du sens et l’ontologie des sciences sociales, Tilly s’avère être un riche interlocuteur, plus que les philosophes des sciences sociales. En 2004, il affirmait « pouvoir seulement revendiquer avoir fait une contribution méthodologique substantielle en sciences sociales dans un seul domaine : en ce qui a trait à l’invention, à l’amélioration, et à l’analyse de catalogues d’événements de différentes sortes de processus politiques, et notamment des conflits politiques » (39). Il est peu probable que l’histoire de la discipline soit aussi modeste à l’égard des contributions de ce chercheur prolifique[1].