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Beau Dommage. Tellement on s’aimait est un ouvrage qui vise à raconter l’aventure du groupe Beau Dommage. Il témoigne des valeurs que le groupe a cherché à promouvoir et insiste sur les liens très forts qui lui ont permis de se réinventer à deux reprises, en 1984 et en 1995, après des interruptions assez longues. Le titre renvoie à deux vers d’une chanson, « Le temps ne nous perdra jamais, tellement on s’aimait » (paroles de Pierre Huet), composée pour le retour que le groupe a effectué en 1984, au Forum de Montréal. Nous sommes ici dans le registre de la durée, ce que la rencontre du futur et de l’imparfait dans une même phrase synthétise parfaitement : le groupe a existé et existera. Il s’agit donc à la fois de décrire le travail du groupe dans sa durée et d’expliquer comment « Beau dommage a survécu à sa légende », comme on le lit sur la 4e de couverture. Commande de l’éditeur (VLB éditeur, Quebecor Media) (4e de couverture), la facture de l’ouvrage est un brin luxueuse : il a l’allure d’un album (la reliure est cousue) dont la couverture recto, un peu terne, évoque les scapbooks anciens alors que la 4e de couverture comporte une photographie du groupe prise aux environs de 1995. On peut imaginer que les nombreux fans de Beau Dommage constituaient le public cible, d’autant que la parution à la mi-octobre en faisait un cadeau idéal pour Noël. Il ne s’agit pas d’un ouvrage savant : pas de notes en bas de page, pas d’index des noms, pas d’arrière-plan théorique. Pourtant il y a des annexes, bien faites (liste des chansons, discographie), les informations intéressantes et inédites sont nombreuses et, surtout, s’y dévoilent la vitalité du groupe et des réseaux culturels divers qui composent une sorte d’écrin dans lequel Beau Dommage semble s’inscrire tout naturellement.

Le récit de Robert Thérien est linéaire et se déploie chronologiquement, animé visuellement par l’insertion de plusieurs séries de planches consacrées à des photos qui ont, pour certaines, un intérêt documentaire évident : Beau Dommage avec Félix Leclerc ou avec Julien Clerc, photos de quelques acteurs de l’ombre, producteurs ou réalisateurs, photos plus intimes du groupe, dont les liens avec le récit lui-même ne sont pas explicités. L’aventure du groupe nous est racontée depuis ses débuts, précédée d’un prologue exposant des événements déterminants pour les orientations esthétiques du groupe : le passage des Beatles au Ed Sullivan Show et la création des multiples groupes rock n’ roll des années 1960 au Québec. Par la suite, les événements du récit mettront en scène tout un monde de personnages et rappelleront l’importance de certains phénomènes de société. Robert Thérien apporte des informations complémentaires sur des personnes ou des lieux, et explique à l’occasion les situations évoquées dans les chansons, les événements d’octobre 70, René Lévesque, la grève de CJMS en 1977, les boîtes à chansons, les deux référendums, etc. À chaque fois cela donne lieu à un bref micro-récit.

S’il s’agit d’un livre écrit pour les fans, ceux-ci semblent soit trop jeunes pour avoir vécu les années 1970, soit avoir un peu perdu la mémoire. Le flottement quant à l’identité du lecteur auquel l’ouvrage s’adresse est aussi lisible dans l’absence d’informations quant à certains personnages nommés dans le récit. Si on peut croire que le « duo Brassard-Tremblay » sera reconnu par sa seule mention, d’autant que trois pages plus tard on trouve un intéressant développement sur les événements ayant entouré la composition de la musique du film Le soleil se lève en retard, scénarisé par Michel Tremblay et réalisé par André Brassard (p. 98, 101-102), cela n’est sans doute pas le cas des noms de nombreuses vedettes locales et internationales dont les titres de gloire sont supposés connus de tous. « Martin Matte, six ans » n’est peut-être pas appelé à demeurer dans la mémoire de tous (p. 100), et « Une touche de Neil Young » (p. 170), est une expression dont le sens n’est pas donné d’emblée. Pour sûr, le lecteur attendu est connaisseur en histoire de la musique populaire. Et il s’intéresse à tous ses aspects, y compris sa dimension économique. Cette dernière est très étroitement intriquée au récit et renvoie indirectement aux « valeurs » du groupe : pratiques et responsabilité des compagnies de disques, importance du modèle coopératif dans les prises de décision et la gestion financière du groupe, choc entre le refus de se soumettre aux diktats de la Guilde des musiciens, conçue comme une instance américaine et l’emprise réelle de la Guilde sur les scènes québécoises, rôle de certains producteurs de spectacle. L’ouvrage éclaire de manière oblique mais efficace les conditions d’exercice d’un art, la chanson, trop souvent réduite à ses aspects glamour ou à la seule analyse des textes des chansons.

Tous les éléments présentés sont déployés sur un mode narratif et intégrés au récit plus vaste qu’orchestre Robert Thérien : les biographies des membres du groupe, les commentaires sur les chansons (récit des circonstances de composition, de l’histoire racontée dans la chanson et des stratégies liées à la musique et aux arrangements), les programmes et le déroulement des concerts marquants et des tournées, les rencontres avec des personnalités et les dimensions économiques des productions du groupe. À l’arrière-plan on découvre une vie culturelle riche, mal connue ou oubliée : le caractère très fortement interdisciplinaire des activités du groupe (théâtre, télévision et cinéma) ressort nettement. La trajectoire professionnelle de Michel Rivard est à ce chapitre particulièrement éclairante. Les structures économiques de l’industrie du spectacle et du disque, le rôle effacé des producteurs nous sont racontés à travers des anecdotes. La diffusion médiatique (émissions télé, émissions radio, présence dans des films) est également présente au fil du récit et se révèle particulièrement intéressante – je pense au récit du passage du groupe à l’émission animée par Lise Payette (p. 75). Mais cette qualité documentaire du travail n’est pas véritablement mise en valeur, noyée qu’elle est dans le récit général et privée de sources explicites. Cela allège la lecture sans doute, mais quelques belles occasions sont ratées. Ainsi, la circulation des membres du groupe dans un grand nombre de réseaux de création est donnée comme allant de soi, ce qui reconduit l’idée, sans doute partiellement juste d’ailleurs, d’un milieu culturel aux allures familiales. Le rôle des universités et des écoles professionnelles dans la création de ces réseaux, qui transparaît en filigrane, mériterait à lui seul un article susceptible de constituer un éloge inattendu de la formation supérieure ! Mais il est difficile d’utiliser l’ouvrage dans un contexte de recherche, tant le récit est fluide et les informations disséminées. Ainsi, par exemple, il faut parfois retourner loin en arrière pour connaître l’année durant laquelle prennent place les événements. C’est un peu dommage, même si ces regrets ne doivent pas nous conduire à « bouder notre plaisir », comme le disait le titre d’un colloque tenu en 1995, à l’Université de Montréal, l’année même du Beau Dommage nouveau[1].

La perspective critique, quelque peu phagocytée par le récit principal, semble réduite à l’essentiel, la validation des informations : identification presque systématique des personnes (avec les dates et les titres des médias) ayant participé à la réception critique des spectacles et des productions diverses auxquels ont participé le groupe ou les individus qui le composent, rectifications d’erreurs communes (entre autres quant à la date de composition de certaines chansons et au travail effectué en amont dans le cadre de la troupe La quenouille bleue). Il y a aussi ce déni que l’on peut lire à la dernière page du texte narratif, avant les annexes : « Je ne suis pas ce qu’on appelle habituellement un fan de Beau Dommage » (p. 203), un peu surprenant dans un ouvrage de ce type[2]. Le lecteur savant regrettera bien sûr l’absence de bibliographie. De même il est évident que les « commentaires des membres du groupe » recueillis constituent des sources orales. On aurait aimé que le nom des personnes ayant ainsi livré témoignage soient indiqué même si, souvent au fil du texte, des paroles sont explicitement prêtées aux uns et aux autres. Il devient urgent de créer une tradition de travail à partir d’archives orales en histoire culturelle.

Les hasards de la vie m’ont conduite à lire presque au même moment l’ouvrage sur Beau Dommage et La Butte à Mathieu. un lieu mythique dans l’histoire de la chanson québécoise, de Sylvain Rivière et Gilles Mathieu. Le premier propose une narration lisse et ouverte – le groupe existe encore, du moins virtuellement –, centrée sur les événements vécus par les individus qui composent le groupe devenu mythique et sur les chansons qui ont été créées par eux. Le second suggère, en plusieurs courts chapitres suivis de témoignages et agrémentés de nombreuses photos et coupures de presse, les traits saillants d’une aventure terminée, variant les points de saisie tout en retraçant l’histoire de ce « lieu mythique dans l’histoire de la chanson au Québec », comme le dit le sous-titre. Les deux ouvrages présentent des phénomènes culturels qui se succèdent dans le temps, sans relation apparente toutefois, puisque Beau Dommage, dont l’aventure commence en 1973, ne se produira jamais à la Butte, et que le récit des débuts du groupe confirme l’importance des transformations qui modifient, dès le début des années 1970, les structures économiques de la diffusion de la chanson, entraînant la lente agonie puis la disparition de la boîte à chanson idéal-typique que fut La Butte. Aussi peut-on lire les deux ouvrages comme deux chapitres successifs de l’histoire de la chanson au Québec et comme deux récits consacrés à des « mythes » québécois reconnus comme tels. On peut également y voir deux manières de penser l’histoire culturelle.

Le contraste entre les deux ouvrages est vif. Le récit de Beau Dommage. Tellement on s’aimait est linéaire et chronologique, les photos sont isolées du texte, le mode narratif domine et toute l’infrastructure documentaire est intégrée aux récits et lissée. L’ouvrage ressemble un peu à un livre de contes. Parfois Robert Thérien se présente comme ayant été témoin de l’action racontée, parfois on ne sait plus très bien s’il s’appuie sur des interviews ou sur des documents puisque tout passe par sa voix. Le lecteur n’a d’autre choix que de le suivre. La Butte à Mathieu. Un lieu mythique dans l’histoire de la chanson québécoise adopte plutôt les allures d’un patchwork et mise sur la diversité des voix et des sources, qui sont souvent données à l’état brut, coupures de presse, programmes, etc. Les images constituent un album plaisant à regarder et éloquent à tous points de vue, sociologique, artistique, idéologique, et riche en informations et en pistes interprétatives. Là aussi la dimension interdisciplinaire est tangible et apparaît comme un moteur de l’invention. De nombreux témoignages complètent le récit, le répétant et/ou le déplaçant. L’ouverture sur l’Europe et l’Amérique transparaît çà et là. Le caractère non linéaire de l’ouvrage le rend à la fois passionnant et insaisissable. Il invite le lecteur à nouer seul les fils, tout en offrant de manière dispersée des éléments de mise en contexte. Dans les deux cas, la richesse de l’information est stimulante.

On peut dire, un peu lapidairement, que le premier ouvrage vise à raconter et à expliquer le mythe Beau Dommage, ancré dans l’horizon utopique du modèle coopératif, et politique, choisi par le groupe et scandé par les grandes messes que furent leurs spectacles phares. L’histoire culturelle est un récit monologique englobant, centré autour d’un élément posé comme central, ici Beau Dommage. Le second ouvrage indique plutôt les lignes de fuite d’une utopie artistique et politique et en propose un feuilletage d’interprétations rétrospectives, parfois un peu nostalgiques. La dispersion qui en résulte est assumée, même si un récit principal court là aussi au fil des pages. L’histoire culturelle est un travail sur les sources, mais ce travail reste en bonne partie à faire. Dans les deux cas, cependant, l’exhumation des traces nous invite à repenser la place de la chanson et de la musique populaire dans l’espace public. Il faut souhaiter que ces ouvrages ouvrent la voie à d’autres travaux où seraient mieux réconciliés tradition savante et souci des lecteurs.