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Les événements d’Octobre 1970 continuent, même quarante ans plus tard, à passionner les historiens, politistes, journalistes ainsi que les membres des forces policières et de l’armée. « Octobre 2010 » aura donc vu divers auteurs et de nouveaux acteurs apparaître, qui chacun à leur manière nous ont dévoilé une partie de la « vraie » histoire, celle que les Québécois ont vécue au premier chef mais qui a aussi laissé des traces profondes dans la psyché du Canada anglais. Radio-Canada, pour ne pas être en reste, nous a également offert, les 23 et 24 septembre 2010, deux émissions spéciales d’une heure de Tout le monde en parlait ainsi qu’une série d’émissions sur la place de ces événements dans notre imaginaire collectif, la littérature et les arts. Faire la recension des ouvrages publiés quarante ans plus tard oblige donc à poser une seule question : qu’avons-nous appris de nouveau ?

Pour le citoyen qui veut objectivement comprendre ce qui s’est vraiment passé en Octobre 1970, chacune des contributions de ce cru 2010 a certainement le mérite de nous replonger dans l’atmosphère de l’époque, de mieux saisir les causes de cette crise, de comprendre les tensions entre les partisans de la ligne dure et ceux qui privilégiaient la négociation entre le gouvernement du Québec et les ravisseurs, et entre ceux qui estimaient qu’il s’agissait d’abord et avant tout d’une crise québécoise. Pour d’autres cette crise demeurera toujours un moment charnière, une longue suite d’événements à travers lesquels le Canada a perdu pour toujours son innocence. Mais derrière le rideau de cette pièce historique aux multiples facettes, il y a eu aussi de nombreux drames personnels. Celui des 497 personnes emprisonnées en vertu du Règlement prévoyant des pouvoirs d’urgence pour le maintien de l’ordre public au Canada, mieux connu sous le vocable de la Loi des mesures de guerre, celui des familles de MM. Cross et Laporte et celui de l’entourage des ravisseurs. Pour les principaux acteurs publics de cette crise, c’est leur autorité qui était mise en cause ; certains jouèrent leur rôle avec brio et un sens aigu des responsabilités, d’autres avec la peur de voir certains de leurs privilèges disparaître, avec la crainte de voir des changements de société arriver plus tôt que prévu. Car ce qui s’est passé à la fin des années 1960 au Québec peut aussi s’évaluer à l’aune d’un monde en pleine effervescence. La lecture de tous ces ouvrages ne permet malheureusement pas de comprendre les causes sociales et politiques de cette crise même si Radio-Canada a essayé à travers l’une de ses émissions de se demander pourquoi les Paul Rose et autres n’avaient vu la porte de sortie face à une société qui minorisait les Québécois que dans la violence. La question « Why Men Rebel ? » posée par l’un de mes anciens professeurs, Ted Gurr, et qui repose sur l’hypothèse psychosociale d’une somme de frustrations et d’agressions pouvant culminer par des actes violents, demeure en partie sans réponse bien que le Manifeste du FLQ témoigne grandement du mécontentement et du fort sentiment d’inégalité qui régnaient à l’époque. Quand une société reste fermée sur elle-même et qu’elle offre peu d’espoir à certains groupes, un grand malaise s’installe.

Les Éditions Lux nous ont offert trois textes essentiels pour bien comprendre Octobre 1970 : une nouvelle édition du Procès des Cinq et des rééditions du Manifeste du Front de libération du Québec ainsi que du livre de Francis Simard, Pour en finir avec Octobre, préfacé par Pierre Falardeau, qui décrit la séquestration et la mort de Pierre Laporte. Le contenu de ce livre a d’ailleurs servi au scénario du film Octobre (1994) de Pierre Falardeau. Comme le souligne Louis Hamelin dans sa préface du Procès des Cinq, la première question à laquelle il faut répondre et qui fut la raison principale de l’application de la Loi des mesures de guerre est fort simple : « insurrection appréhendée, ou pas ? » (p. 14-15). Il rappelle que les cinq accusés, Michel Chartrand, Pierre Vallières, Charles Gagnon, Robert Lemieux et Jacques Larue-Langlois furent tous acquittés le 12 février 1971 faute de preuves. Dans son jugement écrit, le juge Roger Ouimet note : « comme il n’y a eu aucune enquête préliminaire, on ne peut savoir actuellement ce que la Couronne reproche aux inculpés et ces derniers sont bien fondés à se prétendre incapables de deviner ce dont on les accuse » (Chartrandet al., 2010, p. 18).

S’il n’y avait pas d’insurrection appréhendée, alors le pouvoir politique devait trouver une autre raison à l’appréciation de la Loi des mesures de guerre, celle du « gouvernement parallèle ». Nous savons aujourd’hui grâce à Peter C. Newman, rédacteur en chef du Toronto Star en octobre 1970, comment cette idée a germé dans la tête des Marc Lalonde et Pierre Elliott Trudeau. Dans un texte publié en 2004, et repris dans l’anthologie de Guy Bouthillier et Édouard Cloutier, Newman explique comment cette idée d’une « conspiration » orchestrée par des élites québécoises est née le 12 octobre 1970, six jours après l’entrée en vigueur de la Loi des mesures de guerre. Selon cette thèse, un regroupement d’éminents intellectuels québécois, dont Claude Ryan, René Lévesque et Guy Rocher, voulait renverser le gouvernement du Québec, rien de moins ! Guy Rocher explique d’ailleurs fort bien à l’émission Tout le monde en parlait s’être rendu à Ottawa pour défendre les libertés civiques, sans que personne dans l’entourage de Pierre Elliott Trudeau ne lui parle de ce « gouvernement parallèle » en supposée gestation. Une autre raison invoquée : les évocations romanesques d’un Jean Marchand selon lesquelles il y avait au Québec plus de 3 000 terroristes armés jusqu’aux dents prêts à renverser l’État. S’il n’y a pas eu d’insurrection appréhendée ni de gouvernement parallèle ni 3 000 terroristes, alors pourquoi a-t-on invoqué la Loi des mesures de guerre ? Quarante ans plus tard, on entend encore fort bien les mêmes trois chants du coq, les mêmes trois grands mensonges du pouvoir politique pour justifier ce qui apparaît aujourd’hui pour tous les auteurs, à l’exception d’un, comme l’injustifiable.

En fait, l’explication est simple : le pouvoir politique à Québec se sentait dépourvu, autant sur le plan légal que moral, après l’enlèvement du diplomate James Richard Cross le 5 octobre. La lecture du Manifeste, diffusé déjà en partie sur CKAC et lu par Gaëtan Montreuil à la télévision de Radio-Canada le 8 octobre 1970, constitue un point tournant. Le gouvernement fédéral en autorisant la lecture du Manifeste sous-estima la réaction de l’opinion publique. Gaëtan Montreuil le soulignait d’ailleurs à l’émission Tout le monde en parlait. Pour lui qui venait de ces milieux populaires, et au-delà de son travail professionnel, il sentait bien que le Manifeste était un cri du coeur d’une certaine jeunesse désabusée face aux inégalités persistantes au sein de la société québécoise. Selon Christophe Horguelin, qui préface la réédition du Manifeste : « le Front de libération du Québec a remporté sa seule victoire politique de sa courte histoire » (Front de libération du Québec, 2010, p. 27). Les ravisseurs de M. Cross obtenaient l’une de leurs revendications pour libérer leur otage ; ils furent d’ailleurs surpris que le gouvernement fédéral obtempère à cette demande. Aussi, la publication quarante ans plus tard du Manifeste demeure un élément essentiel pour bien comprendre les fondements sociologiques d’Octobre 1970. Comme l’écrit Horguelin : « il ne s’agit pas de banaliser le terrorisme version FLQ, ni de nier ses ultimes dérives. Il s’agit de le ramener à ses proportions véritables et de le rendre à son contexte, à seule fin d’autoriser une lecture moins défiante du Manifeste » (Front de libération du Québec, 2010, p. 37).

Mais au-delà de ces deux textes fondamentaux et révélateurs de l’atmosphère de l’époque, deux autres livres ont suscité chez nous un fort intérêt : celui de Jacques Castonguay sur Les opérations de l’armée et la crise d’Octobre et celui de Claude Lavallée sur les Révélations d’un espion de la SQ. À ces nouveaux témoignages du côté du pouvoir policier, il faut ajouter celui de Julien Giguère, directeur du renseignement à la section antiterroriste du Service de police de Montréal présenté sur les ondes de Radio-Canada ; selon lui, les services policiers avaient une bonne idée de qui avait kidnappé MM. Cross et Laporte et ils souhaitaient au début d’octobre 1970 avoir plus de ressources sur le terrain pour les coincer. Il faut également relire les analyses de Daniel Gordon Loomis, un ex-officier de l’armée canadienne en 1970, et de l’historien Desmond Morton, reprises dans le livre de Guy Bouthillier et d’Édouard Cloutier. Le mérite de toutes ces contributions est de décortiquer l’ensemble des opérations de surveillance et de protection élaborées par l’armée canadienne, la Sûreté du Québec et jusqu’à un certain point par le Service de police de Montréal. L’originalité de toutes ces analyses est qu’elles permettent quarante ans plus tard de connaître davantage de détails venant de ceux et celles qui devaient protéger l’État canadien et surtout sur ce qui se tramait à Ottawa depuis plusieurs années.

Le livre de Jacques Castonguay sur les opérations de l’armée montre premièrement que l’armée canadienne s’est intéressée à la situation québécoise dès 1963 et s’en était préoccupée. Alors que le gouvernement du Québec s’en remettait essentiellement aux services de police, et ce point est important pour la suite des événements, à Ottawa on se demandait déjà comment intervenir : « Des documents rappellent qu’en 1964 il en avait été brièvement question, mais que les problèmes que soulevait alors l’intégration des trois Forces avaient relégué ce sujet au second plan » (Castonguay, 2010, p. 29). Si Jacques Castonguay et Daniel G. Loomis, sont d’accord sur le fait que les choses ont changé par la suite sous la gouverne du chef de l’état-major des Forces canadiennes, le général Jean-Victor Allard, ils divergent cependant sur les origines de la nouvelle stratégie. Pour Loomis la date charnière est le 21 juin 1966 alors que le général Allard expliqua clairement, à un groupe de députés membres du Comité sur la défense nationale venus au quartier général de Saint-Hubert, qu’il fallait repenser le rôle et les opérations de l’armée. Selon Loomis, pour le général Allard une nouvelle menace guettait le Canada : « the major threat to peace and public order in Canada was, and would be for the forseeeable future, indigeneous revolutionary forces bent of destroying the country from within » (Loomis, 1984, p. 78). Quant à Castonguay, il affirme que le sujet ne fut abordé à nouveau qu’en mars 1968 au moment des troubles à l’Université McGill où on avait conclu « que la responsabilité de faire intervenir l’armée devait toujours faire suite à une demande des provinces » (Castonguay, 2010, p. 30).

Ce que ces témoignages confirment, c’est que l’armée canadienne était sur le qui-vive bien avant les événements d’Octobre 1970. De plus, selon Castonguay, dès le début des années 1960, « la GRC et les services de police provinciaux et municipaux réagirent fermement en effectuant de nombreuses arrestations et presque autant d’emprisonnements » (Castonguay, 2010, p. 44). Malgré leurs préparatifs, les services policiers furent néanmoins débordés par la situation d’Octobre 1970. À la suite des enlèvements de James Richard Cross et de Pierre Laporte « les services de police de Montréal et de Québec, ainsi que la GRC, débordés par les filatures, les investigations, les perquisitions et les arrestations, n’hésitèrent pas à demander l’aide des Forces canadiennes » (Castonguay, 2010, p. 70). C’est d’ailleurs ce que confirmait Julien Giguère, directeur du renseignement à la section antiterroriste au Service de police de Montréal, en affirmant que ses services étaient sur la piste des membres du FLQ bien avant Octobre 1970 mais qu’ils n’avaient pas les ressources nécessaires devant l’escalade d’Octobre 1970. Mais ce qui est essentiel, et ce dernier en témoigne, c’est son étonnement face à l’ampleur de la réponse fédérale et des ressources déployées.

Le lecteur peut donc se demander aujourd’hui et de manière fort légitime si toutes les opérations auraient pu être menées uniquement en vertu de la Section 235 de la Loi sur la défense nationale plutôt qu’en invoquant la Loi des mesures de guerre. Pourquoi donc cette volonté d’Ottawa d’invoquer cette dernière loi ? Cette question est importante et anime encore les débats aujourd’hui. Pour y répondre, le livre de Jacques Castonguay nous permet ainsi de suivre chacune des opérations de l’armée au Québec avec leurs noms de code, et ce dès le lendemain de l’enlèvement du diplomate James Richard Cross, le 5 octobre 1970. Il y a eu trois opérations majeures en Octobre 1970. L’opération Night Hawk qui a débuté le 7 octobre avec pour seul objectif de préparer et d’amener des unités des Forces canadiennes, celles de Valcartier pour être plus précis, à Montréal. Selon Castonguay, ces dernières furent opérationnelles dès le 9 octobre et entreront dans la métropole le 11 octobre. Puis, ce fut l’opération Ginger qui s’est déroulée du 12 octobre au 31 décembre et qui visait pour l’essentiel à protéger les ministres et hauts fonctionnaires fédéraux ainsi que leurs résidences, surtout dans la région d’Ottawa-Hull. À partir de sa lecture des documents internes de l’armée, Jacques Castonguay souligne qu’un petit problème s’est cependant posé pour les troupes venues de Petawawa : leur unilinguisme ! Dans le cas des députés de langue française, on craignait une certaine réaction du fait qu’ils soient protégés par des militaires anglophones unilingues. La solution : « on confia à des agences privées la garde de ces députés et de leurs résidences » (Castonguay, 2010, p. 77).

Finalement l’opération la plus importante demeure l’opération Essay qui débuta le 15 octobre pour se terminer le 5 janvier 1971. Celle-ci avait pour objectif premier d’aider la Sûreté du Québec et les autres services policiers, ce que Pierre Vallières a déjà largement décrit dans l’un de ses livres. Mais qui a pris la décision de demander à l’armée canadienne d’intervenir au Québec en vertu de la Loi sur la défense nationale ? La demande est évidemment venue du gouvernement de M. Bourassa mais le processus de décision semble avoir été fort complexe. Selon Castonguay, c’est le directeur général de la Sûreté du Québec, M. Maurice Saint-Pierre, qui demanda dès le 11 octobre au premier ministre du Québec « l’envoi de militaires pour appuyer sa police, incapable de supporter davantage la tension que comportaient la recherche des ravisseurs et la protection des personnes susceptibles d’être enlevées » (Castonguay, 2010, p. 82). Puis M. Bourassa demanda à son ministre de la Justice, Jérôme Choquette, de faire cette demande à Ottawa. Claude Lavallée, dont nous parlerons un peu plus loin, décrit cette rencontre. Mais ce qui est plus troublant, c’est que M. Bourassa ne semble pas avoir consulté son conseil des ministres avant de prendre sa décision. Comme le souligne l’ancien ministre Claude Castonguay : « J’étais sous le choc, personne n’ayant jusque-là évoqué devant moi l’éventualité d’une intervention de l’armée. À moins que ma mémoire ne me trompe, il n’avait jamais été question, au cours de nos discussions au conseil des ministres, d’avoir recours à cette loi. Du reste, je n’ai jamais su avec certitude qui avait décidé de l’invoquer » (cité par Jacques Castonguay, 2010, p. 82). Nous savons que M. Bourassa a discuté de cette éventualité avec plusieurs personnes hors de son cabinet en octobre 1970, dont le directeur du quotidien Le Devoir, M. Claude Ryan ; il y avait accord à ce moment pour que cette opération soit menée uniquement sous la responsabilité première du gouvernement du Québec. Mais à la lumière de ces témoignages, il devient encore plus clair que cette décision fut prise par M. Bourassa et à peine quelques-uns de ses ministres, y compris les représentants de la Sûreté du Québec. Mais comme le souligne l’ancien ministre Jérôme Choquette à l’émission Tout le monde en parlait, il avait également la lourde responsabilité en tant que ministre de la Justice de s’assurer que la pérennité des institutions de l’État québécois soit préservée. S’il faut parler d’abord et avant tout d’une crise québécoise, celle-ci deviendra rapidement une crise canadienne, et ce, dès le 16 octobre. M. Bourassa demanda la veille à Ottawa d’adopter la Loi des mesures de guerre et perdit pratiquement tout contrôle sur les opérations militaires et policières. C’est le pouvoir exorbitant de cette loi qui inquiéta d’ailleurs plusieurs personnalités publiques québécoises, y compris certains policiers. Le lendemain, le 17 octobre (et non pas le 19 octobre comme indiqué à l’Annexe A, Castonguay, 2010, p. 126) le corps inerte de Pierre Laporte fut retrouvé.

Il y a une question pourtant très simple et pour laquelle nous n’avons pas encore la réponse. Combien de militaires furent envoyés au Québec ? À partir des données qu’il a consultées, Jacques Castonguay écrit : « Les statistiques relatives à cette opération rappellent par ailleurs que le nombre de militaires que compta l’opération Essay varia quelque peu durant l’opération. Le 17 octobre, par exemple, 3288 militaires assumaient la garde des personnes et des points considérés vulnérables au Québec et, trois jours plus tard, ils étaient 4791 à assumer cette responsabilité » (Castonguay, 2010, p. 86). Si on ajoute à cela les 1000 militaires de l’opération ginger (p. 74), les 585 hommes d’artillerie postés dans la ville de Québec, 8 officiers et 109 soldats ayant participé à l’opération Night Hawk du 7 octobre, plus les militaires ayant participé aux opérations aériennes – il y a eu plus de 1221 sorties durant la seule opération Essay (p. 114) – les chiffres montent rapidement. Il aurait été intéressant que Castonguay fasse le décompte complet.

Dans son ouvrage paru en 1984, Daniel G. Loomis affirme que le nombre de militaires était fort élevé :

The entire army and tactical air force in Canada was deployed in a massive show of force. In all, some 12 500 troops were deployed as peace officers, with over 7 500 going to the Montreal area to reinforce the 10 000 policemen deployed in the area covered by the Greater Montreal Executive Council. The army clearly was more prepared for this war than in either 1914 or 1939. Almost overnight the highways and back roads of Quebec were filled with military activity ; helicopters were flying overhead and the streets were full of armed soldiers in combat kit guarding the residences and offices of potential FLQ targets and vital points, searching for the FLQ kidnappers and performing any number of other tasks associated with the deployment of thousands of troops (Loomis, 1984, p. 144).

Ce sont d’ailleurs ces chiffres que donnent Guy Bouthillier et Édouard Cloutier dans leur livre. S’il demeure encore difficile, même pour des militaires, d’établir avec précision, quarante ans plus tard, le nombre exact de militaires ayant participé à toutes les opérations, il n’en reste pas moins que l’on parle ici de plus de 10 000 soldats envoyés en temps de paix sans compter la Sûreté du Québec et les corps policiers municipaux !

En parallèle à l’escalade des opérations militaires au Québec, il est intéressant de consulter le livre de Claude Lavallée qui jette un autre éclairage sur ces événements. Bien que le livre se veuille une biographie de son auteur, certains passages sur Octobre 1970 sont intéressants. Jean-Pierre Charbonneau souligne d’ailleurs dans la préface de ce livre : « alors que l’on s’apprête à commémorer les quarante ans de la fameuse crise d’Octobre, les révélations de Claude Lavallée élargissent notre connaissance et notre compréhension de cette période charnière de notre histoire » (Charbonneau, dans Lavallée, 2010, p. 10). La thèse défendue par Claude Lavallée est que des membres de l’entourage du ministre Pierre Laporte et le ministre lui-même avaient eu des contacts avec des membres éminents du crime organisé montréalais depuis le congrès au leadership du Parti libéral du Québec du 17 janvier 1970. Frank Cotroni, le parrain de la mafia montréalaise, aurait alors discuté en coulisse avec plusieurs membres du PLQ (Lavallée, 2010, p. 198-199). Puis, selon Lavallée, « le 16 avril, soit quelques semaines avant les élections, on a obtenu la preuve que Pierre Laporte, député de Chambly, avait tenu une réunion avec Di lorio et Dasti en compagnie de son organisateur, Jean-Jacques Côté […] » (Lavallée, 2010, p. 199). Le nom de Cotroni est d’ailleurs mentionné dans le Manifeste du FLQ qui attribue la victoire libérale à l’élection générale d’avril 1970 aux « faiseurs d’élections Simard-Cotroni » (p. 8). Plus tard, après les élections, l’équipe de Claude Lavallée avait noté « que Dasti communiquait souvent avec un dénommé René Gagnon, un attaché politique de Pierre Laporte. Son bureau était situé au 345, rue McGill, une annexe montréalaise du ministre du Travail et de l’Immigration, juste en face de notre ancien quartier général » (Lavallée, 2010, p. 201). Dasti reverra d’ailleurs René Gagnon et Jean-Jacques Côté en août 1973 alors que celui-ci se débattait avec la justice pour ne pas être extradé aux États-Unis et alors que les liens entre Pierre Laporte et la mafia montréalaise sortaient au grand jour (Lavallée, 2010, p. 246).

Mais ce qui est surtout le plus troublant à partir du témoignage de Claude Lavallée, c’est qu’il affirme que le 17 octobre 1970, jour de l’assassinat de Pierre Laporte, son équipe avait réussi à intercepter une conversation téléphonique en anglais entre René Gagnon et Dasti dans laquelle ce dernier offrait à Gagnon de retrouver Pierre Laporte assez rapidement (Lavallée, 2010, p. 215). Toutefois, l’offre fut déclinée par Gagnon sans que nous sachions vraiment pourquoi. Mais avant de trop tergiverser sur qui est responsable de la mort de Pierre Laporte, Claude Lavallée n’a en fait qu’une seule réponse : « c’est Paul Rose qui a tué Pierre Laporte » (Lavallée, 2010, p. 225). Il affirme qu’à la suite d’une demande de l’avocat Robert Lemieux à Denis Viau, responsable de l’Escouade des homicides, de pouvoir rencontrer son client Paul Rose détenu à Parthenais, Claude Lavallée aurait alors enregistré la conversation entre les deux hommes. Selon Lavallée, Paul Rose aurait déclaré « à peu près ceci » :

Durant sa détention, Laporte nous suppliait de lui sauver la vie. Il n’était pas du tout l’homme fort que le public connaissait ! C’était une poule mouillée. Il nous a offert de grosses sommes d’argent et il est allé jusqu’à nous offrir des jobs très importantes dans son gouvernement… J’avais pitié de lui… La dernière journée, on s’est absentés quelques heures et, quand on est revenus, il était par terre en dessous de la fenêtre qu’il avait brisée pour essayer de s’évader. Il saignait comme un cochon, il était plein de sang. On lui avait attaché les mains et les pieds, mais il ne semblait pas prêt à subir ce traitement trop longtemps. Quand on a vu qu’on ne pouvait pas faire grand-chose pour lui, parce qu’il nous était impossible de faire venir un médecin ou de l’amener à l’hôpital, on l’a fini, avec la chainette qu’il avait au cou (Lavallée, 2010, p. 224).

Claude Lavallée s’interroge toutefois (chapitre 13) sur les raisons pour lesquelles cet enregistrement n’a pas été apporté en preuve par la couronne lors du procès des frères Rose. Trois explications sont possibles. D’abord, parce que l’avocat Robert Lemieux faisait tout lors du procès pour faire invalider toutes les preuves soumises et qu’on aurait probablement fait valoir que les révélations de l’enregistrement allaient à l’encontre du secret professionnel – écoute électronique non autorisée d’un citoyen. La seconde serait que ses patrons à la SQ ne voulaient pas brûler l’opération d’écoute électronique Vegas qui avait débuté en 1969 sur le crime organisé et ainsi révéler les méthodes de la SQ. La troisième, qui est selon lui la plus réaliste, est que pour les gouvernements « le rôle de martyr de Pierre Laporte faisait l’affaire du pouvoir à Québec. Révéler qu’il avait agi en poltron, prêt à acheter ses ravisseurs, ne correspondait pas à l’image qu’on voulait projeter. Quant aux révélations que la police avait faites sur ses accointances avec la mafia, eh bien, sa mort mettait le couvercle sur la marmite, n’est-ce pas ? » (Lavallée, 2010, p. 225-226). Pour l’historien, il serait sans aucun doute intéressant de savoir si cet enregistrement existe toujours et, si oui, où il se trouve. Toute cette histoire sur les liens présumés entre Pierre Laporte et la mafia est sortie finalement au grand jour au printemps de 1973 quand Lavallée et ses collègues ont transmis les rapports de surveillance Vegas concernant Pierre Laporte au journaliste Jean-Pierre Charbonneau, qui par la suite refila ces informations au député du Parti québécois Robert Burns, qui pour sa part dévoila l’affaire à l’Assemblée nationale. Ce que ne comprend toutefois pas Claude Lavallée, c’est pourquoi un individu comme René Gagnon a pu poursuivre sa carrière dans un ministère du gouvernement même après sa comparution devant la Commission d’enquête sur le crime organisé (CECO). La question reste ouverte.

Du côté universitaire, un seul nouveau livre est apparu sur les étals des bouquinistes à l’automne 2010. C’est celui de nos collègues Guy Bouthillier et Édouard Cloutier. Publié en anglais par Baraka Books, cette anthologie d’une trentaine de textes, présente divers témoignages, certains originaux, cherchant à expliquer pourquoi le gouvernement de Pierre Elliott Trudeau décida de promulguer la Loi des mesures de guerre, le 16 octobre 1970. Comme ce fut la première fois que cette loi fut invoquée en temps de paix par le gouvernement fédéral, les auteurs se demandent pourquoi l’opposition de plusieurs intellectuels canadiens-anglais à la Loi des mesures de guerre est passée inaperçue alors que les militaires envahissaient le Québec. Ce livre a le grand mérite de s’adresser d’abord au public canadien-anglais plutôt amnésique face à la question du Québec ; il permet ainsi de faire un survol assez complet autant des motifs que des conséquences de l’imposition de la Loi des mesures de guerre. Dans l’ensemble, les textes réunis dans ce livre et signés par des personnalités politiques, des intellectuels, des journalistes et des écrivains, portent un jugement sévère sur la conduite des autorités fédérales en Octobre 1970. Il n’y a en fait même pas de débats entre fédéralistes et souverainistes. L’angle est différent. Il s’agit avant tout d’une incursion dans les limites du pouvoir ou comment certains individus peuvent utiliser la violence du pouvoir à leur propre fin, mais aussi comment, dans un État démocratique comme le Canada, il n’existait pas en Octobre 1970 de mécanismes judiciaires ou parlementaires contraignants pour limiter le pouvoir arbitraire de décision de quelques hommes politiques. Ce livre offre une réflexion profonde, autant légale que morale, sur la fragilité de nos démocraties quand elles sont à la merci d’un pouvoir discrétionnaire et autoritaire.

Le texte d’ouverture de ce livre donne bien le ton de l’ensemble. L’ancien juge Thomas R. Berger écrivait dans un livre publié en 1981 qu’Octobre 1970 constituait selon lui l’un des huit moments les plus sombres de l’histoire canadienne en matière de droits et libertés. Pour lui, l’emprisonnement de centaines de personnes au Québec durant la crise d’Octobre montre bien la fragilité de nos démocraties et de nos libertés. Il serait trop long ici de reprendre les grandes conclusions de tous les textes de l’ouvrage, un par un, mais chacun offre une perspective originale. Le choix des textes est fort judicieux autant que les commentaires de présentation qu’en font les coéditeurs. Il est intéressant tout d’abord de lire un court texte du jeune Pierre Elliott Trudeau publié en 1948 alors qu’il dénonce l’utilisation de la Loi des mesures de guerre et qu’il note que toute personne ne partageant pas l’opinion du gouvernement peut poser un geste illégal. Nous avons déjà évoqué d’autres contributions dont celle de Peter C. Newman et de Daniel G. Loomis. Il faut relire le texte de John Cruickshank, journaliste à The Gazette, qui décrit l’arrestation du poète et écrivain Gaston Miron. On peut aussi saisir à travers les textes de Jack Granatstein, de John Conway, de Hugh Segal ou de Margaret Atwood comment une certaine hystérie s’était emparée du Canada anglais et comment les droits civiques si chers à certains ont volé en éclats face à une « insurrection appréhendée » inexpliquée. Il faut aussi comprendre à travers les mémoires de membres du cabinet Trudeau, en particulier ceux de Don Jamieson et d’Éric Kierans, comment le gouvernement fédéral possédait tout compte fait peu d’information autant sur le FLQ que sur l’ampleur de la crise pour prendre des décisions éclairées. Même si certaines voix, comme celles de Tommy Douglas, de Robert Stanfield ou d’un David Macdonald s’élevaient au-dessus de la clameur, la sagesse du prince n’était certes pas au rendez-vous. Pourquoi toute cette mise en scène ? Clairement pour faire taire les forces souverainistes et conséquemment pour bâillonner la démocratie au Québec. Mais la question fondamentale qui demeure encore aujourd’hui est de savoir si ce qui s’est passé en Octobre 1970, cette facilité avec laquelle le gouvernement Trudeau fut en mesure de faire adopter sa Loi des mesures de guerre, pourrait encore se reproduire en temps de paix. C’est cette question qui mériterait selon nous d’être posée aujourd’hui et à laquelle le lecteur souhaiterait sans doute une réponse. Thomas Berger en offre une à la fin de ce livre : « Our Constitution should reflect a faith in laws, not in those who govern ; it should reflect a faith in fundamental freedoms, not willingness to give the persons who govern us the power to repeal them » (Berger dans Bouthillier et Cloutier, 2010, p. 180). Le Québec pourrait-il donc être encore à la merci d’un autocrate qui prendrait aujourd’hui le pouvoir à Ottawa ou à Québec ?

Le livre de William Tetley, préfacé par Bernard Amyot, va complètement à contre-courant des précédents. C’est en fait la traduction française par les Éditions Héritage du même livre publié en 2007 aux presses McGill-Queen’s avec quelques ajouts mineurs. Les annexes (p. 229-363) se retrouvent largement sur le site internet de l’auteur. Donc quoi de neuf ? Pas grand-chose sinon qu’il reflète bien une pensée fort minoritaire surtout après la lecture de tous les textes publiés dans le livre de Guy Bouthillier et d’Édouard Cloutier. Malheureusement, les exagérations et omissions de ce livre nous obligent à un long détour. La thèse principale de William Tetley, ministre des Institutions financières lors des événements d’Octobre 1970, est que le recours à la Loi sur les mesures de guerre était tout à fait justifié. M. Tetley avait déjà exprimé ce point de vue à maintes reprises, durant la crise d’Octobre.

Dans son éditorial du 6 novembre 1970 dans Le Devoir, Jean-Claude Leclerc affirmait que le gouvernement du Québec, et en particulier son ministre William Tetley, semblait peu s’inquiéter de la vie de James Richard Cross. L’éditorialiste du Devoir jugeait à ce moment que les commentaires du ministre Tetley, soutenant que le gouvernement du Québec avait créé un précédent international en refusant de négocier avec le FLQ – propos qu’avait également repris le ministre de la Justice du Québec, Jérôme Choquette –, étaient tout à fait déplacés et contre-productifs. Selon Jean-Claude Leclerc, l’attitude des autorités n’avait rien d’original. D’autres gouvernements dans le monde avaient aussi choisi la fermeté dans des situations similaires. Jean-Claude Leclerc insistait sur le fait que la libération de James Richard Cross était plus importante que d’entendre un membre du gouvernement québécois encenser un geste qui n’avait rien de particulièrement révélateur. Si le gouvernement du Québec voulait être perçu positivement à travers le monde, selon Jean-Claude Leclerc, il devrait plutôt chercher à ce moment à tout faire pour sauver la vie du diplomate britannique. Par la suite, M. Tetley a continué de soutenir la même thèse. En réponse à un article de Guy Bouthillier et de Robin Philpot sur les libertés suspendues de 1970, publié dans Le Devoir du 16 octobre 2003, William Tetley affirme qu’en 1970 « un traitement choc était nécessaire ». Il écrivait d’ailleurs dans Le Devoir du 24 octobre 2003, que « le FLQ avait intentionnellement créé une situation de dilemme pour le gouvernement et [le FLQ] fut pris de court en voyant notre réaction ».

Malheureusement, et c’est le grand défaut de ce livre, le ton est celui d’un pamphlétaire dont l’objectif premier est de démontrer qu’il a raison contre vents et marées. Tetley affirme d’ailleurs : « Ce livre n’est pas un ouvrage d’histoire. Il s’agit plutôt du commentaire, sur un événement particulier survenu voilà quarante ans, d’une personne qui a été témoin et même acteur et partie de cet événement […]. Bien sûr, mon analyse est partisane, mais elle a au moins le mérite d’exposer un point de vue qu’on a peu entendu » (Tetley, 2010, p. 21). À la lecture de ce livre, on comprend aisément pourquoi ce point de vue est minoritaire. En fait, et nous avions eu le même malaise lors de sa première publication en anglais par les presses McGill-Queen’s, pourtant réputées pour leur professionnalisme : pourquoi avaient-elles accepté de publier ce type de livre ? Par exemple, comment M. Tetley peut-il utiliser tout au long de son ouvrage le terme Canadien français alors qu’on parle depuis fort longtemps de Québécois ? Malheureusement on ne peut qu’y voir la négation d’une réalité sociologique et historique pourtant incontournable, ainsi que l’empreinte d’une certaine idéologie post-trudeauiste figée dans le temps.

Aujourd’hui, avec la version française, nous nous serions attendus à plus de rigueur intellectuelle de la part de l’auteur car les erreurs factuelles sont nombreuses. M. Tetley estime avant tout qu’une campagne de désinformation a cours depuis 1970 par ceux et celles qu’il appelle les « révisionnistes » et qui estiment que la Loi des mesures de guerre n’était pas justifiée. Gaëtan Dostie, écrivain et prisonnier politique en octobre 1970, répondait d’ailleurs à M. Tetley dans Le Devoir du 29 octobre 2003 en affirmant que ce dernier ne faisait que poursuive l’oeuvre de désinformation commencée en octobre 1970 : « nous savons aujourd’hui que l’hystérie résidait dans la désinformation véhiculée par Jean Marchand et Marc Lalonde surtout » (Dostie, 2003, p. A7). En fait tous ceux et celles qui ne partagent pas son point de vue, de Claude Ryan à René Lévesque et au Parti québécois – y compris tous les éditorialistes du quotidien Le Devoir impliqués selon lui dans les discussions pour former un « gouvernement provisoire » (Tetley, 2010, p. 218) –, ont erré dans ce drame collectif. Tetley voit même un « nouveau complot » qui empêche ceux et celles qui partagent son point de vue de l’exprimer publiquement aujourd’hui : « Les personnes qui ont soutenu la position des gouvernements pendant la Crise devraient aussi regarder les faits en face et mettre fin à leur silence » (Tetley, 2010, p. 224). Sa cause a certes le droit d’être entendue, mais elle doit l’être avec l’honnêteté et la droiture d’un magistrat. C’est ce à quoi le lecteur s’attend. Au lieu de développer ad nauseam l’idée selon laquelle une certaine conspiration fomentée par diverses personnalités dont Claude Ryan existait bel et bien, pourquoi ne cite-t-il pas aujourd’hui l’analyse de Peter C. Newman ? L’a-t-il lue ? Pourtant la cause est entendue.

Au cours de la campagne référendaire de 1980, Claude Ryan avait clairement déclaré « qu’il s’était opposé à la Loi des mesures de guerre mais qu’il était favorable à la venue de l’armée pour seconder les forces policières locales » (La Presse, 10 mai 1980), ce que notre analyse de contenu des éditoriaux et blocs-notes de Claude Ryan a confirmé. Mais M. Tetley aime plutôt amener son lecteur dans des pistes tortueuses comme le titre du journal La Presse du 10 mai 1980 : « Ryan était favorable à la venue de l’armée » (p. A-10). Que M. Tetley n’aime pas la position adoptée par M. Ryan, il en a le droit. Il ne peut cependant pas dénaturer les faits. Nous savons où cela a mené le pouvoir en Octobre 1970. Plusieurs personnalités québécoises étaient en faveur de la présence de l’armée mais en vertu de la Section 235 de la Loi sur la défense nationale et non pas sous le diktat de la Loi des mesures de guerre. On trouvera d’ailleurs à l’Annexe D du livre de Claude Castonguay L’appel de seize du 14 octobre 1970 (p. 135-136). Pourquoi M. Tetley se refuse-t-il à faire cette nuance ? Il le reconnaît d’ailleurs en mots voilés : « C’est la Loi sur la défense nationale (L.R.C. 1970, c N-4) qui, le 15 octobre 1970, allait permettre au Québec de faire appel à l’armée canadienne, tandis que les Règlements de la loi sur les mesures de guerre étaient proclamés par Ottawa à la demande de Québec et de la ville de Montréal, le 17 octobre 1970 » (Tetley, 2010, p. 117). Pourtant, dans son journal personnel (Annexe 1 du livre), en date du 15 octobre, il ne fait nullement mention de la Loi sur la défense nationale mais écrit que le gouvernement Bourassa a invoqué la Loi sur les mesures de guerre. En fait, William Tetley refuse de manière absolue de voir dans cette crise une affaire uniquement québécoise et rejette l’idée (un mythe pour lui) que le gouvernement du Québec avait assez de pouvoir en vertu de la Loi sur la défense nationale pour agir, comme le réclamaient le 14 octobre 1970 Claude Ryan et quinze autres personnalités québécoises. Le lendemain, plus de 150 noms s’ajoutèrent à cette liste. Pour M. Tetley, la survie de l’État canadien était en cause et le gouvernement fédéral devait assumer pleinement ses responsabilités. D’où la nécessité de la Loi des mesures de guerre. De plus, et contrairement à Claude Castonguay cité précédemment, l’ancien ministre William Tetley soutient que le cabinet Bourassa se serait réuni le 15 octobre, de 11 h à 12 h 15 et qu’à ce moment le cabinet « convient : a) de faire appel aux services des Forces armées canadiennes à 13 h ; b) de placer tous le corps policiers municipaux du Québec sous l’autorité du directeur général de la Sûreté du Québec ; c) d’examiner avec le gouvernement fédéral quels Règlements devraient être mis en vigueur en vertu de la Loi sur les mesures de guerre » (Tetley, 2010, p. 328).

Une autre polémique s’est dessinée autour de ce livre. Dans sa préface, Bernard Amyot écrit : « Dès mars 1971, les personnes incarcérées injustement pendant cette période (103 individus sur les 497 appréhendés au total) ont eu droit, à la suite d’une démarche entièrement indépendante du Protecteur du citoyen du Québec, à une compensation de l’État québécois pouvant aller jusqu’à 30 000 dollars de l’époque (et ont signé une quittance en conséquence) » (Amyot dans Tetley, 2010, p. 7). Plusieurs observateurs ont rapidement noté l’erreur. Louis Fournier soulignait dans Le Devoir du 22 octobre 2010 que le protecteur du citoyen, Me Louis Marceau, n’avait en fait reçu au total que 171 plaintes (et ne s’était prononcé que sur celles-ci) et qu’il avait recommandé au gouvernement du Québec d’indemniser 103 des personnes qui ont porté plainte. De plus, comme le souligne le journaliste Jean-François Nadeau du quotidien Le Devoir, même l’ancien premier ministre du Québec, Robert Bourassa, donne tort à M. Amyot au sujet des indemnités. Dans Gouverner le Québec, Robert Bourassa écrivait : « le gouvernement du Québec a demandé au Protecteur du citoyen, monsieur Louis Marceau, d’examiner la question, ce qu’il avait de toute façon le pouvoir de faire de son propre chef. Monsieur Marceau en est arrivé à la conclusion que 103 personnes avaient été arrêtées injustement et avaient le droit de poursuivre le gouvernement. Cela s’est produit dans quelques cas, et des compensations, peu nombreuses, ont été versées » (Bourassa, 1995). Pour être plus précis, des 497 personnes emprisonnées en octobre 1970, 435 furent libérées sans aucune accusation (87,5 %). Parmi les 62 personnes accusées, 44 furent acquittées ou ont bénéficié d’une ordonnance générale de nolle prosequi. Cette dernière touchait 36 personnes dont les accusations pour conspiration séditieuse furent abandonnées après l’acquittement des cinq accusés au Procès des Cinq. Alors que M. Tetley pense encore qu’il y eut « insurrection appréhendée » en octobre 1970, même les tribunaux lui donnent tort.

Au point de départ, nous posions la question suivante : qu’avons-nous appris de nouveau quarante ans plus tard ? D’abord, il faut bien noter l’ampleur des opérations militaires et que la stratégie déployée fut en quelque sorte pensée bien avant octobre 1970. Le gouvernement fédéral et surtout l’armée canadienne étaient prêts à intervenir face à toute « menace intérieure ». Il est clair que le pouvoir politique fut surpris par l’action du FLQ et que les forces policières étaient incapables d’assurer les surveillances et de mener leurs enquêtes à bon port. Le recours à la Loi des mesures de guerre ne faisait nullement l’unanimité parmi les forces policières compte tenu du fait qu’elle donnait des pouvoirs de perquisition démesurés tout en bafouant les droits fondamentaux des citoyens. Le parlement fédéral avait trop de pouvoirs et les parlementaires aucun outil pour juger de la véracité des faits. Comme le dit le juge Berger, personne ne peut être au-dessus de la Constitution et des lois et le Parlement à la merci de quelques idéologues. Le gouvernement du Québec a-t-il appris quelques leçons d’Octobre 1970 ? Que ferait-il aujourd’hui en pareilles circonstances face à une hypothétique « menace intérieure » ? Une des raisons pour lesquelles Octobre 1970 fascine toujours est qu’on craignait à ce moment que le Québec ne s’enferme dans un certain sectarisme vécu avant la Révolution tranquille. Heureusement, des leaders politiques auront le courage d’offrir d’autres chemins afin de canaliser cette révolte. Bref, quarante ans après la crise d’Octobre, nous en savons un peu plus. Nous verrons où nous serons dans dix ans pour le cinquantième !