Corps de l’article

Après la modernité triomphante, après le règne postmoderne de l’individu, émergent de nouveaux collectifs, de nouvelles articulations entre les relations personnelles et l’anonymat des institutions, de nouvelles formes de domination également. L’ethnographe, plus près des interactions, du monde matériel et des perceptions indigènes, est bien placé pour analyser ce qui bouge dans l’ombre et pour aider à construire les nouvelles catégories d’analyse qui permettront, une fois stabilisées, de reconstruire des moyens de comprendre et d’agir (Weber, 2009, p. 15).

Jadis au fondement des sciences sociales québécoises (Parent et Sabourin, 2010 ; Parent, 2006), l’usage de la monographie est devenu aujourd’hui relativement marginal[1]. Devant les impasses théoriques et les difficultés de (re)penser un ordre collectif[2], l’ethnographie s’impose à nouveau dans un monde où l’étude du quotidien ne serait plus une mise en spectacle d’individualités et de subjectivités atomisées, mais une quête d’intelligibilité d’un nouvel ordre social. La nécessité du travail monographique s’impose particulièrement bien à propos des espaces ruraux qui connaissent aujourd’hui de nombreux conflits mettant aux prises des populations « urbaines » et « rurales » qui tiennent, parfois avec violence, des discours stéréotypés et sans nuance (Parent, 2009). La confusion ne règne pas seulement dans les « idées populaires », mais aussi dans les « doctrines courantes en matière sociale » (Gérin, 1905, p. 69).

L’analyse des trois principaux courants théoriques en études rurales québécoises (la sociologie du développement, la géographie de la territorialité et l’histoire sociale) montre en effet que le territoire concret de la ruralité québécoise est « peu appréhendé » par les sciences sociales pour deux raisons que j’expliquerai dans cet article. Premièrement, l’usage généralisé et souvent exclusif de statistiques institutionnelles pose le problème de leur concordance avec l’espace « réel » des groupes sociaux, puisqu’elles sont construites à partir d’unités instituées par le politique, la municipalité et la région[3] par exemple, et permettent difficilement d’aller en-deçà ou au-delà de ces unités. Le problème fondamental est celui de la (ré)articulation des éléments statistiques (sexe, âge, revenu, etc.) aux éléments dynamiques qui donnent sens à ces traces, c’est-à-dire au territoire concret de la sociologie, celui des relations sociales. Autrement dit, même si les chercheurs utilisent parfois la notion d’ « espace vécu », ils (re)construisent malgré tout des espaces politiques ou administratifs, et non des espaces sociaux, à la mesure même des principaux matériaux utilisés qui imposent a priori une cohérence sociale sur des espaces aux frontières encore indéterminées. Deuxièmement, l’articulation entre le matériel (statistiques) et le symbolique (discours) est définie à partir d’une théorie « représentationnelle » à l’intérieur de laquelle les « acteurs » sont en rapportà l’espace ou au territoire, beaucoup plus qu’ils ne le construisent. Le danger avec cette approche est que les chercheurs finissent par se couper de la pratique humaine.

L’espace régional et le temps du développement capitaliste

La majorité des recherches actuelles dans le champ des études rurales – celles qui sont le plus largement subventionnées par les pouvoirs politiques – privilégient la perspective du « développement » des espaces ruraux, en insistant sur leurs dimensions économiques et politiques[4]. Les travaux de Bruno Jean, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur le développement rural, sont représentatifs des recherches en sociologie du développement qui ont cours depuis plus de trente ans[5].

À l’aide de statistiques économiques provenant des recensements fédéraux, Jean (1985, p. 1) a construit, dans sa thèse de doctorat, les frontières « régionales » du Québec. Il définit celles-ci grâce à une théorie sociologique du développement, et plus précisément par « l’ensemble des effets spatialisés de la croissance économique capitaliste » (Jean, 1985, p. 355). Les indicateurs socioéconomiques montrent « un développement inégal » entre des formations « centrales » et « périphériques » selon leur bonne ou mauvaise performance socio-économique (Jean, 1985, p. 1). L’Est du Québec est, dans cette perspective, une « région périphérique » parce que soumise au développement dominant – la rationalité marchande – particulièrement concentré dans les vieux territoires de peuplement. Aux basses terres plus fertiles des anciennes paroisses correspond un développement capitaliste plus important (concentration de la population, des industries, développement d’un marché, etc.) par opposition aux nouvelles régions de colonisation aux terres moins fertiles, plus montagneuses et éloignées des principaux centres de développement économique[6].

Les limites de cette approche ont été soulignées depuis plusieurs années par l’historien-sociologue Gérard Bouchard pour qui la théorie du développement « éclaire l’économie de la société régionale en partant de l’extérieur, ce qui constitue une entreprise tout à fait légitime qu’il n’y a pas lieu de mettre en cause. Il est cependant utile de rappeler que cet éclairage risque d’escamoter toute dynamique dont les ressorts sont proprement régionaux » (Bouchard, 1977, p. 20). Jean le sait pertinemment puisqu’il affirme quelques années plus tard que « [l]a difficulté majeure que présente cette approche, c’est qu’elle peut aller jusqu’à récuser l’idée même du rural qui se dissout, [qui] n’a plus de consistance, [qui] disparaît dans les sociétés modernes, urbaines et industrielles », puisqu’elle montre « comment le capitalisme soumet l’ensemble des sphères de la production sociale » (Jean, 1997, p. 96 et 100). Toutefois, il affirme aussi que, « l’idée d’une domination de la ville sur les campagnes, interprétation qui a connu ses heures de gloire dans la sociologie française, avait l’insigne avantage de ne pas remettre en question l’objet rural qui existe du fait qu’il est justement l’objet même de cette domination » (Jean, 1997, p. 21). L’espace rural n’existe alors plus que par la négative, dans un rapport de domination qui rend compte de sa spécificité. Il s’agit d’une définition théorique normative ou résiduelle en ce sens que ce sont les règles capitalistes ou productivistes qui définissent la normalité du développement. Les sociétés qui s’écartent de ces normes productivistes seront nommées « périphériques » ou « marginales ». Le temps est en quelque sorte « naturalisé » en raison d’un développement évolutionniste – capitaliste – qui différencie les différents espaces (développé/sous-développé, central/périphérique). L’analyse de la réalité empirique devient alors l’occasion de montrer comment « l’ensemble social est créé et constitué par la structure économique [capitaliste], celle-ci représentant l’unité et la connexion de toutes les sphères de la vie sociale » (Kosik, 1970, p. 79)[7]. Or, la logique de l’économie est une logique sociale qui n’est pas seulement capitaliste. En d’autres termes, même si la logique capitaliste est dominante dans les espaces sociaux québécois, il est important de ne pas réduire l’espace social à cette seule logique, sans compter qu’il s’agirait là de la meilleure manière de reproduire ce rapport de domination.

Jean (1997) reconnait que s’il est relativement aisé de reconstruire des espaces « centraux » et « périphériques » à l’aide d’indicateurs économiques (les taux de chômage et d’activité, le revenu, etc.), tel n’est pas le cas de la différenciation des régions « périphériques » entre elles, toujours « évaluées à partir d’une moyenne conçue comme norme de référence et qui ne convient en réalité à aucune région existante » (Jean, 1996, p. 152). De plus, il constate que les efforts des autorités politiques et des groupes de recherches pour « développer » les régions et enrayer les disparités économiques n’ont pas fonctionné, puisque les « acteurs » concernés n’ont pas toujours accepté les interventions politiques les obligeant à se modeler sur les formations centrales et se sont mobilisés dans des mouvements régionalistes qui revendiquaient le droit à la différence. Il faut donc passer, écrit Bruno Jean, « d’une vision négative des disparités régionales à une vision positive de la diversité régionale » (Jean, 1996, p. 149).

Ces constats poussent Jean à modifier sa perspective en insistant davantage sur les dynamiques internes spécifiques au monde rural. Il propose à cet égard quelques jalons pour une définition théorique de la ruralité dans son second ouvrage publié en 1997 dans lequel le « symbolique » devient une dimension fondamentale. Revisitant sa thèse de doctorat, Bruno Jean s’interroge sur l’« approche déterministe » qu’il a adoptée[8] et décide alors de remplacer la notion de « région » par celle de « territoire » qui met davantage l’accent sur la culture à travers la notion de territorialité. Celle-ci permettrait à son avis de rendre compte du fait que les espaces ruraux se particularisent par l’importance accordée à l’enracinement terrien notamment à travers la pratique agricole. Cet enracinement dans un territoire commun favoriserait l’émergence d’une culture « communautaire », ou d’un « sentiment de la communauté » qui persisterait toujours dans la ruralité contemporaine, malgré la dissociation du couple rural-agricole[9]. S’intéresser au territoire implique d’expliciter, à son avis, les « liens » que les individus entretiennent avec les lieux ou d’expliciter « l’intelligence du lien au lieu » (Jean, 1997, p. 5). Désormais,

Dans notre esprit, le concept de région connote donc davantage une dimension symbolique s’exprimant dans une réalité discursive. Certes, il existe parfois des spécificités écologiques, ou une forme de matérialité inscrite dans des dispositifs administratifs ou juridiques, mais la plupart du temps, il n’y a guère de caractéristiques propres à une région et qui constituent autant de traits manifestes pour dessiner ses propres frontières ; encore qu’il soit évident qu’il y a des régions qui gagnent et des régions qui perdent. L’identité régionale repose alors sur une conscience collective partagée par les diverses couches d’acteurs sociaux (Jean, 1996, p. 137-138).

La symbolicité des faits sociaux dont parle B. Jean ne s’enracine-t-elle pas dans la matérialité des rapports sociaux ? Et la diversité des « couches d’acteurs » dans la hiérarchisation sociale ne renvoie-t-elle pas également à des spécificités écologiques ou à la matérialité des rapports sociaux ? Le problème est celui de la définition théorique du « lieu », du « territoire » ou de l’espace social, souvent renvoyée à l’opposition matériel/symbolique[10]. Présente en géographie de la territorialité sous la forme d’une théorie des représentations, l’opposition du matériel et du symbolique pose l’inévitable question de leur importance relative.

L’espace territorial et les représentations

La culture, selon l’opinion prédominante, est reliée à l’activité humaine de manière symbolique ou sémiotique ; elle représente les activités pratiques. Sahlins et d’autres anthropologues symbolistes qui adhèrent à ce point de vue et qui s’emploient à établir le caractère autonome, irréductible, de la culture symbolique, se coupent de la praxis humaine, qui est la seule à pouvoir justifier l’émergence et l’existence d’ordres culturels (Fabian, 2006, p. 230).

Un « nouveau courant intégrateur », pour reprendre l’expression du géographe Serge Courville (1991), apparaît à la fin des années 1970 en France et au Québec en opposition à l’analyse régionale : la géographie de la territorialité. Celle-ci affirme vouloir sortir d’une catégorisation dominante de l’espace régional conçu « fonctionnellement » et « techniquement » par les administrateurs régionaux (Manzagol et Sénécal, 1986 ; Dugas, 1986), ainsi que des histoires régionales de Raoul Blanchard et de l’Institut québécois de la recherche sur la culture qui seraient, à leur avis, des visions « particularistes » des régions abordées comme si elles constituaient des espaces autonomes. Pour Courville, Robert et Séguin, il manque aux deux types de recherche « une réflexion qui eût permis d’entrevoir ce qui lie ces grandes régions dans un même ensemble et donne à celui-ci son unité et sa cohérence » (1995, p. 1-2). Il faut « restituer la cohérence spatiale des faits sociaux » (ibid., p. 5) en introduisant l’idée que la région est un « espace vécu » et qu’il faut « chercher à la saisir là où elle existe, vue des hommes » (Frémont, 1976, p. 14).

La géographie passe d’une « science des lieux », qui privilégie la description, à l’intérieur de laquelle « l’effort va tout entier au récit et à la fabrication d’images, dans un style où se conjuguent la finesse des observations et le talent littéraire (Courville, 1991, p. 33) et où « le vécu se dissimule derrière le vu » (ibid., p. 40), à une science plus explicative où le « vu », entendu comme les « structures » et les « formes » de l’espace, n’est que le « reflet » de l’espace vécu qui renvoie « à la vie des sociétés, c’est-à-dire de leurs choix, conscients ou non, à leurs organisations et à leurs systèmes propres de relations » (ibid., p. 40). D’autres géographes (Buléon et Di Méo, 2005) considèrent aussi, comme Serge Courville (1991) et Bruno Jean, que la géographie de la territorialité tente « d’éclairer le sens des rapports à l’espace[11] qu’entretiennent dans le temps les acteurs sociaux, pour mieux découvrir les dynamismes qui orientent l’évolution et la transformation de la société » (Boudreau, Courville et Séguin, 1997, p. 1). Trop souvent, reconnaissent toutefois les tenants de la géographie de la territorialité, on considère que la « logique spatiale » ou les « rapports à l’espace » peuvent se dégager par l’analyse de données statistiques et en particulier par les recensements nominatifs. Cette logique est réduite alors à une cartographie de comportements d’individus statistiques, atomisés par le simple fait qu’ils sont extraits de leur réseau de relations sociales, ce qui laisse « dans la pénombre, les ressorts intimes des dynamismes qui président aux changements » (Courville, Robert et Séguin, 1995, p. 125).

Bruno Jean s’inscrit actuellement dans ce courant, comme en témoigne la parution récente d’un numéro de Recherches sociographiques qu’il a dirigé et qui est consacré au développement territorial. Il y voit même une « nouvelle » orientation de la recherche, voire un « nouveau paradigme scientifique » (Jean, 2006, p. 466) qui fait passer les chercheurs de la région au territoire[12]. Plutôt que définir l’espace par la logique capitaliste (les régions), Bruno Jean (2006) préfère maintenant parler d’un espace (culturel ou symbolique) construit socialement (les territoires). Ce faisant, il reprend la définition théorique des géographes de la territorialité lorsqu’il écrit que l’espace se définit « dans l’intelligence du lien au lieu », dans le « rapport à la localité » ou encore dans le « rapport intime au territoire » (Jean, 1997)[13]. Ce rapport est, à son avis, essentiellement symbolique. Il écrit que « [f]aire de la culture un facteur décisif du développement, c’est opérer une véritable révolution copernicienne pour des générations de chercheurs persuadés que la culture est un frein au développement, une résistance à vaincre » (Jean, 1996, p. 141). Il complète en quelque sorte la démarche des géographes en introduisant l’étude des discours « ordinaires » ou de sens commun des « acteurs » pour saisir cette « culture ». Il arrive tout de même au terme de son travail à conclure étrangement qu’il

faut se questionner sur la place des ruraux dans le processus de cette construction. Les populations rurales, qui ne sont d’ailleurs pas homogènes, n’exercent que peu de contrôle sur l’opinion publique. Elles ne s’expriment guère ; elles n’exercent pas beaucoup leur droit de parole. Participant faiblement au processus de construction sociale de la ruralité, une notion ayant un sens pour la communauté plus vaste, elles se trouvent à vivre quotidiennement une réalité qui est globalement définie par d’autres (Jean, 2006, p. 523).

Il ajoute que « cette faible appropriation des ruraux d’une capacité de dire leur monde, de le nommer, de le décrire, d’en signifier les enjeux de développement ne semble pas s’améliorer dans la conjoncture actuelle où la ruralité intéresse tout à coup les populations urbaines » (Jean, 2006, p. 523). Bruno Jean revient donc au point de départ de ses recherches, c’est-à-dire à l’idée d’une domination des ruraux par les urbains, ce qui conduit à terme à l’occultation de la spécificité des campagnes.

Le problème majeur de cette approche territoriale est, pour reprendre les mots de l’anthropologue Johannes Fabian (2006, p. 245), que « le Temps, le véritable Temps de l’action et de l’interaction humaine, ne filtre pas dans les systèmes de signes » qu’elle construit, parce qu’elle considère d’une part, que le symbolique ou le culturel est une entité « représentationnelle » et d’autre part, elle réduit ces activités symboliques à des activités politiques, ce qui revient à considérer que l’ « identité collective » est définie uniquement par les détenteurs du pouvoir (Buléon et Di Méo, 2005, p. 80-82). Bruno Jean fait par exemple l’analyse de discours des « acteurs du développement » dans trois territoires « mercéens » (MRC) qu’il caractérise suivant leur mode de développement économique différencié, soit la petite exploitation agricole, la grande entreprise forestière étrangère et les activités touristiques. En étudiant les stratégies de développement privilégiées (PME, grande entreprise, État) « des acteurs du développement » de ces trois territoires, il découvre qu’elles « révèlent les représentations sous-jacentes à la ruralité et leur donnent tout leur sens » (Jean, 2006, p. 519). Les acteurs du développement dans le territoire marqué par un développement économique centré sur les petites exploitations agricoles privilégient un développement local par les petites et moyennes entreprises (PME), parce qu’ils se représentent leur espace par « une identité locale forte », par sa « vitalité » et ils « se sentent une capacité d’agir sur le monde » (Jean, 2006, p. 521). Cette « identité collective » ou cette « culture rurale » découle donc du « type de rapport au territoire[14] qui s’est forgé au cours de l’histoire longue » (Jean, 2006, p. 521), et plus particulièrement du mode de développement économique relié à l’occupation du territoire ou au « rapport à la propriété ». Il conclut que ces enquêtes renforcent l’hypothèse d’un « lien causal » entre l’identité rurale d’un territoire donné et les représentations sociales dégagées par les modèles de développement privilégiés. Il est difficile de soutenir l’existence d’un lien causal, puisque le « modèle de développement territorial » ou le « type de gouvernance » privilégié par les acteurs du développement n’est qu’une expression de ce même « rapport qu’ils entretiennent au territoire » et qui constitue l’identité rurale. Bruno Jean réduit le « rapport au territoire » à sa dimension économico-politique : d’un côté les activités économiques dominantes ou structurantes et de l’autre les solutions politiques privilégiées. Cela fait en sorte qu’on aperçoit peu les relations sociales qui constituent ces milieux, si ce n’est par évocation. Finalement, il ne peut (re)connaître la place des ruraux parce qu’il ne l’inscrit pas directement dans l’ensemble des rapports sociaux.

Deux problèmes sont identifiables ici. D’abord, Jean définit, dans un premier temps, les territoires comme des « entités sociospatiales » qui sont « en lien avec les activités humaines sur un espace », avant de les considérer comme un reflet d’ « une démarche de construction politique » (Jean, 2006, p. 466). Ensuite, il considère les territoires à la manière des « régions », c’est-à-dire comme un produit du « développement » qui « n’a de sens que s’il fournit, au-delà de la satisfaction des besoins personnels, un cadre de vie valorisant et soutenable » (idem)[15], et ne peut donc construire un territoire qui ne soit plus strictement politique. Or, les relations humaines doivent être envisagées à l’instar de l’anthropologue Johannes Fabian, « comme une lutte pour la reconnaissance interpersonnelle aussi bien que politique » (2006, p. 304).

En d’autres termes, le passage de la région au territoire comme mode de conceptualisation de l’espace n’est somme toute pas une « révolution copernicienne ». Bien que la parole de l’acteur rural soit considérée, ce dernier ne participe que « faiblement » au processus de construction sociale de la ruralité et du développement rural que nous présente Bruno Jean, puisqu’il est considéré dans un seul « rapport au territoire », celui d’un rapport économico-politique. C’est ainsi qu’il reconstruit des « régions » ou des « territoires » comme des espaces politiques et non des espaces sociaux. Or une définition théorique de l’espace, d’un point de vue sociologique, doit permettre de reconstruire les relations sociales concrètes qui constituent cet espace.

Bien que ces approches aspirent à réintroduire le symbolique dans nos connaissances sur le social par l’étude des représentations sociales, le danger est d’autonomiser ces dernières en les opposant aux « structures » et à la morphologie sociale. La difficulté est alors celle du « degree of fit between reality and its reproductions in the mind » (Fabian, 1990, p. 754). Ce postulat de la différence entre la réalité et son double amène inévitablement « à rétablir et renforcer les modèles cognitifs mettant l’accent sur la différence et la distance entre un observateur et un objet » (Fabian, 2006, p. 260). Poser que l’individu a un rapport à introduit nécessairement une distance entre le territoire et ce rapport et entraîne conséquemment le refus d’une « co-temporalité » ou le partage d’un temps commun. Plutôt que d’insister sur la différence entre la réalité et ses images ou ses représentations, l’anthropologue Fabian (1990, p. 755) suggère de déplacer le problème vers une tension entre la « re-présentation » et la « présence » et de concevoir l’expérience « as something that requires presence (as sharing of time and place) ». Les représentations ne sont plus des « reflets » ou des « miroirs » de la réalité, mais elles sont une production, c’est-à-dire une transformation, une création, une stylisation et non un résultat. Autrement dit, les représentations ne sont pas seulement le résultat d’activités de l’esprit humain, mais ce que nous faisons dans notre praxis[16]. Cependant, sans la prise en considération de la dimension symbolique des faits sociaux, la sociologie « peut décrire les formes et les fonctionnements sociaux sans pour autant pouvoir en saisir la nécessité et la possibilité – auxquelles elle substitue des « interprétations », qui relèvent plus de l’expérience ou de la philosophie sociale du chercheur » (Ramognino, 1987, p. 202).

L’espace ouvert, l’espace clos et le temps de la population selon Gérard Bouchard

Gérard Bouchard met en route à la fin des années 1970 son Projetd’histoire sociale de la population du Saguenay dont il tirera une vingtaine d’années plus tard le livre Quelques arpents d’Amérique. Dès le départ, il s’éloigne des théories du développement qui ne peuvent rendre compte, selon lui, des dynamiques internes et des spécificités régionales puisque la « dépendance à l’endroit d’agents et de facteurs étrangers n’est jamais telle que la structure de la société régionale puisse en être déduite » (Bouchard, 1977, p. 22). Son objectif est de « rendre compte de la société paysanne en elle-même, dans son environnement propre, livré à ses ressorts, à sa dynamique interne, en interaction avec le monde proche » (Bouchard, 1996, p. 9-10). Bouchard propose d’étudier cette « dynamique » régionale à partir de la famille « paysanne » et, en particulier, à partir de son mode de reproduction, c’est-à-dire de la transmission des avoirs fonciers et mobiliers (Bouchard, 1996, p. 159) depuis les débuts de la colonisation en 1838 jusqu’au début des années 1970. Il utilise comme principal matériau des actes de baptême, de mariage et de sépulture (le fichier BALSAC) ainsi que quelques autres données « auxiliaires » tirées de l’enregistrement foncier (des actes de vente et des contrats de donation), des recensements de Statistique Canada, d’un corpus de « mémoires d’anciens » et des entrevues réalisées avec des familles.

Bouchard veut d’abord confirmer l’existence de deux modèles distincts de reproduction sociale liée à la saturation ou à la disponibilité des terres (espace clos et espace ouvert)[17]. Il observe, par l’analyse statistique, que les familles saguenayennes situées dans un « espace ouvert » augmentent l’étendue de leurs terres cultivables, se déplacent beaucoup, établissent le plus d’enfants possible sur des terres, et les célibataires émigrent peu. La « pleine occupation de l’espace agraire saguenayen a entraîné une réforme de ce mode de reproduction de la famille paysanne » (Bouchard, 1996, p. 393). Elle est passée de la « reproduction au multiple » dans le « système ouvert » à l’intérieur duquel les parents tentent d’établir le plus d’enfants possible sur une terre (pluri-établissement) à la « reproduction au singulier » (établissement simple) dans le « système clos », où le père privilégie un héritier unique à qui il transmet intégralement la terre. Les comportements familiaux quant à la transmission du patrimoine semblent donc se modifier selon l’abondance ou l’absence de terres cultivables.

Les anthropologues Michel Verdon et Louis Roy font remarquer que les raisons de l’adoption de ces pratiques ne sont pas expliquées par le modèle de Bouchard, puisque :

[L’] on peut affirmer sans crainte que tout groupe non éphémère vise à se reproduire, et que par définition, les gens s’efforcent de reproduire les pratiques qu’ils ont collectivement adoptées ; ce sont les singularités (ou modalités) de cette reproduction (type de transmission, type de composition résidentielle, type de stratégies matrimoniales) qui font problème, non pas le fait qu’elles soient reproduites ; leur reproduction n’explique rien. (Verdon et Roy, 1994, p. 153.)

En ce sens, le modèle du système clos et du système ouvert serait avant tout un cadre descriptif ou une périodisation. Bouchard ordonne ses données avec son modèle qui lui permet de construire un récit, une histoire sociale que nous pourrions nommer « histoire démographique ». Il constate d’ailleurs à la fin de son livre que sa thèse écologique « n’explique pas bien les données en présence » (1996, p. 433), car, malgré la saturation de l’espace agraire, un haut taux de fécondité persiste, ce qui infirme sa thèse. L’auteur conclut donc que « les facteurs écologiques se voient octroyer un rôle déclencheur mais guère plus ». Dans sa quête « d’autres schémas d’interprétations », il propose notamment de tenir compte du « rôle de la sociabilité familiale » qu’il n’a pas étudié explicitement dans son livre. Bouchard reconnaît bien les limites de son travail d’analyse sur un corpus essentiellement constitué de données quantitatives (le fichier de démographie historique BALSAC[18]). En effet, le recours presque exclusif à des données quantitatives ne permet pas à l’auteur d’apercevoir la « nécessité » des comportements qui sont définis comme le produit d’une « mécanique » reproductive. Il serait cependant faux d’affirmer que Bouchard réduit la vie sociale à la vie de corps animés par des forces biologiques, notamment parce qu’il reconstruit à l’aide de la riche tradition monographique (Léon Gérin, Raoul Blanchard, Horace Miner, Everett C. Hughes, etc.), la « dynamique communautaire » qui permet en quelque sorte de faire tenir ensemble tous les comportements démographiques ou, comme il l’affirme, de « formuler les relations très étroites qui semblent les unir » (Bouchard, 1986, p. 54). Dans un contexte de disponibilité des terres, les comportements familiaux constituent par exemple un

système [qui] favorisait l’expansion physique de la société rurale et la reproduction de ses structures, mais il faisait obstacle au « démarrage » de l’économie familiale. Sa règle et sa valeur dominantes étaient en effet la protection, la solidarité des membres de la famille : subsistance des vieux, établissement des fils, mariage des filles, indemnisation des exclus. Comment s’en surprendre ? Dans un terroir vide, les visées égalitaires des parents trouvent plus aisément à s’exprimer, tandis que l’état d’inorganisation de la société invite au repli sur les solidarités fondamentales. (Bouchard, 1983, p. 40.)

Si ces comportements forment un système c’est qu’ils renvoient tous à la même logique ou à la même « dynamique communautaire » (Bouchard, 1986) à l’intérieur de laquelle le groupe familial est la pierre angulaire[19]. Il constate notamment une « culture familiale pénétrée de sociabilité, survivant par l’entraide, retranchée sur le sentiment d’indépendance et de sécurité qu’à elle seule le nombre lui procure » et l’évidence d’un « profond sentiment du sacré, de la religion » (Bouchard, 1996, p. 192). Est-il surprenant de constater que Bouchard (ibid., p. 483), même s’il dit avoir fait un usage des données qualitatives par « allusion seulement », les utilise abondamment dans la deuxième partie de son livre où il traite précisément de la nécessaire reproduction des comportements familiaux ?

Est-il surprenant aussi de constater que, lorsqu’il veut interpréter le changement (le passage d’un système à un autre), il doit choisir d’autres indicateurs statistiques (sociaux et culturels) qu’il croise avec les variables démographiques ? Au final, à la suite d’un test de régression multiple, il conclut au « faible pouvoir explicatif des facteurs matériels » (degré de saturation des terres et nombre moyen de vaches par ferme) et à la « prédominance générale des facteurs culturels » (Bouchard, 1996, p. 459).

Qu’il soit clos ou ouvert, l’espace constitue alors un contexte de description des comportements qui est doté d’une existence autonome par rapport aux pratiques. C’est de cette façon que Bouchard par exemple peut parler des « effets directs de la saturation sur les changements démographiques, sociaux et culturels » (Bouchard, 1996, p. 481). En ce sens, on peut dire que la dynamique communautaire de la famille est construite en parallèle ou de façon résiduelle[20]. Bouchard réifie le « système » en parlant parfois d’un « esprit de système » (1996, p. 480) ou encore en écrivant que l’objectif du système (l’autonomie de la famille) « va commander […] l’ensemble des normes, des relations et des stratégies de reproduction » (Bouchard, 1988, p. 291). La description des « valeurs » de la société est conçue, pour reprendre les termes de Jean Copans (1996), sur un « plan moral », dans la mesure où l’on aperçoit difficilement leurs relations avec la vie sociale effective, c’est-à-dire celle de l’existence de familles sur un territoire particulier, entremêlées dans des relations sociales qui tracent les stratifications sociales.

Dans son bilan des études régionales au Québec, Guy Massicotte plaide pour le développement d’analyses qui montrent « l’enracinement social » du discours par la construction de « modèles culturels vécus » (Massicotte, 1985, p. 171-173). Il écrit que le travail de Bouchard est une « histoire triste » où, somme toute, le déterminisme économique privilégié par les tenants de la thèse du développement est remplacé par plusieurs déterminismes non seulement économiques, mais aussi démographiques et géographiques « encore plus implacables que ceux qu’aurait imposés le système capitaliste lui-même ». Les travaux de Bouchard autant que ceux de Bruno Jean et des géographes de la territorialité font ressortir, par les difficultés qu’ils ne peuvent résoudre, toute la nécessité de mieux concevoir la dimension symbolique de l’espace social (le système socioculturel, le « vécu ») dans sa relation avec la dimension « matérielle », écologique ou démographique, non comme des relations de causalité (des reflets, des représentations), mais plutôt comme des relations mutuelles de constitution.

De la région au territoire, les recherches récentes dans plusieurs disciplines des sciences sociales comme la sociologie, l’ethnologie ou la géographie convergent généralement toutes pour accorder une place de plus en plus importante à l’analyse du symbolique, et à l’étude du territoire dans ses manifestations empiriques et localisées. Les nouvelles approches dans l’étude de la ruralité québécoise ont toutes le mérite de souligner l’importance de la « territorialité », c’est-à-dire que les faits sociaux s’inscrivent dans un espace ou un territoire « vécu ». L’analyse des fondements et des limites de ces approches contemporaines montre cependant qu’elles oscillent entre une définition « objective » et « subjective » de l’espace qui nuit à la connaissance empirique des pratiques sociales. D’un côté, la dimension « objective » est souvent réduite aux activités économico-politiques ou aux comportements démographiques, par le recours aux statistiques, ce qui ne correspond pas à la diversité du concret. En ce sens, la monographie présente, plus que tout autre approche, une « sociologie du vivant » (Houle, 1997)[21] qui permet le dépassement de ces limites puisqu’elle présente « l’homme, le groupement social dans son intégrité, sans nullement le morceler » (Gérin, 1932, p. 244). Pour le dire autrement, la monographie inscrit l’individu dans un territoire donné qui n’est pas celui de l’économie politique, mais bien celui de l’expérience sociale, d’une vie concrète de relations entre individus, défini comme un espace social. Cet espace des relations sociales est « total » dans la mesure où les phénomènes de divers ordres se présentent dans leur interrelation. Dans son travail de terrain le monographe est donc attentif aux diverses dimensions de l’expérience collective (économiques, politiques, religieuses, etc.).

D’un autre côté, les dimensions « objectives » et « subjectives » de l’espace social sont la plupart du temps analysées en parallèle – en raison d’une conception théorique dichotomique – qui tend au final à les opposer, d’où l’idée d’un rapport à[22]. Bien avant des chercheurs contemporains tels Maurice Godelier et Johannes Fabian, Maurice Halbwachs montrait que le matériel était constitué d’idéel, que l’idéel avait une matérialité sociale, et qu’il n’y a pas adéquation entre les traces matérielles et les formes sociales. Il faut plutôt se situer à l’échelle de la mémoire sociale des personnes et des groupes qui établissent par des raisonnements sociaux un rapport entre les traces matérielles pour observer les formes sociales. Reconnaître l’idéologie comme forme de connaissance (Houle, 1979 et 1987) est une voie de recherche afin de dépasser la fréquente dichotomie entre connaissance et pratiques sociales. L’approche monographique, actuellement peu considérée par les sociologues, pourrait bien en être la méthodologie appropriée.