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L’art et la mission du roman, nous dit Milan Kundera dans son Art du roman[1], ont consisté à avoir travaillé pendant quatre siècles au développement d’une véritable vision existentielle nouvelle, surprenante, et surtout concrète, de la condition humaine.

Nouvelle, cette vision l’était — car, comme le remarque Kundera, peu d’auteurs, avant Cervantès, avaient véritablement réfléchi au miroitement de l’aventure, à la différence entre ce que nous cherchons à affronter et ce qui nous affronte, entre la quête dans laquelle nous nous lançons en la croyant nôtre, et les déguisements, les pièges, et les déceptions qu’elle nous réserve, la déception, surtout, de comprendre que cette quête n’en est pas une et que la voie que nous avons choisie ne mène nulle part. (Un peu comme, chez Kafka, la porte de la Loi, non seulement ne s’ouvre jamais, mais elle se dresse devant nous uniquement pour que nous nous y heurtions sans espoir.)

Surprenante, de surcroît. Dans Don Quichotte, observe Kundera, il est tout aussi possible de lire la folie de l’idéal que l’affirmation de cet idéal. Agir selon le code des chevaliers errants, comme le fait le chevalier à la Triste Figure, n’a aucun sens dans l’Espagne de Philippe II, pays où la police et la justice assurent efficacement la paix publique. Et pourtant ce code n’en appelle pas moins à nos instincts les plus beaux et les plus généreux. C’est que la bonne manière d’agir et l’idéal qui la régit ne s’accordent pas toujours, entre autres parce que, comme l’affirme Kundera, le bien et le mal ne peuvent être jugés à l’avance et que les alternatives morales, jamais bien définies, dépendent de la surprise du désir, du cheminement des acteurs et du choc des normes qu’ils tentent de suivre.

Concrète, enfin, car, comme Kundera le répète souvent, en citant Hermann Broch, le roman découvre ce que seul le roman peut découvrir, à savoir les tensions entre le projet d’action, son sens et ses conséquences, tensions concrètement saisies dans les destins individuels. Seul don Quichotte peut décider de faire revivre la mission des chevaliers errants et lui seul subit les coups et les humiliations provoqués par sa folle mission. Le héros de roman n’est pas un être abstrait — comme peuvent parfois l’être les héros épiques ou tragiques. L’incertitude et le clair-obscur moral qui l’enveloppent vont de pair avec la singularité concrète de son destin.

Ce qui est vrai dans le cas de Don Quichotte, livre qui, selon Kundera, se trouve à l’origine du roman, l’est d’autant plus dans celui des grandes oeuvres exemplaires qui l’ont suivi. La nouveauté chez Samuel Richardson, auteur qui occupe dans l’histoire du genre esquissée par Kundera une place aussi importante que celle de Cervantès, consiste dans la découverte de ce qui se passe au-dedans de nous, de la vie secrète des sentiments. Clarissa, l’héroïne du roman qui porte son nom, tout en connaissant à la perfection son devoir, en arrive même à lire — avec retard — dans son coeur, l’amour au départ inavoué pour son séducteur Lovelace. Encore plus qu’elle, celui-ci analyse sur des dizaines de pages et non sans complaisance les nuances de l’amour, de l’orgueil et de la perversité qui le font agir. Une jeune fille incorruptible, un séducteur plus fort que ses propres scrupules — ce genre de personnage abonde dans la nouvelle et dans le théâtre, chez Boccace, Cinzio, Tirso da Molina et Molière, par exemple. Pour la première fois, cependant, les moindres réflexions, examens de conscience, hésitations et décisions se déploient devant le lecteur dans toute leur richesse, fascinante et sinistre à la fois.

Ceci conduit, chez Richardson, au ralentissement surprenant du rythme de la narration, qui épouse les moindres détours des actions et des nombreuses conversations qui les accompagnent. Jamais avant Clarissa un auteur n’a passé autant de temps à noter chaque phrase échangée par une mère et une fille dans le feu des querelles domestiques, chaque méchanceté que deux soeurs se jettent l’une à l’autre sur des pages et des pages de débats qui ne mènent à rien, sauf à faire sentir au lecteur le pouls de la vie vécue, chaque réplique à la fois sincère et hypocrite que prononce un séducteur pour persuader sa proie, chaque sursaut de la haine et de la fierté qui l’agitent. Comme le disait fort bien Richardson lui-même par le biais de son personnage Lovelace (Clarissa, lettre 224) : « I love to write to the moment », « j’adore écrire à l’instant », ou, plus vrai encore, « j’adore décrire chaque instant ».

C’est la surprise du temps vécu, saisi dans le détail de son passage, qui prête à Clarissa sa concrétude envoûtante. En décrivant à son amie et confidente Anne Howe les airs que se donne Arabella, la soeur aînée de Clarissa, celle-ci reproduit, comme une caméra au ralenti, les paroles, l’intonation et les gestes d’Arabella, suscitant devant les yeux du lecteur la micro-diversité des formes que prennent l’arrogance et la haine. Ou encore, en nous faisant lire, avec les yeux de Lovelace, l’horrible portrait moral de celui-ci, peint par Anne Howe dans une lettre adressée à Clarissa et plus tard découverte et annotée par le séducteur, Richardson réunit les trois personnages dans un seul mouvement aux multiples résonances : le mépris d’Anne pour Lovelace, l’horreur de Clarissa découvrant le vrai visage de son ami et la rage de l’intrigant démasqué.

Mais si chez Richardson l’action et les réflexions des personnages, pour tumultueuses qu’elles soient, reposent en fin de compte sur des certitudes morales inébranlables et qui valent autant pour les bons et les méchants, dans Jacques le fataliste de Diderot — le chef-d’oeuvre suivant dans la généalogie du roman contemporain selon Kundera —, l’impossibilité de juger le bien et le mal à l’avance reprend le dessus. Comme Cervantès dans Don Quichotte, Diderot semble vouloir semer le doute dans l’esprit du lecteur sur le sens ultime — moral ou pratique — de la narration. La nouveauté et la surprise viennent cette fois du tourbillon du récit, qui mélange une multitude d’anecdotes dépourvues, à première vue, de liens mutuels et que seulement la fin du récit réunit, non sans un brin de scepticisme, dans une intrigue dont le lecteur est invité à accepter la cohérence. Cette cohérence, toutefois, ne découle pas simplement de la logique des épisodes qui se laisse enfin saisir, mais aussi et surtout de l’humour indulgent avec lequel l’auteur évoque la vanité des efforts faits pour saisir une fois pour toutes les mobiles des actions humaines et leurs rapports avec la Fortune.

Pour obtenir cet effet, Diderot atténue la force concrète de son récit. Débordant d’amabilité, son ironie, car il s’agit bien d’ironie, passe sous silence le détail des mésaventures du maître ou encore, lorsque, dans les récits de Jacques, les références concrètes s’accumulent, elle fait valoir leur caractère fallacieux, voire inutile. Telle est la vie, étrange, parfois répugnante, mais drôle dans l’ensemble, appelant le sourire et le haussement d’épaules. Ce sourire, ce haussement d’épaules, se retrouvent parfois chez Cervantès, corrigés cependant par une foi profonde dans la force de l’idéal. Indulgente, cette variété d’ironie sourit devant l’imperfection humaine sans pour autant la fustiger. Peut-on rejeter sur don Quichotte, pour ne même pas parler de Jacques et son maître, l’entière responsabilité de ce qui leur arrive ? Leur folie, leurs imprudences, leur entêtement, sont ceux de la condition humaine, dont ils incarnent, de manière attendrissante et cocasse, l’impuissance. Comme le montre si bien Kundera, ces personnages ne peuvent pas se reconnaître eux-mêmes dans leurs exploits. Un abîme les sépare de leurs actions.

Considéré de plus près, ce décalage entre personnage et action, qui, certes, forme le noyau même de la réflexion romanesque sur l’existence, ne prend pas toujours la même forme. Le fossé (source d’ironie) qui sépare l’individu et ses actes est très souvent creusé par les conséquences inattendues de ces actes. Pour reprendre l’exemple de Kundera, Jacques séduit une belle fille, il se soûle, son père lui flanque une beigne, un régiment passe dans le voisinage, par pure rancune Jacques s’engage, lors de la première bataille une balle le frappe au genou et il boite jusqu’à la fin de ses jours.

Dans le cas de don Quichotte, l’impossibilité de mesurer les effets de ses actes ne provient pas simplement des caprices de la Fortune — quoiqu’elle soit, là aussi, toujours présente —, mais, plus gravement encore, de l’incapacité foncière du chevalier à la Triste Figure de comprendre la nature du monde dans lequel il vit. Car bien que don Quichotte ne puisse prévoir l’issue de son attaque contre les géants qui lui bloquent le chemin, le lecteur l’anticipe bel et bien dès que le héros, éperonnant Rossinante, se lance vers les moulins à vent. Ce qui provoque le rire, ici, n’est pas, comme dans Jacques le fataliste, l’enchaînement aléatoire des résultats de l’action, mais le contraste saisissant entre la folie du personnage et les règles du bon sens. Jacques est-il responsable de son malheur ? Peut-être bien jusqu’à un certain point, étant donné que sa croyance aveugle dans l’omnipuissance de la Fortune l’empêche de pratiquer la vertu de la prudence. Don Quichotte l’est-il ? Seulement dans la mesure où il aurait peut-être dû résister à la séduction des romans de chevalerie.

Nous ne savons pourtant pas trop ce qui se passe à l’intérieur de don Quichotte ni de Jacques le fataliste : Cervantès et Diderot se contentent de raconter leurs aventures. Richardson, en revanche, s’évertue à dépister les moindres mouvements intérieurs de ses personnages, sans nul doute parce que Clarissa raconte le conflit direct et prolongé entre deux personnes plutôt que les péripéties d’un individu solitaire. Si les actions de Lovelace et de Clarissa ont des conséquences imprévues, ce n’est ni à cause de la Fortune (comme pour Jacques), ni d’un vice quelconque d’interprétation du monde (comme chez Quichotte), mais parce que les personnages de Richardson, tout en sachant lire en eux-mêmes, définir leurs fins et choisir les moyens pour les poursuivre, ne se font qu’une image approximative, voire inexacte, des ressources et de l’ingéniosité de l’autre. Et s’ils échouent dans leurs efforts, ce n’est pas faute d’avoir agi en parfaite conformité avec leurs rôles — celui du séducteur et celui de la jeune fille vertueuse, mais parce que dans toute guerre une des parties est vaincue, et que l’ironie veut parfois qu’elles le soient toutes les deux.

Le thème des « résultats inattendus », dus à l’aveuglement du personnage ou à la perversité de la Fortune, continue de fournir à Balzac — l’auteur suivant dans la liste de Kundera — une source inépuisable de situations romanesques. Son Balthasar Claes, chercheur de l’absolu, est aussi malhabile que don Quichotte pour s’orienter dans le monde environnant. Comme Jacques le fataliste, le colonel Chabert demeure le jouet de la fortune. Mais dans le cas, typiquement balzacien, des personnages dont l’immense ambition n’est pas couronnée de succès, une nouvelle forme d’ironie, celle de l’échec, ou, plus précisément, celle du déficit intérieur, fait son apparition.

Lucien de Rubempré, le protagoniste des Illusions perdues, loin d’être, comme don Quichotte ou Balthasar Claes, un égaré, se débrouille assez bien tant en province qu’à Paris. Le sort parfois l’aide, parfois suscite des obstacles, mais il ne gouverne pas, seul, le destin du jeune poète. Une fois arrivé à Paris, Lucien, dont le talent littéraire semble autoriser les plus grands espoirs, ne réussit pas à faire fructifier ses dons. Il est poète, mais est-il un vrai poète ? Il a du génie, mais est-il un vrai génie ? Il a de l’ambition, mais cette ambition est-elle la bonne, la vraie ? Hélas, non. Au lieu de se consacrer à son oeuvre en acceptant les inévitables privations du début — seule voie qui, selon Balzac, saurait conduire les génies à la gloire —, Lucien se laisse tenter par l’argent et le succès facile. Les plaisirs et les intrigues de la capitale flattent sa vanité et lui font oublier sa vocation littéraire. Une suite d’erreurs le précipite dans la misère, l’obligeant de rentrer en province. Le génie en puissance n’arrive pas à éclore. Les espoirs qu’il a suscités s’avèrent illusoires.

Dans ce genre de situations, le fossé qui sépare l’individu de ses actes ne signale pas simplement le caractère inattendu de leurs conséquences, mais attire l’attention sur les raisons intimes du décalage. L’ironie, ici, oppose l’idéal que le personnage a pour tâche d’accomplir — un idéal, notons-le bien, fort plausible, à portée de la main — et lafaiblesse, ledéficit, intérieurs du même personnage, que le destin appelle, mais qui ne parvient pas à répondre à l’appel.

This way of falling short (expression anglaise intraduisible, dont le potentiel philosophique a été magistralement développé par Jonathan Lear[2]), cette manière d’échouer consiste à souscrirevolontairement à un idéal sans cependant réussir à l’atteindre. Elle représente, dans l’histoire du roman, une remarquable nouveauté. Alors que le contraste entre l’idéal moral extérieur et l’incapacité ou le refus individuels de s’y soumettre est aussi vieux que le monde, dans les romans de formation de la première moitié du xixe siècle, le personnage, rayonnant de bonne volonté, prend l’idéal à son compte, l’assume pleinement, et pourtant n’arrive pas nécessairement à l’accomplir. Le succès, si bien décrit par Dickens et par George Eliott, n’est jamais présenté comme allant de soi, et l’échec, chez Balzac, n’est nullement obligatoire. David Copperfield veut devenir un homme, un vrai, et, à la suite de considérables efforts, y parvient. Lucien de Rubempré, qui, tout en ayant la vocation du génie, n’en sera jamais un vrai, aurait pu réussir si seulement il avait emprunté à temps la bonne route. Le génie de Tolstoï, consistera, un peu plus tard, à opposer, dans Anna Karénine, les deux manières de souscrire à un idéal, de le prendre à son compte, Anne et Vronsky échouant, falling short, dans la tentative de faire vivre leur amour, alors que Lévine et Kitty réussissent, timidement, péniblement, à concrétiser le leur.

La nouveauté, chez Flaubert, Proust, Joyce, et Thomas Mann — les derniers noms que cite Kundera —, vient peut-être de ce qu’ils choisissent l’échec, le falling short, comme seul résultat possible, du moins en ce qui concerne les rapports humains, en réservant les rares succès aux artistes, à ceux qui, à la différence de Lucien de Rubempré, ont compris que la vocation du génie consiste à tout sacrifier à leur oeuvre. Solution douteuse, s’il en fut, et dont Docteur Faust de Thomas Mann souligne le caractère destructeur.

C’est Milan Kundera, l’écrivain, qui, pour sortir de ce cul-de-sac, a misé, de nouveau, sur l’ironie du sort, non sans toujours souligner que falling short, échouer, est la situation normale, prévisible, étant donnée l’inefficacité foncière des idéaux que les individus ont la naïveté de prendre à leur compte. La nouveauté et la force de son oeuvre, depuis La plaisanterie jusqu’aux romans les plus récents en langue française, est d’avoir magistralement réuni les deux espèces d’ironie — celle qui ne dépend aucunement de la volonté individuelle et celle qui, au contraire, insiste sur la part de l’individu dans son échec.