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Malgré le différend qui oppose leurs deux familles, Lucy Ashton aime d’un amour réciproque Edgar, le lord déchu de Ravenswood. Malheureusement, Lady Ashton profite du séjour de celui-ci à l’étranger pour fiancer sa fille à un parti plus convenable. Pressée de toutes parts, et sans nouvelles d’Edgar, Lucy appose sa signature au contrat nuptial. L’encre à peine séchée, le fiancé trahi fait irruption dans la salle et couvre l’assemblée de violentes imprécations. À partir d’alors, la personnalité de la fiancée change du tout au tout : elle paraît infiniment plus gaie qu’auparavant. La veille même de ses noces, elle est atteinte d’une de ces attaques de bonne humeur (« a fit of levity[1] ») qui étaient jusqu’alors tout à fait étrangères à son comportement. Le jour de la cérémonie, laquelle se déroule dans une atmosphère particulièrement festive, la fiancée marche jusqu’à l’autel dans une transe somnambulique. Le banquet sera interrompu par un cri effroyable en provenance de la chambre nuptiale : celui du marié. On le retrouve poignardé, couvert de sang, entre la vie et la mort. La mariée a disparu ; après quelques minutes de recherche, on la retrouve prostrée dans l’âtre du foyer, en proie à une folie hystérique, murmurant des paroles sans queue ni tête, mais affichant un sourire de triomphe (« a sort of grinning exultation[2] ») : la gaieté forcée qu’elle affichait depuis la signature du contrat s’est faite joie sadique.

Ce seul exemple, issu d’un roman phare du premier xixe siècle, est emblématique de la profonde méfiance du romantisme à l’endroit du rire et de la gaieté. Comme l’illustre parfaitement The Bride of Lammermoor de Walter Scott — de même que le célèbre opéra qu’en ont tiré Donizetti et son librettiste Salvatore Cammarano[3] — , deux spectres hantent le xixe siècle littéraire : ceux de la gaieté perverse et du rire de force. D’un côté le rire sardonique, qui exprime la cruauté et la turpitude, de l’autre le rire souffrant, signe d’impuissance et de déclassement. Dans les deux cas, il n’y a pas de quoi rire. Tel est le constat auquel je suis parvenu dans un livre intitulé Rictus romantiques. Politiques du rire chez Victor Hugo[4], que je résumerai brièvement au cours des deux prochaines pages. Cependant, cette étude sur le rire romantique faisait malheureusement l’impasse sur un phénomène important : Hugo, tout en accablant les rieurs, cherche lui-même à susciter le rire de son lecteur. Il y a donc inadéquation entre le rire comme volonté et le rire comme représentation. C’est ce paradoxe, ou cette incohérence de surface entre le rire thématisé et le rire comme effet, qui sera l’objet du présent article, qu’on peut ainsi considérer comme une apostille, tard venue, au livre mentionné ci-dessus, lequel avait peut-être le tort de noircir de manière trop absolue la conception hugolienne du rire, dans certaines de ses manifestations du moins.

Représentations : gaieté perverse et rire de force

Le phénomène du rire noir, du rire pervers ou factice, traverse d’un bout à l’autre l’oeuvre hugolienne. Qui plus est, ce rictus romantique préoccupe non seulement Victor Hugo, mais bien tout un siècle d’écrivains. On songe aux Nachtstücke allemands, au roman historique de Walter Scott ou d’Alexandre Dumas, à ces univers peuplés de bouffons, de clowns, d’êtres difformes et hilares (le veilleur de nuit des Nachtwachen de Bonaventura, le Flibbertigibbet de Kenilworth, Chicot dans La Dame de Monsoreau). Ces exemples pourraient être multipliés en ne faisant que survoler les romans de Manzoni, de Dickens, entre bien d’autres. Mikhaïl Bakhtine l’avait observé, les romantiques ont manifesté une profonde méfiance à l’égard du rire, leur carnavalesque procédant plutôt de l’anéantissement que du ressourcement[5].

Dès ses débuts littéraires, Hugo s’est intéressé au rire noir, au rictus qui surgit de manière perverse, né du spectacle de la souffrance : son premier roman, Han d’Islande, dépeint les crimes crapuleux d’un monstre hilare tenant à la fois du Melmoth de Maturin et de la Créature de Victor von Frankenstein. « [C]e total lugubre, la gaieté[6] », résume Hugo dans le chapitre de L’homme qui rit consacré à la physionomie de Gwynplaine, synthétisant en une formule prenante l’énorme soupçon que le romantisme a fait peser sur le rire. La gaieté perverse est porteuse de sadisme ; il s’agit d’une joie qui s’exerce au détriment d’autrui, qui est arme et signe de domination. Relèvent de la gaieté perverse le rire des méchants, le rire du bourreau aux dépens de la victime, le rire des monstres, des rois et de leurs bouffons, de Caligula, de Satan, du vampire. Baudelaire écrivait : « Tous les mécréants du mélodrame, maudits, damnés, fatalement marqués d’un rictus qui court jusqu’aux oreilles, sont dans l’orthodoxie pure du rire[7]. » En cela digne représentant de l’esthétique romantique, Hugo accorde une place prépondérante à ce type d’exultation sadique dans la première partie de son oeuvre, puis il en vient à représenter un autre rire, le revers de la médaille.

Le rire de force se manifeste donc plus tardivement. Ce rire donne un tour d’écrou supplémentaire à la gaieté perverse. Non seulement les forts, les puissants, les haut placés rient perversement de leur pouvoir despotique, mais encore faut-il que leurs subalternes et leurs victimes participent de la gaieté ambiante, encore faut-il que leurs victimes rient de mauvais coeur. Cet avatar de la gaieté perverse surgit chez Hugo lorsque ses positions idéologiques sont déterminées une fois pour toutes, c’est-à-dire dans les oeuvres de l’exil. Sous le Second Empire, Hugo voit le peuple comme défiguré par son consentement tacite et forcé à un pouvoir tyrannique et usurpé, consentement ne pouvant se manifester de manière plus prenante que par la joie, le rire et le sourire :

Le meurt-de-faim rit, le mendiant rit, le forçat rit, la prostituée rit, l’orphelin, pour mieux gagner sa vie, rit, l’esclave rit, le soldat rit, le peuple rit ; la société humaine est faite de telle façon que toutes les perditions, toutes les indigences, toutes les catastrophes, toutes les fièvres, tous les ulcères, toutes les agonies, se résolvent au-dessus du gouffre en une épouvantable grimace de joie.

HqR, 726-727

Du pain et des jeux, donc : allégresse générale au milieu des souffrances et de la cruauté, conception faisant écho à la prophétie de Kierkegaard selon laquelle « […] le monde périra dans la joie générale des gens spirituels qui croiront à une farce[8] ».

Volonté : le paradoxe de l’humour hugolien

Que les mécanismes du rire soient très souvent lugubres, que domination et déclassement social se jouent autour de lui, Hugo n’en doute pas, et L’homme qui rit constitue en quelque sorte le point culminant de toutes ses cogitations et variations sur le rictus. L’action de ce roman quasi impossible à résumer tient essentiellement en ceci : le fils d’un lord proscrit est vendu par le roi à une bande de gueux spécialisés dans la confection de monstres. Sur le visage de l’enfant, ceux-ci sculptent, in vivo, un rire horrible et éternel (« On lui avait à jamais appliqué le rire sur le visage » [HqR, 351]). Devenu grand, il se fait saltimbanque. Quiconque le voit est saisi d’un rire irrépressible. Un beau jour, la noblesse du saltimbanque est reconnue : il peut siéger à la Chambre des lords. Il décide d’y devenir le porte-parole des faibles, des vaincus, des opprimés. Par un immense effort de volonté et de contorsion faciale, il arrive momentanément à masquer son rictus, mais, après avoir annoncé l’imminente révolution sociale, il s’oublie, et son rire horrible met le feu aux poudres : toute l’assemblée se tord d’un rire démentiel. L’homme qui rit terminera sa triste carrière par un suicide.

Ainsi donc, la gaieté, « ce total lugubre », et la joie, « [l]a chose du monde qui peut le plus être hideuse » (HqR, 536), font l’objet de représentations dépréciatives, voire tragiques, tout au long de l’oeuvre hugolienne, et plus particulièrement dans le roman L’homme qui rit. Mais si Hugo représente le rire comme un phénomène essentiellement négatif procédant de la cruauté ou de la souffrance, comment expliquer la volonté humoristique de l’auteur ? Comment expliquer cet écart entre la théorie et la pratique ?

Nous tiendrons effectivement pour acquis que L’homme qui rit est bien un roman humoristique. Quelques précautions à ce sujet sont sans doute nécessaires, attendu que le rire est somme toute un phénomène très personnel dont il est difficile de rendre compte. J’invoquerai la protection de Montaigne : puisque « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition[9] », je me fierai à ma propre expérience de lecteur pour affirmer que L’homme qui rit est un roman profondément comique. Bien sûr, cette appréciation d’une oeuvre considérée par Robert Gibson comme « the most bizarre novel written in French by a distinguished author[10] » est contestable ; on parle après tout d’un roman dont les faiblesses, aux dires de Richard B. Grant, sont particulièrement agaçantes : « For instance, unfortunate bits of “humour” abound[11]. » Comme le souligne Bernard Leuilliot, la principale difficulté pour qui s’intéresse à l’humour de Victor Hugo vient de ce qu’« on a longtemps nié qu’[il] en fût capable : sa bêtise ne pouvait que le lui interdire[12] ». Une lecture éclairée de L’homme qui rit, ou de tout autre roman de Victor Hugo, présuppose en effet une certaine foi, paradoxale mais somme toute assez peu déraisonnable, en l’intelligence de cet auteur.

On pourrait voir dans cette volonté de faire rire le lecteur à l’intérieur même d’un livre qui entend fustiger le rire comme une manifestation du paradoxe exposé par Milan Kundera dans L’art du roman, à savoir que le romancier n’est le porte-parole de personne, « même pas le porte-parole de ses propres idées[13] ». En effet, dans son théâtre comme dans sa poésie, Victor Hugo propose une lecture sans doute plus univoque des phénomènes relatifs au rire que celle qui se fait jour dans ses romans. La pièce Le roi s’amuse, par exemple, qui par sa thématique appartient au même univers que L’homme qui rit, procède d’une conception plus uniformément tragique que celle qui préside à la composition des romans de Hugo. De même, le lecteur qui, « loin du monde rieur[14] », parcourt Les rayons et les ombres ne se figure pas Olympio hilare : le sublime s’unit moins volontiers au grotesque ici qu’ailleurs. Dès le coup d’essai que constitue Han d’Islande en 1823, tout se passe comme si Hugo romancier était conscient que le temps de lecture qu’exige un roman d’envergure permet à l’auteur comme au lecteur d’explorer différents aspects d’une même question sans que les contradictions, de surface ou profondes, ne deviennent gênantes. Autrement dit, il semble s’accorder le droit de ne plus toujours être le porte-parole de ses propres idées sur le rire. Par le fait même, il libère sa volonté humoristique, moins aisément conciliable avec l’univers monologique du théâtre romantique ou l’ethos poétique caractérisant ses recueils publiés sous la monarchie de Juillet. Plus avant, avec les grands romans de l’exil que sont Les misérables, Les travailleurs de la mer, Quatrevingt-treize et, surtout, L’homme qui rit, Hugo affiche toujours plus délibérément cette volonté humoristique, même si une lecture littérale du roman pourrait aisément n’en rendre aucun compte[15].

L’homme qui rit, « l’emblème de la création hugolienne »

Roger Borderie note avec pertinence que, avec L’homme qui rit, « Hugo a fait du Hugo comme jamais. Il n’est dans aucun autre de ses écrits autant semblable à lui-même et aux idées créatrices qu’il a défendues depuis sa jeunesse. Ce livre apparaît comme l’emblème de la création hugolienne[16] ». Or, Hugo avait prévu l’insuccès de ce roman qu’il adressait, dans un projet de dédicace, au seul « lecteur pensif[17] ». L’auteur s’adresse au lecteur converti, à son frère en pensées, ce qui n’est pas précisément une pratique courante chez Hugo qui, comme on le sait, aimait ratisser large. Ce lecteur pensif serait un lecteur qui entend à rire, malgré qu’il tienne entre les mains un réquisitoire contre la joie. Borderie observe encore que des Travailleurs de la mer à L’homme qui rit, « Hugo est passé de l’ironie à l’humour noir, de la saillie à la férocité sarcastique[18] ». Cette férocité présuppose une profonde affinité entre l’écrivain et le lecteur, affinité que l’auteur souhaite, mais ne cherche nullement à développer tout au long de son récit.

Le principal ressort humoristique de L’homme qui rit tient à la confusion constante et généralisée entre ce que Jean Gaudon appelle le savoir et les effets de savoir[19]. La phénoménologie du rire hugolien ressort avec une clarté particulière du chapitre intitulé Magister elegantiarum, lequel décrit les différents clubs qui se disputaient les faveurs des gentlemen désoeuvrés à Londres au début du xviiie siècle, s’il faut en croire Hugo du moins. Sont ainsi évoqués, pêle-mêle, le Club des Laids (« Ce club était dédié à la difformité. On y prenait l’engagement de se battre, non pour une belle femme, mais pour un homme laid » [HqR, 286]), le She Romps Club (dont l’activité principale consistait à « [prendre] dans la rue une femme […] aussi peu vieille et aussi peu laide que possible ; on la poussait dans le club, de force, et on la faisait marcher sur les mains, le visage voilé par ses jupes retombantes » [HqR, 287]), le Club des Coups de Tête (« ainsi nommé parce qu’on y donnait des coups de tête aux gens » [idem.]) et le Mohock Club (qui « avait ce but grandiose : nuire » [HqR, 289]). Mais celui de ces clubs sur lequel Hugo est le plus loquace est le Fun Club, le faux historien se faisant ici faux angliciste :

Il y avait le Fun Club. Fun est, comme cant, comme humour, un mot spécial intraduisible. Le fun est à la farce ce que le piment est au sel. Pénétrer dans une maison, y briser une glace de prix, y balafrer les portraits de famille, empoisonner le chien, mettre un chat dans la volière, cela s’appelle « tailler une pièce de fun ». Donner une fausse mauvaise nouvelle qui fait prendre aux personnes le deuil à tort, c’est du fun. C’est le fun qui a fait un trou carré dans un Holbein à Hampton-Court. Le fun serait fier si c’était lui qui avait cassé les bras à la Vénus de Milo. Sous Jacques II, un jeune lord millionnaire qui avait mis le feu la nuit à une chaumière fit rire Londres aux éclats et fut proclamé Roi du fun. Les pauvres diables de la chaumière s’étaient sauvés en chemise. Les membres du Fun Club, tous de la plus haute aristocratie, couraient Londres à l’heure où les bourgeois dorment, arrachaient les gonds des volets, coupaient les tuyaux des pompes, défonçaient les citernes, décrochaient les enseignes, saccageaient les cultures, éteignaient les réverbères, sciaient les poutres d’étai des maisons, cassaient les carreaux des fenêtres, surtout dans les quartiers indigents. C’étaient les riches qui faisaient cela aux misérables. C’est pourquoi nulle plainte possible. D’ailleurs c’était de la comédie.

HqR, 288

Dans ce chapitre en particulier comme dans L’homme qui rit en général, Hugo propose au lecteur une confusion humoristique et résolument volontaire entre érudition et invention — ou, plus précisément, entre érudition et vision. Hugo serait ainsi l’un de ces romantiques qui, comme le Carlyle de Sartor resartus, pratique ce que l’on peut appeler la vision humoristique. Gérard de Nerval écrivait dans Aurélia : « je crois que l’imagination humaine n’a rien inventé qui ne soit vrai, dans ce monde ou dans les autres[20] ». Cette citation expose l’essence du savoir de Hugo, vrai ou imaginé : les livres, pour le lecteur qui sait voir, servent à voyager en esprit dans les époques passées. Le Louis Lambert de Balzac, le lecteur romantique par excellence, avait « des notions si exactes sur les choses qu’il percevait par la lecture seulement, que l’image imprimée dans son âme n’en eût pas été plus vive s’il les avait réellement vues » :

[S]oit qu’il procédât par analogie, soit qu’il fût doué d’une espèce de seconde vue par laquelle il embrassait la nature.

— En lisant le récit de la bataille d’Austerlitz, me dit-il un jour, j’en ai vu tous les incidents. Les volées de canon, les cris des combattants retentissaient à mes oreilles et m’agitaient les entrailles ; je sentais la poudre, j’entendais le bruit des chevaux et la voix des hommes ; j’admirais la plaine où se heurtaient des nations armées, comme si j’eusse été sur la hauteur de Santon[21].

Une fois que la lecture aura permis d’accéder à ces mondes révolus, il s’agira de voir (de savoir) ce qui a pu échapper à l’historien servant de guide. « Il en est ainsi en toutes choses, écrivait Dumas ; beaucoup regardent, bien peu voient[22]. » Tel est le rapport de Victor Hugo aux historiens qui lui permettent de se documenter, mais aussi et surtout de se projeter dans le passé ; tel est aussi l’usage qu’il souhaite que le lecteur pensif fasse de son propre roman. « Faire ressemblant, c’est là tout le devoir de l’historien » (HqR, 642) ; c’est dire qu’il dispose d’une importante marge de manoeuvre. Hugo se sert en somme du roman historique pour inventer du vrai, mais du vrai outrancier, c’est-à-dire du vrai trop vrai pour être celui du tout-venant des historiens. L’humour signale au lecteur complice les libertés prises avec la matière première historique — au nom du plus haut sens. Ce faisant, l’écrivain se gausse d’avance des commentateurs qui lui reprocheront l’inexactitude de ses connaissances sur l’histoire et la culture anglaises[23].

Portrait de l’auteur en bateleur érudit

La discordance entre la représentation du rire dans L’homme qui rit et la volonté humoristique de Victor Hugo s’incarne principalement dans un personnage : Ursus, le vieux bateleur érudit qui adopte le petit Gwynplaine ; Ursus, propriétaire d’un loup apprivoisé qui, lui, se nomme Homo. Comme l’avait observé Barbey d’Aurevilly, le dernier Hugo est un formidable créateur de vieillards romanesques qui servent de véhicules à ses propres paradoxes[24]. Deux chapitres consécutifs intitulés « Ce que dit le misanthrope » et « Ce qu’il fait » semblent mettre en abyme cette discordance entre volonté et représentation qui est celle de l’auteur de L’homme qui rit. Tout comme Hugo cherche à condamner le rire dans un ouvrage humoristique, Ursus, lorsque le Wapentake vient lui enlever Gwynplaine, qu’il croit perdu à jamais dans les oubliettes de la justice britannique, prend la résolution d’annoncer la mauvaise nouvelle le plus brusquement possible à Dea, de manière à la tuer d’un coup sec (« Quand elle ne verra plus Gwynplaine — elle le voit, l’idiote ! — , elle n’aura plus de raison d’être, elle se dira : “Qu’est-ce que je fais en ce monde ?” Et elle partira, elle aussi. Bon voyage » [HqR, 566]). Telle est sa volonté, c’est ce qu’il dit ; ce qu’il fait est tout autre : une fois devant Dea, il tente de déjouer la jeune aveugle en réalisant à lui seul une représentation du spectacle qu’elle et Gwynplaine donnent quotidiennement au public de Londres, tenant à lui seul tous les rôles ; ventriloque formidable, il contrefait toutes les voix, même celles des membres du public factice (« Tout l’orchestre des voix humaines et bestiales qu’il avait en lui entra en branle à la fois. Il se fit légion » [HqR, 573]). Avec Ursus, Victor Hugo produit un autoportrait caricatural de l’artiste en érudit vieillissant, autoportrait ressemblant au modèle tant par son maniement de l’humour que par son isolement.

Ursus utilise l’humour d’une manière semblable à celle du romancier qui lui a donné le jour. Ce personnage est effectivement le principal préposé du roman au savoir et aux effets de savoir. Pierre Albouy observe que son érudition, surréaliste avant la lettre, « introduit dans le langage le bizarre, l’insolite, le saugrenu ; elle permet le coq-à-l’âne perpétuel, car elle est un procédé de dérèglement du langage[25] ». Toutefois, il est essentiel de bien saisir que ce savoir en folie, comme celui du romancier, confine à une réalité supérieure, à une forme de voyance humoristique qui permet, dans la confusion entre ce qui est cocasse, inattendu, drôle, fantasque, d’une part, et ce qui est tout à fait sérieux quoique paradoxal, d’autre part, d’établir une communion avec le lecteur pensif auquel s’adresse cette bouteille jetée à la mer qu’est L’homme qui rit. Je relève deux extraits du volumineux roman dans lesquels Hugo s’exprime de manière positive sur le rire ; de tels développements sont rarissimes chez lui, mais suggérés d’un bout à l’autre de son oeuvre par les réactions qu’il tente de susciter chez son lecteur. Il est pour le moins révélateur que ces deux passages se rapportent au personnage d’Ursus, dont le narrateur nous dit d’emblée, dans celui des deux chapitres dits « préliminaires » qui lui est consacré, qu’il « […] ne souriait pas […], mais il riait ; parfois, fréquemment même ; d’un rire amer. Il y a du consentement dans le sourire, tandis que le rire est souvent un refus » (HqR, 77). On conçoit aisément que l’auteur des Châtiments puisse associer le rire au refus, voire à la résistance, mais cette association demeure généralement implicite lorsque Victor Hugo ne parle pas par le biais du personnage paradoxal qu’est Ursus. Puis, dans le chapitre intitulé « Éloquence en plein vent » et entièrement constitué d’une leçon de choses bouffonne dispensée par Ursus, on lit :

J’enseigne la Pseudodoxia Epidemica. J’ai un camarade qui fait rire, moi je fais penser. Nous habitons la même boîte, le rire étant d’aussi bonne famille que le savoir. Quand on demandait à Démocrite : « Comment savez-vous ? » il répondait : « Je ris. » Et moi, si l’on me demande : « Pourquoi riez-vous ? » je répondrai : « Parce que je sais. »

HqR, 414

Ce « pseudo-savoir épidémique » et humoristique, dont la fonction est de susciter la réflexion grâce à la charge d’inattendu dont il est porteur, est bien entendu celui de Victor Hugo tout aussi bien que celui d’Ursus, un Hugo qui se soucie de moins en moins de plaire. Le mage de Guernesey ne s’adresse plus désormais qu’aux happy few qui veulent bien le suivre là où les mèneront ses visions les plus sauvages : « Ursus semblait monologuer plutôt que dialoguer. Du reste, le soliloque était, on le sait, son habitude. Il passait pour maniaque à cause de cela » (HqR, 745).

Pierre Albouy souligne cette ressemblance entre le personnage et son créateur : « Ursus campe […] la figure même du poète ; il est Orphée, il est Hugo, mais il ne se fait entendre qu’à la foire, sur le mode de la parodie, de la bouffonnerie, sans charmer, comme Orphée, mais en faisant rire, sans convaincre, entraîner, dominer, comme Hugo, mais en faisant rire de lui […][26]. » En effet, Ursus ressemble à l’auteur de L’homme qui rit par son isolement. Tout comme Hugo s’adresse à un « lecteur pensif » aussi hypothétique que prospectif, il cause en plein vent, pour le vent (« Le vent est loquace, dit Ursus, comme tous les solitaires. Personne ne lui tient compagnie là-haut. Alors il bavarde » [HqR, 416]). Selon deux éditeurs éclairés de L’homme qui rit, la manie du monologue qu’affiche ce personnage « remédie, illusoirement peut-être, au sentiment farouche de la solitude[27] ». Tout se passe en somme comme si Hugo, bien conscient d’être devenu un objet de ridicule aux yeux de plusieurs, tentait de montrer, à ceux qui étaient disposés à le suivre, que sa propre condamnation des phénomènes du rire n’était pas dépourvue de bouffonnerie.

En 1869, Hugo n’est plus, du moins ne se sent plus, cet écrivain qui convainc, qui entraîne et qui domine ; il ne s’adresse plus guère qu’au lecteur pensif, son semblable, son frère. À l’époque où Barbey d’Aurevilly, maître de la tirade assassine, s’apprête à accueillir L’homme qui rit par la phrase : « L’homme qui rit, c’est nous[28] ! », à l’époque où Leconte de L’Isle proclame que Hugo est « bête comme l’Himalaya[29] », et peu avant que Nietzsche ne voie en lui « le phare au bord de l’Océan de l’Absurde[30] », Hugo donne de lui-même une caricature romanesque qui montre que, quoi qu’en aient les rieurs qui tentent de l’anéantir par le ridicule, ses ennemis n’ont pas le monopole du rire.