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En histoire littéraire, il est courant de repérer des oeuvres inaugurales et des précurseurs. Ainsi, dans l’histoire du roman, Don Quichotte apparaît comme « le premier roman moderne », tandis que Tristram Shandy serait le précurseur du modernisme ou de la postmodernité[1]. Chklovski, lorsqu’il démontre dans un article de 1929 intitulé (en français) « Le roman parodique[2] » que le roman de Sterne est « le roman le plus caractéristique de la littérature universelle », le fait en s’appuyant sur un corpus de romans russes classiques, tous postérieurs au xviiie siècle.

Ces jalons, à leur tour, permettent de discerner des tendances esthétiques continues d’une époque à une autre. Ainsi, Bakhtine fait de Rabelais l’un des fondateurs de la « seconde ligne stylistique du roman occidental », dont Fielding et Sterne seraient les derniers représentants, avant que le xixe siècle ne vienne confondre les deux lignes du roman auparavant séparées[3]. Plus récemment, dans un débat à distance à travers deux numéros de L’Atelier du roman (1996 et 1997), Yves Hersant et Thomas Pavel ont interrogé eux aussi le rapport entre roman moderne et roman romanesque, l’un pour insister sur leur opposition fondatrice[4], l’autre pour réaffirmer la fusion des deux dans la perspective d’une histoire unique du genre romanesque[5] ; enfin, un numéro récent d’Études françaises, sous la direction d’Ugo Dionne et de Francis Gingras[6], tend à montrer que le roman a toujours intégré des éléments d’antiroman, y compris lorsqu’il s’agit des « vieux romans » médiévaux souvent associés à la ligne romanesque déconstruite par la lucidité réaliste qu’on attribue généralement au roman comique et parodique des siècles ultérieurs. Ce numéro brise de manière salutaire les idées reçues en matière de périodisation de l’histoire littéraire et invite à replacer chaque oeuvre dans son contexte spécifique, pour éviter les illusions liées à la prédominance apparente de telle ou telle oeuvre dans l’histoire du genre romanesque. C’est ainsi que Jean-Paul Sermain[7] montre dans ce recueil la part d’antiroman qui existe dans La vie de Marianne de Marivaux, avant même la parution du premier roman de Fielding en Angleterre.

Dans l’histoire du genre romanesque, le roman du xviiie siècle tient incontestablement une place essentielle, de « rise of the novel » anglais (I. Watt[8], dont il sera question plus bas) en « roman postcritique » français (J.-P. Sermain[9]) ; et le rire également, qu’il soit écho du « carnavalesque » rabelaisien ou prise de distance burlesque et parodique à l’égard du roman romanesque. Nous souhaiterions apporter une modeste pierre à cet édifice critique déjà fort dense, en réexaminant le cas de Tristram Shandy de Sterne (1759-1767)[10], non pas comme précurseur de notre modernité mais, comme la critique sternienne tend à le faire depuis une dizaine d’années, comme « roman le plus caractéristique » du xviiie siècle auquel il appartient, en particulier dans la manière dont s’articulent dans cette oeuvre le rire et le romanesque, à travers la parodie[11] et l’humour.

En effet, Sterne présente la particularité, dans l’histoire, de représenter à la fois un point d’aboutissement du roman européen du xviiie siècle à son apogée, un tournant important dans la réception du Don Quichotte de Cervantès, et un lieu privilégié de développement de l’humour au moment de l’« invention » de cette notion par les Anglais. De ces trois points, témoigne la pratique sternienne multiple et variée de la parodie comme lieu d’un rire d’inclusion, qui contribue à relativiser l’opposition entre roman et romanesque, commode parfois d’un point de vue pédagogique, mais souvent imprécise au regard de l’histoire littéraire et de l’étude attentive des oeuvres.

Sterne et le roman du xviiie siècle : rire et roman, rire du roman

Dans l’introduction de l’article sur La vie de Marianne dont il était question plus haut, Jean-Paul Sermain rappelle que l’apogée de la production romanesque en France et en Angleterre se situe dans les années 1730-1750 ; dans cette perspective, Tristram Shandy de Sterne apparaît comme une oeuvre « singulière[12] », ce qui est tout à fait exact si l’on considère que non seulement elle ne s’inscrit pas dans une époque très dense en termes de publication de romans, mais que, de surcroît, on a affaire à une oeuvre à bien des égards absolument originale et inclassable. Pourtant, Tristram Shandy est loin d’être un phénomène isolé, si l’on considère les liens intertextuels propres au xviiie siècle.

Certes, la publication de Tristram Shandy intervient près d’une génération après l’apogée du genre telle qu’identifiée par J.-P. Sermain ; mais d’une part, Sterne s’inscrit dans une tradition ancienne dont nous traiterons peu ici, celle de la « satire érudite » (learned wit[13]), dans laquelle s’était illustré peu de temps auparavant l’un de ses modèles déclarés, Swift ; nous ne nous attarderons pas non plus sur ce que Tristram Shandy révèle des tendances profondes de la littérature qui lui est contemporaine, notamment en termes de sensibilité[14] ; d’autre part, et c’est ce qui nous intéressera prioritairement ici, Tristram Shandy constitue à bien des égards une véritable synthèse des évolutions du roman au cours de la génération précédente, à travers la parodie et ce qu’elle suppose de rire dans le roman, de rire sur le roman.

Retour sur « romance » et « novel » comme « valeurs d’usage ». La place du rire et de la parodie dans cette distinction

Le détour par le roman anglais du xviiie siècle et la critique à laquelle il donne lieu permettent tout d’abord de faire le point sur la fameuse dichotomie romance/novel, trop souvent simplifiée en une distinction nette entre deux genres de fiction narrative incompatibles ou entre deux époques successives de l’histoire du roman. Nous verrons à cette occasion quel rôle peuvent y jouer le rire et la parodie.

C’est dans une étude portant sur Joseph Andrews de Fielding (1742) qu’a été formulée une des mises au point les plus claires qui nous ait été donné de lire ces dernières années sur ces notions, par Alain Bony et Frédéric Ogée[15]. Ces auteurs montrent en effet que tous les romans, et en particulier ceux que l’on a coutume de citer comme représentatifs ou précurseurs du novel (réaliste, critique, parodique, métatextuel), mais aussi ceux, typiques du romance qu’ils sont censés critiquer, relèvent en fait du genre « romance-and-novel[16] ».

On sera donc plus à l’aise avec ces notions si on ne les considère pas comme des genres mais, comme nous le suggèrent A. Bony et F. Ogée, comme des « valeurs d’usage » : la distinction entre novel et romance est alors moins une donnée générique, qui amènerait par exemple avec elle des normes de composition mais, au sein même de ce genre non canonique qu’est le roman, une question de lecture : toute oeuvre de fiction peut être à la fois romance et novel, l’accent pouvant être mis davantage sur l’un ou l’autre aspect, selon la « valeur d’usage » qu’en fait le lecteur au fil de sa lecture.

Toujours selon ces auteurs, l’aspect « romance » du texte « ouvre au lecteur un espace d’identification substitutive, une attente d’accomplissement », suscitant chez lui un « investissement imaginaire » ; en cela, le « fantasme » a tendance à dominer dans le romance. À l’inverse, la dimension associée au novel est une « mise en oeuvre du langage », une construction par laquelle l’identification imaginaire est distanciée par des structures verbales et discursives ; là, c’est le « texte » qui a la primauté.

Dans Joseph Andrews (comme déjà dans Don Quichotte, dans Le roman comique et dans les romans de Marivaux ; comme ensuite dans Tom Jones, Tristram Shandy, Jacques le fataliste), les deux registres coexistent : les aventures de Joseph constituent une histoire romanesque, « mais cette histoire typiquement romance s’insère dans une structure textuelle proliférante […] qui [met] en évidence les procédés de fabrication du texte comme texture[17] ».

Parce que la dimension « romance » suppose une forme d’identification, de proximité entre le lecteur et les personnages (ou l’histoire), alors que la dimension « novel » implique pour sa part une distanciation, on comprend bien que ce second aspect, lorsqu’il est dominant dans une oeuvre ou à un moment donné du récit, soit favorable au surgissement du rire et à l’irruption de la parodie, qui, par définition, considère avant tout le roman comme « texte », en l’occurrence comme « hypotexte » ou « hypertexte », pour reprendre la terminologie genettienne[18].

Dans le cas de Tristram Shandy, c’est la dimension sentimentale du roman qui est le plus souvent à lire au premier degré et qui rattache l’histoire et les sentiments exposés par le narrateur au « romance » ; mais la forme ludique, réflexive et provocatrice d’un texte où le narrateur auto-représenté ne cesse de faire irruption au sein du récit, en fait assurément un « novel » atypique, où les « opinions » du titre l’emportent très nettement sur la « vie » de Tristram Shandy.

Sterne, Fielding, Marivaux : apogée du roman et mise à nu des procédés

« Atypique », avons-nous écrit ? Wayne C. Booth a montré dans un article bien connu[19] que ces procédés d’intrusion du narrateur sont en réalité déjà à l’oeuvre chez les grands « inventeurs » du roman moderne, Rabelais et Cervantès, explicitement cités par Sterne comme faisant partie de ses auteurs de référence, mais aussi chez Marivaux et Fielding, qu’il ne cite pas mais qui, avec les mêmes modèles et d’autres en tête (Scarron notamment), ont fait le roman tel qu’il existe au moment où Sterne écrit.

Si Ian Watt est très souvent cité, voire critiqué, à propos de la notion de « rise of the novel » qu’il a mise en évidence dans une démarche essentiellement sociocritique, on lui rend rarement justice pour l’analyse, brève mais à nos yeux fort pertinente, qu’il propose de Tristram Shandy, comme en postface à son étude célèbre de Defoe, Richardson et Fielding. Watt, quelques années après l’article de Booth, dans le dernier chapitre de The Rise of the Novel[20], montre ainsi que, malgré son irréductible originalité, Sterne, à bien des égards, concentre et résout dans Tristram Shandy tous les enjeux formels soulevés par ses prédécesseurs en termes de « réalisme », qu’il s’agisse de la manière de traiter les éléments du récit (temps, lieu, personnage) (« realism of presentation ») ou de la façon de les raconter et de les commenter (énonciation réaliste, ou « realism of assessment »).

Cette conscience aiguë des enjeux du récit de fiction et la parfaite maîtrise narrative de Sterne, affirme Watt, auraient pu faire de lui le plus accompli des romanciers du xviiie siècle, s’il s’était donné dans Tristram Shandy les mêmes objectifs que Richardson et Fielding dans leurs oeuvres ; or Tristram Shandy est moins un roman qu’une parodie de roman, qui use et abuse avec ironie des innovations narratives ou questions techniques explorées par ses prédécesseurs ou contemporains. Le traitement « réaliste » du temps est l’exemple, fort convaincant, développé par Watt : Sterne se pose ainsi la question du temps à la fois comme Defoe (temps long de l’autobiographie fictive), comme Richardson (immédiateté de la pensée) et comme Fielding (vraisemblance chronologique et historique). De ce dernier, Sterne reprend et subvertit à la fois le principe des chapitres liminaires discursifs, portant sur des considérations générales : ses chapitres généraux ne sont que très rarement liminaires, les réflexions du narrateur-auteur pouvant surgir à la moindre occasion ; aux chapitres de Tom Jones sur le genre historique ou sur les valeurs morales, Sterne répond par un non-chapitre sur les digressions ou par un chapitre-prétérition sur le sommeil[21]. Lorsqu’il semble suivre la voie ouverte par Fielding, son chapitre liminaire porte sur les moustaches ou compare les critiques à des baudets[22]. Enfin, comme dans Tom Jones, il propose un chapitre sur l’amour en prélude aux amours de l’oncle Toby, mais c’est pour proposer une comparaison triviale entre amour et cocuage[23], qui lui permet d’aborder à sa manière le rapport entre amour platonique et « esprits animaux », au sujet d’un oncle Toby dénué de libido, à l’opposé de Tom Jones[24].

Dans la mesure où le nom même de Fielding n’est à aucun moment cité par Sterne dans son propre roman, on pourra difficilement parler, au sens strict, d’une « parodie[25] » de cet auteur dans Tristram Shandy. Le jeu de Sterne avec les procédés mis en oeuvre par ses prédécesseurs relèverait plutôt de la « mise à nu » qui constitue la parodie pour les formalistes russes, et pour Chklovski en particulier : la tension à l’extrême des principes de composition du roman tels qu’ils nous apparaissent aujourd’hui comme caractéristiques de cette époque du roman européen aboutit à un texte aussi excentrique que les personnages qu’il met en scène et provoque le sourire à la fois bienveillant et critique propre à la parodie.

Bien qu’elle implique une distanciation critique, la parodie est en effet toujours en même temps intégration de l’autre en soi ; le rire du roman de Sterne à l’égard des procédés du roman du xviiie siècle n’est pas tant un rire d’exclusion, satire du ridicule ou du désuet, que l’adoption souriante et lucide, avec la complicité du lecteur, de traits génériques assumés et intégrés dans une vision personnelle du monde, de l’écriture et du livre.

En cela, Sterne parodiste est au roman ce que « l’aimable humoriste[26] » est au monde dans lequel il évolue : un farceur à l’air sérieux, un original au grand coeur, un anti-romancier sensible. C’est ce rapprochement entre parodie et humour que nous souhaitons à présent aborder, d’abord par un retour à Cervantès via Sterne, puis par une synthèse plus théorique sur ces notions.

Sterne et le « cervantic humour » : une conception inclusive de la parodie

La référence à Cervantès est omniprésente dans Tristram Shandy, cette filiation revendiquée (avec Rabelais également) confirmant apparemment la thèse bakhtinienne d’une « seconde ligne », comique et parodique, du roman européen, s’opposant à une ligne romanesque, sentimentale et idéaliste. Mais l’étude du texte de Sterne et son rapport avec Cervantès nous amènent à reconsidérer la nature du rire et de la parodie dans le roman, dans le sens d’une inclusion ludique du romanesque, et non dans la seule tradition de l’exclusion satirique[27] : en cela, notre réflexion rejoint l’analyse que propose Marthe Robert du donquichottisme, dans L’ancien et le nouveau[28].

Parodie respectueuse de Cervantès

Jean Canavaggio, dans Don Quichotte : du livre au mythe[29], montre bien les différentes étapes de la réception du roman de Cervantès. Or Sterne, avec Fielding, a pleinement contribué à faire pencher le xviiie siècle anglais vers un « rire éclairé », dans lequel le chevalier à la Triste Figure n’est plus seulement considéré comme un fou ridicule, mais commence à susciter une identification et une certaine sympathie chez les lecteurs.

C’est ainsi avec une tendresse déclarée pour le Quichotte et ses personnages que Sterne place son roman sous les auspices de « [son] cher Cervantès[30] ». Il dote par exemple son pasteur Yorick, homme de coeur et d’esprit, d’un cheval asthmatique présenté comme « frère » de Rossinante, la libido équine en moins[31]. S’agissant d’une reprise, associée à une légère modification, du texte de Cervantès, ce cheval représente bien une parodie de Rossinante ; celle-ci, cependant, est loin de dénigrer son modèle : au contraire, elle en est une marque de respect, et si la parodie s’accompagne bien d’une forme de distance ironique, celle-ci reste pleine d’indulgence et s’exerce à l’égard de sa propre créature. En effet, dans un univers shandyen peuplé de motifs chevalins (et au premier chef, les fameux hobby-horses qui caractérisent chaque personnage dans son excentricité) et hanté par l’impuissance sexuelle (et d’abord celle du héros-narrateur), la référence à Rossinante, vanté pour sa vigueur, est autant un hommage à Cervantès que le révélateur d’un « comble » humoristique atteint, avec le cheval de Yorick, dans le domaine de l’invention d’un cheval souffreteux.

Dans le même esprit, Sterne s’amuse à imiter Cervantès, sans intention de s’en moquer, avec le conte de Slawkenbergius, qui ouvre le livre IV et apparaît comme une parodie de nouvelle cervantine : l’histoire d’un inconnu, à l’identité secrète, qui fait sensation par son physique exceptionnel, et dont on apprend finalement qu’il est guidé par la passion amoureuse peut évoquer aussi bien l’histoire de Cardénio ou celle de Dorothée[32], qu’une des Nouvelles exemplaires (1613) telle « Les deux jeunes filles ». L’histoire de Sterne, qui se révèle d’ailleurs espagnole (« Les amours de Diego et Julia »), concentre cependant sur le nez du personnage tout l’extraordinaire de la caractérisation et sur la curiosité des observateurs, toute l’attention de la narration. À l’égard de l’hypotexte cervantin, Sterne reste toujours respectueux : l’interprétation possiblement scabreuse du conte, d’autant plus prégnante qu’elle fait l’objet d’une véhémente dénégation de la part du narrateur, contribue à la parodie, mais vise moins le modèle cervantin que les attentes, respectables ou inavouables, du lecteur, conditionnées, pour ce qui est de l’intrigue romanesque, par certains schémas narratifs hérités indirectement de Cervantès (par l’intermédiaire de Fielding notamment) et, pour ce qui est de l’obsession du sexe, par ses propres pulsions libidineuses[33].

Le cas de la parodie sternienne de Cervantès illustre bien le fait que la parodie peut s’accompagner d’une certaine tentation poétique ou d’une tendresse manifeste pour son hypotexte (c’était d’ailleurs déjà le cas pour Cervantès à l’égard du roman de chevalerie, pastoral ou byzantin) ; que l’ironie qui l’accompagne n’est pas forcément sarcastique, mais plus vraisemblablement une forme d’autodérision ; enfin que le rire qu’elle provoque est avant tout un mode de communication ludique avec le lecteur et ses supposés préjugés (romanesques ou moraux). Cela ne signifie pas pour autant que le rire satirique n’existe pas dans Tristram Shandy ; mais son rapport avec le procédé parodique n’est pas forcément aussi simple qu’on pourrait le penser, comme l’illustre une autre référence à Cervantès.

Cervantic humour et parodie : la dialectique satirique du roman

[…] in general I am perswaded that the happiness of the Cervantic humour arises from this very thing of describing silly and trifling Events, with the Circumstancial Pomp of great Ones[34].

C’est pour répondre aux critiques qui lui ont été adressées de se livrer à des jeux d’esprit gratuits (en l’occurrence, en s’attardant avec complaisance sur la description minutieuse de la chute du Dr Slop dans une flaque de boue) que Sterne propose, dans une de ses lettres, cette définition de « l’humour cervantique ». Celle-ci peut paraître essentiellement formelle, recoupant la définition de l’héroï-comique, procédé inverse du burlesque, défendu et illustré par Boileau, pratiqué par Pope : évocation en style noble d’un événement trivial. Pourtant, le fait même qu’il en appelle à l’esprit « spirituel et raffiné » (expression qu’il utilise dans une autre lettre) qui, selon lui, caractérise Cervantès, signale que Sterne a conscience de manier là une forme originale et subtile, que nous tâcherons de cerner plus concrètement ici.

Un exemple précis (parmi tant d’autres) nous servira à réfléchir sur cet « humour cervantique » ; son intérêt pour notre propos est qu’il permet de l’associer explicitement à la parodie et donc de penser, à partir du texte, une sorte de « dialectique de la parodie satirique » : il s’agit des chapitres 13 à 15 du livre III.

Rappelons que Mrs Shandy, enceinte de Tristram et sur le point d’accoucher, a exigé d’être assistée d’une sage-femme pleine d’expérience, alors que le père (Walter) a préféré faire appel à un savant obstétricien, inventeur de forceps dernier cri et auteur de nombreux traités de référence sur la question, le Dr Slop. L’oncle Toby (frère du père), quant à lui, homme simple et plein de compassion, dont les loisirs et le langage sont tout entiers occupés par l’art de la guerre, aurait tendance à comprendre les souhaits de sa belle-soeur, mais en toute honnêteté, ne peut qu’avouer son ignorance des dernières techniques d’obstétrique. C’est dans ce contexte qu’il faut lire ces trois chapitres où, en termes d’action, il se passe finalement bien peu de chose : la servante Susannah annonce que le travail est commencé, que la sage-femme s’est blessée et qu’elle aimerait que Slop monte la voir ; ce dernier en profite pour tâcher de reprendre la main ; Toby fait une remarque, qui provoque une réponse ironique de Slop, accompagnée d’un geste censé être victorieux mais finalement ridicule ; enfin, Toby a le dernier mot. Je souhaite cependant montrer que cet épisode condense le mouvement dialectique de la parodie dans son rapport avec la satire chez Sterne.

« Parodie » au sens restreint et moqueur : Slop pensant ridiculiser l’oncle Toby

The midwife had just before been put over Dr. Slop’s head. —— He had not digested it. —— No, replied Dr. Slop, ‘twould be full as proper, if the midwife came down to me . I like subordination, quoth my uncle Toby, and but for it, after the reduction of Lisle, I know not what might have become of the garrison of Ghent, in the mutiny for bread, in the year Ten. ————— Nor, replied Dr. Slop (parodying my uncle Toby’s hobby-horsical reflection, though full as hobby-horsically himself) —— do I know, Captain Shandy, what might have become of the garrison above stairs, in the mutiny and confusion I find all things are in at present, but for the subordination of fingers and thumbs to******———- the application of which, Sir, under this accident of mine, comes in so a propos, that without it, the cut upon my thumb might have been felt by the Shandy family, as long as the Shandy family had a name[35].

Le verbe « to parody » apparaît explicitement dans cet extrait (et une nouvelle fois au chapitre 15, voir citation ci-dessous) pour désigner la manière dont Slop reprend de façon railleuse la manie de Toby de parler par métaphores militaires. Le mot est employé ici dans son sens restreint, courant au xviiie siècle, de raillerie par imitation du discours d’autrui. L’intention de Slop est moqueuse et la parodie est donc utilisée dans un contexte polémique, où l’enjeu de pouvoir et de domination est majeur : il s’agit du pouvoir de la sage-femme, en concurrence avec celui du médecin ; mais aussi de la sagesse du fou au grand coeur par rapport à la légitimité orgueilleuse du savant. Slop pense sortir victorieux de ce double défi à sa suprématie par la parodie. En reprenant la mention de la « subordination » avec habileté (stylistique, par rapport à Toby ; opportuniste, par rapport à Susannah), il pourrait faire la preuve de sa supériorité dans les deux cas.

Cependant, cette efficacité de la parodie satirique est réduite par avance, du fait qu’elle est ici placée dans la bouche d’un personnage qui est déjà déconsidéré aux yeux du lecteur : il l’est par son nom ridicule et par tout ce qui accompagne son arrivée chez les Shandy (couvert de boue après une chute de cheval) ; et il l’est encore par le contexte même dans lequel se déploie son trait d’esprit (l’inquiétude entourant la naissance tant attendue de l’enfant), qui le rend immédiatement hors de propos. Cette forme de parodie est donc à l’opposé du vrai trait d’esprit[36] : en effet, Slop fait d’emblée la preuve de son égocentrisme, en insérant sa coupure au pouce au milieu des malheurs de la parturiente rapportés par Susannah ; puis, dans la parenthèse commentant cette « parodie » du style militaire de Toby, le narrateur ne manque pas de signaler que cette parodie de la « marotte » (hobby-horse) de l’oncle est elle-même pleine de la propre marotte de Slop, à savoir la haute idée qu’il se fait faussement de sa personne.

La parodie satirique est donc à double tranchant et dépend étroitement de la situation d’énonciation. Ce retournement de la satire contre celui qui la manie est confirmé par une autre forme de parodie, maniée celle-ci, tout comme les éléments contextuels qui discréditent Slop, par le narrateur. Slop se retrouve alors à son tour victime d’une satire relevant de l’humour cervantique.

Slop à son tour victime d’une satire relevant de l’humour cervantique

Tout le chapitre 14 est une digression relativement longue où, avec une pompe volontaire, le narrateur en appelle aux grandes autorités de la rhétorique classique pour rendre compte du geste censé être triomphal de Slop plongeant la main dans son sac pour appuyer son propos. Techniquement s’y mélangent le burlesque (détails scatologiques sur l’enfant couronné) et l’héroï-comique (grande période rhétorique et convocation des modèles anciens pour faire durer l’attente du geste de Slop) ; globalement, on reconnaît bien le procédé de « l’humour cervantique » défini par Sterne dans sa lettre ; à l’égard du lecteur, Sterne fait durer l’attente, s’appuie pour cela sur un usage détourné des ****, déjoue la linéarité et la continuité du récit.

L’effet final, au chapitre 15, ne fait que renforcer la déception comique que constitue la fausse manoeuvre de Slop : le contraste ridicule entre les grandes annonces de ce dernier et l’effet raté auquel il aboutit ne fait qu’accroître l’effet du procédé traditionnel de comédie : l’arroseur arrosé est ici le parodiste parodié ; la grandiloquence du geste de Slop n’a d’égale que celle, ironique et décalée, du narrateur.

[Dr. Slop,] happening to have his green bays bag upon his knees, when he began to parody my uncle Toby, —————’twas as good as the best mantle in the world to him : for which purpose, when he foresaw the sentence would end in his new invented forceps, he thrust his hand into the bag in order to have them ready to clap in, where your reverences took so much notice of the * ******, which had he managed, —— my uncle Toby had certainly been overthrown : the sentence and the argument in that case jumping closely in one point, so like the two lines which form the salient angle of a raveline, —— Dr. Slop would never have given them up ; ————— and my uncle Toby would as soon thought of flying, as taking them by force : but Dr. Slop fumbled so vilely in pulling them out, it took off the whole effect, and what was a ten times worse evil (for they seldom come alone in this life) in pulling out his forceps, his forceps unfortunately drew out the squirt along with it[37].

Pour comble de retournement, l’originalité de l’oncle Toby, qui faisait l’objet de la parodie, est réhabilitée sous forme de bon mot involontaire et représente un trait de plus de l’attachant naturel de ce personnage : « This threw the advantage of the argument quite on my uncle Toby’s side. —— “Good God !” cried my uncle Toby, “are children brought into the world with a squirt[38] ?” » Le rire qui accompagne le surgissement inattendu de la seringue et la réaction spontanée de Toby est tout autant un rire de situation comique qu’un rire de complicité bienveillante à l’égard de l’oncle, dont la « victoire » réjouit le lecteur autant que le narrateur.

Au-delà de la satire : le jeu de l’écriture et le shandéisme comme humour

Comme nous l’avons déjà suggéré, la parodie, en se faisant jeu avec les formes mêmes du récit, dépasse l’enjeu satirique et s’impose comme jonglerie de l’écriture avec ses propres formes. Mais loin d’être pure virtuosité formelle ou vertige gratuit de l’autoréférentialité, ce détournement ludique des attentes du lecteur de romans accompagne l’instauration d’une complicité qui permet d’intégrer les éléments plus « romance » du récit : il s’agit ici de l’attachement pour les personnages sensibles et naturels, quoique excentriques qui peuplent Shandy Hall.

Ce détachement compassionnel, cette distanciation qui est malgré tout inclusion, commence à avoir un nom au moment où Sterne écrit, et pas seulement à propos de Cervantès : l’humour[39].

La question du rire et de la parodie dans Tristram Shandy nous a donc amenée à nuancer les catégorisations un peu rapides que l’on peut être tenté de proposer à propos de romance et novel, ou de la ligne « romanesque » opposée à la ligne « parodique » du roman, dont le roman de Sterne serait comme un aboutissement. Partir de ce roman non pas comme aboutissement ou comme précurseur, mais comme caractéristique du roman au xviiie siècle est un moyen de proposer une relecture des romans de cette période à partir de l’interaction plutôt que de l’opposition entre parodie et romanesque.

Nous n’avons fait qu’esquisser ici un rapprochement entre parodie et humour au xviiie siècle, dans le cas de Sterne. Nous avons préféré donner la priorité à l’étude du texte et à la mise en évidence des préalables critiques nécessaires à la justification de ce rapprochement. Nos recherches en cours visent cependant à approfondir ce point, car il nous semble que de grands profits intellectuels peuvent être tirés, pour la pensée même de l’histoire du roman au xviiie siècle dans sa complexité, d’analyses sur l’humour comme celles, qui font toujours référence, de Robert Escarpit dans son « Que sais-je ? » sur l’humour :

[Sterne] porte en lui l’héritage séculaire du wit humaniste, de la conscience lucide, de l’intelligence agile, et cet aspect de lui-même joue en contrepoint avec son émotion dans cet extraordinaire mais parfois indéchiffrable monument d’humour : Tristram Shandy[40].

La parodie comme lieu d’un rire d’inclusion nous paraît relever également de cet art du contrepoint entre intelligence agile et émotion, non seulement de la part du romancier parodiste, mais également, du point de vue du lecteur, comme corollaires des « valeurs d’usage » que sont le « novel » et le « romance ».