Corps de l’article

« En ceste cort ne doit nus rire[1] ! » annonce un nain camus qui se présente à la cour du roi Arthur au début de Meraugis de Portlesguez, roman composé par Raoul de Houdenc durant le premier tiers du xiiie siècle et conservé dans trois manuscrits complets (Vatican, Vienne et Turin[2]). Cette injonction ne semble pas avoir été entendue par les romanciers en vers qui, dès la fin du xiie siècle, cherchent déjà à renouveler le genre en cédant aux séductions de la parodie. L’homo risibilis ne souffre cependant aucune discrimination générique et il peut tout aussi bien apparaître dans les plus graves chansons de geste que dans les vies de saints les plus austères. Dans la typologie des genres littéraires du Moyen Âge central, le roman n’est d’ailleurs pas la forme que l’on associe le plus spontanément à l’humour. À ce jeu, il se fait damer le pion par le fabliau — défini comme « conte à rire en vers » par Joseph Bédier dans son étude princeps[3] — et les nouveaux genres dramatiques profanes qui s’épanouissent à la même époque, dont la farce, que Bernadette Rey-Flaud a qualifiée de véritable « machine à rire[4] ». Dès lors, comment penser une relation privilégiée entre l’humour et le roman où, il est vrai, certains personnages se distinguent justement par le rire — on pensera à Merlin — ou son absence — on pensera plutôt à la pucelle qui, dans le Conte du Graal, n’a pas ri depuis plus de six ans ou à Tristan « qui onques ne rist », dont le prénom annonce d’ailleurs déjà un chevalier « à la triste figure[5] » ?

La réflexion sur la relation privilégiée entre le rire et la forme romanesque exige peut-être que l’on quitte pour quelque temps le terrain de l’histoire des mentalités[6] et des études thématiques pour rejoindre celui de la poétique des oeuvres. En effet, l’examen poétologique fait apparaître que le roman médiéval se distingue des autres genres narratifs en langue vulgaire par sa capacité de distance critique par rapport à ses propres mécanismes. Dans le roman de jeunesse de Raoul de Houdenc, cette propension à « rire de soi » se traduit par d’importantes stratégies autoréflexives prises en charge par un narrateur tout-puissant qui entend mettre à mal les différentes techniques narratives rendues disponibles par l’invention, au xiie siècle, de cette nouvelle forme en roman où le rire témoigne déjà de l’irrévérence fondamentale du roman[7]. À travers l’exploitation de la métalepse telle que l’a (re)définie Gérard Genette, le narrateur omnipotent de Meraugis de Portlesguez s’amuse à « dénuder[8] » en les littéralisant — en les prenant au pied de la lettre — quelques procédés narratifs caractéristiques du genre romanesque, notamment le monologue intérieur et la technique de l’entrelacement.

Jusqu’aux travaux récents de Francis Gingras sur la mise en recueil dans le manuscrit du Vatican[9] — où se côtoient romans (Le Chevalier de la Charrette et Le Chevalier au Lion) et antiromans (Guillaume de Dole et Meraugis de Portlesguez) —, on a eu tendance à envisager Meraugis de Portlesguez sous l’angle unique de sa thématique. Il est vrai que ce roman de Raoul de Houdenc se distingue nettement des oeuvres canoniques du siècle précédent par une prédisposition accrue pour le jeu carnavalesque. L’horrible créature camuse qui, au début du récit, vilipende la cour parce qu’elle a oublié son meilleur chevalier, reproche aussi au roi « sa puissance qui décline quand elle devrait monter » : « Rois, tu descenz aval dou mont/Quant tu doiz contremont monter » (v. 1264-1265), formule qui donne le ton et qui annonce bien le renversement du monde sur lequel va s’ériger le roman. Sensible aux récriminations du sous-homme, Méraugis quitte la cour en compagnie de sa dame, Lidoine, et part à la recherche de Gauvain. Du trajet qui doit le ramener à la cour du roi Arthur, deux épisodes surtout témoignent d’un goût pour les jeux de permutation des rôles : le travestissement de Méraugis et l’entrée dans la carole magique, qui coïncide d’ailleurs avec le début du Carnaval[10].

Les pérégrinations de Méraugis vont d’abord le mener à la Cité sans nom, où il est forcé d’embarquer pour une île, tout aussi anonyme, dont on ne revient jamais. Reprise parodique d’un locus merveilleux autrement plus inquiétant, la Joie de la Cour, l’Île sans nom et « sanz joie » (v. 3192) ne provoquera cependant jamais l’émerveillement du chevalier, trop occupé par des considérations bien prosaïques : « Puisque personne n’ose venir jusqu’ici, qui donc vous apporte à manger ? » (v. 3157-3158), demande-t-il au chevalier inconnu qui l’accueille. Le chevalier anonyme n’est évidemment nul autre que Gauvain, séquestré par une dame que le mariage a gâtée et contre qui, conformément à la coutume, Méraugis devra jouter jusqu’à la mort. Fin renard, ce dernier imagine une tactique éminemment anti-chevaleresque devant leur permettre de s’échapper de cette prison déshonorante. Après un combat au terme duquel il feint d’avoir été tué par Gauvain, Méraugis se relève d’entre les morts et joue les fantômes afin de terroriser les dames du château, qu’il enferme dans une salle avant de s’emparer des vêtements de la maîtresse des lieux, qui lui siéent d’ailleurs à merveille, croit bon de préciser le narrateur :

[Meraugis] prist

Trestote la robe a la dame,

E lors dou tot com une fame

Se vest e lace e empopine,

Descent aval de cel chastel

[…] Mout li avint

Car il estoit bien fes e genz.

Meraugis, v. 3299-3303 ; 3307-3308

Méraugis prit tous les vêtements de la dame, puis il s’habilla, se laça et se pomponna exactement comme une femme. Mieux attifée qu’une petite poupée, il descendit du château […] Sa tenue lui allait très bien, car il était gracieux et bien fait.

p. 281

Oubliant Lidoine — que la nouvelle de la fausse mort de son amant a plongée dans le plus terrible chagrin —, Méraugis s’enfuit avec Gauvain, ajoutant ainsi à la faute chevaleresque (recourir à la ruse) une faute sexuelle (s’enfuir au bras d’un compagnon[11]). Au terme d’une longue traversée qui doit les mener à Hadicon, il réalise soudain son étourderie et, se rappelant Lidoine qu’il a abandonnée sur l’autre rive, se répand en lamentations.

Un jour d’hiver, Méraugis croise son ennemi juré, l’Outredouté, qui lui doit encore une joute. Mais ce dernier ne l’entend ni ne le reconnaît tout à son plaisir de chanter à tue-tête dans la cour d’un château où il carole avec de jolies pucelles autour d’un pin magnifique. Déjouant les attentes de l’auditeur/lecteur — pour qui le pin annonce soit une aventure amoureuse, soit une épreuve chevaleresque —, l’auteur ne lui donne qu’une ronde effrénée à laquelle prennent part des chevaliers trop enjoués. À son tour envoûté, Méraugis entre dans la ronde et libère ainsi son ennemi de cette carole magique qui sert à détourner les chevaliers de leur quête en provoquant l’amnésie.

Rire de soi pour mieux critiquer les inventions du roman

Un narrateur « rouspéteur[12] »

Le narrateur de Meraugis de Portlesguez se pose en démiurge et ne se laisse jamais oublier. Fier d’un portrait féminin qu’il juge particulièrement réussi, il le déclare d’une perfection insurpassable :

Nus ne la porroit aviser

De ses iex qui tant l’avisast,

Qui ja mes miex la devisast

Fors moi tot sol qui la devis.

Meraugis, v. 62-65

Personne ne pourrait la contempler de ses propres yeux et en faire une meilleure description que celle que je suis, moi, en train de vous proposer, aussi longue que fût sa contemplation.

p. 77

À cette infatuation s’ajoutent des artifices narratifs, qui vont d’une prescience revendiquée (lorsqu’il use de prolepses, par exemple[13]) à une ignorance assumée. Lors du duel initial entre Gorvain et Méraugis, le narrateur avoue (ou prétend) ne pas savoir lequel des deux adversaires aurait remporté le combat si Lidoine n’avait pas eu le bon goût de l’interrompre : « Ja fust ne sai li qex vaincuz/Qu’il ne peüssent plus durer » (v. 702-703). Questionné par un interlocuteur fictif qui s’inquiète du sort des demoiselles que Méraugis a verrouillées sur l’Île sans nom, il plaide l’ignorance :

[…] A sigler pristrent.
Ge ne dirai pas que devindrent
Les dames. — Por qoi ? — Je ne puis.
Sachiez par foi, ge n’i fui puis,
Ne missires Gauvains n’i fu.

Meraugis, v. 3366-3370

Bref, [Méraugis, Gauvain et les marins] prirent la mer. Je ne dirai pas ce que devinrent les dames.
— Pourquoi ? — Je ne peux pas. Je n’y étais pas, vous savez, et monseigneur Gauvain non plus.

p. 285

Ces aveux d’ignorance sont le plus souvent formulés dans le cadre d’un échange avec un second narrateur, procédé dans la filiation duquel s’inscriront les dialogues de Jacques le fataliste : dès le vers 288 s’amorce un échange, qui se maintiendra jusqu’à la fin du roman, entre le narrateur souverain et son narrataire, qui se permet de l’assaillir de questions dont la pertinence varie. L’examen attentif des 46 prises de parole de ce « narrateur rouspéteur » fait apparaître trois grands types d’intervention.

Il arrive que l’information obtenue par cette nouvelle voix narrative permette au récit de progresser : on voit alors l’interlocuteur s’enquérir de l’identité d’un nouveau personnage ou s’inquiéter du sort d’un ancien protagoniste dont tarde à reparler le premier narrateur (v. 3366-3370). Le deuxième type de remarques témoigne de l’incapacité du narrataire à dépasser le « stade du pourquoi » et tend à l’infantiliser : en effet, plus d’un tiers de ses interventions consiste à répéter de façon mécanique et automatique une question qui, d’une part, lui vaut les foudres du narrateur principal et, d’autre part, tend à lasser l’auditeur/lecteur : « Por quoi ? » Au narrateur qui affirme que Méraugis et l’Outredouté se « bourrent de coups de poings », il demande : « Pourquoi ? » (v. 714-716) ; au narrateur qui s’avoue impuissant à rendre compte de l’extrême beauté d’une héroïne, il demande : « Pourquoi ? » (v. 880-882) ; et au narrateur qui déclare que Méraugis est « bel et bien fou » (v. 4907), il répond encore « Pourquoi ? », comme il le fera d’ailleurs à dix autres reprises avant la fin du roman :

— Ne puis-je pas leur donner un meilleur nom ? — Non ! — Pourquoi ?

p. 149

[…] le soleil prit une teinte violette et vermeille. — Pourquoi ?

p. 263

Vu la nécessité, les autres n’offrirent pas la moindre résistance. — Pourquoi ?

p. 283

Je ne dirai pas ce que devinrent les dames. — Pourquoi ?

p. 285

[…] Méraugis s’arrêta et se mit à gémir. — Pourquoi ?

p. 287

Pour conquérir Lidoine, il n’y avait pas de pays sous le ciel où il ne se serait rendu. — Pourquoi ?

p. 319

Une grande douleur l’envahit […] — Pourquoi ?

p. 385

Et pourtant, ce « rendez-lui » leur coûtait beaucoup ! — Pourquoi donc ?

p. 433

Il ne fallait pas trop en demander ! — Pourquoi ?

p. 435

Mais le royaume lui avait échappé. — Pourquoi ?

p. 435

Le dernier procédé subsume les deux autres types d’intervention et consiste, pour le narrataire, à réduire à son sens littéral le sens figuré d’une image ou d’une figure de style, principalement la métaphore et l’hyperbole. Le narrataire demande ainsi au narrateur, qui emprunte à l’imagerie amoureuse de la tradition courtoise, de lui préciser ce qu’il entend par les « vertus médicinales d’un baiser » (v. 1152) ou les « rets de l’amour » : « E amor se fiert en la roiz », raconte le narrateur qui est aussitôt interrompu par son interlocuteur qui lui demande : « Quel roiz ? Qu’apelez roiz ? » (v. 1194-1195) (« — L’amour tomba dans le filet — Quel filet ? Qu’appelez-vous le filet ? » [p. 149]). Ailleurs, cette réduction de sens touche plutôt au merveilleux hyperbolique, qu’il s’agisse de la luisance des armes ou de l’excessive endurance des combattants, que décline d’ailleurs dans le roman le motif de la puissance fluctuante de Gauvain dont la force guerrière (et sexuelle) suit le cours du soleil[14]. On se retrouve alors face à un cas de « métalepse fictivement littéralisée » où la « prise au sérieux » (la lecture littérale) d’une figure de style tend à convertir cette dernière en événement fictionnel « hautement invraisemblable […] ou ressorti[ssant] du genre fantastique ou merveilleux[15] ».

Lors du duel incognito entre Méraugis et Gauvain, le narrateur emprunte à la tradition épique le motif des étincelles que provoque l’entrechoquement des armes et que déclinent les récits en langue vulgaire depuis la Chanson de Roland où, lors du combat final entre Thierry et Pinabel, par exemple, les épées « frappent [les] casques garnis de pierreries serties dans l’or » et font « vers le ciel vol[er] des étincelles éblouissantes[16] ». Depuis la plus ancienne épopée en langue romane, ce motif joue de la mise en tension de l’hyperbole et de la merveille : là où, dans le Roland, les étincelles de feu qui jaillissent des casques des combattants enflamment l’herbe environnante (v. 3915-3917), celles qui jaillissent des heaumes de Méraugis et Gauvain font prendre au soleil une teinte nouvelle : « il font des heaumes vers les nues/voler le feu, que li solaus/En devint indes e vermaus » (v. 3015-3017). La littéralisation des hyperboles — qu’il s’agisse du changement de teinte du soleil ou de l’extraordinaire résistance des combattants qui, même désarmés, survivent aux coups de l’adversaire[17] — tend à faire de ces figures courantes des phénomènes merveilleux… à propos desquels le narrataire, sceptique, exige qu’on lui rende des comptes. Interrompu par cet interlocuteur qui freine sans arrêt ses élans poétiques, le narrateur, excédé, ira jusqu’à l’insulter (enfin !) :

Et quant il sont tel chevalier
E il sont desarmé amdui
Que doit que cil n’ocist cestui ?
— Que doit ? Ce doit savoir uns fols.

Meraugis, v. 3027-3030

— Mais puisqu’ils étaient si bons chevaliers et qu’ils n’avaient plus de protection, comment se fait-il que l’un ne finisse pas par tuer l’autre ?
— Comment ? Même un imbécile le devinerait !

p. 263

Ces dialogues où le prosaïsme de l’un bride le lyrisme de l’autre deviendront aussi l’occasion d’un jeu de brouillage entre le monde du narrateur (du discours) et celui de la diégèse (du récit). On verra d’abord Méraugis tenir, auprès de l’Outredouté, le même rôle que celui de l’interlocuteur fictif, dont il singe la naïveté. Dans une scène qui ferait l’envie des Monty Python, Méraugis interrompt la plainte à laquelle son ennemi a soudain envie de se livrer, au plus fort de la mêlée et alors même que le sang lui jaillit de la tête :

Lors dit l’Outredoutez : « Mar fus,
Bataille, tu es la mellor
C’onques mes feïsse a nul jor !
Par .ii. homes tel ne sera. »
Dit Meraugis qui l’escouta :
« Por qoi “Mar fus” ? »

Meraugis, v. 4489-4494

L’Outredouté prit alors la parole : « Malheureuse bataille ! Tu es la meilleure que j’aie jamais livrée ! »
— Pourquoi « malheureuse ? » demanda Méraugis qui l’écoutait.

p. 355

Imitant les interventions mécaniques de l’interlocuteur fictif, le protagoniste entend au premier degré — littéralise — l’apostrophe à la bataille et l’expression figée « Mar fus », que l’on retrouve autant dans les plus anciennes chansons de geste que dans le roman[18]. Ces jeux métaleptiques — qui supposent l’identification d’un personnage au narrateur — se faisaient cependant d’abord dans le sens inverse de l’identification du narrateur au personnage de Gauvain (v. 3369-3370) et réapparaîtront avec force lorsque le narrateur, partial, se rangera contre le camp de Gorvain dans le camp de Méraugis, à propos duquel il emploie le pronom possessif « les nôtres » : « […] Si s’esbahirent,/E li nostre les envaïrent » (v. 5556-5557).

Converser avec soi : mise à mal du monologue intérieur

Au sortir de la carole magique, cet embryon d’interpénétration des plans narratif et diégétique devient aussi l’occasion d’un commentaire ironique sur le monologue intérieur, procédé d’introspection qu’exploite le genre romanesque depuis les premières mises en roman au xiie siècle[19]. N’ayant pas encore pris la mesure du temps qui s’est écoulé depuis son entrée dans la carole magique (un mois après Noël), Méraugis s’étonne d’entendre à sa sortie chanter le rossignol :

E orendroit que je fui ci
Ert il negié par cest païs
Plain pié d’espés, ce m’est avis.
E j’oi le rossignol chanter,
Qui le fet pour moi enchanter !
— Non fet ! — Si fet ! Que nus ne die,
Reson ne li aporte mie
Qu’il chant si tost ce n’avint onques.
— Por qoi ne chanteroit il donques ?
N’est il esté ? — Nenil, par foi !
— Que donc ? — Yvers. — Ivers ? Ge voi
L’erbe si vert com en esté.
— Non est.

Meraugis, v. 4321-4332

Quand je suis arrivé ici tout à l’heure, je crois bien que tout le pays était couvert d’un bon pied de neige. Et voilà que j’entends le rossignol chanter ! Il le fait pour m’ensorceler.
— Non !
— Si ! Quoi qu’on dise, qu’il chante si tôt, c’est absurde. Ce n’est jamais arrivé.
— Et pourquoi ne chanterait-il pas ? Ne sommes-nous pas en été ?
— Mais non !
— En quelle saison sommes-nous alors ?
— En hiver !
— En hiver ? Je vois l’herbe aussi verte qu’en été.
— Elle n’est pas verte !

p. 345

Habitué aux interruptions incessantes du narrataire, l’auditeur/lecteur conclut d’abord à propos de ce passage à une véritable disputatio entre Méraugis et l’interlocuteur fictif. Ce n’est qu’au vers 4337 qu’il comprendra, grâce au retour de la première personne du singulier (« Si sui »), que ce qu’il interprétait jusque-là comme un dialogue imitant les échanges entre le narrateur et son narrataire est en fait un monologue intérieur :

[…] Les noiz ont ci esté.
J’ai sëu que par tot ges vi.
Par foi, a poi que ge ne di
De moi que ce ne sui ge mie.
— Si sui. Dont ne quier ge m’amie ?
Ne sui ge Meraugis ? — Oïl.
Ce sui ge. Mes ne sui pas cil
Qui orains vit les noiz. — Si sui.
Ce sui ge, qui en cest jor d’ui
Les vi […]

Meraugis, v. 4333-4342

— Il y a eu de la neige ici. Je le sais parce que je l’ai vue. Ma foi, pour un peu je dirais que je ne suis pas moi-même.
— C’est bien moi. Ne suis-je pas à la recherche de mon amie ? Ne suis-je pas Méraugis ?
— Si, c’est moi. Mais je ne suis pas celui qui a vu la neige tout à l’heure.
— Mais si ! C’est bien moi qui l’ai vue aujourd’hui.

p. 345

Secoué, Méraugis s’inquiète et son curieux soliloque vient exacerber le procédé littéraire qui, pris au pied de la lettre, suppose un inquiétant dédoublement où, à converser avec soi, le personnage risque la dépersonnalisation. Les derniers vers du monologue arrivent à faire coïncider la confusion bien ontologique de Méraugis et celle, auditive et visuelle, de l’auditeur/lecteur. Ce dernier, égaré par une saturation phonétique — « suis ge mie », « si sui », « ne suis ge », « ce sui ge », « ne suis », « si sui », « ce sui ge » — que complique une ponctuation qui, pour abondante qu’elle soit dans le manuscrit à l’étude, demeure encore déficiente, ne sait plus « qui dit quoi[20] ».

Eh bien ! Dansez maintenant !

On remarque une même prise de distance ironique par rapport à l’entrelacement, une technique narrative d’invention récente au moment où écrit Raoul de Houdenc et qui est appelée à devenir une caractéristique du roman arthurien avec le développement de la prose de fiction au xiiie siècle. Le principe est déjà à l’oeuvre, dès la fin du xiie siècle, dans le Conte du Graal — que cite abondamment Meraugis[21]—, où Chrétien de Troyes fait alterner, en jouant de leur contraste, les aventures de Perceval et les mésaventures de Gauvain[22]. L’analyse de l’entrecroisement des aventures fait en effet apparaître que le roman de Raoul de Houdenc exploite, en l’exacerbant, cette ressource narrative qui connaît son plein épanouissement dans le Lancelot en prose, hypotexte auquel le romancier en vers emprunte, pour mieux les pervertir, un nombre important de motifs narratifs et merveilleux[23].

La technique consiste d’abord et avant tout à substituer à l’ordre chronologique et naturel d’un récit (ordo naturalis) un ordre artificiellement complexe (ordo artificialis). Elle offre de ce fait à l’écrivain un « “lieu” où [il] peut exercer ses droits sur le récit et gérer comme il l’entend, en “son bon point ”, […] le texte qu’il compose[24] ». L’entrelacement investit donc le narrateur d’un pouvoir de régie qui a tout pour plaire au narrateur principal du roman de Meraugis, qui joue déjà les dieux architectes. S’il renouvelle cette technique d’invention récente, l’auteur ne va cependant pas jusqu’à la réinventer puisqu’à l’exception des interventions de l’interlocuteur fictif qui arrivent parfois à faire bifurquer le récit, l’entrelacement fonctionne d’une façon fort semblable à celle du roman en prose. Ainsi, le passage d’un bloc d’aventures à un autre est toujours clairement indiqué par une « formule de coupure[25] » ou « de séparation[26] », introduite par un adverbe ou une conjonction (atant, or). Dans les romans en prose, les formules « ce dist li contes » ou « atant se taist li contes » assument une double fonction : elles subdivisent le récit et, en renvoyant à une source (évidemment fictive), elles servent de garantie d’authenticité. À la différence des romans en prose, le récit en vers de Raoul de Houdenc élimine cette caution externe et lui substitue des interventions plus personnelles, marquées par le recours à la première personne du singulier : « Dou chevalier e de s’amie/Avez oï. Droiz est que die/Come sire Gauvains ala… » (v. 5018-5020) (« Je vous ai parlé du chevalier et de son amie. Il est juste que je vous raconte les aventures de monseigneur Gauvain » [p. 389]). Enfin, il arrive que dans le manuscrit du Vatican une majuscule filigranée vienne, comme dans les romans en prose, signaler le début d’une nouvelle séquence d’aventures. Elle coïncide alors avec la formule traditionnelle de coupure ou s’y substitue[27]. Ainsi, l’initiale filigranée du vers 2488 sert à isoler deux séquences d’aventures distinctes mais simultanées : le départ de Méraugis de chez le roi Amangon et l’arrivée de Laquis et de l’Outredouté au carrefour des quatre chemins :

Et Meraugis son chemin prist.

Li Outredoutez e Laquis,

Qui ont toz jors Meraugis quis,

Ont tant alé qu’il sont venu

As .iiii. voies.

Meraugis, 2487-2491

Méraugis poursuivait sa route. Chevauchant avec constance, l’Outredouté et Laquis, toujours à la recherche de Méraugis, finirent par arriver aux quatre chemins.

p. 231

Si, au sens strict, le principe veut que le narrateur abandonne un personnage X à un point choisi pour mieux y revenir après un détour par un autre point du récit où il doit aller récupérer un personnage Y, la mise en pratique suppose néanmoins une expansion horizontale du récit et, conséquemment, une progression parallèle des quêtes et des aventures. Technique narrative sophistiquée qui repose sur un curieux paradoxe, l’entrelacement permet donc de combler des « ellipses latérales » — rendre compte de ce que faisait X pendant que Y faisait autre chose — en racontant en une suite ordonnée des aventures néanmoins concomitantes.

Une fois de plus, l’originalité et le comique du roman de Raoul de Houdenc viennent de ce que, à l’imitation de l’interlocuteur fictif et de Méraugis — qui peinent à entendre le deuxième degré des choses —, le narrateur principal s’amuse à littéraliser la technique, notamment lors de l’entrelacement des aventures du personnage éponyme, prisonnier de la carole magique, à celles de son amante, qu’il a « oubliée » sur l’Île sans nom.

De qoi vos feroie lonc conte ?

Meraugis fet mout lïement.

Il fiert dou pié e chante avant.

En mellor point nel puis ge mie

Lessier. Or vos voeil de s’amie

Apprendre quë ele devint.

Bien avez oï qu’ele vint

La premiere nuit chiez Amice.

Meraugis, v. 3703-3710

Pourquoi faire traîner mon histoire ? Méraugis se donnait du bon temps, marquant la mesure du pied et chantant à tue-tête. Je ne peux le laisser dans une meilleure situation.

Je veux à présent vous apprendre ce qu’était devenue son amie. Vous vous souvenez qu’elle passa la première nuit chez Amice…

p. 307

Le passage des aventures de Méraugis à celles de Lidoine y est assumé de la même façon que dans le roman en prose, soit par une analepse : « Bien avez oï qu[e] » (« Vous vous souvenez que »). Au prix d’un rembobinage de l’action, ce flash-back ramène l’auditeur/lecteur au point précis où le récit, cinq cents vers plus tôt, a, à l’imitation de Méraugis, « oublié » Lidoine[28]. Signalant qu’il abandonne son personnage au « mellor point » qui soit, le narrateur s’amuse cependant à renverser la tradition puisque le chevalier qu’il abandonne, loin d’être à son meilleur, est à son pire. Pour ce narrateur impitoyable, le « bon point[29] » du récit correspond cette fois à une situation anti-chevaleresque peu flatteuse où un combattant armé, sous couvert d’enchantement, fait la ronde et hurle davantage qu’il ne chante en battant la mesure du pied : « Meraugis fet mout lïement./Il fiert dou pié e chante avant. » En moins de cinquante vers, le narrateur répétera d’ailleurs à quatre reprises que Méraugis « chante avant », c’est-à-dire à tue-tête et plus fort que tout le monde[30]. Cette insistance participe de la tonalité comique de ce roman qui, depuis la permutation initiale des rôles du dominus et de la domina qui s’est jouée sur l’Île sans nom, s’amuse à faire subir aux meilleurs chevaliers d’Arthur les supplices les plus ridicules.

Abandonnant son protagoniste à cette frénétique carmagnole pour conter d’abord de Lidoine et ensuite de Gorvain, il n’y reviendra qu’au bout de six cents vers, pendant lesquels le récit connaît une accélération fulgurante, que trahissent par exemple la succession rapide des jours et des nuits (« Un jor perdent, autre gaaignent », v. 4283) et l’accumulation exagérée d’aventures et de péripéties. Avant que l’auditeur/lecteur ne retrouve Méraugis, Amice effectuera à cheval le trajet entre l’Écosse et le Pays de Galles, Lidoine sera enlevée par Bergis le Louche, à qui Gorvain déclarera la guerre. Là où Bergis le Louche parviendra à réunir tous ses parents et à renforcer toutes ses frontières, Gorvain convoquera des ingénieurs, qui auront le temps de venir des quatre coins du monde jusqu’au sud de l’Angleterre pour y construire un nombre incroyable de machines de guerre (« engins », v. 4267-4272). La neige aura le temps de fondre et le rossignol de se remettre à chanter avant que l’interlocuteur fictif ne s’inquiète et demande, au bout de deux saisons et de six cents vers : « E Meraugis, que devint il ?/Carole il encore ? » (v. 4290-4291) (« Et Méraugis ? Que devient-il ? Danse-t-il encore ? ») :

[…] — Oïl,

Einsi com la matiere conte.

Raouls qui ramaine cest conte Trueve c’onques n’en remua

De caroler, ainz carola

.x. semaines tant qu’il avint

Qu’uns autres chevaliers revint

Qui entra ens par aventure.

Meraugis, v. 4291-4298

Oui, selon ce que rapporte l’histoire. Raoul qui reprend ce conte découvre qu’il ne quitta pas la ronde mais qu’il dansa dix semaines jusqu’à l’arrivée d’un autre chevalier qui entra dans la ronde par hasard.

p. 343

La cruauté de ce narrateur qui riait un peu plus tôt de voir son protagoniste éploré « chercher Paris en Angleterre » (v. 3521) n’avait donc pas été assouvie et il aura fallu, pour la satisfaire, transformer ce chevalier qu’il disait pourtant « mout alosez » (v. 320) en ce « pantin articulé » cher à Bergson[31]. En effet, là où le roman canonique pratique au moment de l’entrelacement une sorte d’arrêt sur image, l’antiroman a plutôt choisi de laisser tourner en boucle une même séquence où l’on voit un des plus grands chevaliers d’Arthur… danser la gigue ! Les jeux de détournement se poursuivent et l’unique renvoi à la source (le « conte ») — procédé rhétorique à l’oeuvre dans le roman en prose — sert à garantir l’authenticité de situations qui sont autant d’adynata : on voit ainsi le chevalier qui, depuis dix semaines, marque la mesure et tient la cadence quitter le lieu de sa déchéance sur un cheval encore fringant malgré un jeûne prolongé (« onques puis n’ot de mengier/Des lors qu’il entra en la porte » (v. 4305-4306) ; « son cheval qui s’était passé de manger depuis qu’il avait franchi la porte » [p. 343]).

La circularité mise en branle par la carole atteint bientôt toutes les strates de l’oeuvre, à commencer par le plan de l’expression, où on relève un nombre important de lapalissades, par exemple lorsque le narrateur croit bon de préciser que « come rois/fu serviz li rois au disner » (v. 1240-1241)[32]. Cette circularité atteint aussi le plan de la diégèse, où plusieurs autres aventures ne mènent nulle part. Ainsi, la rencontre entre Marés d’Escaldeïs et Méraugis de Porltesguez — dont les prénoms se font écho en s’inversant (Maré/Mérau) — se termine en queue de poisson : au vers où on nous apprend que Méraugis arrive au bois où l’attend Marés (v. 3560) répondent ceux où Marés quitte Méraugis et « s’en retourne au bois » (v. 3615-3617). L’affrontement chevaleresque se résume donc à deux verbes de déplacement — arriver et retourner au bois — entre lesquels rien ne s’est produit, sinon la promesse jamais tenue d’une joute à finir[33].

À côté de ces aventures qui tournent en rond, le roman de Raoul de Houdenc s’amuse aussi d’épisodes qui tournent court. Si l’entrelacement repose sur un découpage en séquences inégales[34], la rapidité avec laquelle le narrateur résout la quête de « l’Épée au merveilleux baudrier[35] » témoigne d’un désintérêt humoristique pour ce voeu pieux que répète mécaniquement Gauvain depuis le Conte du Graal de Chrétien de Troyes. Elle peut aussi être lue comme une réponse parodique à la très féconde quête du Graal, qui alimente au même moment et pour longtemps encore les romans en vers et en prose. Aux romans-fleuves que sont les Continuations du Graal et le Lancelot en prose, l’auteur de Meraugis n’oppose qu’une phrase qui lui permet d’expédier en deux maigres vers une quête attendue depuis plus d’un demi-siècle de littérature en langue vulgaire : « Cele espee qu’il ala querre/Il la trova e en la terre/La ceint » (v. 5022-5024) (« Il trouva l’épée en quête de laquelle il était parti et la ceignit dans le pays où il la trouva » [p. 389]). Une fois encore, la parodie aplatit et réduit toutes les anciennes quêtes chevaleresques à leur plus simple expression : quérir et trouver.

Enfin, sur le plan de l’écriture de la merveille, Meraugis participe d’un jeune courant de subversion des motifs, où les merveilles circulaires deviennent le signe distinctif d’une écriture parodique qui ne convoque plus qu’un surnaturel qui tourne à vide. On a tantôt des châteaux tournoyants (La Demoiselle à la mule), tantôt des moulins à vent contre lesquels ne se battent peut-être pas encore les chevaliers d’Arthur, mais qui leur valent à chaque fois de sérieuses déconfitures. Reconnu pour son goût des jeunes pucelles, le Gauvain des Merveilles de Rigomer (mi-xiiie siècle) ne conserve son titre de parangon de chevalerie qu’au prix du ridicule. Pourchassé par une troupe de chevaliers, le neveu d’Arthur tombe dans un ingénieux guet-apens et, dans sa course, pose le pied sur une planche qui déclenche un mécanisme circulaire raffiné mis en place par les gens de Rigomer. Le noble chevalier se voit aussitôt catapulté par l’aile d’un de ces monstres contre lesquels s’acharnera, trois siècles plus tard, son plus digne descendant et « amerrit » dans le lit d’une nef où une pucelle adoucit sa chute en se donnant immédiatement à lui (Merveilles de Rigomer [v. 11947-11995]). Dans un roman qui lui est de peu postérieur, Claris et Laris (1268-1270), le roi d’Irlande est à son tour emporté par l’aile d’un moulin à vent qui le suspend à une branche par son heaume avant de catapulter le frère de Gauvain, Mordret, dans une fondrière où il s’enfonce jusqu’au cou (v. 24798-25040).

* * *

Les travaux d’histoire et d’esthétique du roman n’ont que très peu souvent pris au sérieux le rire du roman médiéval et ont entretenu le préjugé, tenace, selon lequel il ne quitte que très involontairement les terres de l’idéalisme ou de la « lisibilité[36] ». La reconduction de ce lieu commun de la critique a d’ailleurs valu aux antiromanciers d’être qualifiés d’« épigones » de Chrétien de Troyes et à leurs oeuvres d’être considérées comme les produits décadents d’un art qui, au xiiie siècle, tendrait à se perdre. Le roman de Raoul de Houdenc illustre pourtant assez bien le courant parodique qui traverse les romans en vers au moment même où s’écrivent les premiers romans en prose. Sur le plan de la thématique, ces récits des xiie et xiiie siècles se distinguent des oeuvres narratives antérieures par la mise en soupçon de ce qui faisait, jusque-là, le succès du roman, soit un dosage équilibré de chevalerie, d’amour et de merveilleux. Sur le plan de la forme, l’antiroman semble s’amuser à faire dérailler la mécanique du genre et à jeter du sable dans les rouages trop bien huilés du roman. Dans Meraugis de Portlesguez, cette entreprise de sabotage prend les traits d’un narrateur se présentant sciemment comme un marionnettiste qui tire les ficelles et qui « déchire le rideau[37] » de ce théâtre de guignols où les chevaliers tournent en rond, côté cour, et se travestissent en Madelon, côté jardin. Cette désarticulation atteint bientôt la forme : grâce à une variété de stratégies autoréflexives, le roman de Meraugis de Portlesguez vient rappeler au lecteur que, pris entre une envie de rire de soi et celle de rire des autres — ce dont témoigne une organisation codicologique signifiante —, le vieux roman que l’on a dit « idéaliste » est toujours déjà mort de rire.