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Prises de rue : la rue dans l’histoire du cinéma européen entre occupation, déterritorialisation et contrôle

Dans l’histoire du cinéma et de la pensée sur le cinéma, peu d’espaces ont autant nourri l’imagination et les désirs liés aux images cinématographiques que celui de la rue. Du Strassenfilm au road movie, la rue a souvent été perçue comme l’espace par excellence dans lequel les images en mouvement pourraient rencontrer « la vie » dans toute sa spontanéité. Certes, la technologie pourrait expliquer en partie cette affinité : espace de la mobilité, de la circulation et du voyage, la rue semble offrir un cadre particulièrement propice à ce qu’Anne Friedberg (1994) nomme le « virtual mobile gaze » des images en mouvement. En effet, historiquement, la capacité du cinéma à « prendre la rue » a été plus ou moins directement liée aux développements techniques et, en particulier, à l’invention de caméras de plus en plus légères et de plus en plus mobiles : la caméra « déchaînée » chère aux cinéastes de l’avant-garde des années vingt, les caméras à main qui permettaient aux documentaristes des années cinquante et soixante d’aller chercher des images de « vérité » dans la rue, etc. Mais l’affinité historique entre le cinéma et la rue dépasse ce cadre technologique. Ce qu’ils partagent avant tout, c’est peut-être leur statut de vecteurs d’une déterritorialisation inhérente à la modernité européenne : une explosion des confins de l’expérience traditionnelle et une mise en mouvement des structures politiques, économiques, technologiques, médiatiques ou encore esthétiques.

D’une part, ce mouvement de déterritorialisation a paru aux théoriciens du cinéma comme une chance : en ouvrant le regard sur l’imprévisible, il semble offrir un mode de résistance à la rationalisation incessante de la modernité européenne et à ses espaces conventionnels tels que l’intérieur familial (Karl Grune, Die Strasse, 1923), l’usine (Sergei Eisenstein, La grève, 1925), l’école (Jean Vigo, Zéro de conduite, 1933), ou encore l’atelier. C’est ce qui permit à Siegfried Kracauer (2010, p. 111) de voir dans la rue le milieu cinématographique par excellence, « où l’accidentel l’emporte sur le providentiel, où il est pratiquement de règle que l’événement prenne la forme de l’incident inattendu ». Pour Kracauer, la promesse du Strassenfilm — même si peu de films ont su la réaliser — c’est justement de saisir « le flux de la vie » et de permettre une « rédemption » de l’expérience corporelle non planifiable. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la rue occupa aussi une place centrale dans un cinéma « néoréaliste » qui visait à retrouver un regard naïf en remplaçant les interventions du montage par des plans filmés par des caméras en dérive. Quant aux cinéastes des années soixante, ils ont investi l’espace de la rue avec un double espoir : celui, politique, d’une résistance aux structures autoritaires des appareils idéologiques d’État et celui, esthétique, d’une production d’images authentiques, au-delà des images de désir manufacturées par la société du spectacle. Quand les cinéastes et activistes du « cinéma élargi », tels que Valie Export et Peter Weibel, ont emmené le cinéma « dans la rue », leur espoir était justement de forger une conscience politique en court-circuitant le mécanisme du spectacle dont le cinéma narratif lui-même faisait partie intégrante. Dans ce contexte, les « prises de rue » cinématographiques devaient aller de pair avec une « prise de rue » politique et sociale.

Mais si la rue a pu paraître comme le milieu propre à la libération de l’emprise de la modernité capitaliste, elle a tout aussi bien su incarner les forces déterritorialisantes du capitalisme lui-même dans tout ce qu’elles ont de plus effrayant. La rue a alors été représentée comme un espace de destruction des repères traditionnels en faveur d’une circulation incessante et d’un déchaînement des forces productives. Si certains cinéastes de l’avant-garde (comme Vertov et les constructivistes) voyaient dans ce processus de déterritorialisation un mouvement révolutionnaire qu’il s’agissait plutôt de cultiver, une longue tradition de représentations cinématographiques dépeint la rue comme l’agent d’un processus de déracinement ou de construction d’une modernité « dromocratique » (Virilio 1977). Que l’on pense à Berlin : die Sinfonie der Grossstadt de Walter Ruttmann (1927) ou aux films de Jacques Tati, témoins de la rationalisation de la vie quotidienne dans la France d’après-guerre, la rue a souvent fait figure de vecteur de ce que Stefan Zweig (1995) a nommé la « monotonisation du monde » : un processus de nivellement où les gens et les choses sont réduits à leur valeur d’échange et à leur statut d’objets en série.

Ces deux visions de la rue au cinéma ont connu un retentissement particulièrement fort dans le cinéma européen qui, comme on le sait, a surtout dû se définir et se redéfinir, au moins depuis la Première Guerre mondiale, par rapport au cinéma américain. On pourrait même dire que la plupart des questions et des phénomènes en jeu dans les représentations de rues discutées ci-dessus — le capitalisme, la technologie, la rationalisation, le déracinement, le nivellement culturel — ont été perçus en Europe comme des manifestations d’une « américanisation » dont le cinéma lui-même faisait partie et vis-à-vis duquel le cinéma européen en particulier devait se situer. La rue, de par sa double fonction — résistance à la modernisation et agent de celle-ci —, serait ainsi imaginée comme incarnation de l’américanisation de l’Europe et du cinéma européen mais également comme échappatoire à ce même phénomène — un statut ambivalent que l’on retrouve, par exemple, dans la fascination de Godard pour les voitures américaines et les poursuites (cf. le présent numéro de Cinémas et Orgeron 2007, p. 77).

Le thème de ce numéro de Cinémas est motivé par la question suivante : qu’en est-il de cet espace surdéterminé dans le cinéma européen aujourd’hui ? Qu’est-ce que les « prises de rue » — omniprésentes dans le cinéma européen de ces dernières années — nous disent sur la façon dont le cinéma européen se comprend lui-même et dont il investit les images cinématographiques ? D’emblée, force est de constater qu’il est devenu plus difficile, aujourd’hui, de voir dans la rue un lieu où l’on pourrait échapper à l’emprise du capitalisme afin de mettre au jour des images authentiques, de retrouver le réel au-delà de la simulation, ou encore de forger une politique de résistance aux « structures ». Et ceci pour au moins trois raisons. D’abord, politiquement, la chute des États communistes et l’émergence d’une « Nouvelle Europe » à caractère néolibéral ont rendu naïf tout espoir de voir une politique de masse disloquer le système en « prenant la rue ». C’est ce qui explique, du moins en partie, le caractère « mélancolique » constaté par André Habib dans toute une série de films récents consacrés au souvenir de la Nouvelle Vague et aux événements de 68, qu’on pense à The Dreamers de Bertolucci (2003) ou à Die fetten Jahre sind vorbei de Hans Weingartner (2004). D’un autre côté, on peut constater, comme les articles de Laurent Guido et Thomas Lamarre en témoignent, que les rues, en tant qu’agents d’une modernité à caractère « américaniste », sont aussi présentes dans le cinéma d’aujourd’hui qu’auparavant.

Ensuite, d’un point de vue technologique et esthétique, face à la quasi-omniprésence des images numériques dans le cinéma d’aujourd’hui, et à l’apparente disparition de l’image indexicale, il devient de plus en plus difficile de maintenir la croyance dans la vérité ou l’authenticité de l’image cinématographique, que celle-ci soit prise « dans la rue » ou non. La transition du paradigme de l’image indexicale à ce que Peter Lunefeld a nommé l’image « dubitative » affecte presque tous les aspects de la production cinématographique aujourd’hui, que les films aient recours à des effets numériques ou non (2001). Ce fait explique peut-être une tendance croissante dans le cinéma européen contemporain à attirer l’attention sur le rôle des images cinématographiques dans l’exercice du pouvoir capitaliste. Parmi les films traités dans ce numéro, on peut citer Breaking and Entering (Anthony Minghella, 2006), analysé dans l’article de Lawrence Bird et Nik Luka, où un clip numérique de la société Green Effect sert à promouvoir une restructuration et un « nettoyage » du quartier de King’s Cross à Londres — et donc à transformer l’urban place en un urban space stérile et vide d’interactions spontanées. Dans le cinéma documentaire et expérimental, le cinéaste Harun Farocki a, depuis une dizaine d’années, cherché à documenter maintes formes d’images « opérationnelles » — tels les simulateurs de moyens de transport ou les caméras de surveillance couplées à des logiciels — qui jouent un rôle direct dans le fonctionnement de l’industrie, de l’entreprise et de la guerre.

Enfin, et de manière plus générale, l’investissement dans la rue comme espace qui échapperait à la rationalité capitaliste a été atténué par la transformation, décrite par Gilles Deleuze, des sociétés de « discipline » en sociétés de « contrôle » : une formation sociale où le pouvoir a quitté « les grands milieux de l’enfermement » pour se diffuser dans un réseau ouvert. Dans cette nouvelle formation, abondamment thématisée dans le jeune cinéma européen, ce n’est plus l’espace clos du panoptique qui évoque la métaphore centrale du pouvoir, mais plutôt le « collier électronique » ou encore le téléphone cellulaire : « un mécanisme de contrôle qui donne à chaque instant la position d’un élément en milieu ouvert » (1990, p. 242). Dans un tel système de surveillance, la rue, loin de s’opposer à l’emprise du pouvoir, fait plutôt partie intégrante de ce réseau, vaste et diffus, dont il est difficile d’imaginer un « dehors ». C’est une nouvelle fois Farocki qui a exploré ces thèmes dans sa « symphonie de la grande ville » postindustrielle, Contre-chant (2004), où l’espace de la rue n’est plus celui d’une quelconque libération ni les coulisses d’une politique de masse, mais plutôt un milieu de surveillance (toutes les images du film provenant des caméras de sécurité de la ville de Lille) et d’une circulation obligatoire. Dans un autre genre, Tarik Saleh nous montre, dans son film animé Metropia (2009), une Europe postindustrielle, en l’an 2024, presque entièrement sous le contrôle de l’entreprise de transport public Trexx, qui interdit le vélo et oblige les habitants à circuler sur son réseau de métro, qui relie désormais tout le continent. Le film de Saleh rappelle, de manière plus ou moins explicite, le Metropolis de Fritz Lang, avec sa vision d’une existence future presque entièrement planifiée. Mais, tandis que le pouvoir fordiste du chef de Metropolis s’exerçait encore dans des espaces clos (la cité souterraine en particulier, avec ses usines, ses vastes habitations à la Le Corbusier et son temps réglementé), celui de Trexx opère plutôt à travers un réseau d’information. Que ce soient les rails de métro, un câble de télévision qui permet également d’observer les spectateurs, ou encore les canaux nerveux du corps humain par lesquels passent les « puces organiques » que l’entreprise utilise pour surveiller les pensées les plus intimes des gens, les voies par lesquelles transite l’information font dans Metropia partie intégrante d’un vaste réseau de contrôle. Dans ce contexte de réseaux diffus de pouvoir, il n’est guère étonnant que la « Nouvelle Europe » soit souvent représentée dans les films contemporains sous la forme de grands « noeuds » de circulation, réels ou imaginaires, contrôlés par des entreprises telles que le centre névralgique du métro dans Metropia, le complexe Euralille dans Contre-chant, ou encore le projet de King’s Cross dans Breaking and Entering. Ce sont des visions « dystopiques » d’une Europe où la mobilité, entièrement régie par l’entreprise, ne mène pas vers un quelconque dehors du système, mais constitue plutôt le mécanisme même de son pouvoir.

Dans ce contexte, le nouveau cinéma européen affiche souvent une tension entre espace et lieu où la rue figure comme un site inaccessible et impropre aux rencontres, échanges et actions politiques efficaces, définis communément comme la capacité de mobilisation massive de citoyens actifs. Ainsi, se rendre dans la rue devient une question angoissante pour les personnages qui se déplacent en marge de ce site, à l’image de Miro, le jeune réfugié bosniaque de Breaking and Entering, dont les aptitudes en « parkour » (défini par ses adeptes comme « l’art du déplacement ») lui permettent de rendre actives les limites de l’espace des rues mais l’entraînent également dans une spirale perpétuelle de criminalité implicite et de fuite. Dans Un prophète (2009) de Jacques Audiard, il n’y a pratiquement pas d’autres espaces que la prison et la route, mais rien ou presque ne nous permet de les distinguer, ou plutôt, leurs similitudes, fort éculées, se replient les unes sur les autres telles des strates, se superposant maladroitement à une carte des migrations européennes. Une autoroute inachevée sert de terrain de jeu à une famille bourgeoise cherchant à fuir la société dans Home (2008) d’Ursula Meier, mais la réouverture de la route perturbe leur idylle intime à cause d’une proximité intrusive et contagieuse. Au moment où les cinéastes contemporains tentent d’aller au-delà des idées préconçues sur la rue, le statut de cette dernière en tant que non-lieu se doit d’être repensé comme la source de son potentiel, et l’uniformité aseptisée d’un flux monotone doit être examinée plus attentivement afin qu’on perçoive les petites anomalies causées par les différences internes. Quelles autres dimensions de la rue peuvent émerger au sein de ce nouveau cinéma, comme, par exemple, avec l’intronisation d’effets numériques qui peuvent apporter une complexité temporelle et non habituelle aux « rencontres impromptues avec la vie » telles que promises par des prises de rue antérieures ?

Le cinéma de la migration est un domaine du cinéma contemporain qui tente de repenser les possibilités de cet espace au-delà des constatations de contrôle. « L’ouverture » de l’espace et du regard au-delà de l’Europe-forteresse dont parle Paola Gandolfi dans ce numéro est à l’oeuvre dans toute une série de films sur la migration où les rues figurent comme un cadre pour des rencontres imprévues et pour les nouvelles formes de sociabilité qui en résultent, offrant ainsi la possibilité de façonner une Europe autre. De telles images de rue sont visibles dans de nombreux exemples de ce que Walter Moser (2008) a nommé le « road movie interculturel », tels que Western de Manuel Poirier (1997), Saint Jacques la Mecque de Coline Serreau (2006), les films de Gianni Amelio en Italie ou ceux de Fatih Akin en Allemagne (voir aussi Mazierska et Rascaroli 2006). Mais les prises de rue servant à ouvrir l’espace Schengen sont aussi présentes dans des films indépendants tels que Once (2006) de l’Irlandais John Carney ou dans des films d’art comme Code inconnu (2000) ou Caché (2005) de Michael Haneke, où les rues mènent implacablement les personnages du film vers un dehors ou un passé refoulé dans la construction de la « Nouvelle Europe ».

Présentation des textes du numéro

La question principale dans les articles qui suivent consiste à savoir quelle sorte de rue le « nouveau cinéma européen » peut imaginer aujourd’hui : la rue comme « non-lieu » (Augé 1992), dont la seule fonction est de régler la circulation des forces « liquides » (Bauman 2000) de la haute finance, ou la rue comme espace de possibilités, de rencontres et d’ouverture vers autre chose ? Chaque article présenté reprend, à sa manière, cette question sur la possibilité de concevoir la rue comme espace où le cinéma peut réfléchir sur la direction que prend l’Europe et sur le pouvoir des images en mouvement.

Le texte de Laurent Guido nous guide sur les chemins empruntés par un cinéaste en pleine quête identitaire et qui se met en scène, Vincent Dieutre, focalisant son attention sur un corpus de films centré sur l’autoreprésentation de l’auteur, notamment dans Leçons de ténèbres (tourné entre Utrecht, Naples et Rome, en 2000) et Mon voyage d’hiver (parcours sur les routes d’Allemagne, tourné en 2003). Dans ces films, l’idée d’un « agencement poétique d’une confusion intime » prend la forme d’un déplacement géographique, dont le mouvement est symboliquement représenté par des routes et des rues vues à travers la lorgnette d’un motif visuel récurrent : celui du travelling en mouvement capté par des vitres de train ou de voiture. En outre, des panoramiques circulaires et des vues heurtées au coeur du trafic routier dessinent des trajectoires de rues et de ruelles typiques de l’urbanité traditionnelle de l’Europe.

Dans son texte, Guido souligne la manière dont les rues parcourues et montrées dans ces films sont à la fois le moyen figural d’exprimer l’individualité que recherche le personnage/ auteur, et la source d’images chargées de sens qui condensent les intertextes artistiques — typiquement européens — qui les habitent. Ils esquissent ainsi les contours d’une idée : « une terre ne peut être véritablement appréhendée qu’à partir des préconceptions culturelles qu’elle a nourries ».

Analysant des films qui offrent des visions personnelles de l’Europe, le texte de Paola Gandolfi se situe dans la continuité de celui de Guido. Dans le corpus de vidéos et de films présenté par Gandolfi, ce n’est pas tant l’enquête personnelle et intime qui est mise en avant, comme c’est le cas dans l’oeuvre de Vincent Dieutre, que la quête individuelle, menée par des personnages chargés de réel, d’un bien-être social et générationnel. Pour ceux fuyant une situation politico-économique difficile, une nouvelle vie au sein du bassin rassurant du nouvel espace européen n’est possible qu’après avoir parcouru, dans la difficulté et le renoncement, maintes routes et rues.

Au cours de son analyse de fictions, documentaires, vidéos et vidéos d’art, Gandolfi nous fait découvrir des créateurs aux confins du continent et dépassant souvent les marges du médium employé. Quelques exemples : les vidéos contemporaines d’Ursula Biemann (Europlex, Contained Mobility et Remote Sensing) ou de Mona Hatoum (Measures of Distance, 1988), le cinéma de fiction — L’enfant qui ne voulait plus parler (Ben Sombogaart, 1995), Le grand voyage (Ismail Ferroukhi, 2004), La graine et le mulet (Abdellatif Kechiche, 2007), Exils (Tony Gatlif, 2002) —, le documentaire — I’m British but (Gurinder Chada, 1989), Mémoire d’immigrés : l’héritage maghrébin ou 9-3, Mémoire d’un territoire (Yamina Benguigui, 1997 et 2008). Au sein du vaste corpus que Gandolfi dévoile au lecteur, la route — comme chemin à traverser, comme frontière à franchir, comme terrain où la vie est mise en jeu — est une route qui nous confronte géographiquement à des concepts courants mais problématiques, comme ceux de nation, de migration, d’interculturel. Méditerranée, Maghreb : des blocs politiques qui, vus sous la loupe de la filmographie mise en relief par Gandolfi, deviennent une accumulation de micro-contextes signifiants, où Gibraltar et Sarcelles (une banlieue de Paris) sont alignés dans une même éthique du glocal (contraction de global et local).

Ces deux textes, « Entre lyrisme esthétique et pessimisme culturel : Vincent Dieutre et les nouvelles voies autobiographiques de l’Europe » (Guido) et « Ciné-parcours dans l’Europe contemporaine : routes nécessaires, routes symboliques » (Gandolfi), se complètent l’un l’autre dans le parcours de ce volume où des nouvelles voies au sein de l’Europe sont tracées et où des migrations sont suivies au rythme respectueux d’images prises par une caméra de rue.

André Habib, quant à lui, mène une double réflexion sur le cinéma et l’espace social. Dans « La rue est entrée dans la chambre ! », il examine deux « rétrovisions » de Mai 68 — The Dreamers (2003) de Bernardo Bertolucci et Les amants réguliers (2004) de Philippe Garrel — à l’aune de l’iconographie politique et cinématographique de la prise de la rue par le peuple. L’impulsion révolutionnaire de Mai 68 visait une redistribution du sensible, selon l’expression de Jacques Rancière (2000), en troublant la frontière entre la sphère publique de la politique et la sphère intime du « foyer bourgeois », grâce notamment aux médias, radio comme télévision, qui firent entrer les sons et les images de la rue au coeur même de l’espace privé. Ainsi, une « politique du déplacement et du renversement » se manifeste évidemment à l’époque à travers une certaine « porosité entre la rue et les domiciles » et, parallèlement, un « mouvement de réciprocité de la rue et de l’individu ». Cette impulsion historique trouve un écho dans le traitement cinématographique que la Nouvelle Vague française réserve à la rue. Conformément à son analyse politique, Habib suggère que l’innovation de ces films (peut-être ceux de Godard plus que d’autres) se situe dans l’inauguration « [d’]une façon radicale de filmer en même temps la rue et l’intimité du couple ».

Habib perçoit dans les films de Bertolucci et de Garrel une rétrovision de l’héritage politique et cinématographique de Mai 68 qui cherche à amplifier les effets de cette redistribution du sensible, non pas en re-présentant de manière extensive la rue comme un espace d’action politique, mais en faisant état de ses effets gênants sur la sphère intime. « L’en même temps » de la Nouvelle Vague trouve ainsi aujourd’hui son expression dans une simultanéité affective de multiples temporalités. À ce sujet, les films, chacun à leur manière, cherchent à faire état non seulement de la charge politique qu’exprime la réversibilité frappante des sphères publique et privée, mais aussi de cet échange entre passé et présent que permet la double structure de la rétrovision. Pour Habib, c’est précisément dans cette oscillation « entre le présent et ses multiples passés » qu’une politique de la mélancolie — qui, selon lui, caractérise une branche du cinéma français contemporain — retrouve une dimension politique : « À cette condition, la mélancolie, ainsi conjuguée au temps de l’histoire et de la mémoire, devient politique. » De cette manière, Habib fait apparaître cette intimité publique ambiguë que recèle le cinéma.

Lawrence Bird et Nik Luka, dans leur article, se posent la question de savoir « comment se rendre dans la rue », par rapport à une autre série de dynamiques fondées sur l’inaccessibilité, la circulation et les dimensions périphériques et obscures de la rue. Dans leur analyse de Breaking and Entering (2006) d’Anthony Minghella, Bird et Luka explorent des visions antagonistes de la mutabilité des rues autour de la gare de King’s Cross à Londres. Will (Jude Law) est un architecte travaillant à la réhabilitation du quartier. Il cherche à transformer ce bâtiment, miroir d’une Europe migratoire et multiethnique à l’économie morose, en un idéal du cosmopolitisme néolibéral traversé de flux lisses et maîtrisés, un point nodal transnational connectant les différents centres européens tout en effaçant toute trace d’urbanité déjà présente. Miro, un réfugié et voleur bosniaque incapable de trouver sa place au sein de l’espace londonien, redistribue l’énergie des « flux » sous contrôle grâce au « parkour », rendant active la force de propulsion d’objets et de bâtiments inanimés pour se déplacer différemment dans l’espace. Bird et Luka interprètent le film comme une critique de l’urbanisme contemporain, rendant visible ce qui a été perdu au fil des réarrangements de l’espace urbain — des paysages numérisés élaborés par des logiciels d’architecture et souffrant des lacunes de ceux qui les utilisent — en vue de créer un sentiment de « lieu », dans les termes de Manuel Castells (2000), afin de contrebalancer les flux générés par le capital mondial.

Mais si la migration est un thème à travers lequel le cinéma redessine ses diverses visions de l’Europe, le regard que posent Bird et Luka sur ce film est empreint de scepticisme quant à l’idéalisation d’une nouvelle mobilité européenne où les expériences vécues de déplacement et de circulation cosmopolite sont effectuées sans qu’on se soucie guère des mouvements plus piétonniers des immigrants illégaux, des réfugiés politiques et des pauvres vivant en milieu urbain. Comme ils le soutiennent, les projets d’urbanisme créent trop souvent un état qui peut « only with hesitation be described as urban. There is a perhaps more fundamental anti-urbanity to such projects: the company offers potential residents all the allure of “urban living” while sparing them the inherent messiness and uncertainty of urban life ». Mettant en tension les « passerelles » virtuelles des logiciels d’architecture et la vision à hauteur de toit des « parkouristes », ou traceurs, ils affirment que ces deux perceptions ont en commun un corps qui « literally takes urban space with efficiency on the one hand and, on the other, beauty and a sense of performance ». Le film va au-delà de la question de la représentation à travers la subversion des itinéraires balisés de la ville par le mouvement fluide des traceurs. Le portrait que dresse Minghella de la « déterritorialisation intégrale à la modernité européenne » décrit simultanément des « running bodies [which] imply a freedom from the materiality and limitations of the city », même lorsque cette liberté est constamment associée à une criminalité et à une culpabilité ambiguës. Avec comme toile de fond la nation dotée du plus grand nombre de caméras de surveillance au monde, le film de Minghella propose un regard neuf, déplaçant la surveillance mobile et la criminalité disséminée que suppose ce type de surveillance vers une activation d’autres dimensions de la rue, une performance collaborative des forces humaines libérées par l’immobilité apparente du paysage urbain.

Dans son texte « Seeing through the Car », Thomas Lamarre revisite The Fifth Element (1997), le film de science-fiction et spectacle numérique de Luc Besson, afin d’examiner comment le cinéma fait sa propre expérimentation à partir de cet autre acteur des rues modernes : l’automobile. Les questions de la représentation et de la simulation guident l’histoire de « Seeing through the Car » que trace Lamarre : la vision idéologique de Marcuse, pour qui la voiture masque la production capitaliste, la simulation baudrillardienne et la subsomption de la voiture sous le cinématisme perceptuel selon Paul Virilio. Tandis que le film de Besson, avec ses voitures volantes et son héros américain chauffeur de taxi, peut facilement facilement être associé à ces modèles, Lamarre suggère une approche différente. S’inspirant de la proposition cosmopolitique d’Isabelle Stengers (2005), qui veut penser le lieu de « non-human and non-humanoid objects endowed with “life” » à l’intérieur du champ politique, Lamarre voit dans la voiture un « perceptual monad » : « at issue is not only what the car sees, hears, and touches, but also what it perceives obscurely, barely at all ». Cette « obscurité » est la dimension verticale de la voiture, qui ouvre dans le film de Besson sur le cosmopolitique à travers une verticalité perturbatrice. Même si les voitures volantes demeurent sujettes à « l’horizontalité implacable » de la régulation et de l’agencement urbains dans le film de Besson, puisqu’elles respectent le contour de rues invisibles, la structure perceptuelle de la voiture produit une « force venue de l’extérieur » au sein même du film, appelant à une verticalité qui réoriente ce que la rue est capable d’accomplir.

Dans l’analyse de Lamarre, l’accent cosmopolitique mis sur la voiture en tant qu’ensemble de forces déployant des trajectoires matérielles est ce qui permet une compréhension renouvelée du cinéma précisément en ces termes-là, plutôt qu’à travers la représentation. De toute évidence, une partie de l’intérêt que le cinéma porte à la rue tient à la nature même de cette dernière en tant qu’ensemble opposant vitesse et lenteur, composition animée où chaque élément, en friction et en luttes constantes, demeure « responsable dans son autonomie ». Cette attention portée à la perception obscure, à l’inconfort d’une différence interne, fait écho à un aspect de la proposition cosmopolitique de Stengers : sa critique de la notion de « tolérance », trop souvent célébrée dans le cosmopolitisme nonchalant du cinéma multinational. Si la verticalité obscure du film de Besson en appelle à l’autre, l’approche novatrice de Lamarre — portant sur un film que l’on peut aisément considérer comme symptomatique de la crise du cinéma post-national au sein d’un marché mondialisé — pose la question du cosmopolitique et du biopolitique. The Fifth Element laisse transparaître les forces productives et génératives de différentes compositions matérielles ainsi que le basculement d’une forme de travail industriel et matériel vers un travail immatériel centré sur la communication, suggérant ainsi différentes pistes pour penser le cinéma aujourd’hui.

En conclusion, les lectures proposées par les articles de ce numéro nous donnent envie de terminer ce texte sur une ouverture. Si une circulation obligatoire caractérise la société de contrôle, une façon de résister à cette « monotonisation du monde » (Zweig 1995) serait d’amplifier d’autres rythmes pour redécouvrir le fait que, comme le répète de façon ambiguë Chris Marker dans Chats perchés (2004), « la poésie est dans la rue ».