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C’est à la lumière d’une attitude nouvelle que je me propose ici de revoir l’historiographie du cinéma. Il s’agira pour moi de formuler une série d’hypothèses qui me permettront de faire ressortir des différences fondamentales entre certains discours historiques, des différences qui sont rapidement gommées lorsque l’on souscrit à l’idée selon laquelle les historiens de la « nouvelle histoire » du cinéma ont succédé aux historiens dits plus « traditionnels ». Le principe constituant le fondement de cette dernière approche est fort simple : il y aurait eu une histoire traditionnelle du cinéma d’abord, une histoire qui, semble-t-il, serait imparfaite, et que serait venue remplacer la nouvelle histoire du cinéma, une histoire qui, elle, serait mieux articulée et qui s’appuierait notamment sur des recherches en archives. Cette position ne va pas sans soulever de nombreuses questions. Comment avancer sérieusement, et sans prêter le flanc à la critique, que l’histoire traditionnelle regrouperait sans distinction près de 50 ans de travaux historiques sous une même « catégorie » ? Comment assumer que toute l’historiographie du cinéma se résumerait à ces deux périodes que sont l’histoire traditionnelle et la nouvelle histoire du cinéma ? Comment penser, sans tenir compte de l’objectif de leurs auteurs, que l’ouvrage collectif The Oxford History of World Cinema (Nowell-Smith 1996), publié par Oxford University Press, rend mieux compte des événements passés ou d’un segment complet de l’histoire que le livre d’André Boll Le cinéma et son histoire (1941), publié chez Sequana dans la collection Arts pour tous ? Ce n’est pas que je nie l’existence d’une approche traditionnelle ou d’une nouvelle approche en histoire du cinéma, mais de là à en faire des périodes, des paradigmes ou des écoles, il y a un pas qu’il ne faut pas franchir sans retenue. Notamment parce que pareille opération est susceptible de faire illusion et de provoquer des dommages collatéraux assez néfastes, comme on le verra plus loin.

Il m’apparaît préférable d’abandonner une telle conception de l’historiographie du cinéma, une conception proprement téléologique, afin d’étudier les discours historiques à même le contexte dans lequel ils ont évolué et à partir des limites imposées par le contexte en question. Pour aller dans ce sens, je propose dans le présent article un premier découpage (d’une série de plusieurs à venir), qui repose non pas sur le concept de « génération », mais plutôt sur le concept de « paradigme ». L’utilisation du concept de paradigme permet de s’affranchir des impératifs de périodisation et nous libère ainsi de certaines contraintes temporelles. Je tiens à préciser d’emblée que j’utilise le concept de paradigme non pas en suivant à la lettre les prescriptions de Thomas Kuhn (1983), mais d’une manière plus libre. Dans ma recherche, un paradigme est un ensemble que le chercheur construit lui-même pour lui permettre de mieux appréhender le réel. Et ce réel, je le délimite principalement à partir de la structure triadique proposée par Michel de Certeau (1975) pour rendre compte, au plus près, de ce qu’est « faire de l’histoire ». Ainsi donc, ce premier partage que je propose entre l’« histoire amateur » et l’« histoire universitaire » du cinéma est davantage un outil théorique pour nous aider à mieux comprendre le monde empirique plutôt qu’un phénomène historique observé tel quel dans le réel. Ce que je soumets ici aux lecteurs, ce sont les prémisses d’un programme de recherche qui nous permettra un jour, je l’espère, de découper correctement ces deux grands paradigmes de l’historiographie du cinéma que sont l’« histoire amateur » et l’« histoire universitaire ». Je me suis donc contenté, au final, de proposer une nouvelle façon d’aborder l’historiographie du cinéma. J’espère que ce découpage nous permettra de renouveler la conception que l’on peut avoir de l’historiographie du cinéma.

Une histoire schématique

Depuis quelques années déjà, plusieurs chercheurs, comme Dana Polan (2007), Lee Grieveson et Haidee Wasson (2008), ou certains groupes de recherche (notamment le groupe ARTHEMIS — the Advanced Research Team on History and Epistemology of Moving Image Study [1] —, basé à l’Université Concordia) se consacrent principalement à l’étude de l’évolution des études cinématographiques comme discipline et étudient les différents paramètres ayant présidé à son avènement et à son développement. L’un des parents pauvres de cette relativement nouvelle mouvance d’historicisation des études cinématographiques est, étonnamment, l’histoire du cinéma. L’histoire du cinéma ne constitue-t-elle pas actuellement l’une des principales branches de ce champ disciplinaire que sont les études cinématographiques ? Pourtant, il existe encore peu d’ouvrages récents sur l’histoire des différentes histoires du cinéma, et ce, malgré le retour en force des considérations historiques au sein des études cinématographiques, grosso modo depuis le début des années 1980. Étrange lacune si l’on veut bien considérer que la théorie du cinéma, au contraire, se trouve depuis tout récemment au centre d’un projet d’historicisation d’envergure internationale, nommé The Permanent Seminar on History of Film Theories [2]. Ce réseau, coordonné par Jane Gaines et Francesco Casetti, s’est donné comme principal objectif d’étudier à travers les différentes théories du cinéma les changements qu’a connus la culture des images en mouvement depuis plus d’un siècle maintenant.

Il me semble que la relative absence d’histoires des différents discours historiques sur le cinéma s’explique principalement par le fait que les chercheurs ont adopté une histoire abrégée, mais certes commode, de l’histoire du cinéma. Si bien qu’il est désormais communément admis de considérer que deux « générations » d’historiens se sont succédé depuis le début du xxe siècle, soit les historiens dits « traditionnels », suivis des historiens de la « nouvelle histoire » du cinéma. En synchronie avec le renouveau sur l’étude du cinéma des premiers temps à la fin des années 1970, la nouvelle histoire du cinéma se serait constituée principalement en réaction contre ce que les nouveaux historiens ont appelé l’« histoire traditionnelle ». Ils ont reproché notamment aux historiens qui les avaient précédés leur aveuglement par rapport à leur propre position historique dans le processus de l’interprétation de l’histoire (Mottram 1974, p. 3), l’absence (ou, du moins, le peu) de dialogue entre les historiens du cinéma et les méthodologies de l’histoire en général (Nowell-Smith 1977, p. 10) et leur vision téléologique de l’histoire, qui place le cinéma « classique » comme l’idéal à atteindre depuis l’avènement du cinématographe et tend ainsi à en simplifier la compréhension historique (Allen 1977, p. 13). L’histoire traditionnelle et la nouvelle histoire du cinéma s’opposent ainsi à plusieurs points de vue sur le plan historiographique (à prendre ici au sens de l’écriture de l’histoire). Pour faire vite, l’histoire traditionnelle est principalement une histoire des films et de ses artisans (producteurs, réalisateurs, caméramans, scénaristes, etc.). L’histoire traditionnelle classe les oeuvres jugées importantes pour l’évolution de l’art cinématographique. Pour sa part, la nouvelle histoire aborde le cinéma en tant que phénomène social complexe. Les méthodes et les procédés utilisés par les nouveaux historiens du cinéma s’inspirent grandement de ceux développés par la nouvelle histoire « tout court », héritière de l’école des Annales : on organise une multiplicité de documents et écrits de toutes sortes à partir desquels on élabore une problématique précise (Le Goff 2006, p. 63-65) [3]. Pour certains chercheurs, l’émergence de la nouvelle histoire du cinéma serait le résultat, notamment, mais pas seulement, de l’institutionnalisation des études cinématographiques, de nouvelles conditions de recherche en archives et d’un échange accru entre la théorie et l’histoire du cinéma (Kusters 1996, p. 44 ; Gaudreault 2001, p. 225) [4].

Cette histoire schématique de l’histoire du cinéma, qui fait se succéder histoire traditionnelle et nouvelle histoire du cinéma, a servi d’assise aux discours des nouveaux historiens du cinéma et a été retranscrite de livre en livre. En effet, comme je l’ai déjà mentionné dans un texte écrit en collaboration avec André Gaudreault (2011), à lire les écrits qui se réclament de la nouvelle histoire du cinéma, on se rend compte que cette génération d’historiens a eu besoin d’identifier un certain nombre de textes clés qui ont rapidement été regroupés, dans le discours des historiens de la nouvelle mouvance, sous la dénomination « histoire traditionnelle » (traditional film history en anglais). On en trouve quelques occurrences, en français ou en anglais, dans des articles publiés au cours des années 1970 [5]. Ce sera cependant au courant des années 1980 que l’expression « histoire traditionnelle » deviendra une expression consacrée, puisqu’elle apparaîtra dans un nombre plus important d’articles et de livres. On peut donc présumer que c’est à des fins stratégiques que la nouvelle génération d’historiens, celle-là même qui a fini par être regroupée sous la dénomination de « nouvelle histoire » (new film history en anglais) [6], a eu besoin d’identifier de cette manière, globalisante, les historiens contre lesquels elle s’est positionnée. Le recours aux expressions « histoire traditionnelle » et « nouvelle histoire » peut être ainsi vu comme un outil heuristique.

Il faut également dire qu’une telle périodisation, qui fait se succéder histoire traditionnelle et nouvelle histoire du cinéma, offre un certain avantage pour le chercheur, dès lors qu’elle est consacrée et répandue dans le discours. En effet, il est économique pour un chercheur de se référer, par exemple, à tout un pan de l’historiographie du cinéma à l’aide de l’expression « histoire traditionnelle ». Un problème survient toutefois lorsque ce type d’usage se généralise et s’ancre dans le discours des chercheurs. On en vient à penser que l’historiographie du cinéma se résume à cette histoire simplifiée. Les dommages collatéraux d’une telle schématisation se voyaient encore jusqu’à tout récemment dans les écrits de jeunes chercheurs qui reprenaient, on le comprendra, ce raccourci sans le remettre en question.

Une terminologie inadéquate

Comme je l’ai mentionné plus haut, l’expression « histoire traditionnelle » regroupe sans distinction près de 50 ans de travaux historiques sous une même « catégorie » et occulte, par conséquent, ce qui les différencie. Elle crée, en somme, une fausse impression de continuité et d’unité. De plus, l’expression « histoire traditionnelle » ne revêt pas un sens univoque, qui s’imposerait d’emblée. Pas plus d’ailleurs que l’expression « nouvelle histoire » du cinéma, dont les termes manquent de précision et ne permettent pas toujours de faire toutes les distinctions qui s’imposeraient. Le Petit Robert définit ce qui est « traditionnel » comme étant ce « qui est fondé sur la tradition, correspond à une tradition », c’est-à-dire à une « manière de penser, de faire, qui est un héritage du passé ». L’« histoire traditionnelle » serait donc, sur le plan lexical, l’ensemble des discours des historiens, en tant que genre littéraire, fondé sur une manière de penser, de faire, qui serait un héritage du passé. Le défaut premier d’une telle définition serait qu’elle implique une temporalité historique. En effet, étant donné que l’on peut grosso modo situer son émergence au cours des années 1970, la nouvelle histoire du cinéma serait maintenant, après plus de 30 ans d’existence, presque autant traditionnelle aux yeux des jeunes historiens que l’histoire dite traditionnelle et ne serait plus, pour ainsi dire… nouvelle. Le caractère peut-être trop général des expressions « histoire traditionnelle » et « nouvelle histoire » du cinéma place celles-ci en porte-à-faux par rapport à ce qu’elles prétendent décrire, d’où le risque de malentendu qui découlerait de leur utilisation dans le cadre d’une étude plus approfondie.

L’élaboration d’une terminologie plus précise s’impose, et s’imposera d’autant plus lorsqu’il sera temps de faire de plus subtiles distinctions afin de proposer une périodisation plus fine de l’historiographie du cinéma. C’est pourquoi je propose ici un premier découpage qui repose sur le concept de « paradigme » et qui permet ainsi de nous libérer de certaines contraintes temporelles. En effet, rien n’empêche un historien de produire un discours s’inscrivant totalement dans un paradigme X pendant qu’un paradigme Y est dominant. À l’inverse, rien n’empêche de retrouver dans un discours certaines caractéristiques du paradigme Y alors qu’on associe ce même discours à un paradigme X. Je tiens à rappeler que je ne suis pas à la lettre les prescriptions de Thomas Kuhn au sujet du concept de paradigme. J’envisage plutôt ce concept comme un ensemble que je construis dans le but de mieux appréhender le réel. Je délimite ensuite ce réel à partir de la structure triadique proposée par Michel de Certeau. Rappelons rapidement que pour cet intellectuel et historien français, l’écriture de l’histoire est une opération, une « opération historiographique », qui implique un « rapport entre une place (un recrutement, un milieu, un métier, etc.), des procédures d’analyse (une discipline) et la construction d’un texte (une littérature) » (Certeau 1975, p. 64). Selon Certeau, l’histoire est d’abord produite à partir d’une « place » sociale ; tous les travaux historiques dépendent des lieux et des époques où on les écrit. Les maisons d’édition, les groupes de recherche, les sociétés savantes, les universités sont autant de lieux qui conditionnent le discours historique. Toutes les recherches historiques s’articulent autour d’un lieu de production social, culturel, politique et économique dont il faut déterminer la nature et qu’il faut comparer à d’autres lieux. L’histoire est, par ailleurs, produite à partir de méthodes d’enquête et d’analyse. L’historien se trouve majoritairement confronté à une masse documentaire dans laquelle il doit opérer des choix. C’est ce que dit Certeau lui-même lorsqu’il avance ce qui suit : « En histoire, tout commence avec le geste de mettre à part, de rassembler, de muer ainsi en “documents” certains objets répartis autrement » (Certeau 1975, p. 84). La façon dont ces documents sont classés et la façon grâce à laquelle il est possible de naviguer à travers eux varient dans le temps. L’historien est alors autant tributaire de la conservation et du classement des archives de son époque que des moyens techniques mis en oeuvre pour les prospecter. L’histoire, c’est finalement une écriture ou, autrement dit, l’organisation d’un texte. Cette organisation prend principalement la forme d’une écriture narrative, d’un récit. L’historien du cinéma raconte l’histoire du cinéma selon des faits qu’il reconstitue lui-même à partir de sources. Il construit après coup un système de relations qu’il établit entre ces faits. Pour ce faire, l’historien du cinéma utilise des instruments conceptuels provenant de la théorie de l’histoire tout court, mais aussi de la théorie du cinéma et de la théorie de l’histoire du cinéma. Ainsi donc, se trouvent principalement dans le réel que j’essaie de mieux comprendre des discours historiques et des historiens, bien sûr, mais aussi des institutions (comme les musées, les archives, les maisons d’édition, les universités), des événements (des congrès ou des festivals de films, par exemple) et des constructions plus abstraites de l’esprit (comme des théories de l’histoire, des théories de l’histoire du cinéma, des positions épistémologiques, etc.). Ce sont de pareilles considérations qui m’amènent ici à proposer un premier découpage qui tienne compte de la position de Certeau par rapport à l’écriture de l’histoire. Ce découpage repose, plus précisément, sur l’une des caractéristiques de l’opération historiographique de Certeau, à savoir le « lieu social » à partir duquel est produit tout discours historique. Répétons-le encore une fois, que l’on aborde le discours de Terry Ramsaye, de Georges Sadoul, de Tom Gunning ou d’André Gaudreault, toutes ces recherches historiques s’articulent autour d’un lieu de production social qui impose des contraintes. Les explications d’Hervé Martin, historien, médiéviste et professeur honoraire à l’Université Rennes 2, vont dans ce sens :

Quiconque s’adonne à un travail d’histoire, article, livre, thèse ou communication, le fait rarement pour des raisons de pure curiosité intellectuelle ou par simple passion scientifique. En général, on produit parce que l’on est arrimé à un ou à des « lieux » précis dont il faut satisfaire les exigences. Michel de Certeau l’a dit et répété, au point que la leçon est devenue banale : il y a toujours un contrat qui se cache derrière un texte, soit celui de l’historiographe patenté et rétribué, soit les exigences d’un patron ou d’un groupe de recherche en quête de visibilité, soit l’engagement pris envers un éditeur, soit enfin l’attente de la corporation historienne à l’égard de ses membres désireux de s’élever dans la hiérarchie

Martin 2002, p. 111

Le lieu dans lequel l’historien produit son discours s’avère donc déterminant pour le type de recherche, la problématique et les interprétations formulées par l’historien lui-même. J’ai d’abord identifié un premier lieu social avec lequel les divers tenants de la nouvelle histoire du cinéma ont à composer, en toute conscience, dans leur quotidien, et ce lieu, c’est l’université. L’université n’est-elle pas, depuis une trentaine d’années maintenant, le principal lieu social à partir duquel on fait de l’histoire du cinéma ? On y retrouve désormais plusieurs départements offrant de la formation spécialisée en histoire du cinéma, on y crée des groupes de recherche pour la collecte et l’interprétation de données, on y organise des colloques où se rencontrent des spécialistes pour échanger, on y publie des livres et des journaux spécialisés pour diffuser la connaissance qu’on y développe, etc. J’ai par conséquent décidé de privilégier l’expression « histoire universitaire du cinéma » pour désigner le discours historique produit au sein de l’institution universitaire et, dans une plus faible mesure, tout autre discours produit à l’extérieur de l’université, mais qui serait diffusé à l’intérieur de son réseau. En effet, rien n’empêche un chercheur indépendant de toute institution universitaire de publier ses recherches dans un journal universitaire si son article répond aux critères de rigueur scientifique habituellement exigés par un établissement d’enseignement supérieur. La chose est connue : tout discours historique universitaire suit certaines règles de nature méthodologique, basées sur un important bilan historiographique et la démonstration d’une hypothèse qui enrichit les connaissances existantes. L’expression « histoire universitaire du cinéma » a l’avantage de contextualiser, dans sa formulation même, la réalité que je tente d’appréhender. Des expressions comme « la nouvelle histoire du cinéma » ou « l’histoire traditionnelle du cinéma » éliminent toute référence au contexte de l’objet étudié et restent figées dans une temporalité bien précise : il y aurait eu d’abord l’histoire traditionnelle, qui fut ensuite éclipsée par la nouvelle histoire du cinéma.

L’histoire universitaire et l’histoire amateur du cinéma

L’histoire universitaire du cinéma non seulement représente le paradigme dominant des 30 dernières années dans l’historiographie du cinéma, mais elle entre aussi, en quelque sorte, en contradiction avec cet autre paradigme, l’histoire amateur du cinéma, qui fut, lui, dominant durant la période s’étalant du tournant des années 1900 jusqu’aux années 1970. J’entends ici par histoire, mais aussi par historien amateur, tout historien non professionnel n’ayant pas reçu de formation universitaire en histoire. L’expression anglaise amateur historian (dont l’équivalent français serait « historien amateur ») a au moins le « privilège » d’avoir été proposée au début de la période étudiée par un intervenant du paradigme de l’histoire amateur. Elle fut utilisée, notamment, par Samuel E. Asbury dans une conférence intitulée « The Amateur Historian » et prononcée à la rencontre annuelle de la Texas State Historical Association le 15 mai 1924. Asbury, chimiste de formation et passionné d’histoire, voulait souligner lors de son intervention la liberté d’expression dont jouissait l’historien amateur. Cette liberté était inconnue à l’historien professionnel qui était, selon Asbury (1924, p. 95), menotté par son rôle social : « The amateur has some great advantages over the professional. He can more often think what he pleases and say what he thinks. The professional is limited by his public position and his reputation as a scholar. »

L’expression « histoire amateur » est peut-être malgré tout mal choisie, étant donné la connotation péjorative que peut avoir le mot « amateur ». Il faut garder en tête que, selon l’une de ses acceptions, « amateur » se dit d’une personne « qui exerce une activité de façon négligente ou fantaisiste ». Pourquoi donc voudrais-je utiliser, pour désigner une partie de l’historiographie du cinéma, un qualificatif qui risquerait que l’on confonde des historiens comme Lewis Jacobs ou Georges Sadoul avec des personnes qui exercent une activité de façon négligente ? Et pourtant, l’expression semble bel et bien consacrée dans le monde des historiens tout court et ne semble pas souffrir de l’acception péjorative que lui donne le dictionnaire. C’est bien ce que dit l’historien William Rubinstein (2008, p. 2), qui écrit :

The term ‘amateur historian’ is emphatically not used […] in a derogatory or supercilious sens [sic], despite the fact that I have been employed as a university academic teaching history for nearly 30 years. I have enormous respect for many aspects of the work of amateur historians, and do not regard them with a sneer. An amateur historian is simply someone who researches or writes about history who is not trained or employed as a university academic. Many are professionally well qualified in another field requiring considerable education, intelligence and judgment—as lawyers, engineers, teachers, doctors, media producers, journalists and in a range of similar occupations. Probably most of [them] are university graduates of obvious intelligence, and virtually all have written and published about their subject of interest, often very widely.

Ainsi, selon l’hypothèse que j’aimerais formuler, l’histoire amateur aurait dominé l’historiographie du cinéma du tournant des années 1900 jusqu’au cours des années 1970. Autrement dit, durant cette période, l’histoire du cinéma fut majoritairement écrite par des historiens amateurs, c’est-à-dire par des historiens qui ne logeaient pas à l’enseigne universitaire et qui, par conséquent, n’avaient pas de formation universitaire en histoire ou, plus particulièrement, en histoire du cinéma. Il suffit de prendre à témoin les rares interventions sur l’histoire du cinéma publiées dans la prestigieuse revue des Annales avant 1970 pour se convaincre que les historiens universitaires de l’histoire tout court ne considéraient pas encore les historiens du cinéma comme des historiens universitaires. Le sociologue français Georges Friedmann (1946, p. 276) écrit, à la suite de la publication du premier tome de l’Histoire générale du cinéma de Georges Sadoul, cet « écrivain qui ne fait pas partie des “historiens professionnels” », à quoi il ajoute :

M. Sadoul, pour des raisons du reste fort compréhensibles, adopte dans ce premier tome une forme intermédiaire entre l’ouvrage scientifique et un exposé délibérément attrayant, à l’usage d’un très large public dont il faut soutenir l’attention par des moyens qui débordent parfois le dessein général de l’ouvrage

p. 277

Même son de cloche de la part de l’historien français Robert Mandrou, fondateur avec Georges Duby de ce que l’on nomme désormais l’histoire des mentalités. Toujours au sujet de l’Histoire générale du cinéma de Georges Sadoul, dont les quatre premiers tomes étaient parus en 1958, Mandrou (1958, p. 141-142) écrit : « Manuel de qualité, ce n’est pas cependant une histoire au sens plein du mot. Mais on en dirait autant des autres histoires de même veine, et de moindre valeur. » Et l’historien poursuit, de manière plus générale : « Des Histoires du Cinéma, il ne saurait être question de dresser le catalogue, même sommaire : elles sont trop nombreuses et anecdotiques, de faible utilité pour nous […]. Les bras chargés de cette abondante production, nous restons donc insatisfaits » (p. 140-143). Rappelons qu’à l’époque où Friedmann et Mandrou écrivent ces lignes, l’histoire est une discipline universitaire reconnue depuis plusieurs décennies. Évidemment, il n’y avait pas, au même moment, d’histoires universitaires du cinéma, puisque aucune formation universitaire n’était offerte dans ce domaine. Les historiens du cinéma étaient à cette époque des amateurs instruits qui se sont intéressés au domaine avec enthousiasme, à défaut d’avoir une formation officielle. On voit bien comment l’avènement du paradigme de l’histoire universitaire du cinéma serait, à peu de chose près, en synchronie avec l’entrée de l’histoire du cinéma à l’université.

Les paradigmes de l’histoire amateur et de l’histoire universitaire doivent être envisagés comme des paradigmes perméables entre lesquels des échanges peuvent survenir. Il est clair que l’histoire universitaire et l’histoire amateur sont susceptibles de se chevaucher : certains historiens universitaires vont écrire des histoires amateurs, plus grand public, alors que certains historiens amateurs verront diffusées certaines de leurs contributions dans le réseau de l’histoire universitaire. Par ailleurs, ces paradigmes de l’historiographie du cinéma que sont l’histoire amateur et l’histoire universitaire ne se succèdent pas selon une stricte progression chronologique. Ainsi, à en croire Harvey Wish, certaines caractéristiques de l’histoire universitaire seraient déjà présentes, et ce, au moins dès 1948, dans un livre intitulé Magic Shadows: The Story of the Origin of Motion Pictures, publié chez Georgetown University Press (Quigley, Jr. 1948) :

Historians will be puzzled by the ambitious claim that this comprehensive attempt to cover so many technicians and inventors is based upon original sources primarily — “a distillation from the adventures of a decade among the archives of Europe and America,” as the foreword puts it

Wish 1948, p. 139, je souligne

Au moment où il écrit ces lignes, Wish est professeur associé au Département d’histoire de la Case Western Reserve University, située à Cleveland, aux États-Unis. On voit bien ici comment, répétons-le encore une fois, l’utilisation du concept de paradigme permet de nous libérer de certaines contraintes temporelles : rien n’empêche de reconnaître certains éléments d’un paradigme X (l’histoire universitaire) dans un texte s’inscrivant dans un paradigme Y (l’histoire amateur).

C’est uniquement en abandonnant une conception évolutionniste de l’histoire de l’histoire du cinéma, fondée sur un modèle illustrant l’évolution des méthodes utilisées, et en abordant les différents discours historiques à même le contexte dans lequel ils ont été produits, que l’on pourra tenter d’échapper aux pièges d’une approche déterministe. Cela m’intéresse peu d’établir lequel de ces paradigmes est meilleur, parce qu’il rend mieux compte des événements passés ou d’un segment complet de l’histoire. L’histoire amateur et l’histoire universitaire sont deux paradigmes incomparables. Voilà la raison pour laquelle j’insiste ici sur la nécessité, à la fois méthodologique et heuristique, de dissocier ces deux paradigmes, et de bien les démarquer. L’histoire universitaire du cinéma ne serait pas simplement une autre approche historiographique permettant de répondre différemment à des questions préalablement posées par l’histoire amateur ; elle poserait plutôt elle-même des questions complètement différentes. C’est bien ce qu’affirme l’historien américain du cinéma Douglas Gomery (1982, p. 52), qui écrit : « For decades, film historians have told us the same old story. Now, the next generation of scholars, asking different questions and using new methods, is writing its own version. » Pensons, par exemple, à l’une des principales questions qui orientèrent les travaux de la grande majorité des premiers historiens amateurs : « qui a inventé le cinéma ? ». Depuis l’avènement de l’histoire universitaire du cinéma, cette question ne semble plus pertinente aux yeux des historiens universitaires, et c’est pourquoi peu d’entre eux, sinon aucun, essaient d’y répondre.

Bien sûr, il n’existe aucune coupure nette entre ces deux paradigmes historiographiques. Dans le monde empirique et historique, ces deux paradigmes se côtoient depuis plusieurs décennies déjà, ils se côtoient même encore aujourd’hui et parions qu’ils se côtoieront encore longtemps. Par ailleurs, si ces deux ensembles paraissent clos, ce n’est que sur le plan conceptuel. Plusieurs échanges surviennent entre les deux, comme je l’ai mentionné plus haut. En fait, il serait possible de voir ces deux paradigmes que sont l’histoire amateur et l’histoire universitaire du cinéma comme deux pôles d’un même axe. Tout discours historique portant sur le cinéma se situe nécessairement entre ces deux pôles. Il ne s’agit pas ici de baliser l’historiographie du cinéma en se basant sur des périodes mutuellement exclusives (l’histoire traditionnelle contre la nouvelle histoire), mais plutôt d’essayer de comprendre l’histoire des différents discours historiques portant sur le cinéma et d’en comprendre les différents enjeux. Il me faudra évidemment, dans une phase ultérieure de ma recherche, « fractionner » ces deux grands paradigmes selon les différentes approches qui les constituent. En effet, certaines démarches historiques, tout en s’inscrivant dans le paradigme de l’histoire universitaire, peuvent s’appuyer sur des méthodes très différentes. Je n’apprendrai rien à personne en prétendant que le modèle historiographique développé par Thomas Elsaesser (2004), l’« archéologie des médias », est bien différent de la perspective de la microhistoire du cinéma dans laquelle s’inscrit l’ouvrage Cinémas de France 1894-1918 de Jean-Jacques Meusy (2009).

C’est donc l’adoption d’une attitude nouvelle que je prône ici par rapport à l’historiographie du cinéma. Exit l’histoire traditionnelle et la nouvelle histoire du cinéma, qui enferment le chercheur dans le carcan d’une approche téléologique. Il me semble en effet réducteur d’envisager une historiographie du cinéma selon laquelle la nouvelle histoire du cinéma serait venue remplacer l’histoire traditionnelle du cinéma. Il m’apparaît préférable d’abandonner de telles conceptions, proprement téléologiques, afin d’étudier l’historiographie du cinéma à même le contexte dans lequel elle a évolué et à partir des limites imposées par le contexte en question.

Exit également une certaine conception selon laquelle l’histoire du cinéma serait, avant le tournant des années 1980, dans un état pré-paradigmatique, comme l’a déjà avancé notamment Edward Buscombe (1977). Là où Buscombe voit une histoire du cinéma sans paradigme, une histoire du cinéma dans laquelle, pour reprendre les mots de Thomas Kuhn (1983, p. 42), « le profane [peut] espérer se tenir au courant du progrès en lisant les textes originaux des spécialistes », de mon côté, je vois le paradigme de l’histoire amateur du cinéma, un paradigme dans lequel, pour faire vite, les discours historiques sont destinés majoritairement au grand public. Là où Buscombe aimerait voir une « science normale », c’est-à-dire, pour reprendre encore une fois les mots de Thomas Kuhn (1983, p. 35 et 41-42), une science dont le :

premier paradigme solide[, dans lequel le chercheur], au lieu de consigner ses recherches dans des livres adressés […] à tous ceux qui pourraient s’intéresser aux problèmes de sa spécialité, les fera paraître généralement sous forme d’articles brefs, adressés à ses seuls collègues, des hommes qui assurément connaissent le paradigme commun et sont en fait les seuls capables de comprendre ce genre de littérature,

de mon côté, je vois le paradigme de l’histoire universitaire du cinéma, un paradigme dans lequel, pour faire vite, les discours historiques sont destinés en très grande majorité aux historiens universitaires du cinéma.