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Bien entendu l’expérience m’a rapidement appris que je ne suis appelé à rencontrer des gens sinon exactement identiques, du moins tout à fait similaires dans leurs coutumes, leurs opinions, leurs goûts, leur manière générale d’aborder la vie. [...] Il n’empêche, j’ai également eu l’occasion de me rendre compte que les êtres humains ont souvent à coeur de se singulariser par de subtiles et déplaisantes variations, défectuosités, traits de caractère et ainsi de suite — sans doute dans le but d’obliger leurs interlocuteurs à les traiter comme des individus. […] Si le cadre général d’un premier contact clientèle est donc nettement circonscrit, il demeure toujours, hélas, une marge d’incertitude.

Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, p. 21

De l’après-psychanalyse à l’individu psychologique : entre analyse et nostalgie

Dans les années 1980 en France, Robert Castel a instigué le débat sur ce qu’il considérait comme un nouveau phénomène de masse, soit la diffusion de la culture psychologique dans la société. Ce processus qu’il a surnommé le « psychanalysme » (Castel, 1976) exprimait non seulement l’idée d’une intégration de la psychanalyse, discipline autrefois considérée subversive, à la culture de masse — la récupération de son contenu par un nombre croissant de nouvelles professions de l’écoute, allant de la pédagogie à la médecine généraliste, en révélait l’indice majeur —, mais révélait également ce qui déjà à l’époque commençait à poindre sans gêne : l’émergence d’une vulgate psychologique n’ayant plus de liens aucun avec le contenu de la psychanalyse. Ce deuxième temps du phénomène, qu’Otero (2003) a surnommé non sans ironie « le psychanalysme sans psychanalyse » et qu’il a illustré de manière percutante en montrant l’expansion tous azimuts du champ de la santé mentale, était le signal d’un processus social dont les ramifications dépassaient largement les luttes intestinales des écoles théoriques pour s’abroger le capital de cette nouvelle culture psy. Sociologues et philosophes ont analysé ce processus principalement en tant que psychologisation des rapports sociaux, soit comme la tendance à rabattre la culture psychologique sur la culture sociale, c’est-à-dire, à traiter à l’échelle privée et subjective ce qui autrefois pouvait être saisi à l’échelle du collectif ou du politique, soit comme le symptôme d’un hyperindividualisme et, plus largement, d’une crise de la société.

Le processus de psychologisation fut en effet critiqué par une génération de penseurs américains et français qui dénonçaient la généralisation d’une culture psychologique, narcissique, hédoniste, plaçant à la source de cette crise l’individu désormais face à lui-même, déraciné, désocialisé, engagé dans une quête effrénée de soi, et ce, au détriment de la culture publique. C’est surtout Sennett et Lash aux États-Unis qui ont dégagé cette tendance en soulignant chacun à sa manière les dangers d’une société vide de projets communs, où l’individu se complaît dans un culte de soi (Otero, 2003).

Sennett mettait l’accent sur un refoulement de masse vers la vie privée. La société, ayant liquidé les composantes nécessaires à l’action collective telles que la solidarité de classe, serait désormais « dirigée vers l’intérieur ». Les individus ne trouvent sens au système social qu’en faisant de lui un « vaste système psychique », dont la fin consisterait à se réaliser soi-même, plutôt que de s’engager durablement avec les autres (Sennett, 1995). Lash voyait dans la « généralisation d’une personnalité narcissique » une « libération des conditions répressives du passé » et une « aptitude nouvelle à se gouverner soi-même ». La personnalité narcissique est pourtant blasée, convaincue « que les solutions politiques ne mènent à rien ». Les individus cherchent plutôt selon lui des stratégies de survie du moi; des « mesures destinées à prolonger leur propre existence » (Lash, 2000, p. 7-8). Ces premiers écrits critiques sur la psychologisation ont eu pour effet de tracer les contours dans la littérature d’une nouvelle figure sociale de l’individu, celle qui émerge sur fond de crise du lien social, largement interprétée comme l’effondrement de la sphère publique, la libération tous azimuts des moeurs et la montée parallèle d’un hyperindividualisme. C’est à l’individu psychologique, peu digne successeur de l’individu politique et de l’individu économique devenus moins signifiants, que revient la lourde responsabilité d’incarner la synthèse anthropologique d’un nouveau temps moins héroïque, mais plus intimiste (Otero, 2003; Martuccelli, 2005). Sans hésiter, Gauchet (1998) fera correspondre l’hyperindividualisme contemporain avec un type de personnalité générique, la « personnalité contemporaine », qui incarne en revanche le doute, l’incertitude et les nombreux troubles psychologiques à la fois fort répandus, peu glorieux et handicapants. Cet hyperindividualisme résulterait d’une faillite des institutions de socialisation à imposer des normes et des rôles préétablis, ce qui aurait pour conséquence le repli généralisé dans la vie privée. Sans ces institutions qui imposent des normes, en tout premier lieu la famille, l’individu psychologique serait laissé face à lui-même. Des ruptures biographiques ainsi créées l’empêcheraient de se projeter dans une continuité historique et provoqueraient par le fait même une quête effrénée de soi. Comment confier l’avenir à un tel individu qui, contrairement à ses prédécesseurs prêts à faire la révolution ou à finaliser leurs stratégies marchandes avec une ferme motivation, ne semble plus savoir où il s’en va? S’il est vrai que la personnalité moderne était marquée par la référence au désir, le conflit et la culpabilité, tandis que la personnalité contemporaine est marquée par la référence à la jouissance, le clivage et la honte, peut-on être conséquent et ne pas culpabiliser l’individu psychologique? Est-ce l’individu contemporain qui est psychologique ou plutôt les intellectuels nostalgiques de la personnalité moderne qui psychologisent sans retenue aucune l’analyse du social contemporain? Tentons de voir la chose autrement, en poussant non pas l’individu, mais la sociologie en dehors de la psychologisation comme procédé analytique exorcisant et qualifiant les dynamiques qui ne semblent pas pouvoir achever le projet de la modernité.

Au-delà du principe moral de psychologisation, le principe sociologique de singularisation

Cette critique de la psychologisation, qui s’amorce dans la décennie 1980-1990 avec le constat d’une inflation de la culture psychologique pour finir dans une inquiétude tous azimuts devant la crise du social, se poursuivra plus ou moins dans les mêmes termes au courant des décennies suivantes, notamment autour de la question de la souffrance sociale. Surtout en France, cette dernière est devenue non seulement une question d’affaire publique (Fassin, 2004; Laval, 2005), mais aussi l’occasion d’une rencontre de plus en plus hybride entre sociologues, psychologues et intervenants sociaux[1]. Mais hier comme aujourd’hui, que l’on parle plus précisément d’une culture psychologique de masse ou d’une montée de la souffrance sociale, l’hypothèse de la psychologisation a tendance à référer soit aux processus par lesquels les questions qui jadis relevaient des registre du politique et de la justice sociale se transforment en question psychologique et compassionnelle, soit au constat d’une croissance concrète des difficultés psychologiques individuelles comme symptôme d’une crise des repères et du lien social. D’un côté, on met l’accent sur la transformation, mais la plupart du temps sur le travestissement, des mécanismes de traitement de la réalité sociale par le recours croissant aux discours et techniques psychologiques, et de l’autre, on considère que c’est la réalité elle-même qui se psychologise en se vidant de sa vraie consistance — sociale, politique, morale — créant un hyperindividualisme et des formes d’anomies et de pathologies sociales, entre autres, désaffiliation, déliaison et souffrance sociale. Si ces deux hypothèses sont a priori épistémologiquement distinctes — tout en étant souvent entrecroisées dans une même thèse —, on peut dire qu’elles sous-tendent néanmoins un constat sociologique transversal que l’idée de psychologisation tend soit à réduire à ses dimensions proprement psychologiques, soit à l’enrober d’une posture morale ou critique, plutôt que d’en tirer l’étendue de ses conséquences pour l’analyse et la pratique. Ce constat de nature sociologique est celui d’une attention de plus en plus importante, dans la manière de se lier et de faire société, aux dimensions individuelles et singulières des acteurs sociaux — individus, groupes, organisations. Il témoigne non pas tant d’un processus de psychologisation des rapports sociaux, mais plus largement d’une singularisation des sociétés, pour reprendre le diagnostic d’époque de Martuccelli (2010). Ce dernier, parmi d’autres, formule en effet l’hypothèse d’un changement global, structurel, qui dessine une radicalisation et un approfondissement sans précédent du processus d’individuation, « nous amenant plus et autrement par le passé à voir la singularité des êtres, des choses et des situations » (p. 14). Ce processus définit une nouvelle dynamique entre l’individu et la société, où « c’est en référence aux expériences individuelles que le social fait désormais sens ou non » (p. 14). La singularisation constitue une dynamique sociohistorique qui n’est ni synonyme d’une psychologisation, ni d’un affaissement des repères, ou d’une liquéfaction de la consistance sociale, mais rend compte « d’une autre façon de se lier et de faire société » (p. 47).

Cette dynamique est irréductible, pour ainsi dire, à la diffusion d’une culture psychologique de masse et se distingue d’un hyperindividualisme ou d’un individualisme de la déliaison, pour reprendre l’expression de Gauchet (1998), c’est-à-dire d’une forme d’être-ensemble où l’individu serait déconnecté symboliquement et cognitivement du point de vue du tout. Sa dynamique s’inscrit plutôt dans ce que l’on pourrait qualifier comme un individualisme de liaison, ou un individualisme de masse : c’est-à-dire qu’elle prend part dans des sociétés où l’individualité ne peut plus être ignorée (Otero, 2010). Où la possibilité de revendiquer la prise en compte et la reconnaissance de son individualité n’est plus un privilège de classe, porté par des bohèmes, des surhommes, des héros, mais s’est en quelque sorte démocratisée à l’ensemble de ses membres, souvent en dépit de leur position, de leur capital, de leur manque ou de leur trop-plein de ressources, allant ainsi de l’itinérant à l’artiste, du malade en fin de vie à l’entrepreneur d’affaires. Comme le souligne Astier (2007, p. 134) : « Ce qui était, il y a peu de temps encore, réservé à l’élite et notamment à la figure de l’artiste, est à présent revendiqué par le quidam. Tout un chacun aspire à l’individualité ». Cette aspiration commune à l’individualité dans les sociétés contemporaines n’est pas tant le propre d’un individu psychologique, déconnecté du tout, ni l’apanage d’un groupe ou d’une position sociale spécifique divisant inclus et exclus, mais constitue aujourd’hui une mesure commune de liaison entre les acteurs, une grammaire sociale, un nouvel état de l’être-ensemble. L’individualité est devenue une expérience et un langage de la socialisation courante, ordinaire. Cette inflexion historique peut se lire à travers diverses institutions, champs et pratiques de la vie sociale, allant du travail, à la famille, à l’école, à la religion, à la politique, aux loisirs et à la consommation, mais s’observe aussi dans le champ large de l’intervention sociale, que ce soit sur le plan des pratiques éducatives, des soins de santé ou du travail social à proprement parler, qui davantage que par le passé valorisent, prennent en compte ou reconnaissent les singularités (Dubet, 2004).

Au sein de ce mouvement de fond, le recours aux discours ou aux techniques proprement psychologiques est certes fortement sollicité et demeure souvent même à l’avant-plan des autres formes d’intelligibilité et d’avenues possibles pour l’action. Cette idée se traduit notamment dans les différentes analyses contemporaines qui montrent l’attention grandissante, dans le champ de l’intervention sociale, des différents dispositifs d’aide envers les obstacles psychologiques — plutôt que matériels et collectifs — à l’employabilité et à l’intégration sociale, ou la manière dont les modalités d’action auraient progressivement délaissé les luttes collectives et le souci de redistribution, des inégalités et des injustices sociales, pour s’attarder davantage à la souffrance, au stress ou au mal-être et aux nouvelles formes de réponses qui en découlent : lieux d’écoute, clinique du social, médicaments psychotropes, etc. Si ces discours et pratiques liés à la psychologisation méritent d’être effectivement interrogés et analysés, il s’agit ici simplement d’ouvrir la réflexion en examinant le spectre des possibles qui émergent de cette dynamique historique et sociale contemporaine qu’est la singularisation. Surtout, il faut s’appuyer sur l’esprit de Foucault (1975; 1976) qui ne rejetait pas la psychologie — ou la médecine — à titre d’idéologie masquant ou vidant le réel de sa vraie substance, mais montrait au contraire de quelle manière la psychologie ou les disciplines psy produisent du réel tangible et concret. Dans les sociétés contemporaines, ce réel est en quelque sorte celui d’un individu « singulier », à comprendre à la fois comme idéal et comme expérience concrète de soi, où l’individu lui-même et les diverses pratiques qui le sollicitent comme tel chercheront à connaître « sa » vérité par la valorisation, la reconnaissance, la prise en compte, la mise à jour constante de sa singularité, que ce soit par le recours aux discours et aux pratiques proprement psychologiques ou par d’autres voies et modalités qu’il s’agit également d’explorer.

De la singularité accompagnée de multiples manières

Depuis les années 1990, on assiste à une prolifération des pratiques dites d’« accompagnement » (Paul, 2004). Terme en apparence mineur et sans importance, l’accompagnement s’immisce pourtant partout et de manière transversale dans une pluralité de domaines et de pratiques. Sortant du seuil de la mort, où elle était jusqu’ici conviée, et mobilisant toute une armée de réserve de professionnels accompagnants en dehors des chemins habituellement balisés par une discipline telle que psychologie, médecine ou travail social, toute une industrie d’accompagnement voit le jour, visant à accroître la dignité et le pouvoir des individus sur eux-mêmes, à les doter de capacités et d’outils pour en faire des êtres autonomes et responsables, à les écouter, à les soutenir, à les encourager ou à les coacher lorsque des épreuves qui abaissent leur moral ou les gênent dans leurs fonctions quotidiennes. L’accompagnement s’immisce autant dans les figures concrètes de la réussite et de la performance sociales — par exemple, hommes d’affaires, professionnels et sportifs de haut niveau — que dans celles de la difficulté et du malheur. Qu’il s’adresse à des chômeurs, à des jeunes en difficulté, à des personnes âgées, à des couples, à des personnes aux prises avec un handicap, à des victimes de traumatismes, à des personnes en fin de vie ou à des gens d’affaires, « l’accompagnement n’en finit plus de se décliner auprès des différentes populations et dans de multiples dispositifs » (Vranken et Macquet, 2006, p. 164). Aujourd’hui, les personnes qui formulent des demandes d’accompagnement ne sont plus les patients de Freud rongés par la culpabilité, nécessitant d’être analysés indéfiniment, ni les clients des années 1970 qui veulent se développer personnellement, mais des individus, allant de l’élite au quidam, confrontés à la « fatigue d’être soi » (Ehrenberg, 1998), à des épreuves individuelles, à des choix et à des malaises existentiels, qui requièrent d’être soutenus, coachés, accompagnés par des voies multiples. Face à cette prolifération des pratiques d’accompagnement, certains vont même jusqu’à parler d’une « société d’accompagnement » (Gagnon, 2009), voire à proposer le terme d’« État accompagnant » pour remplacer celui d’« État providence » (Guérin, 2010). Sans nécessairement être en accord avec leur positionnement, on peut dire que ces deux auteurs expriment néanmoins cette idée traduisant le coeur même du singularisme, à savoir que l’expérience et le travail du social prend de plus en plus la forme d’un accompagnement plutôt que d’une prise en charge, où l’individu est tenu de faire ce que la société ne fait plus à sa place (Dubet, 2004). La société n’agit plus à la place de l’individu, mais elle l’accompagne afin de lui permettre de se réaliser, de se former, de se maintenir en santé. Elle soutient l’individu dans ses épreuves, elle reconnaît et prend en compte sa contribution et, en accord avec Sen (1995), elle améliore sa puissance d’action et ses capacités individuelles. Bref, elle l’accompagne de multiples façons dans ses tentatives de singulariser son mode de vie. Par souci de dignité et de conformité à la fois, le social accompagne l’individu dans un ensemble de conduites et d’attitudes institutionnalisées, en lui procurant l’occasion, ou en le lui enjoignant la plupart du temps, d’exprimer et de faire reconnaître son individualité. Désireux de se singulariser ou, selon Houellebecq en exergue à cet article, appelés à le faire comme jamais auparavant, les individus pour être reconnus comme tels doivent paradoxalement se plier à des modèles de comportement individuel fortement institutionnalisés (Otero, 2010; Ehrenberg, 2010; Castel, 2009).

Si tous peuvent en ce sens revendiquer légitimement la reconnaissance et la prise en compte de leur individualité singulière (Otero, 2011), tous n’ont pas, et de loin, les mêmes chances de réussir socialement leur singularité, et cela dans un contexte où les normes d’autonomie, de performance, de responsabilité personnelle, de flexibilité ou d’initiative deviennent les principaux critères de mesure d’une telle réussite sociale (Ehrenberg, 1998; 2010). Ces injonctions sociales tendent à exiger un travail permanent des sujets sur leurs propres comportements et sur eux-mêmes à travers des épreuves sans fin d’activation et de construction de soi (Vranken et Macquet, 2006), que ce soit dans une visée de développement ou d’amélioration de soi, dans une nécessité de mobilité de parcours d’aide ou d’adaptation flexible à des environnements changeants, ou encore de responsabilisation. La singularisation constitue certes une possibilité commune à chacun de nous, mais demeure aussi une possibilité variable et inégalement distribuée (Martuccelli, 2010). Tel que l’ont montré de nombreux auteurs, les voies possibles de l’individualisme contemporain sont également sources potentielles de vulnérabilisation, qui n’est pas synonyme d’exclusion sociale (Roy, 2007), mais constitue une possibilité commune à tous pouvant, dans certaines conditions — notamment dans des contextes où certains fondements de l’individualité sont fragilisés, défaillants, manquants même (Castel, 2009) — être vécue individuellement comme contrainte indue, échec, souffrance, fatigue, voire comme insécurité personnelle permanente. En d’autres termes, la vulnérabilité individuelle accompagne la singularité sociale comme son ombre portée (Otero, 2010). Dans ce contexte sociétal qui « imprime la capacité à agir à partir de soi » (Soulet, 2007 p. 66), l’accompagnement devient la forme institutionnelle privilégiée pour pallier les revers de l’individualité contemporaine, tel que le mentionne Ehrenberg (1998, p. 287) :

Le style de réponse aux nouveaux problèmes de la personne prend la forme d’un accompagnement des individus, éventuellement sur la durée d’une vie. Ils constituent une maintenance se déployant par des voies multiples, pharmacologiques, psychothérapeutiques ou sociopolitiques. Des produits, des personnes ou des organismes en sont le support. Ces acteurs multiples, relevant de missions de services publics ou de services relationnels privés, se réfèrent à une même règle : produire une individualité susceptible d’agir par elle-même.

Ainsi, dans le champ large de l’intervention sociale, la prolifération des pratiques d’accompagnement témoigne, au-delà des populations ou des problèmes spécifiques auxquelles elles s’adressent, et au-delà d’une analyse critique en termes de psychologisation, de transformations communes dans les façons d’agir et de nommer ou d’interpeller autrui, qu’il vive une situation précaire, qu’il soit souffrant, malade ou mourant. Il reste à illustrer la manière, à partir de données empiriques, par laquelle la singularité « travaille » effectivement l’intervention sociale contemporaine afin de comprendre certains enjeux sociaux, professionnels, humains que tant les intervenants ou accompagnateurs que les clients ou accompagnés non seulement vivent, mais aussi transforment.

Accompager dans les limites de la vie sociale et biologique : terrain d’enquête et choix méthodologique

Ces données empiriques proviennent d’une enquête terrain réalisée dans le cadre de notre thèse de doctorat de sociologie. Elle s’est déroulée sur une période de six mois par observation directe et à l’aide d’entrevues auprès d’intervenants de deux dispositifs d’accompagnement distincts.

Le premier de ces lieux d’enquête s’adresse aux hommes en situation d’itinérance; il est intégré depuis quelques années à un refuge montréalais mis sur pied à la fin du XIXe siècle. En cent vingt ans d’histoire, le refuge a conservé la même approche d’intervention sociale : celle visant à offrir une aide matérielle de dernier recours en fournissant lit, toit et nourriture afin de répondre à des besoins concrets tels que la faim, la soif, la fatigue ou l’hygiène, et ce, à de nombreux hommes à la fois, environ trois cents par nuit. Or, en 2007, un programme d’accompagnement implanté à même le refuge a mené à un changement dans la philosophie d’intervention. À côté des surveillants, des conseillers en intervention ont vu le jour. Désormais, des suivis hebdomadaires sont prévus pour tout participant inscrit au programme d’accompagnement à moyen terme — d’un à cinq mois — et des rencontres cliniques entre les conseillers sont intégrées dans l’organisation du travail.

Le second lieu d’enquête consiste en une ressource d’hébergement temporaire pour personnes aux prises avec le VIH/sida. Si le refuge date de la première vague d’itinérance à Montréal à la fin du XIXe siècle, et ce, sous l’impulsion de la bienfaisance chrétienne, cette seconde ressource a quant à elle été mise sur pied un siècle plus tard, presque jour pour jour, dans la foulée de la première vague de l’épidémie du sida et celle des mouvements gai et communautaire au Québec. Elle se considère également comme un des modèles précurseurs du mouvement des soins palliatifs, ayant dès le départ offert aux personnes atteintes du virus un lieu où mourir dans la dignité, parmi les leurs. Mais à l’instar du refuge, son approche d’intervention a été modifiée. À son ouverture, l’accompagnement en fin de vie constituait l’unique modalité d’action. Or, comme aujourd’hui on meurt de moins en moins du sida, ou plus tardivement grâce à la trithérapie, cette ressource communautaire a choisi de réajuster son approche d’intervention : désormais, c’est non seulement vers la mort qu’elle accompagne, mais aussi « dans la vie ». Ainsi, autrefois un lieu unique de soins palliatifs, elle constitue aujourd’hui un lieu d’intervention comme les autres, instaurant dans son enceinte un dispositif d’accompagnement vers et dans la communauté.

Nous avons donc analysé ces deux lieux d’enquêtes qui sont habituellement tenus pour dissociés — en raison de populations considérées distinctes, de problématiques perçues comme séparées ou de finalités d’intervention classées séparément tant historiquement que philosophiquement —, mais qui entrent en résonnance sous plusieurs points. Points de résonnance, car d’une part, les personnes qu’ils interpellent sont aux limites de la vie sociale, en situation d’extrême vulnérabilité, voire de survie. Nos deux lieux d’enquêtes sont confrontés à une réduction confondante de la survie biologique — surmortalité élevée chez les itinérants, mort à terme chez les personnes atteintes du VIH/sida — et de la survie sociale : dans les deux cas, les individus rencontrés sont isolés et ont abandonné peu à peu toute activité sociale significative tels les études, le travail ou les activités de loisirs. D’autre part, les deux dispositifs étudiés constituent des vases communicants, puisque 56 % des résidents de la ressource VIH/sida étaient sans-abri au moment d’y entrer. En définitive, dans les deux lieux d’enquêtes, l’accompagnement s’adresse à des individus qui se situent aux limites de la vie sociale et biologique. Ils témoignent des formes institutionnalisées de l’individualité contemporaine que l’on veut rétablir aux limites mêmes de leur dissolution et autour desquels se constituent les modèles et les techniques d’intervention sociale institutionnalisées. En effet, au-delà des particularités organisationnelles et populationnelles propres à chacune d’elles, ces institutions enquêtées sont nécessairement ancrées dans une même socialité. Tout en étant a priori radicalement éloignées de la socialité ordinaire, elles y font amplement écho, tant de manière positive que négative. Elles témoignent ainsi à leur façon d’une épaisseur sociologique indéniable et commune aujourd’hui, travaillée en profondeur par le processus de singularisation (Martuccelli, 2010) qui constitue à la fois un lieu de contraintes et de possibilités.

Cette enquête s’est déroulée de février à août 2009, à raison de deux jours semaine pour chaque dispositif enquêté, et elle a été approuvée par le comité d’éthique de l’UQAM. Nous avons observé les pratiques quotidiennes d’accompagnement, les interactions entre les intervenants et les usagers et entre les intervenants eux-mêmes, de même que les gestes, les paroles et les stratégies déployées dans le déroulement ordinaire de l’intervention. S’ajoutent à cette démarche d’observation, huit entretiens réalisés avec les intervenants de chacune des deux ressources. Les témoignages reproduits dans cet article sont extraits de ces seize entretiens. Ils servent à mieux saisir « qualitativement dans sa généralité » la grammaire de l’accompagnement, c’est-à-dire, à « analyser les résonances spécifiques et transversales » (Otero, 2010, p. 121-122) aux expériences des intervenants telles qu’évoquées en contexte de vulnérabilité extrême, plutôt que de mettre l’accent sur les particularités des discours dues aux caractéristiques socioéconomiques, âge, sexe ou éducation. Pour cette raison, les témoignages cités dans le texte ne sont pas rattachés à de telles données et proviennent chaque fois d’une intervenante ou d’un intervenant différent. L’analyse des discours constitue une analyse thématique effectuée à l’aide du logiciel de traitement de texte qualitatif N-VIVO. Par souci de confidentialité, les témoignages cités dans le texte demeurent anonymes, de même que les noms des deux organismes enquêtés.

Entre surbrillance et défaillance de l’empire subjectif 

Il y a trente ans, Lipovetsky (1983) mentionnait que « l’air du temps est à la différence » et la société en proie à un « procès de personnalisation », des propos qui, à l’époque, commençaient à peine à refléter l’actualité du phénomène. En effet, il semblerait qu’on n’ait jamais autant revendiqué qu’aujourd’hui le droit à la différence et surtout la nécessité de prendre en compte cette dernière. Dans les deux lieux enquêtés, les intervenants interrogés ne cessent d’affirmer que pour aider et pour être au service de leur objet, l’individu, ils doivent d’abord et avant tout être capables de « travailler avec la différence » :

C’est quelque chose qui est vraiment naturel […] Chacun a des besoins particuliers. Pour moi, c’est quelque chose qui est naturel et qu’on devrait pas négliger.

Chacun est vraiment différent.

On touche à toutes les couches de la société, donc on doit accompagner les gens de façon différente.

Comme le mentionne Astier, aujourd’hui, « il ne s’agit plus de ricaner lorsque le mot différence est prononcé » (2007, p. 39). Mais alors que le régime de la différence à l’époque de Lipovetsky renvoyait surtout à la foulée des mouvements identitaires touchant les groupes de minorités ethniques et sexuelles, on peut aujourd’hui y observer une certaine inflexion, où l’individu chercherait moins à revendiquer son appartenance à une communauté de semblables que d’être reconnu et interpellé dans sa singularité individuelle ordinaire. Qu’il soit inscrit dans une même communauté de vie — organisme communautaire, hébergement communautaire, communauté gaie, etc. — ou dans une même condition de vie, comme être sans-abri ou malade chronique, et que cette identité, condition ou communauté soit choisie ou non, revendiquée ou non, l’individu contemporain veut et doit moins être traité comme tout le monde qu’être apprécié, mesuré, évalué dans son unicité, c’est-à-dire avec tout ce qui le singularise (Martuccelli, 2010). Dans notre terrain, « travailler avec la différence » renvoie avant tout à l’idée que l’individu que l’on accompagne est en quelque sorte toujours déjà différent des autres individus avec qui il partage un même statut ou une même condition objective, que ce soit la maladie, tel le VIH/sida, ou le fait d’être sans abri.

C’est sûr qu’ici, tout le monde vit un peu la même chose, on est pas mal confrontés aux mêmes problèmes. […] Ce sont les mêmes problèmes qu’on voit tout le temps, toxicomanie, santé mentale, itinérance, tout ça, mais on essaie de penser que chaque personne vit différemment sa problématique à elle et on essaie de voir comment ça se traduit personnellement chez elle pour orienter nos propres actions comme intervenant.

Dans cette optique, on tente par divers moyens de s’adresser avant toute chose à l’individu lui-même, à sa personne, avec sa trajectoire, sa maladie, ses problèmes, son destin, sa biographie, sa personnalité. Mais si « travailler avec la différence » est perçu comme quelque chose de naturel aujourd’hui, c’est bien parce que le singularisme fait écho dans les sociétés contemporaines à un processus social courant; c’est une moralité ordinaire inscrite dans nos modes naturels d’appréhension de la réalité sociale, faisant de cette dernière une consistance de plus en plus malléable aux dimensions individuelles et singulières des acteurs sociaux. « Passage d’un silence relatif à une visibilité bruyante », c’est la personne qui, dans cette optique, semble plus que jamais mise sous surbrillance, placée au centre de toutes les attentions, devenue valeur centrale et principe même de l’intervention : « la figure de la personne apparaît de plus en plus centrale, comme un idéal obligé, comme une norme » (Astier, 2007, p. 103). Constamment convoquée dans le discours et dans la pratique de l’intervention sociale, cette épure de la personne, à la différence du personnage social, serait ainsi moins interpellée aujourd’hui comme un modèle type, représentant d’un rôle ou d’un statut typique, par exemple, le malade et le médecin chez Parsons, mais comme un sujet qui agit et se conçoit comme toujours déjà différent; comme s’il était situé en deçà, à côté ou au-delà des cases institutionnalisées de type quelconque, en quelque sorte comme « un individu qui se rebiffe contre les cases sociologiques » (Martuccelli, 2007, p. 70), et cela, tant du côté des usagers que des intervenants eux-mêmes. À la fois principe croissant du renouvellement des organisations et valeur personnelle portée par les intervenants eux-mêmes, il semblerait que cette figure de la personne en appelle alors, en toute logique, à une personnalisation de l’intervention (Ion, 2005). Il faut dans la mesure du possible personnaliser les soins ou le plan d’intervention en fonction des capacités de chaque personne, personnaliser les procédures d’accueil et de sortie de l’institution, intervenir d’une personne à une autre, adapter le cadre de l’intervention en fonction de chaque personne et non l’inverse, moduler les sanctions ou les privilèges en fonction de la personnalité de chacun :

L’accompagnement, c’est selon chaque personne, ça doit être adapté à chaque personne avec ses capacités. On prend chaque personne où elle est, on évalue avec elle c’est quoi qu’elle a à travailler ici et puis on la suit là-dedans.

Nous on s’adapte à chaque personne, c’est vraiment personnalisé. […] Ça dépend vraiment de chaque personne.

Dans le fond, ça dépend toujours de sizer la personne puis de m’adapter en fonction.

On doit intervenir d’une personne à une autre, peu importe le type de maladie.

Je dirais que le principe même de ce travail c’est d’être disponible pour tous les types de personnalités.

Personnaliser l’intervention supposerait aussi en toute logique d’intervenir de personne à personne. De la même manière que l’on cherche de plus en plus par exemple à faire du politicien une personne, avec une vie et une vision personnelle, au détriment parfois de ses décisions ou de sa ligne de parti (Martuccelli, 2010), il faut personnaliser la figure de l’intervenant dans la mesure du possible, faire de lui une figure dénudée de ses oripeaux disciplinaires et institutionnels : qu’il soit travailleur social, infirmier, psychologue, qu’il soit ex-client ou ex-usager, l’intervenant doit parvenir dans l’exercice de son travail au même type de rapport à soi que son objet, l’individu. Il doit agir avec ce qu’il est, sa personne, plutôt que d’enfiler « un habit d’intervenant » :

C’est d’être ouvert à ce que la personne va pouvoir dire, mais aussi se permettre de s’investir en tant qu’humain, tout simplement : de faire avec ce qu’on est, avec nos idées, avec certaines de nos opinions aussi. […] C’est aussi de faire avec ce qu’on est… de ne pas mettre un habit, un habit d’intervenant et de pouvoir dire : voilà moi les compétences que j’ai et les capacités que j’ai c’est de pouvoir t’accompagner.

Comme le mentionne Martuccelli, « sous l’emprise de la montée des singularités, progressivement les rapports sociaux sont de plus en plus perçus — et réduits — à des relations humaines. C’est-à-dire des relations entre personnes. La perception de la vie sociale ne cesse de se personnaliser » (2010, p. 21). Du professionnel intervenant, qu’il soit médecin, infirmier, travailleur social, psychologue ou autre, on exige qu’il se comporte aujourd’hui moins en fonction de son statut ou de son rôle, qu’en tant que personne qui « éprouve » modestement son métier et son savoir par la mesure concrète de sa propre subjectivité et de celle d’autrui, en mettant à profit son opinion personnelle, en valorisant son savoir-être en amont de son savoir-faire, tel qu’on le mentionne souvent dans le milieu :

Je pense qu’il y a plus de savoir-être que de savoir-faire dans l’accompagnement. Quand t’es intervenant, c’est du savoir-être parce que c’est beaucoup tes réactions et tes émotions qui vont guider l’autre aussi.

Accompagner quelqu’un c’est juste de donner une main ou une épaule et de dire : je n’ai pas la science infuse, je n’ai pas toutes les notions qui peuvent t’aider, mais je peux te soutenir.

Dans ce régime qui place la personne sous surbrillance, tant celle de l’intervenant lui-même que de l’usager, on peut dire que l’on assiste moins à une déprofessionnalisation des métiers qu’à une redéfinition même du rôle et du statut professionnel autour de cette épure de la personne (Ravon, 2002). La personne devant, en deçà, à côté du statut d’intervenant doit marquer le sceau de sa professionnalité par sa subjectivité même, davantage que par son expertise, sa discipline, son ordre professionnel, son savoir, considérés trop impersonnels, trop objectifs, trop inflexibles aux singularités. Aujourd’hui, mentionne Dubet (2004, p. 102), « du travail au guichet à la relation entre le médecin et malade s’étend l’empire de la subjectivité ». Ce déplacement fait en tous les cas écho au contexte d’intervention qui caractérise notre terrain, tant les personnes ciblées par les intervenants d’un côté comme de l’autre viennent avec un bagage de problématiques multiples et croisées qui mettent à l’épreuve les univers habituellement balisés — tant disciplinairement, statutairement, théoriquement, qu’institutionnellement — du médical, du psychologique et du social. Elles tombent dans les failles et les interstices du circuit institutionnalisé des soins de santé et des services sociaux, où l’on ne sait pas toujours s’il faut prodiguer de manière prioritaire des soins médicaux ou psychiatriques, produire des avenues de réinsertion sociale, déployer des aires de thérapies ou de centre de crise, ou offrir tout simplement un hébergement à long terme. Est-on encore dans l’univers de l’intervention médicale lorsqu’on fait face à des individus aux prises avec une maladie incurable ou en fin de vie? Est-on encore dans l’univers de l’intégration sociale lorsque l’on fait face à des personnes isolées depuis des années, voire des décennies, de toute forme d’attache sociale ordinaire, tels le travail salarié, la famille, les amis ou la vie conjugale, comme on peut l’observer dans les deux lieux enquêtés? Est-on et peut-on demeurer sur le terrain de la psychologie lorsque tout le reste, dont les besoins les plus élémentaires, doit être constamment soutenu, protégé, rehaussé?

Il semblerait que dans cet univers aux frontières particulièrement troubles ou labiles, on qualifie l’intervention avant tout comme un accompagnement et l’intervenant comme une personne qui prend la figure du coach, de l’accompagnant, du conseiller, de l’écoutant. Bref, une figure flexible et dénudée des lourdeurs institutionnelles et disciplinaires. Bien évidemment, cette relation de personne à personne est encore loin de la rêverie matrimoniale. Les intervenants et les usagers doivent porter au quotidien le poids réel et concret de cet empire subjectif, que ce soit sous la forme d’un déclin de la vieille objectivité des statuts qui n’offrent plus de protections contre l’envahissement des nouvelles plaintes et souffrances, ou sous la forme d’une dévaluation des anciennes machines du social au profit d’une activation sans fin des individus à travailler sur eux-mêmes, autant en regard de leurs soins, de leur épanouissement personnel que de leur redressement social. Les nouvelles garanties immunitaires entourant aujourd’hui les singularités individuelles ne sont pas sans créer, comme dans tout bon mariage, certains malaises, lassitudes, tensions ou critiques.

Déclin des machines de masse et nouvelles garanties immunitaires

Robert Castel avait noté au début des années 1980 que la critique sociale qui émergea dans la foulée des mouvements contestataires de 1968 et dont le mouvement antipsychiatrique représentait en quelque sorte le porte-étendard de la critique des institutions dites totales ou disciplinaires au nom de la « libération de la subjectivité » n’avait pas eu d’effets concrets, ou très peu, à l’intérieur même des institutions médicales. Quatre décennies plus tard, on peut dire que cette critique a largement fait son chemin, étant en grande partie incorporée à l’intérieur même du fonctionnement des différents dispositifs d’intervention médico-psychocommunautaire :

[On assiste] à un consensus face à la critique énoncée par les professionnels comme par les usagers à l’encontre de ces établissements [de masse]; critique relayée depuis les années soixante-dix par les théories de la discipline et de la dépersonnalisation inspirées par l’étude des formes de pouvoir propre à la modernité et aux institutions totales.

Pichon, 2005, p. 65

Le processus de singularisation auquel nous assistons plus largement assigne de plus en plus les différentes organisations à se faire « biodégradables », c’est-à-dire à « trouver les manières d’asseoir la continuité organisationnelle sur les singularités individuelles » (Martuccelli, 2010, p. 20). De là, la légitimité croissante de la critique des machines sociales de masse, allant de l’hôpital, à l’école, aux systèmes d’aide sociale ayant échoué non seulement dans leur projet d’organisation des protections sociales à pallier les inégalités sociales réelles, mais ayant contribué également à produire des stigmatisations populationnelles profondes et de longue durée — assistés sociaux, toxicomanes, itinérants, sidéens, etc. Si ces machines sont encore considérées nécessaires par les acteurs pour le maintien de l’existence sociale, elles sont néanmoins critiquées aujourd’hui dans leur difficulté à opérer le virage vers la singularité. Cette critique se fait aujourd’hui tant à droite qu’à gauche, les uns en demandant l’allègement de la charge financière et bureaucratique des systèmes, les autres en demandant la dignité et l’allégement de la souffrance des personnes, mais les deux en exigeant à leurs façons qu’elles s’ajustent aux individus et à leurs demandes singularisées. Perçu comme étant à contre-jour des machines de masse, l’accompagnement répondrait ainsi, tel qu’on l’affirme dans notre terrain, aux nouvelles demandes de la part des individus eux-mêmes de soutien, de protection et d’appui qui ne s’occuperaient plus uniquement de redistribuer et d’indemniser objectivement les discriminations et les inégalités objectives, mais aussi de tenir compte, de respecter et de reconnaître les singularités individuelles.

Pour la ressource d’hébergement communautaire VIH/sida, qui constitue un organisme communautaire avec moins de vingt chambres privées, où chaque malade est connu personnellement et pris en charge individuellement, c’est l’hôpital qui constitue la cible de ce partage. Devenue massive et massifiante, la machine hospitalière, dont l’organisation repose sur le fonctionnement d’une bureaucratie anonyme, technicisée, standardisée, s’écarte du travail d’accompagnement dans lequel les intervenants ne sont pas des systèmes, mais des individus qui se considèrent en quelque sorte les « garde-fous naturels » de la singularité, la leur autant que celle des malades :

Ici, on est vraiment centré sur la réalité des gens, contrairement à l’hôpital. On est plus ou moins des garde-fous naturels qui nous obligent aller voir ce que les gens vivent personnellement parce qu’on est tous ouverts à ça

Ce partage apparaît d’autant plus évident chez les intervenants ayant travaillé préalablement comme infirmier dans un hôpital — ils sont nombreux :

Personnellement, pour moi c’est une vraie révolution au sens où je considère beaucoup plus de choses que je le faisais à l’hôpital. […] Je fais mon travail en fonction de ce qui se passe chez les gens et non pas l’inverse, ce que j’avais l’impression de faire à l’hôpital. C’est-à-dire que je faisais mon travail et j’essayais de coller ce travail aux personnes qui étaient là, avec toutes les obligations que ça entraîne, toute l’organisation qu’il peut y avoir dans l’hôpital à la grandeur, la quantité de travail et les objectifs qui ne sont pas les mêmes… Non! À l’hôpital ce n’est vraiment pas la même dynamique.

J’aime ça parce que… si je prends le système public, ce serait plus comme un cadre et les gens faut qu’ils fitent dans le cadre. Ici, on a beaucoup de personnes différentes et on ajuste notre cadre à chaque personne.

Du côté de la ressource pour sans-abris, ce sont les machines de l’assistance qui sont critiquées tant par les intervenants que par la direction, et bien souvent par les usagers eux-mêmes. Cette critique n’est pas celle de conservateurs ou d’ultralibéraux; elle est portée par des acteurs du milieu qui constatent que les efforts déployés pour enrayer l’itinérance ne sont pas parvenus jusqu’ici à renverser les tendances les plus lourdes, mais davantage à les renforcer en créant un véritable système immunitaire qui résiste aujourd’hui à toute forme de cure sociale. À l’instar de l’hôpital, c’est le modèle du refuge qui cristallise ici cette critique. Avant l’implantation du programme d’accompagnement, les hommes itinérants occupaient le refuge en entier. Depuis, un seul étage leur est réservé. Ils constituent encore une majorité, mais ils sont désormais réduits à une minorité visible qui porte en eux les empreintes permanentes d’un modèle perçu comme obstacle contre lequel il faut lutter. Ce sont les « gars de la ligne » comme on les surnomme dans le milieu; masse anonyme qui, jour après jour, d’année en année, certains depuis plus de dix ans, en ont fait leur demeure sans exiger d’être élevés par la lutte ou le combat :

On a affaire à des gens qui vivent dans le système, pis ils en sortent pas. Nous, on essaye maintenant de les faire sortir. […] Ils mangent gratuit, dorment gratuit, mais c’est très dur pour nous après de lutter, de combattre avec tout ce qui est là pour eux autres dans le système.

Dans les deux lieux enquêtés, cette critique des machines de masse dénonce de manière semblable leur tendance à interpeller uniquement et directement le corps-machine, corps que l’on problématise comme muet et passif, assujetti à des besoins objectifs primaires — être logé, nourri ou exempt de maladie plutôt qu’à des besoins subjectifs supérieurs tels ceux de parler ou de se réaliser. Dans cette optique, le programme d’accompagnement de la ressource pour hommes itinérants viendrait répondre, et ce, contrairement à l’assistance, à une nouvelle demande communément partagée; à de nouveaux besoins subjectifs qui s’ajoutent désormais hiérarchiquement aux besoins objectifs du corps-machine :

Quand ces gens-là arrivent, ils viennent chercher une forme de sécurité. Ils ont un toit sur la tête, ils n’ont pas à s’inquiéter de leur sécurité et de leur nourriture. Ça, c’est réglé. Ils vont ensuite pouvoir avoir un lien d’espoir, parce que maintenant avec nos programmes d’accompagnement, au moins il y a un endroit où on les accueille, on les valorise, on leur donne une opportunité, on les écoute.

[On] a décidé qu’il était insuffisant de nourrir, d’offrir le service de douches et de loger les clients d’un soir et de les retourner le lendemain matin.

Quant à elle, la ressource VIH/sida ne s’occupe pas des maladies ou des « animaux-machines » comme dans le système hospitalier (Dubet, 2004), mais de la personne, qui n’est pas juste un corps, et cela d’autant plus qu’elle récupère en son sein les corps incurables, ceux qui ne peuvent être guéris par la cure médicale :

Lorsqu’on rencontre un résident pour la première fois, on insiste sur l’importance de la prise de contact, d’apprendre à connaître la personne, ses besoins, ses valeurs. La personne qui entre ici n’est pas juste un corps.

Dans les deux cas, on ne semble plus administrer des soins strictement médicaux tels que piqures, pansements ou médicaments ni de l’aide strictement matérielle — nourriture, refuge, vêtement — sans s’intéresser au-delà du corps et des besoins objectifs qui lui sont liés, à la vie subjective et immatérielle des individus, aux besoins d’empowerment, de réalisation personnelle, sans tenir compte des affects psychologiques et des souffrances. En dehors de notre terrain, on peut certainement affirmer à l’instar de Memmi (2003) que toute personne faisant aujourd’hui l’objet d’une intervention concernant de loin ou de près le corps, allant du spectre étendu des procédures liées à la naissance, telles que l’avortement, la grossesse ou les fécondités in vitro, à celles de la mort, telles que les soins palliatifs ou les dons d’organes, se verra solliciter naturellement et de plusieurs façons cette autre texture de l’individualité. À l’exemple des institutions de masse, on peut dire que la critique sociale concernant la libération des corps et la montée des droits relatifs à l’intégrité physique, qui émergea au courant de la deuxième moitié du XXe siècle, s’est vue elle aussi largement incorporée dans le fonctionnement même des différents dispositifs d’aide, allant de la médecine au travail social.

De plus en plus, les corps y sont perçus comme libres pour autant qu’ils sont soulagés du poids des machines de masse qui les gèrent, ce qui s’inscrit précisément dans la teneur des régimes démocratiques contemporains conviés à l’ère du singularisme (Moreau-de-Bellaing, 2004). Ces régimes, qu’on pourrait qualifier avec Brossat (2003, p. 10) de « démocraties immunitaires » garantissent aux individus d’exister, de se mouvoir, de s’exprimer sans être « touchés » — tangere —, c’est-à-dire sans faire l’objet de prises contraignantes ou inhibitrices, d’atteintes, de saisies, d’interdictions ou de représailles de la part d’une puissance ou d’une autorité. Toutefois, les contreparties que l’individu paie aujourd’hui pour ces garanties immunitaires dont s’entoure son corps sont certes moins lourdes que jadis en termes de contraintes inhibitrices, mais requièrent en revanche un investissement actif de sa part sur sa propre existence, ses gestes et ses comportements. Cet investissement passe par un travail sans relâche de l’individu lui-même et des pratiques d’intervention qui l’interpellent et l’entourent sur cette autre épaisseur de l’individualité. Privilégiée par le singularisme contemporain, cette épaisseur est moins le corps, géré et pris en charge par des machines sociales de masse, que l’épaisseur psychosociale devenue une dimension socialement significative sur laquelle les pratiques d’accompagnement ont prise aujourd’hui.

L’épaisseur psychosociale : lieu de prise de l’accompagnement

En intervention sociale, le vocable « psychosocial » est sans cesse évoqué pour faire appel aux deux facettes indissociables de l’individu contemporain : sa part « plaintive » et, indissociablement, sa part « active ». Placer la personne en surbrillance dans toute sa singularité passe par la reconnaissance du sujet de l’intervention comme un être plaintif, c’est-à-dire qui veut ou doit mettre en mots ses problèmes, ses émotions, ses souffrances, qui exprime des plaintes et exige le respect et la reconnaissance des intervenants et des organisations qui l’aident. Le sujet de l’intervention ne doit plus être traité comme une bouche à nourrir ou un corps à redresser, mais avant tout comme une bouche à écouter, l’usager/résident étant encouragé formellement ou informellement à parler de lui-même, à exprimer de ce qu’il vit, à avouer ses craintes par rapport à son avenir ou à formuler des plaintes. Ce langage de la plainte subjective est aujourd’hui courant, démocratisé à l’ensemble des membres de la société, allant des cadres aux ouvriers, jusqu’aux personnes a priori les plus éloignées du lien social, telles que les itinérants et les mourants (Otero et Namian, 2009). C’est par cette grammaire que l’on communique non seulement entre intervenants et usagers, mais aussi entre intervenants eux-mêmes.

À cet effet, on considère dans notre terrain que les intervenants ont eux aussi besoin d’être accompagnés. Dans les deux organismes enquêtés, on a prévu un dispositif d’écoute pour eux-mêmes. Par exemple, dans la ressource d’hébergement pour VIH/sida, les intervenants et la direction ont récemment ressenti le besoin de faire venir un « coach », comme ils l’appellent, pour animer les réunions d’équipe pendant lesquelles chaque intervenant est encouragé à parler de ce qu’il vit, à se mesurer émotionnellement aux autres intervenants, à exposer et à comparer sa fragilité, ses failles ou ses fatigues. Cette extension des dispositifs d’accompagnement aux accompagnants eux-mêmes s’avère d’autant plus indispensable dans un contexte où il leur devient de plus en plus difficile de jauger la bonne distance émotionnelle à maintenir dans une relation de personne à personne ou d’éviter une trop grande intimité tout en restant à l’écoute de l’autre, de ses émotions et de sa personnalité. Plusieurs des intervenants interrogés manifestent le sentiment d’avoir parfois à se hasarder moralement et physiquement, ne sachant pas où exactement poser la limite quant à leur implication personnelle. Si l’empire de la subjectivité assure ainsi aux usagers, aux malades ou aux mourants d’être reconnus naturellement comme des individus et non comme des systèmes, sa contrepartie moins naturelle est souvent l’épuisement, l’usure émotionnelle et la fatigue subjective des intervenants dans la mesure où leur travail les engage souvent trop personnellement. Cette tension qui s’érige au coeur du singularisme est devenue chose courante, n’étant plus réservée pour ainsi dire à l’intimité du cabinet du psychanalyste ou du psychologue sous forme de transfert/contre-transfert, et résorbée par l’analyste lui-même sous forme de tranches avec son propre analyste. Elle s’est en quelque sorte transférée à l’ensemble des dispositifs d’aide à la personne et nécessite souvent, à l’instar des tranches, une extension des mesures d’accompagnement aux accompagnants eux-mêmes.

Mais cette part plaintive qui forme aujourd’hui le rapport à soi passe indissociablement par la sollicitation de la part active des sujets à leur prise en charge. Si les usagers sont des bouches à écouter qui peuvent formuler des plaintes et exiger le respect tout en exposant leurs failles, ils ne doivent plus cependant être traités comme des mains à secourir. L’intervention sociale au temps de l’accompagnement passe par le déploiement et l’invention d’un ensemble de techniques d’activation et de capacitation qui reconnaissent, valorisent et interpellent leur autonomie, leur initiative, leur responsabilité individuelle, et ce, même dans les terrains les plus éloignés de la vie active. Des deux côtés de notre terrain, les intervenants tiennent pour prioritaire la tâche d’impliquer les personnes comme acteurs et non comme simples spectateurs de leur intervention, que cela concerne leur santé, leur maladie, leur épanouissement temporaire, voire leur mort :

Les personnes, ici, font pas juste subir ce qu’on fait pour elles, elles prennent part à ce qu’on décide qu’on fait avec elles.

Par exemple, du côté de la ressource VIH/sida, cela passe par la participation des résidents aux soins de leur corps, lesquels ne doivent pas uniquement être subis, mais faire l’objet d’un investissement senti et actif. Les résidents sont encouragés à se jauger eux-mêmes à travers le contrôle de leur corps, de leurs sensations, du plaisir, voire des derniers moments de leur vie. Toujours en guise d’exemple, cela passe par le fait de prôner ce qui est conçu dans le milieu communautaire comme la gestion autonome des médicaments. Ce concept, né au Québec sous l’égide des organismes alternatifs en santé mentale en réaction aux traitements forcés des hôpitaux, perçoit l’usager comme un acteur autonome, capable à la fois de négocier avec le prescripteur le type de médicament, sa dose ou sa fréquence, et capable de décider de diminuer ou d’arrêter définitivement ou provisoirement toute médication, trithérapie incluse. Du côté de la ressource pour hommes sans-abri, cela s’illustre dans la manière d’élever les usagers du refuge au-delà de leurs besoins corporels et de leur dépendance au système, mais aussi de les responsabiliser parallèlement à titre d’horizon et source de leurs propres insuffisances et redressement, où ils seront tenus chaque semaine de mettre au point et de justifier, face aux intervenants et à eux-mêmes, leurs propres stratégies de gestion et de résolution de problèmes. Comme l’a rappelé la directrice des programmes d’accompagnement lors d’une rencontre avec l’équipe des intervenants :

Votre job c’est de les coacher, oui, mais dans le sens d’une meilleure autonomie, d’une meilleure responsabilisation, pour qu’ils soient capables, je veux dire, de vivre en société.

Dans les deux cas, ces techniques d’activation impliqueraient en contrepartie chez l’intervenant de céder une part de son pouvoir; à ne pas trop agir afin d’encourager autrui à agir par lui-même et sur lui-même. Il faut savoir doser l’intervention : ne pas trop diriger, ne pas trop imposer, tenter de respecter les choix et le rythme l’autre. Tel que le mentionne un intervenant,

[Accompagner, c’est] ne pas faire à la place de l’autre, de lui montrer qu’il est capable de le faire par lui-même tout en étant là pour lui donner un petit coup de main. […] C’est ne pas t’imposer, il faut que tu suives le beat de l’autre

Or, cette économie de l’action requise chez l’intervenant n’est évidemment pas sans poser de tensions, de paradoxes ou de conflits. Au coeur du singularisme apparaissent certaines tensions autour des questions du pouvoir; pour les intervenants, il devient de plus en plus difficile de mesurer sans courir le risque de glisser dans une posture autoritaire la bonne distance à adopter quant à l’exercice de leur pouvoir, notamment lorsque les choix et les gestes posés par la personne accompagnée sont perçus comme nuisibles pour elle. Par exemple, dans la ressource VIH/sida où la question de la médication est liée directement et concrètement à la question de vie et de mort, jusqu’où peut-on laisser aller la souveraineté de l’individu pour des choix qui concernent sa finitude? Les intervenants peuvent-ils laisser aux résidents seuls le choix de diminuer et de cesser leur médication, alors que les questions relatives au mourir — euthanasie ou suicide assisté — demeurent débattues juridiquement et politiquement? Le même type de dilemme s’observe également dans la ressource pour sans-abri en ce qui concerne notamment la question d’argent; les conseillers en intervention sont tiraillés entre l’exigence de laisser le choix aux participants des programmes d’accompagnement de gérer comme ils l’entendent leurs prestations publiques d’aide sociale — que ce soit pour de la drogue, de l’alcool ou le jeu — au nom du droit et de la dignité des individus à disposer d’eux-mêmes ou d’imposer une gestion par fiducie; ce dispositif prévu par la Loi sur le curateur public confère une part de responsabilité et de décision aux intervenants afin qu’ils puissent protéger les personnes jugées inaptes à prendre soin d’elles-mêmes ou à administrer leurs biens.

Ce type de tension qui découle des nouvelles injonctions entourant la valorisation et le respect de la souveraineté de l’individu et ayant tendance à éclore autour d’objets sociaux concrets — dans ce cas, les médicaments ou l’argent — plutôt que dans des discussions philosophiques, se cristallise sur le terrain dans des négociations constantes et souvent épuisantes entre intervenants et usagers, aux termes desquelles les premiers ne se sentent pas suffisamment appuyés ou encadrés et les seconds pas toujours ou pas assez écoutés. Les intervenants interrogés ont souvent le sentiment d’avoir à bricoler eux-mêmes des solutions de fortune, en ne sachant trop sur quels critères s’appuyer, et à endosser parfois à titre personnel une part de décision et de responsabilité qu’ils souhaitent pourtant idéalement transférer aux usagers ou encore aux organisations pour lesquelles ils travaillent. Si les machines de masse sont fortement critiquées au nom de la libération des singularités, on assiste en revanche à une demande croissante de la part des acteurs, tant du côté des intervenants que des usagers, à être encadrés en quelque sorte par de « nouvelles formes d’amortisseurs, sans que soit pour autant réduit ou rongé leur espace d’arbitrage individuel » (Martuccelli, 2008, p. 4).

Conclusion

La psychologisation n’est pas un simple processus de réduction systématique des dimensions sociales aux dimensions psychologiques qui, comme l’affirment certains de ses détracteurs, rendrait impuissante l’action collective en fragilisant la personnalité des sujets et en substituant les vrais enjeux modernes — objectifs et transformateurs — par des enjeux purement subjectifs et idéologiques. La nostalgie d’un monde moderne conçu comme un univers où seulement certains sujets sociaux désignés pouvaient opérer de manière efficace et héroïque la salle des machines de l’histoire, où seulement certains modes d’intervention étaient légitimes pour gérer les expériences de difficultés des individus et les inégalités sociales entre les groupes — machines sociales de masse — tend à empêcher de voir à sa juste valeur les dynamiques puissantes et contradictoires du processus de singularisation qui traversent de part en part les sociétés contemporaines. D’un côté, la singularité ne semble plus pouvoir être prise en charge par des machines sociales de masse conçues pour gérer des corps et des populations, mais demande que soient accompagnés des individus par des dispositifs radicalement différents, ce qui témoigne d’un retournement institutionnel majeur illustratif de la puissance des processus sociaux en cours. De l’autre côté, les dynamiques de reconnaissance — respect, personnalisation et prise en compte de l’individualité des sujets, même les plus démunis — semblent entrer en tension constante avec les injonctions massives de demandes de responsabilisation et d’autonomie qui ne tiennent pas toujours compte des ressources inégales dont les individus disposent, ce qui témoigne des contradictions des processus sociaux en cours. Mais autant dans ses contraintes que dans ses possibilités, le processus de singularisation est sociétal au sens propre du terme et dépasse, pour ainsi dire, le principe moral de psychologisation : intervenants, clients et interventions sont fortement ancrés dans la socialité ordinaire désormais gouvernée par un idéal massivement partagé de singularité, qui désigne la dimension commune où plainte et action peuvent se manifester, interagir, s’interpénétrer, se positionner face à face ou interchanger. Bref, faire à la fois sens et société. L’individu contemporain ni seul face à lui-même, ni déconnecté du tout, mais toujours déjà accompagné.