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Comme le disait le psychologue et psychothérapeute Wayne W. Dyer (2001, p. 89), « vous ne pouvez pas résoudre un problème avec le même esprit qui l’a créé ». C’est en ces termes que l’on pourrait également comprendre la réflexion conduite par Jean-Michel Servet dans son livre. La crise actuelle n’est pas seulement financière, c’est une crise du système néolibéral. Ce livre paraît justement à une période où l’illusion d’une reprise prochaine s’est installée du fait de la vigueur apparemment retrouvée d’un certain nombre d’institutions financières et de places boursières. Ces signaux sont présentés par les défenseurs du système néolibéral comme étant de nouveau une remise en marche des mécanismes autorégulateurs. Le penser, selon l’auteur, c’est oublier les vrais problèmes que cache cette crise, tels que le chômage, les dettes, la crise alimentaire. C’est ignorer les effets dévastateurs d’un drainage des ressources de l’économie réelle vers le secteur financier qui s’est autonomisé et qui sert à une minorité par l’application d’un modèle, d’une idéologie. Les causes profondes de cette crise sont idéologiques. Les ignorer, c’est créer les conditions de nouvelles crises. En conséquence, pour sortir de cette crise il faut proposer, selon l’auteur, des solutions idéologiques socialement soutenables et durables. C’est dans cette perspective que s’inscrit ce livre, Le grand renversement.

Pourquoi le grand renversement? L’auteur, professeur d’études du développement à l’Institut de Hautes Études internationales et du Développement (IHEID) à Genève, l’explique par le retournement possible du rapport entre le marché et l’État (le marché « libre » ayant montré ses limites et ses effets pervers) en s’appuyant surtout sur les principes fondamentaux de la solidarité. Il en fait la démonstration tout au long du livre en examinant les modalités de fonctionnement du modèle néolibéral et leurs conséquences à partir de l’exemple de la crise financière, en analysant ses fondements idéologiques et en présentant l’alternative solidaire.

La crise financière est imputable au régime d’accumulation néolibéral, soutient l’auteur dans les premier et deuxième chapitres. L’appel à une moralisation par diverses actions, telles que la désignation et la mise en quarantaine de certains acteurs financiers, la dénonciation des paradis fiscaux, le renflouement des caisses des banques en perte d’équilibre et la remise en cause du tabou du secret bancaire, et le rappel du rôle des instances de régulation ont été les principales réponses à cette crise. Pour l’auteur, ces solutions ne sont pas durables, car les causes du krach financier de 2008 sont à rechercher dans les mécanismes et les institutions qui ont fait de la finance un secteur à part entière désincarné du reste de l’économie. Ce krach financier est la partie visible d’une crise plus profonde d’une financiarisation généralisée sous de nouvelles formes. La financiarisation est le recours au financement et en particulier à l’endettement à différents niveaux selon les catégories économiques, c’est-à-dire le ménage, l’entreprise, l’État. Comme le présente l’auteur à travers les trois étages de la financiarisation à la fin du troisième chapitre, celle-ci résulte de l’expansion de la monétarisation des sociétés, ce qui n’est d’ailleurs pas un phénomène nouveau. Toutefois, c’est son intensification dans ses formes actuelles qui est sa principale caractéristique. Les subprimes en sont l’illustration parfaite. À l’origine de la crise aux États-Unis, cet exemple montre justement que cette forme de financiarisation n’a pas été neutre et procède d’une logique d’accumulation au profit des établissements financiers. Par de nombreux exemples, l’auteur montre que la financiarisation dans ses formes actuelles constitue un véritable processus de drainage de ressources entre territoires, entre secteurs d’activité et entre groupes sociaux, ce qui doit être compris comme une nouvelle forme d’exploitation (p. 95). Il n’est donc pas inintéressant de comprendre sur quoi reposent les courants de pensée, en particulier celui mis en cause ici, le néolibéralisme, comme le montre en particulier l’auteur dans le septième chapitre, « Persistance et ébranlement de l’hégémonie néolibérale ».

La phase actuelle du développement en cours du capitalisme, amorcée au début des années 1980, celle du néolibéralisme, est caractérisée par la globalisation financière censée accroître les richesses à l’échelle internationale. Celle-ci a institutionnalisé la phase ultime de la financiarisation et a fonctionné sur la base de trois principes : la déréglementation, la désintermédiation et le décloisonnement. L’objectif visé et réalisé est bien celui de la financiarisation généralisée à toutes les activités de production et d’échange au-delà de toutes frontières. Les résultats se traduisent par un accroissement des inégalités, en particulier entre la rémunération du travail et celle du capital. Il apparaît des écarts exponentiels de rémunération entre le capital et le travail au détriment de ce dernier, le capital étant devenu le premier facteur de production. Entre 1990 et 2007, la capitalisation boursière a été multipliée par 6,8 pour atteindre 60 874 milliards de dollars (soit 174 % du produit intérieur brut mondial) (p. 53). Dans sa répartition, la part des pays développés, selon les chiffres de 1990 et 2005 (p. 53), était respectivement de 98,52 % et de 93,88 %. Celle de l’ensemble des pays en développement est passée de 1,48 % en 1990 à 6,12 % en 2005. Comme le montre l’auteur (cinquième chapitre), il y a eu une croissance exponentielle du secteur financier sans une croissance réelle de l’économie pendant cette période, contrairement à celle dite des « trente glorieuses » caractérisée par l’interventionnisme keynésien. La démonstration en est faite lorsqu’on examine de près les statistiques en prenant soin de retirer des données mondiales celles de la Chine et de l’Inde dont les politiques économiques n’ont pas suivi les dogmes néolibéraux. Par ailleurs, les mécanismes de répartition des richesses étant plutôt soumis à des rapports de force, les inégalités dans la répartition des revenus et de la propriété se sont considérablement aggravées. Comme le souligne l’auteur, « la rhétorique sur laquelle est fondée la croyance en une diminution de la pauvreté s’appuie généralement sur un schéma qui néglige la question des inégalités dans la répartition tant des revenus que des patrimoines » (p. 105). À cela s’ajoute une exacerbation des besoins par des désirs de consommation mimétique rendue possible par la mondialisation des entreprises. Ces entreprises dont l’image se défend plus par la valeur de leur action en bourse et leur capacité à rembourser des emprunts que par leur impact sur les populations. Cela montre à la fois l’interdépendance entre l’économie réelle et la finance internationale et les conséquences de celle-ci en se situant du côté de la production, de la consommation et du commerce. Les prix des biens et services sont soumis à l’évolution de la finance de l’entreprise accrochée à la bourse. L’imputation des coûts financiers dans les prix étant plus effective que ne le sont les effets de ruissellement des richesses ainsi que le prévoit la théorie du trickle down effect, les conséquences sont alors négatives pour la plupart des populations. Ce mécanisme explique l’expansion planétaire de cette crise qui risque d’être entretenue si n’est pas remise en cause l’organisation néolibérale de l’économie, voire des sociétés. Ce que l’auteur reproche au modèle néolibéral en s’appuyant sur de nombreux auteurs, notamment A. Smith, L. Walras et K. Polanyi, c’est, d’une part, de réduire chaque acteur de la société à une somme de fonctions économiques et, d’autre part, de n’user des mécanismes de redistribution que dans des espaces limités et au profit d’une portion de la population mondiale. Le désencastrement de l’économie de la société du fait de l’hégémonie du principe de marché, thèse soutenue par Polanyi (1944), est de fait de retour. En l’état actuel de la situation, l’auteur montre que seules des solutions alternatives solidaires permettront de rétablir les relations entre société, production, échange et financement. L’alternative n’est pas pensée ici comme une proposition de rejet en bloc du système actuel, mais comme une déviation positive par rapport à celui-ci, un mouvement dans une certaine direction sur la base d’un compromis. La thèse de l’auteur est que, pour se donner un regard neuf, il est nécessaire de reconstruire des outils théoriques innovants sur la base d’expériences susceptibles d’inverser le modèle de développement. La solidarité au coeur des nouvelles alternatives ou réponses à la crise s’appuie sur des complémentarités et des interdépendances volontaires et consciemment organisées afin de relever les défis de façon responsable. Se pose alors la question de comment identifier la dimension solidaire d’une alternative.

Pour engager le débat sur cette recherche de nouveaux « repères » pour l’économie, l’auteur mentionne trois conditions (p. 201-203) :

La première condition, puisque l’on parle d’économie, est que l’activité ait une dimension économique au sens où il y a production d’un bien ou d’un service et que celle-ci établisse un lien relationnel matériel et efficace entre les ressources mobilisées et le résultat de l’activité […]; la deuxième condition est que le prix du service offert à son utilisateur final ne soit pas déterminé par une simple imputation des coûts et de partage des revenus. […]; la troisième condition, c’est que les usagers, bénéficiaires ou clients ne soient pas de simples consommateurs passifs des biens et services auxquels ils ont un accès effectif. […]. Cette condition d’une citoyenneté ou d’une démocratisation est celle qui permet de mieux extraire les pratiques solidaires de l’économisme en transformant ces actes quasi quotidiens en éléments de reconstruction de la démocratie.

À l’heure où l’illusion d’une reprise semble faire oublier la crise financière, d’aucuns pourraient s’interroger sur l’apport réel d’une publication supplémentaire comme celle-ci. La réponse est la lecture originale que fait l’auteur de la réalité sociale vécue au quotidien par les populations à travers la planète. Le stagboom est l’expression qu’il utilise pour qualifier cette prétendue reprise, c’est-à-dire la coexistence de taux élevés de chômage, l’état dégradé des finances publiques et la prospérité retrouvée par les institutions financières. Cet ouvrage traduit aussi l’engagement de l’auteur à trouver une voie de légitimation d’une approche socioéconomique restée encore jusque-là très marginale face aux dogmes de l’économie classique. À cet égard, l’analyse conduite dans ce livre, enrichie d’exemples pertinents s’appuyant sur des données souvent utilisées par les tenants de l’autre paradigme économique, s’avère très éclairante sur les potentialités réelles d’un grand renversement par des dynamiques solidaires.