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Laboratoires analogiques

Un principe d’analogie semble inscrit au coeur même de la démarche valéryenne telle que son auteur la conçoit. Que serait-ce, en effet, que de partir à la recherche d’un « langage pur », sinon la tentative de se fabriquer un analogon de ce qui se passe dans un esprit, figure abstraite et absolue de l’informe stream of consciousness, logos qui seul permettrait d’aller au-delà, plus en haut, ana [1] ? Il s’agirait ainsi d’un processus de sublimation qui, telle une opération alchimique, mélangerait tout ce qui se passe dans la conscience, pour ensuite l’analyser en ses composantes plus subtiles ou essentielles, et enfin réorganiser celles-ci en les disposant suivant une configuration qui, sans être plus explicite que celle encore latente dans l’agrégat d’origine, serait du moins à même d’en révéler quelque chose par l’ostension (postulation ?) d’une correspondance structurale entre les deux états.

La diachronie de la rédaction des Cahiers se prête bien, en ce sens, à être lue comme l’institution d’un temps artificiel dont la structure mimerait celle de la vie d’une conscience. Pareillement, le produit — ou « excrément » pour employer une image de Valéry — d’une telle activité d’écriture finit par tisser avec l’objet dont traite celle-ci une relation formelle d’analogie. Voilà, du moins, à quoi le titre de la célèbre anthologie valéryenne fait signe assez explicitement, quoique dans un langage qui restait encore crypté aux contemporains non initiés à la théorie de cette même oeuvre : le Mélange, à la fois genre littéraire et état de l’esprit, qui ne peut pas s’observer directement mais peut être, pour ainsi dire, reproduit par l’écriture à travers une opération de calque analogique. D’où la structure ouverte et protéiforme des Cahiers : l’un comme l’autre, l’esprit et le discours sur l’esprit, s’offrent au regard dans la forme d’un mélange chaotique au dessous duquel, cependant, on ne peut pas s’empêcher de soupçonner une organisation sous-jacente qui, du fait même qu’elle échappe à une intuition immédiate et directe, se propose comme objet de l’interrogation.

Cette dynamique suppose, en somme, une idée complexe de transposition-transformation, dont la logique aurait un fonctionnement analogique et qui peut être envisagée dans les termes d’un imaginaire chimique. Pareille opération conduirait, finalement, à produire un analogon [2], quoique sur le mode mineur, de l’insaisissable puissance de l’esprit. Sa réussite ne peut, toutefois, qu’être partielle et aléatoire ; il s’agit d’une reductio dont le potentiel résiderait dans ses limites mêmes, car l’analogon qu’elle peut aspirer à produire serait d’autant plus énigmatique et efficace qu’il promet, dans la petitesse de sa matérialité, de devenir trace interrogeable de l’in-interrogeable.

Dans le fragment des Histoires brisées intitulé Journal d’Emma, nièce de Monsieur Teste, c’est justement une image d’excrément qui est appelée à dire la capacité de transformation propre à l’homme. Cette faculté, en dépit de la nature nécessairement humble des résultats auxquels elle parvient, semble incarner ce qu’il y a de plus sacré et ineffable dans l’humain. S’il est vrai que l’excrément dont parle Emma sort d’un « corps inglorieux [3] », il est en même temps indéniable qu’une telle définition sert moins à réprouver ce dernier qu’à l’inscrire immédiatement dans la perspective d’une logique théologique du miracle et de la résurrection, processus de sublimation par excellence. « Ce qui sort de l’homme », ce déchet que les mots sont sans doute en premier lieu, est « pur, élaboré, produit savant d’une industrie compliquée [4] » : travail de l’ombre, en même temps compliqué et infaillible, à la fois articulé et insaisissable, d’autant plus vrai qu’il est au premier regard incompréhensible, caché dans cette région obscure où mystérieusement vivent les organes [5]. En ce sens, l’écriture rappellerait la production d’un tel analogon, « fiente » que « quelque saint aurait dû aimer [6] », cristal dans lequel précipiterait la vie de l’esprit, réduite aux mots, réduite à l’encre, réduite au corps, mais à un corps toujours sur le point d’être transfiguré, dont la particula serait miraculeusement plus grande que le tout : « Mais qu’est-ce qui n’est pas le résultat d’une expulsion ? La mère vomit son enfant, la pensée expulse des phrases plus ou moins mûres [7]. »

Le déchet serait donc ce résultat miraculeux, capable de transposer en autre chose un quelque chose de la racine d’où il provient. Aussi, à la suite des exemples valéryens qu’on vient de lire, une relation profonde existerait entre ce qui produit et ce qui en dérive. La mère et l’enfant, la pensée et le langage, double image qui dit une ressemblance difficilement saisissable, un effet d’écho qui ne peut se saisir que par comparaison et comme après coup, après avoir connu ou postulé un lien.

Mais l’image de l’excrément, lue en tant que modèle possible d’un analogon nécessaire à la compréhension de soi, nous permet de saisir un autre élément de la démarche valéryenne. En empruntant encore une fois aux principes de l’alchimie et, notamment cette fois, à ceux qui postulent une correspondance entre le haut et le bas, le minuscule et le sans mesure, on serait tenté de dire que les Cahiers pourraient se lire comme un projet d’écriture à l’horizon duquel le déchet de l’activité de l’esprit et le cristal pur qui, de cette dernière, réaliserait la synthèse, ne sont que le même ou, du moins, viennent à coïncider. De fait, sublimation et excrétion se rejoignent en tant que images d’un analogon dont l’observation serait le seul moyen d’avoir accès à la conscience qui l’a produite. En somme, c’est seulement à travers l’observation de ses produits qu’on peut espérer apercevoir, quoique indirectement, la conscience [8].

Dans une telle perspective, la théorie que recèlent les Cahiers ne pourrait pas s’extraire de leur matériel verbal, ou être transposée dans une doctrine ou système maîtrisable et défini une fois pour toutes, mais elle se donnerait à comprendre en vertu de la relation d’analogie instaurée avec son objet, avec ce qu’elle est appelée à théoriser. En d’autres termes, la portée heuristique des Cahiers, ce quelque chose qu’ils ambitionnent de dire au sujet de l’esprit, serait à comprendre moins dans le décodage de la théorie que Valéry affirme y vouloir construire, qu’à travers l’observation de l’exemple qu’ils incarnent d’un analogon scriptural des activités de la conscience. Du moins, ces deux aspects devraient-ils pouvoir coïncider, car un tel analogon s’obtiendrait par transformation et synthèse à la fois. De ce fait même, il se trouverait être le produit d’une expérience individuelle (métabolisation et éjection de son propre vécu dans un précipité matériel) qui, à son tour, recèlerait les traces d’une structure matricielle propre à toute vie de la conscience (cristallisation de l’esprit en écriture du système et en système d’écriture). Détail et ensemble du projet, fragment et galaxie des notes seraient en ce sens indissociables, n’étant que deux formes de transposition mettant au jour différentes logiques analogiques, fondées par ailleurs sur un même principe de connaissance par la correspondance.

Labyrinthe des images, Babel d’analogies

Au surplus, à cause de la « matière » dont se composerait l’analogon en question, le projet de décomposition analytique du mélange de l’esprit se heurte très rapidement au fait que, tout comme dans le cas des langues naturelles, un tel précipité, une telle parole purifiée par la spéculation, « produit savant d’une industrie très compliquée », (je souligne) s’alimentent d’une prolifération babélique des images, stratification vertigineuse des modèles possibles de l’esprit. Ainsi, le « langage pur » devient insensiblement moins un code d’abstraction qu’un réseau d’images susceptibles de se traduire les unes dans les autres : un réseau de réseaux d’images, comme on le sait, qui vont de la thermodynamique à la géométrie analytique, en passant par la biologie et la chimie.

Il en résulte l’exigence d’un niveau ultérieur où l’analogie devient nécessaire aux engrenages de la méditation valéryenne : un principe opérant, cette fois-ci, moins verticalement qu’horizontalement. Car si tout langage se révèle être un vaste réservoir d’images, ces dernières peuvent être regardées comme infiniment reconvertibles les unes dans les autres, selon une dynamique tout à fait semblable à celle des variations incessantes de la conscience [9]. S’il est possible, en fin de compte, de penser un analogon, de postuler sa possibilité et de s’appliquer à sa production, il devient nécessaire que ce processus engendre lui-même un nombre infini d’aboutissements qui, à leur tour, devraient avoir entre eux la même relation qu’ils sont censés instaurer avec ce qu’ils miment ou représentent [10].

L’impossibilité pour la conscience, constitutivement prise dans le flux de ses modifications, de s’abstraire de son propre cours pour se regarder à l’oeuvre depuis un point d’observation neutre (et de fixer ainsi une image de soi), devient, en somme, une thèse dont l’évidence rappelle celle qui fait désespérer de trouver un langage ultime où s’exprimerait le neutre de toute langue positive. Cependant, la tentation de comprendre le fonctionnement de la conscience, autre vice tout éminemment valéryen, ne saurait pour autant s’oublier [11]. Bien au contraire, une telle volonté de savoir, qui tout d’abord se manifeste comme volonté de voir, de se mettre en face de ce spectacle insaisissable que la conscience offre à chaque instant sans avoir pour autant aucun spectateur possible [12], semble simplement pousser Valéry à affiner les outils auxquels il recourt.

Insensiblement, la production d’un analogon devient ainsi celle d’une pluralité d’analogies possibles interchangeables entre elles, un tissu d’images, une pluralité de voix semblables à celles qu’abrite, par sa constitution même, l’enclos d’une conscience. En effet, le philosophe ne peut que tenter de se fabriquer sur le terrain des stratégies pour détourner la difficulté épistémique fondamentale d’un savoir de la conscience et il est ainsi amené à modifier sans cesse ses paradigmes, les re-calibrant constamment, les adaptant à un objet qui est à son tour en mouvement permanent. Or, cette transitivité analogique met, pour ainsi dire, en résonance des images de ce qui ne se donne à voir, en réalité, qu’à travers les modèles qu’on s’en fabrique. Ce n’est que dans la transition constante des images employées qu’émerge, par analogie, la nature matricielle de la pensée, impossible à clore dans une seule vision théorique.

Le « se voir se voir » valéryen irait, en ce sens, dans une direction tout à fait opposée à celle d’une démarche idéaliste : ce n’est pas à une compréhension progressive de l’esprit par l’esprit qu’aboutit la spéculation philosophique, ni à l’extériorisation du dédoublement de la conscience, ni à sa complète re-compréhension, mais à un « délabrement » croissant de sa capacité d’embrasser l’existant au moyen de concepts et d’énucléer un nombre fini d’axiomes ou d’images procédant du fonctionnement de l’esprit [13]. À nouveau, la suite des hypothèses de système et des modélisations, leur hétérogénéité de fond, la fragmentation de toute représentation ébauchée du fonctionnement de l’esprit, peut être pensée comme un analogon de la grande satura de la conscience : un système de relations qui reproduirait celui des fonctions ou vecteurs à l’oeuvre dans la pensée à l’état naturel. Dans cette perspective, seule l’analogie permettrait de (tenter de) dire la pensée, là où, à son tour, cette dernière se révèlerait concevable en raison justement de son allure analogique : tout comme le vécu juxtapose des images dont une habitude mentale pousse à postuler la continuité subtile d’une identité sous-jacente à ses incessantes métamorphoses, la linéarité de l’écriture vient incarner ce qui soutient et déplie à la fois la complexité des représentations possibles et de leurs relations réciproques.

Cette dernière remarque nous amène à prendre en compte un troisième niveau auquel l’analogie serait appelée à intervenir dans l’apparat épistémique et, plus largement, dans la démarche philosophique de Valéry, dont la recherche a tendance à essayer de comprendre son objet de manière performative à travers l’expérience d’une tentative de le « mimer », plutôt qu’en cherchant à le saisir directement. L’analyse d’une conscience à l’oeuvre ne semble pouvoir se faire, en d’autres termes, que dans une pratique quasi mimétique d’écriture. Comprendre ce qui se passe dans un esprit ne signifierait pas tant parvenir à la reconstitution systématique de l’architecture transcendantale du Moi, que Valéry lui-même revendique comme son but affiché, tout en en affirmant, d’autre part, l’impossibilité, du moins au point de vue matériel ; il s’agirait plutôt de tracer un électrocardiogramme littéraire de l’esprit, une transposition en mots et non pas une suite de contenus conceptuels [14].

Ainsi, le seul point de jonction possible entre l’objet de l’observation et le résultat de la spéculation sur la conscience elle-même semble se trouver dans la mise en oeuvre d’un processus de tâtonnement incessant. Tout comme, dans l’esthétique valéryenne, la notion d’oeuvre pour ainsi dire s’évapore et se transforme dans le faire de l’artiste ou dans la matrice d’un sens à venir, la « bonne » philosophie que les Cahiers devraient incarner devient une sorte de danse d’écriture pratiquée aux confins de l’acte même de s’observer. Le résultat qu’elle aspire à produire ne serait pas alors à comprendre comme une doctrine de la science ou de la conscience, mais comme une interminable suite de papiers qui ne laissent entrevoir l’impénétrabilité de l’objet qu’à travers le prisme complexe qu’ils tentent, cependant, de composer. De même que l’immense oeuvre des cartographes de Borges, les Cahiers eux-mêmes, dans leur matérialité et dans l’ouverture de leur sens, deviendraient ainsi l’analogon possible de la « réalité » de la conscience [15] : un masque rituel qui, en la cachant, laisserait apercevoir l’esprit en creux, en négatif, en filigrane.

Or, la manière dont se configure ce processus de création d’un analogon de la puissance matricielle de l’esprit ne peut que faire songer à certains aspects qui, dans l’esthétique valéryenne, viennent caractériser tout acte artistique [16]. Tout d’abord, l’aboutissement d’une telle opération, l’artefact qu’elle produit, n’est pas moins énigmatique, en réalité, que l’objet qu’elle se propose de transposer en une certaine forme. Le « portrait » de la pensée que les Cahiers essaient de réaliser [17] est, en ce sens, un objet toujours ouvert à l’interprétation et au questionnement de l’ineffable réalité qu’ils représentent, tout comme les vers d’un poème n’épuisent jamais leur potentiel de signification, ou comme l’oeuvre en général, chez Valéry, ne cesse de renaître des cendres de ses lectures possibles. Un poème ou un tableau ne sont pas moins des appels à l’observation et à l’interrogation que la réalité ou le perçu qu’ils essaient de représenter, bref, en tant que choses, ils sont des énigmes. C’est pourquoi le seul élément qui peut être défini, et qui finit par recéler la « signature » de l’auteur, est en réalité la méthode, la démarche, une pratique de l’écriture et des formes de pensée. Ainsi, notre analogon, trace matérielle de l’écriture, ne se donne pas à comprendre une fois pour toutes et n’ambitionne pas de donner une image de l’esprit, car cela voudrait dire remplacer l’impossible contemplation de la conscience par un succédané épistémique qui donnerait une illusion de connaissance. On ne peut pas être une fois pour toutes devant le miroir de la conscience, et c’est pour cette raison qu’il est nécessaire de s’y mettre sans arrêt et de tenter de dire cette impossibilité par une pratique de l’analogon. Car cette oeuvre peut au contraire se montrer en tant qu’interrogation, hésitation, doute. Et, d’ailleurs, elle ne se laisse pas épuiser par ses interprétations, tout comme l’esprit ne serait pas capable de se faire circonscrire par le cercle de la conscience de soi. Cependant, c’est justement l’affirmation de la relation entre ces deux pôles qui constitue l’acquis d’une telle entreprise intellectuelle, et l’intuition de l’analogie formelle qui s’établit entre le « modèle » et son « portrait » finit par laisser entrevoir quelque chose de l’un pendant qu’il dévoile un aspect de l’autre.

Deuxième élément qui semble relier l’entreprise des Cahiers à la théorie esthétique valéryenne, le processus de création analogique qu’on a tenté de décrire jusqu’ici semble nécessiter une implication de la corporéité de l’auteur dans les dynamiques de ce faire extra-ordinaire. Certes, le sculpteur ou le peintre dansent autour de leur création [18], tandis que l’écrivain se fige dans sa minuscule broderie d’encre et de cellulose. Mais à bien y regarder, les Cahiers semblent vivre du rituel de leur rédaction non moins que des idées qu’ils véhiculent. Aussi ne cessent-ils pas de revenir au corps comme au réservoir des images qui, seules, peuvent nourrir la spéculation en cours [19]. Le corps devient ainsi l’analogon de l’analogon que l’écriture essaie de construire pour dire la pensée. Or, une telle implication de la dimension charnelle de l’écriture dans le projet à la fois littéraire et philosophique de Valéry, un tel parti pris méthodologique repose sur un axiome de fond concernant à la fois le statut de la pensée et la nature de l’être humain.

Sceaux : pour une ontologie de l’analogie

En tant que principe opératoire, l’analogie, on vient de le voir, est un régime indispensable à la démarche valéryenne sur le plan épistémique. Mais à ce niveau opérationnel de l’analogie correspond au moins un autre, qui fonde le premier et qui en est le présupposé. Je songe à un régime d’analogie qui, cette fois-ci, opérerait plutôt sur le plan ontologique : l’être humain n’est pas un, il est (au minimum) deux. Il est celui qui cherche en même temps que l’objet de sa quête, dans un contexte où une telle position n’aboutit pas, chez Valéry, à une opposition de type idéaliste (conscience/ conscience de soi), comme il a été souligné plus haut.

L’être humain est double, pesanteur de la chair et inquiétude de l’esprit, sans que cette opposition ne se laisse lire dans le sens d’une métaphysique gnostique [20], ni dans celui d’une méditation théologique à la Pascal [21]. Encore une fois, le fait de reconnaître une duplicité constitutive de l’être humain n’est pas une ruse analytique qui servirait à résoudre l’énigme de la complexité insaisissable de son être : le mystère ne se dissout pas par la simple distinction de ses composantes. Bien au contraire, la double pulsation qui anime la condition des êtres humains ne se laisse pas contempler directement, tout comme l’abîme de la conscience en train de se faire. Là où la pluralité qui s’inscrit dans l’homme est exprimée et non pas simplement présupposée, elle demande, pour pouvoir être dite, le recours à une image, mieux, à une double image, dont l’articulation, nous allons le voir pour conclure, se développe sur la base d’un principe d’analogie.

Ce recours à la double image fait son apparition dans Eupalinos, où elle occupe une place apparemment marginale, cruciale en réalité, tel un autoportrait caché dans un coin d’un tableau de la Renaissance. En effet, le propos central du dialogue porte sur des questions esthétiques, en apparence très éloignées d’une méditation sur la condition humaine. Pourtant, comme j’ai essayé de le montrer dans un article récent [22], la question de la perception de l’architecture, qui tient un rôle central dans ce texte, théâtral à sa manière, ne saurait se dissocier de celle d’une architectonique de la perception, ce qui conduit Valéry, dès l’ouverture du dialogue, à prendre en compte les modalités de connaissance des mortels. Et pour montrer la place du corps dans le subtil travail de la connaissance et dans le commerce constant de la vie, Valéry anime deux personnages de morts, qui en discutent pour ainsi dire ex-post. Quelques mots suffisent à Socrate pour décrire à Phèdre la condition qui n’est plus la leur et que le dialogue esquissera ensuite plus aisément : « Les vivants ont un corps qui leur permet de sortir de la connaissance et d’y rentrer. Ils sont faits d’une maison et d’une abeille [23]. »

Tel un sceau, cette double image, Janus bifrons comme le langage, pièce à deux faces qui n’auraient pas de sens l’une sans l’autre, transpose dans les termes d’une double analogie ce que peut un homme, du fait d’être lui-même une pulsation binaire : une maison et une abeille. D’où une pesanteur qui se condense autour d’un creux, d’un espace à vivre, où la connaissance revient pour se taire. D’une part, un intus qui permet la sortie de la conscience, lieu où se fait ce complexe travail de l’obscurité qu’on avait vu à l’origine de la possibilité du précieux « excrément ». De l’autre, une linéarité tendue et inquiète, qui divague et se tend vers son extra, une propulsion dirigée vers le savoir, l’exploration ; une nécessité, en somme, de recomposer le mystère des choses en les transposant en une logique linéaire, fil fragile et subtil de la compréhension.

Certes, le corps, ce corps qui est maison, n’est pas simplement une donnée existentielle : s’il est architecture, c’est qu’il est une objectivité construite, pensée, trouvée en s’en fabriquant une expérience. Et, pareillement, la volonté de savoir incarnée par l’abeille, bête à l’aiguillon pointu comme l’attention, n’est pas seulement un effort de la conscience, mais un instinct tendu vers le dehors, la découverte, la compréhension de ce qui manifestement excède en ampleur le spectre de vol de ce petit être ailé. En réalité, si la nature humaine est ici décrite par rapport à la question de la connaissance, il y a quelque chose de physiologique dans une telle pulsion. Comme souvent chez Valéry, il est parfaitement illusoire de vouloir tracer une frontière entre naturel et artificiel, le premier étant compris comme un produit culturel, le deuxième émanant de cette natura naturans qu’est le pouvoir protéiforme de l’esprit.

Mais si cette double image se donne à lire quasiment comme une icône qui laisserait voir quelque chose de ce qui, caché, gît au coeur de toute expérience, un tel passage montre aussi bien la nécessaire réversibilité de ces deux aspects. C’est ce mystérieux retour-sortie qui semble proposé comme le véritable oeil de toute représentation nécessaire à la connaissance (et, par là, à la vie) ; au surplus, ce retour ne vit que de son contraire, de l’instigation à s’évader du silence de l’être sous l’impulsion des mouvements incessants de l’abeille.

Si la linéarité de la connaissance, en tant que compréhension et recomposition après le travail de dissolution de l’analyse, s’oppose au caractère charnel du corps et lui appartient comme à son altérité, il n’en demeure pas moins que l’esprit, compris comme entité « physiologique » par Valéry, trouve à son tour son aiguillon dans le langage, les mots, l’écriture. Plus loin, ce même Socrate de l’Eupalinos le laisse entendre : « Il est des paroles qui sont abeilles pour l’esprit. Elles ont l’insistance de ces mouches, et le harcèlent. Celle-ci m’a piqué [24]. »

Car l’esprit, en tant que réalité de la conscience, est à son tour corps, pesanteur inerte, de telle sorte que, comme on vient de l’entrevoir, le vrai analogon de l’esprit est la chair elle-même, obscure et miraculeuse chimie du biologique, potentiel inépuisable de vie, création de cet insondable qu’on appelle matière. Et si une connaissance est (peut-être) possible par l’analogie, c’est que la forme matricielle de toute correspondance est déjà et depuis toujours inscrite dans le complexe va-et-vient de l’expérience humaine, partagée comme elle l’est entre corporéité de la présence et labeur de l’exploration.