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Un cadre complexe de renvois

L’oeuvre de Valéry, dès que l’on s’apprête à l’analyser, tire sa richesse du nombre considérable de difficultés qu’elle présente. En effet, elle se caractérise avant tout par son système complexe de renvois qui interdit tout recours à un discours unitaire : impossible d’enfermer ses énigmes dans une quelconque solution qui se voudrait univoque, définitive, stable ou, pire encore, « figée », Valéry lui-même ne manquant pas d’insister sur le fait que l’étymologie d’« affirmation » renvoie, précisément, à firmum facere (Ca, vol. 16, p. 174 [1]). De plus, quand son travail se fait plus spécifiquement philosophique, il consiste dans l’exercice des possibles de la pensée. Du coup, on évitera de proposer une analyse affirmative qui briderait les mouvements de la pensée et du texte valéryens, qui en empêcherait tout « autre possible ». Sur quoi l’oeuvre peut-elle s’ouvrir ? Quels problèmes soulève-t-elle ? Quels points éclaircit-elle ? Ces questions constitueront autant de balises destinées à jalonner un parcours où il s’agira de proposer une étude qui avance par problèmes, de manière à faire constamment dialoguer l’oeuvre avec le lecteur afin que cette oeuvre devienne, pour reprendre une expression de Valéry, un « excitant » pour la pensée.

Cependant, quelques considérations générales s’avèrent nécessaires pour démêler plusieurs des renvois qui structurent l’ensemble de l’oeuvre de Valéry. Insistons sur ce point : considérer la production de Valéry de façon globale ne signifie pas qu’on ignore la variété et la complexité des problématiques com-prises dans les différents gestes de son écriture (oeuvres publiées, Cahiers, manuscrits, correspondances, conférences, cours, etc.). Suspendue entre deux plans, sa production requiert, par conséquent, une confrontation continue entre les deux sens de la pratique de l’écriture chez Valéry : l’une tournée vers l’extérieur et l’autre, vers le plus intime. Autrement dit, on doit maintenir la comparaison ouverte entre ces divers exercices d’écriture, qui vont du plus singulier au plus général. De fait, le noyau problématique de l’oeuvre repose, d’une part, sur la nécessité de repérer les disséminations que recouvre ce système de renvois et, d’autre part, sur l’invitation implicite à s’interroger sur sa valeur. S’efforcer de comprendre le texte revient donc à maintenir ouvert le dialogue entre ces différentes formes d’écriture.

Pour bien comprendre le faisceau de ces divers exercices d’écriture, qui tous prennent naissance en Valéry, nous examinerons leurs liens avec l’oeuvre d’Edgar Allan Poe. Nous en parlerons, dans cette contribution, en essayant d’en démêler les éléments les plus importants, notamment la relation du texte écrit avec le lecteur, la dialectique accompli/non-accompli dans chaque composition et le rôle fonctionnel du concept de consistency. Nous étudierons enfin la signification et le mouvement de l’analogie à l’égard de ces éléments en soulignant la densité littéraire et philosophique de ce concept.

L’écrit idéal, comme excitant et aliment

Le vaste problème du rapport du lecteur à l’oeuvre ainsi que celui de l’auteur à son oeuvre constituent un premier point de départ : « Un écrit où chaque portion s’engrène à toutes les objections qu’on peut y faire, épouse complètement au point de vue logique l’esprit du lecteur. Au point de vue psychologique il faudrait trouver un mécanisme analogue mais alors une seule détermination peut suffire à remplir le but analogue » (Ch, vol. II, p. 26). Pour Valéry, il s’agit non seulement d’une clef de lecture pour une oeuvre particulière, mais aussi pour l’ensemble de la pensée de l’auteur [2]. Si Valéry caractérise d’abord son oeuvre écrite par le sens que lui confère le lecteur (voir Oe, vol. I, p. 1509), en tant que ce dernier dispose d’une certaine puissance sur « l’inertie de la chose écrite » (Ca, vol. 12, p. 10), on sait aussi que, très souvent, l’auteur ne se limite pas à livrer son travail au public, mais qu’il est connu pour être « son propre commentateur [3] », la victime de sa propre « manie de vouloir donner au lecteur plus qu’il n’en demande et donc, plus qu’il n’en peut supporter » (C, vol. I, p. 272). Au fond, lorsque Valéry constate et redoute en même temps que le lecteur crée de nouveaux horizons de sens à partir de « l’inertie » des textes, lorsqu’il élucide et commente inlassablement ses propres textes, il ne distingue rien d’autre que deux sortes de puissances : celle du lecteur et celle de l’auteur [4]. Michel Jarrety a particulièrement bien mis en évidence la double valeur de cette tension : il s’agit du mouvement perpétuel des réflexions de Valéry sur ce sujet, qui va du dedans au dehors et qui détermine le mouvement de son écriture [5]. En fait, Valéry n’a pas seulement essayé d’expliquer son propre travail, mais il a mis sur pied toutes sortes de stratégies au sein de sa propre écriture pour pouvoir, en tant qu’auteur, contrôler le lecteur et lui résister :

[…] Ce que chaque auteur veut paraître —
Cette clé — ce chiffre —
Fait partie de l’effet qu’il veut produire […] [6].

Un poète — ne soyez pas choqué de mon propos — n’a pas pour fonction de ressentir l’état poétique : ceci est une affaire privée. Il a pour fonction de le créer chez les autres […].

Oe, vol. I, p. 1321

Idéal littéraire — finir par savoir ne plus mettre sur sa page que du « lecteur ».

Ch, vol. X, p. 49

C’est ainsi que, dès l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, Valéry envisage l’oeuvre d’art comme un objet conçu pour produire un effet calculé sur « une catégorie prévue d’esprits auxquels ils s’adressent spécialement », si bien que celle-ci « devient une machine destinée à exciter et à combiner les formations individuelles de ces esprits » (Oe, vol. I, p. 1198). La poétique de Valéry a même pour fondement cette ambition de mettre au point et de réaliser des stratégies qui visent le contrôle de l’effet produit sur le lecteur. En ce sens, notre auteur reconnaît sa dette envers l’oeuvre théorique d’Edgar Allan Poe, notamment The Philosophy of Composition (1846) et The Poetic Principle (1849) [7], ainsi qu’envers la « poétique de la suggestion » de Mallarmé. En outre, on remarquera qu’à partir de 1909-1910 jusqu’aux « Cours de Poétique » du Collège de France (voir Oe, vol. II, p. 1438 et p. 1442), l’attention de Valéry se tourne vers le point de vue du lecteur qu’il considère explicitement comme un consommateur ou un patient, ce qui fait de lui un précurseur de la théorie esthétique de la réception (Rezeptionästhetik) de Hans Robert Jauss [8].

« Le phénomène littéraire comprend 2 phases — Passage de l’auteur à l’écrit et de l’écrit à un état (de lecteur) » (Ch, vol. X, p. 107). Ainsi l’esthétique de Valéry examine-t-elle systématiquement chaque « phénomène littéraire » comme un « état » que l’auteur voudrait induire chez son lecteur. C’est un état qui est très proche de l’analogie, définie comme « force d’évidence périodique » (Ch, vol. I, p. 394) : effet d’analogie, ou « équation » qui fait « [c]omprendre, saisir, dedans ~ contenir ~ reproduire » (Ch, vol. IX, p. 69) [9], étroitement lié à l’analyse du langage et « de — la littérature exercée par des considérations analogues aux géométriques — Transformations des états et correspondants écrits de ces transformations » (Ch, vol. III, p. 348). Ce principe semble pouvoir être étendu à toute intentio artistique.

Toutefois, nous affirmions plus haut que, selon Valéry, un texte prend le sens que le lecteur lui attribue : en fait, si l’on tient compte de l’effet produit sur le lecteur, ce dernier ne pourra jamais pénétrer complètement l’univers créatif de l’auteur, tout comme l’auteur ne pourra jamais connaître ni contrôler totalement les réactions de son lecteur. Au nombre des réactions du lecteur que prévoit l’auteur, on compte le contrôle de son attention, ce qui implique pour Valéry un travail de lecture approfondi qui doit avant tout se soucier de la « comparaison de ce que l’auteur a entendu faire avec ce qu’il a fait effectivement » (Oe, vol. II, p. 479). Ses Cahiers recèlent même un renseignement précis à ce sujet : « Ne juge pas l’homme sur l’oeuvre — mais sur le projet, sa précision, son ampleur, sa nouveauté, son altitude. L’oeuvre dépend aussi de circonstances, et elle marque autant ces circonstances que l’homme, son auteur » (Ch, vol. X, p. 86). Or, nous l’avons déjà vu, l’attention du lecteur dépend de l’intention de l’auteur, de son projet. Mais le lecteur doit ensuite élucider ce qui a effectivement été écrit en donnant naissance à de nouveaux horizons de sens. Valéry encourage donc une lecture qui dépasse l’oeuvre elle-même ; il invite à établir une analyse qui s’intéresse plus à l’oeuvre en puissance qu’à celle en acte.

« Il faut observer les grands hommes à la lumière de leur orgueil, et du nôtre. Mais oui. Le meilleur élément de mesure — c’est le but, le dessein toujours caché. Il faut le deviner. Alors tout s’éclaire […] » (C, vol. II, p. 1372). Il n’est pas difficile de reconnaître l’écho de son maître spirituel, Mallarmé, qui, dans la célèbre lettre autobiographique qu’il adresse à Verlaine, « confesse » son « vice, mis à nu [10] ». Mais, alors que Mallarmé songe au « Grand Oeuvre » comme à une oeuvre, à un produit fini, Valéry, lui, concentre toute son attention sur le travail qui vise à la production :

[…] C’est le travail mental qui chez moi est besoin (à partir de l’excitation). Ce qui m’excite — m’excite à ce travail même, et non à son produit (si ce n’est que l’idée de produit est une condition du travail, mais non la seule ni la capitale).

Oe, vol. II, p. 1517

Ce qui m’intéresse — quand il y a lieu — ce n’est pas l’oeuvre — ce n’est pas l’auteur — c’est ce qui fait l’oeuvre.

Ch, vol. X, p. 111

L’attention au processus, à la mise en oeuvre, demeure un point de repère essentiel chez Valéry. En fait, son écriture fonctionne à la faveur d’une dynamique qui met en mouvement deux « méthodes » de manière contradictoire : la première a pour point de départ la tension, typiquement mallarméenne, de l’aboutissement nécessaire de son travail vers une oeuvre qui donne lieu à une « excitation provoquée par l’enfermement dans une cage » (Ch, vol. IX, p. 146) ; la seconde promeut un autre type d’excitation, qui provient cette fois de l’inaccompli, de l’incomplétude en tant que principe de transformation pérenne. Et Valéry d’affirmer : « le parfait impose l’inachèvement » (Ca, vol. 20, p. 557) ; il ajoute aussi :

Je n’ai pas grande opinion des oeuvres dont on est sûr que, bien ou mal, on viendra à leur achèvement.

On pourra toujours les finir. Il leur manque l’incertitude essentielle. Il n’est pas sûr que…

[…] Ce qui est, et est achevé perd une qualité infinie.

Ca, vol. 8, p. 828

[…] Ce qui est achevé, trop complet nous donne sensation de notre impuissance à le modifier.

Oe, vol. I, p. 375

Ce qui est fixé nous abuse […].

Oe, vol. I, p. 1158

L’« excellence » du non-abouti se superpose donc à l’intérêt de la pratique, de l’exercice dont dépend la composition d’une oeuvre. Les fragments, à l’instar des manuscrits de Léonard et des « illustres notes de Pascal », sont autant de « lambeaux [qui] nous forcent à les interroger » (Oe, vol. I, p. 1158). Mais pour saisir le rôle fonctionnel du manque par rapport au « tout », il faut comprendre l’importance théorétique que Valéry a accordée, sa vie durant, à l’inachevé, à ce qui n’a pas atteint la plénitude d’une forme en raison d’une impossibilité fondamentale. C’est sur ces manques, ces absences, ces lacunes que semble s’édifier le sens le plus profond de toute oeuvre :

Qu’est-ce enfin qui me définit le plus étroitement ?

[…] Mes idées ? Trop changeantes, trop empruntées — trop occasionnelles. Peut-être… des habitudes à variation très lente. Mes facilités et mes difficultés. Mes impossibilités. Mes possibilités […].

C, vol. II, p. 287

L’homme est surtout fait des choses qu’il n’a pas faites. Désirs et choses inachevées.

Ca, vol. 5, p. 251

« La propriété du vivant [11] » rassemble les possibles de l’homme, aussi bien en un sens positif (l’achevé) que négatif (l’inachevé). C’est la « quantité d’impossibilités » (Oe, vol. II, p. 811) qui constitue aussi bien le vivant que ce qu’il peut faire. En effet, le non-être du vivant n’est ni une partie de son être, ni quelque chose de séparé de lui, mais ce que l’on pourrait appeler son « constituant fonctionnel », puisqu’il s’avère indispensable pour pouvoir saisir l’ensemble, le tout et l’énigme d’une totalité [12]. Pour Valéry, seule la pensée est en mesure « de former un complément de l’incomplet par la pensée [13] ». Ainsi, achevé et inachevé devront entrer en dialogue à travers la prise en compte et la contextualisation d’une oeuvre, qu’elle soit achevée ou ouverte à d’autres possibles. Le lecteur attentif en réunira et exploitera toutes les ressources jusqu’à produire quelque chose d’autre que ce qu’il lit. Cependant, il faudra que son attention se dirige beaucoup plus vers le faire de l’auteur que sur son fait, s’il souhaite parvenir à se représenter l’ensemble des « travaux » et des « chemins de [l’]esprit » parcourus par l’auteur (voir Oe, vol. I, p. 1152).

Dans ce contexte, comment ne pas songer au dialogue qui met en scène Socrate dans Eupalinos ou l’architecte (1921) ? Valéry y ouvre l’horizon des possibles non seulement en considérant la vie (et l’oeuvre) d’un auteur comme la somme des choses qu’il a faites et de celles qu’il n’a pas faites, mais aussi en rappelant que cette vie était seulement l’un des possibles parmi les nombreux autres qu’elle aurait pu actualiser :

Socrate : Je t’ai dit que je suis né plusieurs, et que je suis mort, un seul. L’enfant qui vient est une foule innombrable, que la vie réduit assez tôt à un seul individu, celui qui se manifeste et qui meurt. Une quantité de Socrates est née avec moi, d’où, peu à peu, se détacha le Socrate qui était dû aux magistrats et à la ciguë.
Phèdre : Et que sont devenus tous les autres ?
Socrate : Idées. Ils sont restés à l’état d’idées. Ils sont venus demander à être, et ils ont été refusés. Je les gardais en moi, en tant que mes doutes et mes contradictions… Parfois, ces germes de personnes sont favorisés par l’occasion, et nous voici très près de changer de nature. Nous nous trouvons des goûts et des dons que nous ne soupçonnions pas d’être en nous […].

Oe, vol. II, p. 114-115

À la lumière de ce dialogue, on comprend mieux pour quelle raison « [l]a vie d’un homme (en tant que telle suite d’aventures, telle histoire) — et son oeuvre ne sont jamais qu’un échantillon » (C, vol. II, p. 288). Cependant, cet « échantillon », tel une coupe concrète dans le champ des vies multiples, comprend les possibilités et les impossibilités, les choses faites et celles inabouties, les succès et les échecs, l’achevé et l’inachevé d’un individu.

Toutefois, si l’on tient pour acquis que le lecteur est présent dès la rédaction de l’oeuvre, il est nécessaire de savoir à qui s’adresse l’auteur, ce qui revient à s’interroger sur le statut du destinataire de l’écriture de Valéry : bref, à quel lecteur pensait-il au moment d’écrire ? Quand Valéry destine une oeuvre à son public, il met en acte toute une série de stratégies formelles qui visent à résister au lecteur et à contrôler l’effet qu’elle aura sur lui. Dans ces cas-là, Valéry vise un lecteur précis, celui dont les oeuvres l’« excitent à devenir encore plus [lui]-même » (Ca, vol. 26, p. 265). Le bon lecteur semble devoir avant tout se retrouver lui-même pour établir avec l’auteur, par le biais de l’oeuvre, une dimension « dialogico-polémologique ». De la sorte, le lecteur fortifierait son Moi, sa personnalité, par une lecture qui prend alors une pleine valeur d’exercice et de polémologie [14]. Mais l’oeuvre doit également résister au lecteur qui veut s’emparer d’elle afin de la détruire pour mieux créer autre chose. C’est ici que s’impose la puissance de l’auteur, car le Valéry-auteur n’impose rien d’autre que son propre Moi, tout comme le Valéry-lecteur. Jarrety résume parfaitement ce cercle vicieux lorsqu’il affirme qu’à ce niveau, il n’y a pas de communication authentique : l’autre est utilisé « pour renforcer sa propre identité » et le lecteur idéal n’est jamais que Valéry lui-même [15].

Le lecteur dispose donc d’un statut particulièrement paradoxal et ambigu, dont les caractéristiques contradictoires influencent l’oeuvre. Cette dernière correspond à un entre-deux : entre le lecteur et l’auteur, elle tend à la perfection lorsque, inachevée, elle reste ouverte à d’autres possibles, alors même que tous les désirs aspirent à une oeuvre fermée (achevée) qui puisse se situer en dehors d’un travail infini. Mais il nous faut aussi rendre compte d’une complication supplémentaire par rapport aux résistances que toute oeuvre, selon Valéry, porte en son sein. Si le réel est « dépourvu de toute signification et capable de les assumer toutes » (Ca, vol. 9, p. 615), « ce dont on ne peut épuiser la vertu significative [16] », autrement dit, ce qui résiste à toute prise, notamment linguistique [17], c’est une résistance qui met en oeuvre non seulement la vigilance de l’auteur mais aussi des stratégies formelles. La résistance se rapporte ainsi de manière proportionnelle à la quantité de « vertu significative » que contient l’oeuvre, à savoir son réalisme, ce qui évite qu’elle ne perde toute détermination dans l’abstraction d’un « n’importe quoi » proposé par « n’importe qui » (voir Ch, vol. IX, p. 143). Ce qui donne sa consistance [18] à l’oeuvre et à l’auteur, c’est la capacité de résistance de l’oeuvre elle-même. On peut donc affirmer que plus une oeuvre échappe au déchiffrement (qui correspond toujours à une réduction), plus la part de réalisme qu’elle renferme est grande. C’est seulement de cette façon que l’oeuvre parviendra à satisfaire « l’idéal de l’écrivain » : contenir aussi bien une « valeur excitante » qu’une « valeur répondante », autrement dit, se présenter à la fois comme « excitant et aliment », double postulation dont procède « l’impression d’existence et de nécessité propre, avec le pouvoir et l’avantage de s’imposer à la mémoire ». Telle est la « condition complète » que Valéry appelle de ses voeux pour toute oeuvre [19].

Cependant, afin de comprendre le mieux possible ce que Valéry veut dire quand il parle d’un bon travail critique qui comparerait ce que l’auteur voulait faire avec ce qu’il a effectivement fait [20], il vaut peut-être la peine de revenir à nouveaux frais sur ce verbe « faire ». En effet, l’interprète ne doit pas considérer l’oeuvre en fonction d’une intention globale qui devrait investir toute la production de l’auteur : l’attention doit plutôt se concentrer sur le faire (l’exercice), comme on l’a vu, et non sur le fait (l’oeuvre). De la sorte, c’est la manoeuvre [21] qu’exerce l’écriture de Valéry sur le langage qui prévaut. Ainsi, l’écriture est à comprendre comme le résultat de son propre exercice, la même mise en garde valant pour l’interprétation du poète comme pour celle de l’écrivain : « Mais il ne faut pas chercher sa philosophie réelle dans ce qu’il dit de plus ou moins philosophique. À mon avis, la plus authentique philosophie n’est pas dans les objets de notre réflexion, tant que dans l’acte même de la pensée et dans sa manoeuvre » (Oe, vol. I, p. 1336). L’attention doit donc se déplacer de l’oeuvre vers le travail infini dont la valeur est à l’horizon de toutes les interprétations de la pensée et de toutes les constructions de sens inédites.

La « voie majestueuse du consistent »

Si l’on jette un coup d’oeil sur la production du début des années vingt, on s’aperçoit très vite que la pensée de Valéry est à un tournant. C’est en effet à ce moment-là que Valéry se décide à présenter au public de nouvelles créations. Après vingt ans de « silence poétique [22] », l’auteur vient de publier La jeune Parque (1917) et la Note et digression (1919). Ces deux oeuvres peuvent être considérées à bon droit comme représentantes du triomphe de la théorie de la composition suivant le modèle d’Edgar Allan Poe [23]. On y retrouve tout ce que nous évoquions plus haut à propos du rapport entre auteur et lecteur, avec toutes les stratégies formelles, toutes les résistances et toutes les ouvertures qui rendent inépuisable le réel de leur portée.

Dans ce contexte, c’est l’essai Au sujet de « Eurêka », conçu en 1921, qui doit plus particulièrement retenir notre attention [24]. Valéry rédige cet essai comme introduction à la nouvelle édition de la traduction d’Eurêka par Baudelaire [25] et il y décrit la rencontre avec ce texte comme un moment marqué par la célèbre crise qu’il vécut à la suite de la rédaction de la Nuit de Gênes. À cette époque, Valéry croit profondément à la puissance de la pensée et s’intéresse plus particulièrement aux sciences mathématiques. Cet état d’esprit s’accompagne d’une profonde méfiance vis-à-vis des Lettres et de la philosophie :

J’avais cessé de faire des vers ; je ne lisais presque plus. […] Quant aux philosophes, que j’avais assez peu fréquentés, je m’irritais, sur ce peu, qu’ils ne répondissent jamais à aucune des difficultés qui me tourmentaient. Ils ne me donnaient que de l’ennui ; jamais le sentiment qu’ils communiquassent quelque puissance vérifiable. […]

J’avais mis le nez dans quelques mystiques. Il est impossible d’en dire du mal, car on n’y trouve que ce qu’on apporte.

J’en étais à ce point quand Eurêka me tomba sous les yeux.

Mes études, sous mes ternes et tristes maîtres, m’avaient fait croire que la science n’est pas amour ; que ses fruits sont peut-être utiles, mais son feuillage très épineux, son écorce affreusement rude. Je réservais les mathématiques à un genre d’esprits ennuyeusement justes, incommensurables avec le mien.

Les Lettres, de leur côté, m’avaient souvent scandalisé par ce qui leur manque de rigueur, et de suite, et de nécessité dans les idées. Leur objet est souvent minime. Notre poésie ignore, ou même redoute, tout l’épique et le pathétique de l’intellect. Que si quelquefois elle s’y est risquée, elle s’est faite morne et assommante. Lucrèce, ni Dante, ne sont Français. Nous n’avons point chez nous de poètes de la connaissance.

Oe, vol. I, p. 855-856

Dans Eurêka, Poe s’intéresse plus particulièrement au terme de consistency. Il en fait un concept dont la vocation est d’inspirer une méthode, afin de comprendre ce « poème en prose » qui vise à expliquer de manière exhaustive la nature des choses matérielles et spirituelles. La trame d’Eurêka vise à tisser une toile dont les contours puissent suggérer ceux de l’univers. En fait, l’oeuvre de Poe est précieuse moins pour la solution qu’elle offre que pour le problème que pose la composition d’un poème dont l’objectif est aussi ambitieux.

Consistency, rappelons-le, peut aussi bien se traduire par « consistance » que par « cohérence », si bien que, pour Poe, « une parfaite consistency ne peut être qu’une absolue vérité » :

C’est l’essence poétique de l’Univers, de cet Univers qui, dans la perfection de sa symétrie, est simplement le plus sublime des poèmes. Or symétrie et consistency sont des termes réciproquement convertibles ; ainsi la Poésie et la Vérité ne font qu’un. Une chose est consistante en raison de sa vérité, — vraie en raison de sa consistency. Une parfaite consistency, je le répète, ne peut être qu’une absolue vérité. Nous admettrons que l’Homme ne peut pas rester longtemps dans l’erreur, ni se tromper de beaucoup, s’il se laisse guider par son instinct poétique, instinct de symétrie, et conséquemment véridique, comme je l’ai affirmé [26].

Poe a la capacité de construire un discours dont la logique est manifeste. Une fois de plus, on doit donc concentrer l’attention sur le moment de la composition (en tant que composition poétique), qui s’avère être un lieu où l’homme et son objet, l’auteur et l’oeuvre, finissent par se faire synthèse de la même opération, car l’un comme l’autre sont chaque fois tendus vers la vérité. La méthode de composition à laquelle on a affaire tout au long de la « majestueuse voie de la consistency », c’est-à-dire de la cohérence, dans la consistance et la symétrie, doit être extrapolée de l’univers qui est divin en raison de la perfection et de la cohérence de son économie aussi essentiel que symétrique [27] : « N’est-il pas surprenant qu’ils n’aient pas su tirer des ouvrages de Dieu cette considération d’une importance vitale, qu’une parfaite consistance ne peut être qu’une vérité absolue [28] ? »

La loi de la consistency qui guide toute composition humaine doit donc être abstraite de l’univers que Dieu a créé. C’est cette analyse de Poe qui frappe particulièrement Valéry. Il remarque immédiatement qu’« il n’est pas très aisé de donner une définition nette de cette consistance. L’auteur ne l’a pas fait, qui avait en soi tout ce qu’il fallait pour le faire » (Oe, vol. I, p. 857). Cette difficulté n’empêche pas Valéry d’essayer de définir la consistency de Poe :

Dans le système de Poe, la consistance est à la fois le moyen de la découverte et la découverte elle-même. C’est là un admirable dessein ; exemple et mise en oeuvre de la réciprocité d’appropriation. L’univers est construit sur un plan dont la symétrie profonde est, en quelque sorte, présente dans l’intime structure de notre esprit. L’instinct poétique doit nous conduire aveuglément à la vérité.

Oe, vol. I, p. 857

Poe élève ainsi à la hauteur de principe constitutif du monde l’effort de consciousness qui tend vers un univers entièrement accessible à l’intellect. Lorsque l’artiste produit une oeuvre, il la place dans une position symétrique par rapport à l’univers auquel celle-ci renvoie toujours. On ajoutera à ces considérations nos remarques précédentes quant au rapport de l’auteur et du lecteur, la « symétrie profonde » de l’univers et de notre esprit s’apparentant à la « faculté de variation » (Ch, vol. I, p. 128) par excellence, c’est-à-dire l’analogie : en effet, cette dernière est un « phénomène naturel comme effet », elle est la « sensation d’une chose qui pousse — sensation de spontanéité » (Ch, vol. I, p. 385) étroitement liée au concept de consistency qui a valeur de méthode et qui permet d’exprimer par une oeuvre la symétrie profonde qu’on trouve dans l’univers.

Pour Valéry, l’artiste doit en outre marquer ses oeuvres au coin du réalisme, sinon elles ne parviendront pas à résister à une com-préhension immédiate et univoque [29]. Or, seul ce qui résiste à l’épuisement du sens est réel, de sorte que les oeuvres échapperont au décodage grâce à la prise qu’elles auront sur le réel. Il trouve confirmation de ces hypothèses dans Eurêka, mais il y apprend davantage : pour Poe, l’artiste construit un autre monde au moyen d’une composition qui ouvre de nouveaux horizons de sens à partir de la leçon qu’il a apprise de l’univers et de son créateur, Dieu. Cette idée d’une structure consistent est intimement présente dans l’esprit de l’artiste, qui doit diriger tous ses efforts vers elle s’il veut atteindre la vérité.

On le voit, Poe constitue une base de réflexion permanente pour Valéry [30]. Il lui permet de réfléchir plus particulièrement sur ce qu’est la structure formelle d’une oeuvre, question qui est au centre de toute sa philosophie. Dans la période qui suit la Nuit de Gênes, Valéry sait que « Poe — ou bien quelque δαίμων — souffle : La limite même de l’analyse — où ? » (Ch, vol. I, p. 277). Mais notons surtout que l’on trouve une version précédente de ce passage dans les Cahiers ; on y lit : « Poe — ou bien quelque S δαίμων [31] », le sigle « S » indiquant ici Socrate, personnage capital des dialogues valéryens. On peut donc déduire que Valéry fait une analogie entre Poe et Socrate, parce que tous deux sont caractérisés par un démon qui suggère de concentrer l’attention sur la limite même de l’analyse. Cette dernière considération vient confirmer l’hypothèse selon laquelle l’horizon de sens de la réflexion de Valéry est indissociablement lié à la mise en forme d’une recherche à la fois consistent et capable de rendre compte du réalisme de ses contenus. Rappelons qu’au début des années vingt, Valéry vient de publier La jeune Parque, poème dans lequel l’auteur manifeste pleinement sa compréhension d’Eurêka au sens où il y donne une démonstration de la nécessité pour l’artiste de faire preuve de self-consciousness quand il tend vers la consistency. N’oublions pas non plus qu’en 1919 est mis en scène le spectacle de la conscience consciente tiré de Note et digression [32].

L’oeuvre de Valéry dénigre et critique la philosophie à plusieurs reprises. Pourtant, elle s’impose malgré elle comme une référence incontournable de la recherche philosophique contemporaine. De fait, si Valéry a prêté plus d’attention à la mise au point des problèmes qu’à la recherche des réponses, il n’en accorde pas moins une attention méticuleuse, aussi bien aux instruments critiques mis en jeu qu’aux positions interrogées. De plus, il évite soigneusement de les circonscrire de manière définitive ou univoque, d’autant qu’il est toujours animé par une envie d’approfondir et de préciser des difficultés (taillées comme un diamant, devenues pures et étincelantes [33]). En regard de l’état actuel de la recherche valéryenne, rappeler la nécessité de porter une attention particulière et constante à la confrontation de la production « publique » avec les annotations privées que contiennent les quelque vingt mille pages manuscrites des Cahiers relève donc de l’évidence. Cependant, il faut insister : c’est le travail de Valéry lui-même qui requiert une telle rigueur théorico-spéculative. Il ne s’agit en aucun cas d’un simple artifice stylistique, mais bien d’une écriture qui veut se maintenir fonctionnellement ouverte et plurivoque. L’horizon de sens de la réflexion de Valéry est indissociablement lié à la mise en forme d’une recherche à la fois consistent et capable de rendre compte du réalisme de ses contenus. Par ailleurs, on est obligé de prendre en compte la composante qui oriente son écriture, tantôt vers un lecteur à venir, tantôt vers lui-même, et ces deux orientations méritent enfin quelques considérations supplémentaires et conclusives. D’abord, il est évident que l’on rate toute com-préhension du geste philosophique de Valéry — qu’il s’adresse au public ou qu’il le réserve à lui même —, si l’on perd de vue l’aspect tout à fait spécifique et déterminant d’exercice pratique propre à son écriture. Il est donc indispensable de s’efforcer de considérer les deux moments de manière dialogique et ouverte, comme il le donne lui-même à penser :

Si je prends des fragments dans ces cahiers, et que, les mettant à la suite, entre astérisques, je les publie, l’ensemble fera quelque chose. Le lecteur — et même soi-même — en formera une unité.

Et cette formation sera, fera autre chose — imprévue de moi jusque-là, dans un esprit ou dans le mien […].

Oe, vol. II, p. 1521

Ainsi, il s’agira moins de déterminer une quelconque vérité, qui se présenterait comme exhaustive ou définitive, que de diriger la recherche vers une composition interprétative qui souhaiterait ouvrir des horizons de sens à la fois nouveaux et inattendus (« autre chose »). Autrement dit, on essaiera de rencontrer de manière féconde le matériel sur lequel s’exerce la recherche, laquelle poursuit toujours la « voie majestueuse du consistent » par des effets « spontanés » d’analogie qu’il est possible de susciter dans l’esprit du lecteur.

Les analogies qui paraissent le plus justes — son aigu, couleur chaude, n’ont aucune valeur absolue, — du moins il n’est pas prouvé qu’elles n’ont pas lieu seulement à cause d’un accident anatomique ou physiologique tels que le voisinage de certains éléments nerveux distincts — Ces analogies si elles sont assez répandues peuvent servir à décrire, à peindre — mais non à expliquer quoi que ce soit.

Ch, vol. VII, p. 282

Pour Valéry, le pouvoir de description de l’analogie ne possède aucune valeur « objective » mais tient du phénomène naturel comme effet, tout en nous offrant des « programmes d’expériences ». En effet, l’analogie « fournit un chemin idéal dont il faut exécuter le tracé, preuve par preuve » (Ch, vol. VIII, p. 177), elle permet de former et surtout de saisir à l’avance quoi prévoir et quoi voir : « Analogies — voir ? prévoir » (Ch, vol. VII, p. 440). Il y a tout lieu de croire que le lecteur, c’est-à-dire le public supposé, est pour Valéry un lecteur explicite qui joue un rôle certain et déterminant dans la genèse du texte destiné à être publié. Pour concilier dans la mesure du possible la volonté de contrôler les effets à produire et, à la fois, l’ouverture à toute signification de la pensée de l’auteur dans une sorte d’avenir, il faudra donc poursuivre la « voie majestueuse du consistent » selon l’enseignement d’Edgar Allan Poe. En effet, aux yeux de Valéry, seule l’oeuvre consistante (qui est étroitement liée au bon usage de l’analogie) pourra se présenter comme excitant et aliment pour le lecteur et saura bien résister à toute prise interprétative essayant d’en épuiser le sens.