Corps de l’article

Elle ne peut jouir de ce corps qu’elle a sculpté à force de privations

Car elle ne voit que des défauts à rectifier

Cette jeune femme évolue dans un milieu féroce, où chaque millimètre de sa peau est quotidiennement observé, analysé et jaugé

Dany Laferrière (Extrait d’un texte lu à la radio de Radio-Canada, à l’émission C’est bien meilleur le matin, le 1er juillet 2009)

Introduction

Nous nous penchons ici sur le cas de la Charte québécoise pour une image corporelle saine et diversifiée (2009) afin d’en mieux saisir la portée dans une perspective d’action collective. L’article rend compte des travaux menés au cours de l’année 2009 pour élaborer cette charte d’engagement volontaire, par un groupe de travail comprenant des représentants des industries de la mode, de la publicité et des médias, ainsi que du gouvernement du Québec.

L’avènement de la Charte québécoise pour une image corporelle saine et diversifiée est situé dans un contexte de convergence des stratégies d’action gouvernementale en prévention des problèmes reliés au poids (Québec, 2006) et pour l’égalité entre les hommes et les femmes (Québec, 2007). Cette convergence a été favorisée du fait que la stratégie gouvernementale en prévention des problèmes reliés au poids s’appuie sur une vision large de ces problèmes, incluant à la fois l’excès de poids (obésité et embonpoint) et le désir « normatif » de minceur nommé « préoccupation excessive à l’égard du poids » (GTPPP, 2005). La stratégie gouvernementale relève par ailleurs d’une orientation voulant que les problèmes reliés au poids représentent une maladie civilisationnelle requérant une solution sociétale, d’où la nécessité d’engager à l’action les milieux susceptibles d’exercer une influence sur les normes corporelles, notamment les industries de la mode.

La question au centre de la réflexion avancée dans le présent article est celle de la motivation des acteurs de l’industrie à participer au processus d’élaboration de la Charte québécoise pour une image corporelle saine et diversifiée et à s’engager en tant que signataires de cette charte. Dans quelle mesure les acteurs de l’industrie acceptent-ils leur part de responsabilité, quant au risque produit collectivement ? En formulant ainsi la question, nous nous inspirons de la sociologie du risque, à laquelle sont associés plusieurs analystes de la modernité avancée, dont Anthony Giddens (1991 ; 1990) et plus particulièrement, Ulrich Beck (2009 ; 2001), les travaux de ce dernier faisant du risque l’assise d’une théorie sociale du monde contemporain. Dans cette optique, les sociétés contemporaines produisent des risques (pollution, accidents industriels, attentats terroristes, maladies chroniques…) susceptibles d’atteindre toutes les couches de la société, tous les groupes et tous les individus, quels que soient leur habitat et leur profil sociodémographique. Bien sûr, des inégalités demeurent. Le degré d’exposition au risque n’est pas le même pour tous, mais il n’est plus distribué suivant une fracture, comme à la fin du xixe siècle, entre une classe à l’abri des risques et une classe à qui tous les risques sont dévolus. Les progrès scientifiques et techniques ont éliminé des poches de concentration du risque, tout en permettant l’avènement de nouveaux risques, plus diffus. Malgré le rôle capital joué par la science dans la création des conditions d’apparition de ces nouveaux dangers auxquels sont confrontées les sociétés du risque, la science ne peut déterminer, à elle seule, les solutions à mettre en oeuvre.

En ce qui concerne les problèmes reliés au poids, la médecine ne possède pas en propre la capacité de conjurer la menace. Des actions préventives doivent être planifiées et mises en oeuvre avec la collaboration de multiples acteurs sociaux extérieurs au monde de la santé. Animée par cette compréhension, la nouvelle santé publique[1] multiplie les tentatives de créer des espaces et des occasions de partage de la responsabilité à l’égard de la santé. Se dissociant d’une volonté de « santéisation » de la société qui ferait porter aux individus la charge d’éviter tout comportement à risque pour leur santé (Crawford, 1980), le discours de la nouvelle santé publique propose une meilleure appropriation sociale de la santé.

Au même moment, les effets conjugués de l’incorporation du savoir sociologique et de la globalisation des risques dans les sociétés de la modernité avancée favorisent une réflexivité générale et davantage de concertation, notamment entre experts et citoyens non experts. De nouvelles formes de participation des acteurs sociaux apparaissent « dans l’élaboration, le fonctionnement et la transformation des institutions et des décisions à effet collectif » (Guay, 2005 : 379).

C’est sous cet éclairage que nous proposons d’examiner ici certaines modalités par lesquelles les industries reliées à la mode et à l’image du corps se voient formellement investies d’une responsabilité à l’égard de la diffusion de représentations qui influencent les normes corporelles. L’élaboration de la Charte québécoise pour une image corporelle saine et diversifiée pourrait constituer, à cet égard, un exemple de nouvelles formes d’engagement des acteurs dans l’action collective aujourd’hui.

Le contenu de l’article est organisé en trois parties. La première pose quelques repères quant au cadre théorique adopté et quant à certaines dimensions du contexte dans lequel prend place le cas de la charte québécoise. La deuxième partie relate l’élaboration de la charte et ses antécédents, en tant que chaîne d’événements. Enfin, la troisième partie fait état d’un processus de construction du consensus entre les membres du groupe de travail chargé d’élaborer la charte, s’appuyant à la fois sur les délibérations intervenues dans le cours des travaux et sur les propos d’acteurs recueillis après coup.

1.  Repères théoriques et contextuels

Mode, beauté et conditions de production du risque

La mode vestimentaire occidentale est étroitement associée à une norme de beauté qui a varié dans le temps, entre les cultures et au sein d’une même culture (Veblen, 2007 ; Wilson, 2003 ; Baril, 2000 ; Davis, 1994 ; Lipovetsky, 1987 ; Bourdieu, 1979). Au cours des dernières décennies, toutefois, la norme semble avoir évolué avec constance vers un modèle corporel unique et une minceur accrue de la silhouette. Cette norme corporelle de minceur est promue et reproduite avec succès par les industries des médias et de la publicité (Hesse-Biber, 1996). Cette représentation du corps par les médias contribue à créer un culte de la minceur, dans le cadre duquel une préoccupation constante de son corps, et plus particulièrement de son poids, devient un comportement considéré comme normal, particulièrement chez les femmes (Hesse-Biber, 1996 ; Rodin, Silberstein et Striegel-Moore, 1984). De plus, la résistance à cette norme corporelle est difficile, voire impossible, considérant le caractère occulte des structures sociales qui l’imposent et contraignent les femmes à s’y conformer (Bordo, 1993 ; Bartky, 1990).

Tout comme les images associant beauté et minceur extrême sont issues d’un éventail d’influences, leurs conséquences sur les femmes et les hommes sont aussi considérables et multiples. Le constat dominant de la littérature sur ce thème est que la prolifération d’images médiatiques proposant un modèle unique de beauté (Derenne et Beresin, 2006 ; Wiseman, Sunday et Becker, 2005) engendre de l’insatisfaction à l’endroit de son corps (Dittmar et Halliwell, 2008 ; Grabe, Ward et Hyde, 2008 ; Paquette et Raine, 2004), insatisfaction qui, par voie de conséquence, peut provoquer de l’anxiété, de la dépression et diverses pratiques à risque pour la santé (Ricciardelli, McCabe et Banfield, 2000). Ce modèle prend des formes dont la sévérité est variable, allant des troubles alimentaires cliniquement identifiables à une préoccupation excessive à l’égard du poids, cette dernière forme ne présentant pas les signes psychopathologiques classiques des troubles alimentaires (Hesse-Biber, 2006). La préoccupation excessive à l’égard du poids n’en est pas moins associée à des pratiques alimentaires et d’activité physique potentiellement néfastes pour la santé (Bacon et Aphramor, 2011), telles que le syndrome du yoyo (pertes et gains de poids en alternance et à répétition) et diverses pratiques malsaines de perte de poids.

Au Québec, la préoccupation excessive à l’égard du poids a été définie comme l’état « d’une personne qui, ayant ou non un surplus de poids, est à ce point préoccupée par son poids que cela porte atteinte à sa santé physique et mentale » (Schaefer et Mongeau, 2000). Le phénomène a été documenté dans la population québécoise. Un sondage réalisé en 2007 rapportait que, chez les personnes de poids normal, 62 % des femmes et 44 % des hommes tentent de perdre du poids (SOM et Association pour la santé publique du Québec, 2007). De plus, ce même sondage montre que, pour les répondants, les trois principales causes de la préoccupation excessive à l’égard du poids sont liées à l’image : les images diffusées dans la société (27 %), dans les médias (27 %) et par la mode (14 %). Enfin, une enquête de santé auprès des enfants et des adolescents québécois (Ledoux, Mongeau et Rivard, 2002) a aussi révélé que 35 % des fillettes de 9 ans disaient essayer de perdre du poids et que 60 % des adolescentes souhaitaient avoir une silhouette différente de la leur, quel que soit leur poids. Des interventions éducatives, entre autres sur la nature et le rôle des médias (Irving et Neumark-Sztainer, 2002), ainsi que la mise en place de politiques publiques (Battle et Brownell, 1996) sont recommandées pour prévenir ces impacts négatifs.

Des conditions favorables au projet de la charte québécoise

Le gouvernement du Québec rend public en octobre 2006 le Plan d’action gouvernemental de promotion des saines habitudes de vie et de prévention des problèmes reliés au poids 2006-2012 (ci-après nommé le PAG). Ce plan d’action peut être vu comme le résultat d’une réflexion stratégique menée depuis près d’une décennie, dans le réseau québécois de santé publique, sur les moyens à mettre en oeuvre pour prévenir les problèmes reliés au poids. Une conclusion majeure de cette réflexion consiste à considérer l’obésité et la préoccupation excessive à l’égard du poids comme des facettes d’une même problématique qui découle de caractéristiques environnementales de nos sociétés occidentales, entre autres : automatisation du travail, omniprésence de l’automobile, accessibilité croissante d’aliments à haute densité énergétique, manque de temps, omniprésence d’images et de publicité.

La modification des normes sociales en matière d’image corporelle figure parmi les axes d’intervention du PAG. On y retrouve en effet l’objectif de « favoriser la modification des normes sociales afin qu’elles valorisent les saines habitudes de vie (saine alimentation et mode de vie physiquement actif) et une variété des schémas corporels » (p. 29). En appelant à la modification des normes sociales, le PAG ouvre la porte à des initiatives de divers milieux hors du domaine institutionnel de la santé.

Au cours des années 2000, plusieurs organisations et individus font entendre leur voix au Québec contre le culte de la minceur et les idéaux de beauté incitant les femmes à des pratiques à risque pour leur santé. Incidemment, la ministre de la Culture, des Communications et de la Condition féminine est sensibilisée au problème, mais les prises de position et les recommandations à cet égard, provenant surtout d’experts et de milieux reliés à la santé, ne semblent pas relever de son champ de compétence.

À la fin de l’année 2007 et au début de l’année 2008, les jeunes Léa Clermont-Dion et Jacinthe Veillette font circuler chacune une pétition réclamant une action gouvernementale contre le culte de la maigreur chez les jeunes. L’une et l’autre âgées de 16 ans au moment d’entreprendre leurs actions respectives, ces jeunes filles ont aussi toutes deux souffert d’anorexie. La mobilisation populaire suscitée par les pétitions, de même que l’importante couverture médiatique dont elles sont l’objet, justifie une réponse gouvernementale. Mettant en lumière l’existence d’un problème qui déborde manifestement des comportements alimentaires strictement pathologiques, ces actions montrent du doigt les pressions socioculturelles relatives à l’image du corps, ce qui s’avère dès lors davantage du ressort du ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine.

La charte québécoise et le contexte international

Comme on le rappelle dans le préambule de la charte : « les idéaux de beauté basés sur la minceur extrême peuvent nuire à l’estime personnelle, particulièrement chez les filles et les femmes ». Tout en précisant que les pratiques de contrôle du poids sont influencées par de nombreux facteurs, personnels et environnementaux, la charte québécoise engage les industries de la mode, de la publicité et des médias à se joindre aux initiatives pour prévenir « les problèmes liés à la préoccupation excessive à l’égard du poids, à l’anorexie nerveuse et à la boulimie ». La charte québécoise s’inscrit ainsi dans un mouvement international relié à la mode et à l’image du corps, d’où l’on voit émerger des mesures formelles pour atténuer les pressions socioculturelles réputées induire une préoccupation excessive à l’égard du poids. Parmi ces mesures, celles visant spécifiquement les mannequins jouissent d’une couverture médiatique planétaire dont le mérite est d’attirer l’attention sur le problème, bien qu’il soit souvent réduit à ses manifestations les plus spectaculaires, telles que les décès de mannequins dans plusieurs pays.

Les faits répercutés dans les médias ont de quoi exacerber le débat sur l’esthétique de la maigreur et sur ses effets délétères dans la population féminine. Bien sûr, personne ne veut être tenu responsable de tant de souffrance. Après le décès de la jeune Ana Carolina Reston au Brésil, la maison française Chanel déclare à la presse que la mode n’est pas responsable de l’anorexie dont souffrent certaines jeunes filles. Mais, si quelques acteurs de la mode adoptent une position défensive, clamant leur innocence et réclamant l’immunité au nom de la liberté de création, d’autres se considèrent plutôt partie prenante d’une dynamique sociale qu’ils refusent d’accepter comme une fatalité. On peut en voir un témoignage dans les éditions récentes de plusieurs magazines de mode ou dits « féminins » présentant des mannequins « taille forte » ou laissant voir des rondeurs de façon inhabituelle dans leurs pages[2]. Par ailleurs, des initiatives prises ces dernières années par les gouvernements, dans plusieurs régions du monde, suggèrent l’émergence de nouvelles formes de rapports entre mode et société.

Ainsi, le gouvernement régional de Madrid cause un certain émoi lorsqu’il intervient de façon radicale en septembre 2006, interdisant à cinq mannequins de défiler à la Pasarela Cibeles, rendez-vous éminent de la mode hispanique. Les mannequins bannis ont un indice de masse corporelle inférieur à 18, marque au-dessous de laquelle l’Organisation mondiale de la santé considère le poids d’une personne comme insuffisant et mettant sa santé en danger. Le gouvernement madrilène joue la carte de la prévention, arguant que présenter comme idéal de beauté des top-modèles trop maigres pourrait générer des problèmes de santé chez les jeunes filles espagnoles. Malgré la réaction de quelques créateurs voyant là une ingérence dans leur domaine réservé, le geste suscite plutôt l’admiration de par le monde et acquiert une valeur symbolique élevée.

Le coup d’éclat de Madrid attire l’attention sur des mesures de contrôle envisagées ou mises en place dans plusieurs pays, en réponse aux excès de maigreur dans l’industrie de la beauté et du glamour. Des lois, des programmes ou des codes de conduite sont adoptés depuis 2005, visant l’encadrement et la sensibilisation des milieux de la mode[3]. La société interpelle ainsi un « système de la mode », non plus autoréférentiel comme a pu le donner à voir Roland Barthes (1967), mais un champ de pratiques tributaire de normes qui le dépassent et à l’évolution desquelles il participe tout à la fois. Au-delà de son rôle de transmission des représentations sociales, la mode se voit ainsi investie d’une responsabilité d’action à l’égard de la diffusion d’images qui influencent les normes corporelles.

Or, il semble qu’une partie de l’industrie soit prête à assumer cette responsabilité, ou du moins à la partager. En France, la Charte d’engagement volontaire sur l’image du corps (2008), soutenue par le gouvernement et l’industrie de la mode, engage les acteurs concernés dans une démarche de sensibilisation et de révision des pratiques, dans un but de prévention de l’anorexie et de promotion d’une diversité de schémas corporels. La Charte québécoise pour une image corporelle saine et diversifiée est, pour une bonne part, inspirée de l’approche française.

2.  La chaîne des événements

Sont décrites ci-après les principales étapes ayant mené à la matérialisation de la Charte québécoise pour une image corporelle saine et diversifiée.

La création d’un groupe de travail

En 2008, la ministre de la Culture, des Communications et de la Condition féminine, Christine St-Pierre, mobilise son ministère, et en particulier le Secrétariat à la condition féminine, dans un processus de concertation avec plusieurs autres ministères et organismes, en vue de l’élaboration d’une charte d’engagement volontaire. Avec l’appui du ministère de la Santé, du ministère du Développement économique et du ministère de l’Éducation, la ministre St-Pierre invite des représentants des industries de la mode, de la publicité et des médias à se réunir pour étudier les possibilités d’action. Le mandat confié au groupe de travail se décline en trois volets : (1) concevoir une charte d’engagement volontaire destinée à l’industrie de la mode, de la publicité et des médias ; charte dont l’objet est de contrer l’extrême maigreur et l’anorexie, ainsi que de promouvoir une saine image corporelle ; (2) proposer des moyens de promotion de la charte et s’assurer de l’adhésion des milieux de la mode, de la publicité et des médias à celle-ci ; (3) assurer, à travers le processus d’élaboration de la charte et sa promotion, une cohérence avec les actions gouvernementales existantes.

Le Secrétariat à la condition féminine invite donc à participer au comité des acteurs influents des industries reliées à l’image du corps. Le mandat du groupe de travail suppose que ses prises de position feront autorité. Doivent donc y siéger, en plus des acteurs de l’industrie, des experts dans les domaines de la santé, de l’image corporelle et de la mode. Le comité, finalement composé d’une trentaine de personnes, comprend des dirigeants de divers secteurs reliés à la mode (créateurs, fabricants, détaillants, agences de mannequins, écoles de mode), à la publicité et aux médias (éditeurs, publicitaires, producteurs d’images, industrie du disque), de même que des représentants gouvernementaux et des experts[4].

Le déroulement des travaux

En quatre séances de travail et sur une période de quelque six mois, le comité mis sur pied par la ministre parvient à s’entendre sur un texte de charte d’engagement volontaire. Les travaux sont inaugurés par la ministre St-Pierre le 21 avril 2009. Outre la mise en contexte, la présentation de la coprésidence et des participants, la description du mandat et du fonctionnement du comité, cette première réunion est l’occasion de transmettre aux participants quelques notions essentielles sur la question des troubles alimentaires et de l’image corporelle. La ministre et la coprésidence souhaitent que le partage de connaissances contribue à la cohésion du groupe. Avec la collaboration d’invités experts, les exposés offerts aux participants couvrent quatre principaux points : (1) la nature des troubles alimentaires et les facteurs en cause (génétiques, familiaux, psychologiques et socioculturels) ; (2) le risque pour la santé associé à l’hypersexualisation chez les femmes et les jeunes filles ; (3) des exemples de solutions applicables par l’industrie de la mode ; (4) un résumé d’actions réalisées dans d’autres pays.

Afin d’obtenir des avis d’un plus grand nombre d’acteurs et de favoriser la dynamique de discussion, il est convenu de mener des consultations sectorielles avant la deuxième réunion du comité. Des rencontres d’une durée de trois heures sont ainsi tenues avec quatorze groupes d’intérêt : groupes de femmes ; milieu de l’enseignement en mode ; créateurs ; agences de mannequins ; réseau de la santé ; personnes souffrant ou ayant souffert de troubles alimentaires ; mannequins ; photographes ; milieu de l’édition de périodiques ; industrie du film et de la télévision ; agences de publicité ; commerce de vêtements au détail ; confection ; organisateurs d’événements de mode. On explore avec ces différents groupes, auxquels participent aussi les membres du comité sur la charte, les actions à envisager de façon réaliste.

À la lumière de l’ensemble des commentaires recueillis, un premier projet de charte est rédigé et présenté au comité lors de la deuxième réunion, tenue le 16 juin. Cette première version du texte suscite de vives réactions de la part des participants. Ceux-ci estiment que le ton de la charte est trop accusateur et que bon nombre des engagements proposés ne sont pas réalisables. Les membres du comité demandent que soit entièrement revu le texte, que l’on délaisse la phraséologie à teneur légale et que l’on axe le projet sur l’adhésion à une vision commune, de laquelle découle une volonté d’agir. Il est donc convenu que le texte sera remanié de façon à inclure tous les facteurs en cause et pas seulement l’industrie de la mode, de façon à valoriser le rôle de l’industrie comme « agent de changement ».

Lors de la troisième réunion du comité, le 30 juin, un second projet de charte est déposé, celui-là mettant l’accent sur le potentiel créateur de l’industrie. Il met également en valeur le caractère sociétal du projet : « La vision d’une société endossant la valorisation d’images saines et diversifiées ne peut se réaliser qu’à travers une approche collective regroupant des partenaires de divers secteurs, dont l’industrie, les organismes à but non lucratif et le gouvernement. » Les membres du comité reçoivent favorablement le nouveau document, tout en faisant la recommandation de le faire réécrire pour l’alléger et le rendre plus attrayant aux yeux des médias et du public.

Les membres du comité approuvent unanimement le texte de la charte lors de la quatrième réunion, le 16 septembre. L’ambiance de la dernière réunion témoigne d’une évolution certaine de la capacité collective d’agir du comité, une capacité construite au fil des interactions. On perçoit dans les interventions une satisfaction à l’égard du travail accompli, considérant la diversité des secteurs représentés et les perceptions différenciées sur plusieurs aspects du projet. Les participants soulignent que l’ouverture du coprésident et de la coprésidente, de même que l’encadrement et le soutien technique dont a bénéficié le comité, ont favorisé l’aboutissement des travaux. Des membres du comité affirment éprouver de la fierté d’avoir participé à un exercice de concertation sociale dont l’issue était au départ incertaine et dont le résultat est prometteur. Un mois plus tard, le 16 octobre 2009, la Charte québécoise pour une image corporelle saine et diversifiée est lancée en conférence de presse par la ministre Christine St-Pierre.

Couverture médiatique et appui public à la charte québécoise

L’annonce par la ministre de la mise sur pied du groupe de travail, le 4 mars 2009, est rapportée dans les principaux médias québécois. L’idée de se pencher sur les moyens à prendre pour contrer la promotion de l’extrême maigreur reçoit un accueil plutôt favorable. Étant donné la tenue de la conférence de presse pendant la Semaine de mode de Montréal, les termes « anorexie » et « mode » sont souvent associés dans les communications diffusées. Les avis semblent partagés sur les résultats tangibles à attendre de tels travaux. Certains ont des doutes sur l’efficacité d’un moyen non contraignant, d’autres, au contraire, pensent que le caractère volontaire est mobilisateur et approuvent cet appel à la responsabilité sociale. On fait valoir que l’industrie québécoise agit de façon responsable, citant la position de la Semaine de mode de Montréal contre les mannequins de moins de 16 ans. Du côté des agences de mannequins, on note que, depuis deux ans, certains clients demandent qu’on ne leur présente pas de mannequins trop maigres.

À la suite du lancement de la charte, le 16 octobre, la presse en décortique le contenu. Les deux articles le plus souvent cités sont le troisième, « dissuader les comportements excessifs de contrôle du poids ou de modification exagérée de l’apparence », et le quatrième, « refuser de souscrire à des idéaux esthétiques basés sur la minceur extrême ». Des articles approfondissent les questions des troubles alimentaires, de l’égalité entre les femmes et les hommes, et de l’impact de certaines pressions socioculturelles sur les jeunes filles.

Cette fois encore, on reconnaît que la charte est un bon début, mais qu’il faudra aller plus loin, qu’au-delà de leur discours, les signataires doivent agir et que la charte devrait inciter à l’action l’ensemble de la société. Plusieurs groupes déclarent appuyer la charte, entre autres la Coalition québécoise sur la problématique du poids, le Dove Self-Esteem Fund, l’Association pour la santé publique du Québec, ÉquiLibre, le Réseau québécois d’action pour la santé des femmes et ANEB (anorexie et boulimie) Québec.

Entre le 15 mars et le 12 avril 2010, le microsite mis en ligne par le Secrétariat à la condition féminine (je signe en ligne.com) recueille plus de 15 000 signatures d’individus qui adhèrent ainsi aux objectifs de la charte.

3.  Le processus de construction du consensus

Cette dernière section brosse un tableau des temps forts de l’évolution des travaux d’élaboration de la charte québécoise. Cet examen concerne en particulier les représentants de l’industrie au sein du comité, tenant pour acquis que la coprésidence, les experts et les représentants gouvernementaux ont exercé dans le déroulement des travaux des fonctions de coordination et de soutien. L’objectif est, ici, de cerner les éléments qui ont constitué, aux yeux des acteurs de l’industrie, les principales conditions de possibilité de la construction du consensus nécessaire à l’action. Il s’agit là d’une première étape de collecte et d’analyse d’information de ce qui devrait constituer à terme une étude de cas approfondie.

Méthodologie

Les auteurs, praticiens en santé publique et dans le domaine des politiques publiques relatives à la condition féminine, ont été associés aux travaux d’élaboration de la charte québécoise à titre de conseillers experts. Leur réflexion s’appuie sur une documentation constituée par le Secrétariat à la condition féminine, comprenant les comptes rendus des quatre rencontres du comité chargé de l’élaboration de la charte (le groupe de travail), une revue de presse, ainsi que les comptes rendus de consultations sectorielles menées avec quatorze groupes de représentants des industries de la mode, de la publicité et des médias. Pour compléter cette documentation par des données plus spécifiques sur les motivations et perceptions des acteurs, des entretiens ont été menés avec cinq membres du groupe de travail. Les contraintes de temps et de ressources imposant de limiter le nombre d’entrevues à cinq (sur une possibilité d’une vingtaine de représentants de l’industrie), les participants ont été choisis en tenant compte de leur contribution aux travaux du comité et en privilégiant les milieux directement reliés à la mode.

Cinq entretiens semi-directifs ont été réalisés par un des auteurs en novembre 2009, après la publication de la charte. Les entretiens, d’une durée variant de 26 à 52 minutes, ont été menés en face-à-face, au lieu de travail du participant. Les trois hommes et deux femmes interviewés appartiennent à cinq secteurs industriels reliés à la mode : création, médias, agences de mannequins, écoles de mode et confection[5]. La représentativité de chaque individu est variable, certains ne représentant qu’une entreprise de taille réduite, d’autres étant à la tête d’un important segment de l’industrie. Tous ont participé à au moins trois réunions du comité sur quatre, sauf un interviewé, qui était présent à une réunion seulement, mais qui avait aussi fait valoir son point de vue lors des consultations dans son secteur. Les entretiens ont été intégralement transcrits et soumis à une analyse thématique. Deux des trois auteurs ont effectué une préanalyse indépendante avant de mettre en commun leurs résultats.

Le guide d’entretien, conçu spécifiquement pour cette étude, comprend deux groupes de questions. Dans un premier temps, l’interviewé répond à des questions sur sa connaissance de la problématique et sur les bénéfices qu’il a retirés de sa participation au groupe de travail. Dans un deuxième temps, les questions concernent plus directement le processus d’élaboration de la charte, notamment l’attitude de l’interviewé au début du processus, sa perception de l’évolution de sa propre attitude et de celles du groupe, les obstacles et les facteurs favorables à l’atteinte du consensus et, enfin, l’impact potentiel de la charte.

Motivations initiales exprimées par les participants

Quelles sont les motivations des membres du comité à participer à l’élaboration de la charte ? À la première réunion du comité, les membres sont invités à s’exprimer sur les motifs de leur présence. Les raisons alors invoquées font état d’une conscience de la nécessité et de la possibilité d’agir (vouloir « faire partie de la solution et non du problème » ; désir de jouer un rôle décisif ; être conscient de ses responsabilités sociales ; être préoccupé par la santé et l’âge des mannequins ; reconnaître les problèmes de troubles alimentaires et leurs conséquences sur la population ; vouloir agir auprès des jeunes et les sensibiliser…).

Quant aux cinq participants aux entretiens, ils relient leurs motivations autant à leurs intérêts et expériences personnelles qu’à leur expérience professionnelle dans leurs secteurs respectifs.

Des expériences personnelles sont relatées comme ayant contribué à les sensibiliser et à leur apporter une conscience plus aiguë des possibles impacts de la préoccupation excessive à l’égard du poids.

J’ai moi-même une fille de 10 ans et qui est très consciente de son apparence physique et de son poids.

Médias

Si les expériences personnelles jouent en faveur de leur participation, les interviewés reconnaissent être motivés de façon déterminante par les intérêts de leurs organisations respectives.

C’est évident qu’il m’apparaissait important d’être là pour bien comprendre les enjeux soulevés par le groupe de travail et, aussi, de voir si oui ou non on pouvait contribuer à ce travail […]. J’avais aussi une certaine crainte que les gens qui allaient être autour de la table […] n’aient pas nécessairement une compréhension générale des conséquences que peuvent avoir les conclusions d’un tel groupe de travail […] sur les affaires que nous faisons chaque jour.

Médias

Parce que nous voulions garder les bonnes relations avec le gouvernement du Québec qui a déjà appuyé nos efforts pour promouvoir [les produits d’ici].

Confection

Connaissance et reconnaissance du risque

Par rapport au culte de la minceur considéré comme risque, les interviewés ont tendance à minimiser l’importance du problème au Québec.

C’est sûr que, des fois, on voit des photos… Surtout, en Europe, je pense qu’en Europe le problème est plus extrême. Nous, dans notre domaine, on travaille, on fait des shows, des défilés, on n’engage pas des mannequins hyper super trop minces parce qu’on trouve que ce n’est pas beau comme image, ça ne marche pas.

Confection

À Montréal, ça ne me semble pas être un dossier aussi criant qu’en Europe, mais je trouve qu’il y a une certaine forme de prévention de reconnaître qu’il y a des excès et qu’il y a des filles qu’on ne devrait pas utiliser parce qu’elles ne devraient pas servir de modèle. […] Donc j’ai accepté de participer bien que je ne reconnaisse pas qu’à Montréal le problème soit vraiment très grand.

Création

En fait, les interviewés laissent entendre que leurs milieux respectifs sont plutôt réfractaires à la maigreur extrême. Tous s’entendent pour dire que les problèmes sont dus à des excès, qui seraient, selon leurs perceptions, moins fréquents au Québec qu’ailleurs.

On voit donc se dessiner, avec l’évaluation du problème et l’énoncé des motivations à participer à son atténuation, une attitude ambigüe. En général, les participants ne nient pas l’existence du risque, mais ils en minimisent l’importance, au Québec, dans leur secteur, dans leur entreprise, en invoquant une inégale distribution du risque. La question ainsi soulevée est celle des frontières à tracer entre les différentes zones de distribution du risque. Autrement dit, est-il réellement possible de circonscrire les excès et d’identifier des coupables ?

Responsabilité à l’égard du risque

Au début du processus, lors des consultations et au moment de la première réunion du groupe de travail, les participants de l’industrie se sentent montrés du doigt, placés au banc des accusés.

Je me disais, on part de loin parce que, on est dans un mode accusatoire plutôt que dans un mode constructif. Au départ, les premières réunions portaient strictement et plus particulièrement sur les magazines qui offrent des contenus mode et beauté, les agences de mannequins et les designers. C’étaient les trois qui étaient au banc des accusés […]. C’était le discours de la première réunion, je caricature un peu mais disons que…

Médias

Au début, j’entendais des beaux discours mais ça n’avait pas de rapport avec notre réalité. En même temps, je trouvais que c’était accusateur […] comme si nous étions responsables du bilan de santé des mannequins que nous voyons pendant trois heures.

Confection

Il se peut que la définition du risque présentée aux participants de l’industrie à l’origine du processus ait contribué au positionnement défensif de la plupart d’entre eux. Si l’intention était de définir le risque et d’inviter les industries concernées à prendre leur juste part de responsabilité en vue d’une action commune, plusieurs représentants de l’industrie se sont sentis désignés comme coupables. Ils se sont perçus comme condamnés à prendre en charge les réparations et, à terme, l’élimination du risque identifié.

Effectivement, à la première rencontre, en avril ou mars, c’était comme ça que je m’étais senti… Les trois groupes que j’ai identifiés [agences de mannequins, création de mode, médias] étaient les trois responsables du problème. Je me disais ce n’est pas ça, ça ne peut pas être ça. Les petits commerçants qui vendent les cigarettes ne sont pas responsables des cancers du poumon, les restaurateurs ne sont pas responsables des problèmes d’alcool, ça ne se peut pas.

Médias

Malgré les motivations énoncées par les participants de l’industrie, ceux-ci ont tendance à justifier les pratiques de leur entreprise ou de leur industrie, à émettre des réserves sur la possibilité de faire autrement, entre autres à cause des liens avec un autre secteur ou avec un réseau sur lequel on n’a pas le contrôle (par exemple, les publicités provenant de l’étranger). Les réticences et les faux-fuyants sont exprimés avec davantage d’insistance lors des consultations sectorielles menées en parallèle aux travaux du comité. La majorité des acteurs rencontrés ont tendance à reporter la responsabilité sur d’autres secteurs que le leur. Ils invoquent des motifs adaptés à chacun de leurs domaines pour justifier leur déresponsabilisation. Certaines entreprises affirment que leurs façons de faire actuelles fonctionnent bien et qu’elles sont basées sur des réalités propres à leur industrie. Toutefois, il ne faudrait pas voir une telle attitude de déni de la responsabilité à l’égard du risque comme l’apanage de certains milieux d’affaires ; elle serait plutôt un trait culturel largement partagé dans la société du risque : « voilà la moralité d’esclave née de notre civilisation, une morale dans laquelle on agit socialement et personnellement comme si on obéissait à un destin naturel, à la « loi » du système » (Beck, 2001 : 60).

Par contraste, quelques personnes reconnaissent la part de responsabilité de leur secteur. Celles-ci affichent généralement un certain recul par rapport à leur milieu d’appartenance et font état d’une démarche personnelle de réflexion sur les activités de leur industrie. Plusieurs participants reconnaissent détenir un pouvoir d’influence, du fait que les images qu’ils diffusent acquièrent une valeur de modèle.

C’est évident que les médias et plus particulièrement les médias qui traitent de mode et de beauté, c’est sûr et certain que, on a un rôle d’influence directe auprès des lecteurs et lectrices, quel que soit leur âge.

Médias

En même temps, si on fait travailler des filles qui projettent cette image un peu maladive de la femme, bien on participe un peu quand même à cela [au culte de la minceur].

Création

Ce rôle d’influence est cependant compris de façon variable, d’où un engagement également variable de chacun des participants.

À partir du moment où je me dis, moi, je vais faire attention et que je ne présente plus dans mes shows des filles trop maigres, j’ai fait ma part, je ne me sens pas d’autre responsabilité.

Création

Les représentants de l’industrie interviewés concluent facilement à l’adéquation entre responsabilité et culpabilité. Leur attitude générale, même après avoir signé la charte, demeure en bonne partie défensive. Ils semblent toujours chercher à éviter que d’éventuels changements des pratiques soient vus, par les médias et le public, comme une sanction, imposée par suite de manquements à des règles. Leur image ne doit pas souffrir de l’adhésion à une charte qui les camperait dans un mauvais rôle. Pour sortir de cette apparente impasse, les participants aux travaux d’élaboration de la charte devront donner eux-mêmes à la coprésidence du comité l’occasion de présenter les choses sous le « bon » angle.

De coupables à « agents de changement »

La deuxième réunion du comité marque un tournant des discussions. De façon manifeste, l’ensemble des participants parvient, à cette occasion, à représenter la réalité sous un jour acceptable pour tous et susceptible de produire les résultats escomptés. Toute l’évolution des attitudes et des discours, de même que la teneur du texte final de la charte, peuvent être mieux comprises en les reliant à ce moment clé des travaux du comité.

Au cours de cette réunion, la coprésidence présente une première version du projet de charte qui ne répond visiblement pas aux attentes. On craint que les médias interprètent la charte comme un plaidoyer de culpabilité de l’industrie. Il y a de la confusion autour du terme « engagement ». Les participants ont l’impression qu’on demande à l’industrie seule de s’engager, alors qu’il y a un problème de normes sociales et que toute la société en est partie prenante. C’est pourquoi il est proposé à la coprésidence d’axer la charte sur la promotion d’une vision sociétale plutôt que sur un engagement à réparer les pots cassés.

À un certain point de la discussion, un participant fait une intervention qui aura un effet décisif pour la suite des travaux. L’intervenant exprime le désir, partagé par tous les représentants de l’industrie, d’être considéré comme un « agent de changement », plutôt que montré du doigt comme un coupable. L’idée est porteuse et, à partir du moment où la coprésidence démontre une ouverture à ce concept pour revoir le texte, le vent tourne.

La nouvelle orientation donnée aux travaux avec l’introduction de la notion d’« agent de changement » laisse place à une compréhension plus large du phénomène de la préoccupation excessive à l’égard du poids et de l’image corporelle. Ceux qui se lèvent pour dire de faire attention ne le font pas parce qu’ils sont coupables des impacts négatifs observés dans le passé, mais parce qu’ils ont la capacité de contribuer à ce que toute la société évolue vers une plus grande tolérance à la diversité corporelle.

Donc, nous ne voulions pas avoir la responsabilité du problème et, en même temps, nous voulions effectivement agir dans la mesure de nos moyens, agir comme agents de changement et tenter d’amener les choses ailleurs.

Médias

[L’idée d’être des agents de changement] c’était un point tournant, parce que, jusque-là, c’était comme si les médias et l’industrie de la mode étaient les coupables de quelque chose dont les causes sont plus profondes. […] Peut-être que le fait qu’on en parle, peut-être cela peut aider certaines filles qui ont trop de pression. C’est comme cela que les changements se font, on parle des choses et les attitudes changent.

Confection

Les participants sont désormais mieux disposés à l’engagement, puisqu’il s’agit pour eux de faire preuve de leadership. On reconnaît leur capacité à agir comme initiateurs d’un projet pour faire changer les normes sociales. La notion de responsabilité prend alors une nouvelle signification, davantage axée sur la gestion partagée du risque.

Le processus comme ouvrage collectif

Au terme du processus, les participants interviewés en font une évaluation positive, conséquente avec le fait que les travaux ont abouti à un résultat satisfaisant. S’exprimant après coup, les participants énumèrent plus volontiers les facteurs favorables que les obstacles ayant influencé le cours des travaux. Les facteurs les plus favorables à l’atteinte d’un consensus, selon les mentions dans les propos recueillis, sont, par ordre d’importance : l’écoute compréhensive de la coprésidence du comité ; la coordination assurée par le gouvernement ; l’esprit de collaboration et l’assiduité des membres du comité ; le travail de définition des termes, qui a notamment permis de mobiliser le comité autour de la notion d’« agent de changement ».

La réceptivité et le soutien démontrés au comité, à la fois par la coprésidence et le Secrétariat à condition féminine, sont des facteurs externes à la dynamique propre au comité. Bien qu’ils soient mentionnés plus souvent dans les entretiens, ils ne sont pas nécessairement les plus déterminants de l’issue des travaux. D’ailleurs, à travers diverses formulations, les membres de l’industrie interviewés font constamment référence aux réunions du comité comme des moments de réelle concertation, c’est-à-dire des étapes d’un processus de découverte et de mise en commun des visions, des contraintes et des possibilités de chacun.

Je me suis rendu compte assez rapidement que peut-être on pourrait y arriver dans la mesure où tout le monde travaillait en respectant et en reconnaissant les réalités de tous et chacun.

Médias

Entendre le son de cloche des autres personnes, c’est bien car nous travaillons chacun dans notre milieu.

École de mode

Je suis très heureux de voir qu’il y avait la réceptivité d’avoir un vrai dialogue. Il y a eu une grande évolution au cours de nos discussions.

Confection

Les discussions font ressortir à la fois les convergences et les divergences de vues. On voit apparaître les points d’achoppement, de même que les valeurs et les visions partagées, sur lesquelles on peut s’appuyer pour avancer.

Il s’agit de savoir comment faire pour discuter avec les gens et d’écouter. Je pense que ce qui est important, c’est l’écoute et le respect des opinions. […] Je me disais, même si je suis obligé de faire des concessions, même si je suis obligé de dire : « Bon, ce n’est pas exactement ce que j’aurais souhaité, mais… »

Agence de mannequins

Je pense que ce qui a favorisé le consensus, c’est que quelques joueurs d’influence tenaient le même discours, à peu de choses près, quant aux conséquences d’affaires et à la faisabilité.

Médias

En comité, effectivement, quand on a vu le premier brouillon, mes inquiétudes étaient réelles parce qu’il y avait plein de problèmes et j’étais content de voir que je n’étais pas le seul. À la table, il y avait des représentants d’autres milieux qui voyaient des problèmes semblables.

Confection

Tous les participants ont reconnu que l’activité du comité a consisté dans une large mesure en un travail pour arriver à parler un langage commun. C’est aussi dans cette optique qu’il faut comprendre l’importance de la notion d’« agent de changement » dans le processus de construction du consensus :

Tout le travail qui a été fait sur les mots dans la charte a aussi permis de trouver notre place avec les bons mots. Il y a des mots qui, pour chacun, ont un sens et d’en discuter, de les remplacer ou de les définir a beaucoup aidé au succès de la démarche.

École de mode

Pour les participants les plus optimistes quant à la capacité du comité à trouver une voie commune d’action, l’émergence de la formule « agent de changement » contribue à la cohésion du groupe et constitue, de plus, une source d’inspiration pour l’argumentaire et le discours public de promotion de la charte.

Je pense qu’à un certain moment ce que l’on a senti c’est une intention réelle de faire partie d’un changement. Je pense que la notion d’« agent de changement » quand c’est sorti… déjà quand tu le dis, ce sont des mots qui s’intègrent très bien dans une campagne de communication...

Agence de mannequins

L’action concertée dans le contexte de la globalité des risques

Lorsqu’on leur demande si une telle démarche d’élaboration d’une charte sur la diversité corporelle aurait été possible il y a seulement dix ans, les acteurs interviewés répondent par la négative. Pourquoi ? Parce que, disent-ils, le monde a changé. Les problèmes traversent désormais les frontières et la recherche de solutions aux problèmes globalisés exige davantage de concertation.

L’industrie de la mode à Montréal joue un rôle central depuis 100 ans. Maintenant, c’est très menacé parce que tout le modèle d’affaires change, alors, nous organisons des rencontres et nous essayons de travailler davantage ensemble. Je pense que, dans le monde moderne et avec la mondialisation, ça demande beaucoup de cela, plus qu’avant.

Confection

Il est frappant de noter le lien fait par certains interviewés entre le risque associé au culte de la minceur et les problèmes environnementaux désormais largement reconnus, tels la pollution endémique et le changement climatique.

Nous sommes devant des faits. Notre industrie est en train de changer, on ne peut pas parler d’environnement, on ne peut pas se dire qu’on veut protéger l’environnement et consommer sans frein. Il faut être cohérent. On ne peut pas non plus avoir été sensibilisé au fait qu’il y a des mannequins dans les dernières années qui sont mortes d’anorexie, qui sont mortes, et ne rien faire.

Agence de mannequins

En effet, les menaces environnementales et la pensée écologique ont frayé un chemin à l’idée centrale de la théorie de la société du risque, selon laquelle les dangers pour les sociétés industrielles contemporaines sont produits de l’intérieur et, corollairement, touchent l’entièreté de la population. D’ailleurs, dans l’avant-propos de son livre originellement paru en allemand en 1986, Beck (2001 : 13-18) prend pour preuve l’accident nucléaire de Tchernobyl pour affirmer que, désormais, son analyse ne relève plus de la spéculation, ni même de la prospective, mais plutôt d’un état de fait dont témoignent malheureusement des milliers de victimes.

Il faut convenir toutefois que le contexte de la « société mondiale du risque[6] » (Beck, 2009, notre traduction), s’il recèle un potentiel de renouveau politique inégalé, ne saurait entraîner automatiquement une mise au rancart des intérêts divergents, au profit d’une action collective sans faille pour éliminer les risques globalisés. L’interprétation du risque peut être elle-même la source de nouveaux conflits, bien que, à terme, l’augmentation de l’étendue et de la gravité des risques devrait « donner une réalité à la communauté du risque » (Beck, 2001 : 84-85). Autrement dit, si la reconnaissance sociale du risque paraît inévitable, il est impossible de prévoir si cette reconnaissance donnera lieu à des changements politiques véritablement conséquents.

On peut, par exemple, se demander dans quelle mesure l’idée de gestion partagée du risque est en voie de s’enraciner dans les milieux corporatifs. Une réelle appropriation du concept pourrait entraîner des changements en profondeur dans les pratiques des entreprises, mais il est aussi fort possible que cela se limite à l’attribution d’un label d’« entreprise socialement responsable[7] » aux organisations qui feront des gestes témoignant du respect de certaines valeurs en vogue.

La perspective de la société du risque incite cependant à chercher, dans les actions collectives telles que l’élaboration de la Charte québécoise pour une image corporelle saine et diversifiée, les germes d’un renouveau politique plus profond. Ainsi, lorsqu’un représentant de l’industrie interviewé se dit conscient du fait que les activités du secteur dont il est un des principaux dirigeants pourraient avoir un impact sur ses propres enfants, il exprime une certaine conscience de vivre dans la société du risque. Cette conscience n’est pas la même pour tous les membres du groupe de travail et les conclusions que ceux-ci en tirent quant à la nécessité d’agir sont largement tributaires de leurs appartenances et intérêts respectifs. Cela nous force par ailleurs à penser que le consensus ayant permis l’adoption de la charte pourrait reposer sur une part de malentendu. Si cela était, cela n’enlèverait rien à la valeur du processus mené par le groupe de travail. Même si le processus d’élaboration de la charte n’avait été que l’occasion, créée collectivement par les membres du groupe de travail, d’envisager sous un nouveau jour la possibilité de leur participation à la vie politique au sens large, il nous semble que ce résultat pourrait encore être vu comme une avancée.

Conclusion

Après la publication de la Charte québécoise pour une image corporelle saine et diversifiée en octobre 2009, il faut se demander quel sera son impact. L’effet de la charte sera peut-être difficile à isoler des autres facteurs qui, ces dernières années, favorisent les mesures visant à diminuer la promotion socioculturelle d’idéaux esthétiques associés à la maigreur. Néanmoins, il s’agit là d’un phénomène qui mériterait de faire l’objet de recherches évaluatives[8].

Comme plusieurs participants à l’élaboration de la charte québécoise l’ont mentionné, l’impact d’une telle charte tient sans doute beaucoup aux efforts consentis après sa publication pour la « faire vivre ». En ce sens, le comité d’élaboration de la charte n’a pas été dissous et il est prévu que son travail se poursuive. Des propositions d’actions émanant de ce comité pourraient faire en sorte d’élargir le bassin d’acteurs adhérant aux principes de la charte et les mettant en pratique. En soutien au comité et en vue de concrétiser un plan d’action, une étude sur les « avenues de mise en oeuvre, de promotion et de développement » (St. James et Lagarde, 2010) a été produite à la demande du ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine.

Parmi les signataires interviewés, certains ont affirmé que la charte leur sert désormais d’appui pour généraliser dans leur milieu des façons de faire plus respectueuses de la diversité corporelle. Reste à voir dans quelle mesure cet engagement sera répandu.

Le contexte québécois est caractérisé par un milieu de la mode où les liens associatifs sont moins institués qu’en France, mais cela n’est pas, en soi, un obstacle à la réelle appropriation d’une charte d’engagement volontaire par les acteurs concernés. L’un des participants interviewés nous a confié entrevoir un impact limité de la charte au Québec, mais peut-être un impact plus grand qu’en Europe parce que, selon lui, on signerait là-bas des chartes sans se préoccuper des suites. Il est vrai que la formule de la charte d’engagement volontaire connaît une certaine visibilité, du moins en France, et que l’on sait moins dans quelle mesure elle donne lieu à de réels changements de pratiques. Nous serions portés, pour notre part, à considérer ces processus d’élaboration de chartes d’engagement volontaire pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des lieux d’expérimentation sociale susceptibles à certaines conditions de renforcer la capacité de concertation de nos sociétés. La Charte québécoise pour une image corporelle saine et diversifiée est à notre connaissance une première en son genre en Amérique du Nord et, tel que nous l’avons souligné plus haut, elle nous apparaît participer d’un nouveau type de « mouvement social », qui n’est plus seulement le fait de marginaux ou d’opposants, mais bien un point de ralliement de tous les acteurs sociaux en mesure de jouer un rôle significatif. En accord avec l’anthropologue Raymond Massé (2007), nous pourrions y voir une expérience dont les bénéfices sont davantage à portée de main que relégués à un avenir incertain.

Les interventions de prévention et de promotion de la santé répondent, bien sûr, à notre obsession utopique de libérer l’individu de l’emprise de la fatalité, et de toute crainte et inquiétude face à l’imprévisible. Mais, le risque peut aussi être vu comme facteur d’empowerment, lieu d’un renforcement de la capacité d’action des individus et des collectivités qui opèrent des choix conscients.

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En somme, nos observations nous amènent à constater qu’un certain nombre de conditions doivent être réunies pour qu’un processus de concertation intersectorielle aboutisse à des résultats tangibles, mais une condition qui nous semble capitale est celle de la conscience des acteurs de vivre dans un monde où la responsabilité de la gestion du risque doit être partagée. Dans un tel monde, les acteurs du milieu de la mode ne devraient pas voir les appels dans leur direction comme des intrusions dans leur domaine propre ou des atteintes à la liberté d’expression. Au contraire, ils devraient y voir une occasion de participer au changement normatif et à la construction, en relation avec d’autres acteurs sociaux, de nouveaux espaces porteurs de sens.