Corps de l’article

La mode : un objet comme un autre pour la sociologie ?

La mode constitue un objet tellement paradoxal pour la sociologie qu’il convient de se demander s’il s’agit là d’un objet comme un autre pour cette discipline, quelles spécificités peuvent rendre compte de la situation actuelle, ou encore quelles circonstances historiques peuvent expliquer celle-ci. En effet, alors même que, pratiquement dès les origines de la sociologie, cette discipline a donné lieu à des écrits importants sur la mode, il n’existe nullement, à ce jour, de sociologie de la mode, c’est-à-dire de grand domaine constitué autour de cet objet spécifique, comme il existe, par exemple, une sociologie du travail, du droit, de la famille, de l’éducation ou de l’art, parmi de nombreux autres domaines clairement identifiés comme champs d’investigation privilégiés par l’approche sociologique dans ce qu’elle a de plus classique.

Les intermittences de la mode dans l’histoire de la sociologie

Dès la toute fin du xixe siècle, la sociologie s’est penchée sur l’objet que constitue la mode. Il est, en effet, possible de faire remonter la première contribution significative — et magistrale — sur la mode à la célèbre Théorie de la classe de loisirs de Thorstein Veblen (1970), qui, dans son édition originale et sous le titre TheTheory of the Leisure Class (Veblen, 1899) est parue aux États-Unis en 1899. Sans être centrale dans l’ouvrage de Veblen, qui traite beaucoup plus des aspects ostentatoires de la consommation et qui rend bien davantage compte du vêtement de luxe (Quemin, 2005) que du vêtement ordinaire, la théorie de la mode proposée par cet auteur est néanmoins tellement aboutie, qu’un demi-siècle plus tard, en 1947, Quentin Bell, dans son ouvrage On Human Finery (Bell, 1947), traduit en 1992 en français sous le titre Mode et société. Essai sur la sociologie du vêtement (Bell, 1992), développait sa propre approche en soulignant qu’elle ne faisait en réalité que reprendre les grandes lignes de l’analyse véblénienne en la complétant à la marge. Actualisant son ouvrage sur la mode un quart de siècle plus tard, en 1976, Quentin Bell ne pensait pas nécessaire de modifier son analyse du phénomène et renouvelait toute sa confiance aux travaux précurseurs et fondamentaux de Veblen.

Outre l’héritage véblénien, la seconde grande influence classique sur la sociologie de la mode, qui remonte à la fin du xixe et au début du xxe siècle, est due à Georg Simmel et à son texte — tout aussi fondamental que celui de Veblen — intitulé « La mode » paru en 1904. Malgré le titre du recueil de textes en français, Philosophie de la modernité, le texte consacré par Simmel à la mode relève incontestablement de la sociologie. Sans doute s’agit-il là d’un des écrits les plus importants et les plus fameux de Simmel, d’une intelligence pénétrante qui, déjà, plaçait au centre de l’analyse la tension entre imitation et distinction. Au vu de la qualité des analyses proposées tant par Simmel que par Veblen, on aurait pu s’attendre à ce qu’émerge, à leur suite, un domaine d’études spécifique en sociologie consacré à la mode.

Pourtant, il existe clairement un décalage frappant entre la qualité sociologique des deux écrits fondamentaux en sociologie de la mode, dus à Veblen d’une part et à Simmel d’autre part, et le développement aussi embryonnaire que chaotique qu’a longtemps connu le domaine en sociologie.

Comment expliquer cela ? Plutôt que des raisons spécifiques à l’objet, il nous semble plus justifié d’invoquer des motifs liés au contexte d’institutionnalisation de la sociologie. À la différence des grands pères fondateurs de la sociologie que sont Karl Marx, Émile Durkheim et Max Weber, Thorstein Veblen et Georg Simmel n’ont pas animé d’écoles de pensée, ni créé de traditions qui auraient vu des disciples poursuivre leurs travaux sur des objets déjà légitimés par leur maître[1]. Or si, le premier, Veblen a proposé une théorie sociologique, même non agencée comme telle, de la mode, ses tribulations entre différents établissements en raison de son attirance excessive pour les jeunes femmes puis, au final, son renvoi de l’université et sa trop faible filiation directe par rapport aux autres grands auteurs de l’époque peuvent expliquer que l’objet mode ait temporairement été délaissé par les sociologues. Sans avoir connu un sort aussi brutal que Veblen, Simmel, qui partageait néanmoins avec l’auteur précédent un caractère hors norme et hétérodoxe, n’a, somme toute, connu lui aussi de postérité qu’assez limitée.

En définitive, il convient donc de souligner le contraste saisissant entre la précocité mais aussi la qualité remarquable des premières analyses sociologiques consacrées à la mode par deux pionniers importants de la sociologie et le faible héritage qui en a longtemps découlé, en partie lié au caractère atypique partagé par ces deux auteurs.

Si l’on continue de retracer à grands traits l’histoire de la sociologie de la mode, le second temps essentiel, après la période fondatrice des écrits de Thorstein Veblen et de Georg Simmel, nous semble se situer au moment de la parution du texte fondamental de Pierre Bourdieu et de sa collaboratrice Yvette Delsaut « Le couturier et sa griffe. Contribution à une théorie de la magie » publié dans le premier numéro des Actes de la recherche en sciences sociales en 1975. Dans sa logique de marquage de l’espace disciplinaire sociologique par la fondation d’une revue qui allait compter parmi les plus influentes au monde, Pierre Bourdieu n’a sans doute pas choisi au hasard le texte qu’il (co)signait et qui allait figurer dans le premier numéro de la revue qu’il créait. Autre signe de l’attachement de Pierre Bourdieu à son texte sur la mode, celui-ci a également donné lieu à une version simplifiée, issue d’une conférence donnée en 1974, figurant sous le titre « Haute couture et haute culture » dans l’ouvrage d’initiation à sa pensée intitulé Questions de sociologie (Bourdieu, 1984). Si l’on se situe en termes de sociologie bourdieusienne ou même de sociologie en général, « Le couturier et sa griffe. Contribution à une théorie de la magie » constitue rien moins que l’une des plus brillantes illustrations du concept de champ, central chez Bourdieu. Par ailleurs, la contribution apparaît, là aussi, déterminante pour la sociologie de la mode comme domaine spécifique. Alors que, jusqu’alors, la mode avait été abordée par les plus grands sociologues sous l’angle de sa seule consommation, Bourdieu déplaçait complètement la perspective dans « Le couturier et sa griffe[2] ». La mode y faisait, en effet, l’objet d’une analyse sociologique fouillée non plus dans le seul espace de la consommation, mais aussi dans celui de la production, les maisons de couture[3] étant analysées comme des entités occupant des positions spécifiques dans un champ particulier, pouvant rendre compte de leurs prises de positions et de leurs créations.

Pourtant, là encore, alors que Bourdieu a, quant à lui, clairement fait école et que ses disciples ont souvent inscrit leurs travaux dans les différents domaines où s’était auparavant illustré leur maître, il est notable que le thème de la mode n’a pas été réinvesti par ses successeurs.

Sans doute la sociologie de la mode a-t-elle fait les frais, durant les années 1970, du contexte idéologique qui a pu peser sur le développement de ce domaine. Le parallèle avec la sociologie de la culture, longtemps focalisée de façon quasi-exclusive sur la culture populaire, dans un contexte intellectuel fortement marqué par le marxisme et l’engagement politique à gauche, peut se révéler ici instructif. Procéder à une sociologie de la culture populaire était assimilé à un engagement aux côtés du peuple, tandis que se livrer à une sociologie de la culture bourgeoise aurait pu exposer au soupçon de se livrer à une sociologie bourgeoise de la culture. De même, la mode a alors pu souffrir de son image de frivolité et, lorsqu’il s’agit de haute couture ou de luxe, des liens qu’elle entretient avec les élites ou les dominants et, du même coup, rebuter les sociologues.

C’est aussi, sans doute, le développement parallèle de travaux se rattachant bien davantage à d’autres disciplines, comme la sémiologie pour Roland Barthes (1967), ou à l’essayisme qu’à la sociologie qui a pu longtemps délégitimer les travaux entrepris sur la mode dans une perspective sociologique. C’est donc largement sans les sociologues, en-dehors des institutions et des recherches les plus reconnues au sein de la communauté sociologique que se sont développés les écrits sur la mode[4]. Alors qu’ont émergé puis se sont structurés de nombreux domaines de la sociologie, la mode n’a pas véritablement donné naissance à un domaine de recherche de ce type, mais seulement à des études sur la mode ; la nuance est de taille et doit être soulignée. S’il faut aujourd’hui dresser le bilan des travaux existant sur la mode, c’est bien plus du côté des fashion studies — qui se sont beaucoup développées au cours des années 1990 et 2000 — et du monde anglo-saxon qu’il faut regarder que de celui d’une sociologie (notamment française ou francophone, mais pas seulement) qui a largement ignoré le domaine, malgré les contributions déterminantes que nous avons signalées et sur lesquelles il est possible de s’appuyer aujourd’hui pour poser les bases d’une véritable sociologie de la mode[5].

La mode, un objet pour la sociologie

La sociologie de la mode reste en effet largement à construire. Aujourd’hui encore, il est fréquent que les auteurs travaillant sur la mode se croient dispensés des exigences de sérieux et de rigueur dans la construction de leur objet auxquelles se savent soumis la plupart des sociologues travaillant sur d’autres objets plus canoniques. Il nous semble important de souligner que nous avons néanmoins pu constituer un numéro thématique sur la mode dans une perspective résolument sociologique, ce qui, voici quelques années encore, n’aurait pas forcément été possible. Si ce projet de numéro thématique sur la mode a émergé et s’il a été proposé à une revue aussi académique et reconnue que Sociologie et sociétés, c’est précisément dans la mesure où les choses sont en train de changer (et nous espérons, par ce numéro thématique, apporter notre propre contribution à ce changement), une sociologie de la mode émergeant désormais et venant concurrencer les fashion studies.

Comme nous l’avons évoqué précédemment (en cherchant à expliquer ce phénomène, et pas seulement à le signaler), malgré des textes fondateurs très prometteurs, la sociologie de la mode ne s’est pas développée comme véritable domaine. Toutefois, nous entendons affirmer par ce numéro de Sociologie et sociétés que la mode ne constitue pas pour autant un objet quasi-impossible pour la sociologie, entendue ici comme domaine scientifique. Nous souhaitons même montrer, par le choix de textes retenus ici, que la mode comme objet peut parfaitement être traitée avec la même rigueur méthodologique et analytique que tout autre objet social. La mode est clairement un phénomène social et, à ce titre, il n’est aucune raison qui l’empêcherait d’être soumise à un traitement sociologique aussi rigoureux que tous les autres faits sociaux. Il n’est pas question de prétendre effectuer seuls une révolution en voulant inscrire l’étude de la mode dans une approche sociologique plus large. Ce numéro thématique de Sociologie et sociétés est contemporain d’autres initiatives très récentes ou simultanées allant dans le même sens, dont plusieurs thèses de doctorat soutenues (certaines ont d’ailleurs donné lieu à des articles figurant dans ce numéro) ou le récent manuel, certes bref mais non moins important, de Frédéric Godart Sociologie de la mode, paru en 2010, qui peut se lire comme une tentative pour ancrer définitivement la mode dans une perspective proprement sociologique. Signalons également, pour illustrer ce même tournant dans la façon d’aborder la mode, l’ouvrage actuellement en cours de rédaction d’un sociologue aussi consacré que le maître de la sociologie interactionniste Howard S. Becker[6].

En prônant une approche respectant les préceptes généraux de la sociologie, notre propos ne consiste pas à rejeter la pluridisciplinarité qui apparaît, dans le cas de la mode, comme pour bien d’autres objets, particulièrement fructueuse. Qu’il s’agisse de la rencontre avec l’histoire, les sciences de gestion, la sémiologie, parmi bien d’autres disciplines — et plusieurs articles figurant dans ce numéro nous semblent parfaitement l’illustrer —, la sociologie de la mode a beaucoup à gagner à s’ouvrir à d’autres disciplines. Ce qui ne veut pas dire renoncer à être elle-même et à ses propres acquis disciplinaires pour se confondre avec un discours sans consistance relevant plus du bavardage que de l’analyse proprement sociologique.

Si la sociologie de la mode a pu récemment s’appuyer sur l’intérêt que lui ont témoigné plusieurs auteurs liés à la sociologie de l’art, les échanges auxquels elle peut se livrer avec les autres domaines de la sociologie apparaissent bien plus étendus. Les articles recueillis ci-après nous semblent également témoigner de la facilité avec laquelle, lorsqu’elle s’inscrit dans une « vraie » perspective sociologique, la thématique de la mode peut dialoguer fructueusement avec d’autres domaines parfaitement reconnus de la sociologie, comme la sociologie du travail et des organisations, la sociologie des réseaux, la sociologie de la communication, la sociologie de la famille, etc.

Le présent numéro

Les connexions que peut entretenir une possible sociologie de la mode avec d’autres domaines de la sociologie sont d’autant plus nombreuses que la définition de la mode est multiple. Le mot renvoie, tout d’abord, à l’industrie de l’habillement dans son ensemble ou plus spécifiquement au segment du haut de gamme et du luxe qui peuvent, l’un et l’autre, faire l’objet d’une analyse sociologique en termes notamment de production et d’organisation. L’intérêt pour ce secteur particulier peut aussi se manifester sous la forme de l’étude des formes de consommation des individus ou des groupes, en particulier des catégories sociales, qui recourent au vêtement comme marqueur de leur identité. Par delà le cas particulier du vêtement, la mode désigne également une forme spécifique de changement social, la transformation, à tendance cyclique, du goût collectif[7], qui concerne directement le vêtement, mais dont les manifestations sociales s’étendent très au-delà de ce seul domaine. Dans le cadre de ce numéro, c’est sur la mode vestimentaire que sont centrées les différentes contributions.

Si l’on cherche à rendre compte de certaines caractéristiques communes aux articles composant ce numéro de Sociologie et sociétés, force est de constater qu’une fois de plus, la mode est largement associée au féminin (cela transparaît à travers la part importante d’auteures, mais aussi dans le contenu des textes composant ce numéro comme dans ceux, d’ailleurs, qui n’ont pas été retenus au final). De même, lorsqu’ils s’intéressent à la mode, les sociologues privilégient-ils les jeunes — femmes ou filles, donc — comme groupe étudié, puisque l’on sait que ceux-ci — et tout particulièrement celles-ci — sont les plus soumis à l’emprise de la mode. En revanche, peu d’articles intègrent de façon centrale ou même importante la thématique de la structure sociale, des catégories sociales, cette thématique semblant moins essentielle pour les chercheurs qui travaillent sur la mode que dans d’autres domaines de la sociologie. Par ailleurs, si tous les articles présentés ici traitent du vêtement, le lien avec le corps, sa mise en scène et sa mise en valeur apparaît très fortement. De façon révélatrice, plusieurs auteurs, précisément parce qu’ils étudient la mode en lien avec sa dimension genrée, féminine, évoquent l’impératif actuel de minceur qui, au vu des textes portant sur les femmes, apparaît comme un souci récurrent. On voit bien que, ce qui se joue avec le vêtement, c’est plus généralement l’apparence et à quel point le corps se trouve ainsi prolongé par l’habit.

Dans notre dossier, les trois premiers articles traitent de la mode dans sa dimension domestique et quotidienne, du côté de la consommation, mais en montrant bien, à chaque fois, que la mode déborde largement ces différentes dimensions.

Dans « Blogs personnels de mode : identité, réalité et sociabilité dans la culture des apparences », Agnès Rocamora étudie la production de normes liées à la mode, à travers l’outil que constitue internet. L’auteure analyse ce qui se joue à travers les blogs de mode apparus au début du xxie siècle, à savoir une construction identitaire dans cet espace caractéristique de la position ambivalente des femmes dans la société contemporaine. Avec le développement d’internet, certaines bloggeuses sont devenues des personnages très en vue de l’univers de la mode, la préoccupation pour la mode apparaissant très genrée, et très féminine. Espace de construction et de représentation de soi, les blogs constituent, en quelque sorte, le prolongement du miroir traditionnel — pièce fondamentale dans la construction de l’identité féminine comme en témoigne l’histoire de l’art —, les bloggeuses n’hésitant souvent pas à s’afficher elles-mêmes sur leur site, suscitant ainsi des commentaires bienveillants, voire admiratifs, de leurs lectrices. Les blogs représentent également un espace de production et de promotion du réel et même précisément de l’ordinaire qui fonde leur succès : corollaire de cette valorisation du réel, les bloggeuses prennent position comme expertes-amatrices ; enfin, les blogs comme espaces de communication font apparaître toute l’importance de la mode comme facteur de sociabilité en ligne et hors ligne, suscitant des rencontres in real life.

Dans « La « Lolita » et la « sex bomb », figures de socialisation des jeunes filles. L’hypersexualisation en question », Philippe Liotard et Sandrine Jamain-Samson illustrent bien, à leur tour, la dimension très genrée des objets traités par la recherche sur la mode. Avec les années 2000 a émergé de façon récurrente le thème de l’hypersexualisation ou de l’hyperérotisation des jeunes filles, dans la lignée des figures antérieures de la Lolita, de la sex bomb ou de la pin-up autour desquelles s’est articulé un discours spécifique sur la féminité. Les auteurs montrent comment le vêtement intervient de manière décisive dans la construction de toutes ces catégories. Un monde sépare la culotte blanche en coton choisie par la mère du soutien-gorge en dentelle noire acheté avec l’argent de poche ou encore du string, ces vêtements marquant des étapes dans l’affirmation du corps féminin, depuis celui de la fillette jusqu’à celui de la femme. L’analyse développée dans l’article porte tout particulièrement sur la presse magazine française destinée à un public s’étendant des jeunes adolescentes aux jeunes femmes adultes. Dans leurs rubriques mode et beauté notamment, ces magazines proposent des conseils pour se comporter en tant que filles ou que femmes, propagent des modèles de féminité et racontent aux adolescentes comment elles doivent devenir femmes en trois temps. Il faut, en effet, trouver le bon garçon, le séduire et le garder, l’apparence et la parure notamment étant utilisées à cette triple fin. Dans la discussion menée autour de l’hypersexualisation, la place du vêtement apparaît, là encore, importante.

Sofian Beldjerd, dans « Prendre le contre-temps à contrepied ou comment s’accommoder de vêtements « hors mode » ou « démodés », étudie les manières dont sont gérés les nombreux décalages temporels auxquels les mouvements ininterrompus des normes et valeurs stylistiques exposent le contenu de toute garde-robe. Se situant à une échelle microsociologique, l’auteur analyse les ajustements et les différents processus qui, dans des contextes concrets de choix, permettent de prolonger la durée de vie de vêtements qui pourraient sans cela se trouver discrédités et abandonnés. A l’aide d’entretiens et d’observations de terrain dans les garde-robes de membres des classes sociales moyennes ayant un rapport « ordinaire » à la mode (dans la mesure où ils ne travaillent pas en lien avec ce secteur), sont mises en évidence les conditions pratiques de possibilité d’une classification entre « démodé » et « hors mode » — du fait d’une soudaine prise de conscience spontanée par la confrontation avec d’autres vêtements ou en raison d’une remarque d’autrui —, puis sont étudiées les voies par lesquelles les vêtements ainsi identifiés peuvent, malgré tout, échapper à la disqualification que traduirait le remisage ou l’abandon. Plus sensibles à la mode, les femmes semblent plus enclines à transformer des vêtements ou à les porter de façon à cacher les caractéristiques qui ne leur paraissent plus adaptées.

Le vêtement peut également être analysé dans le cadre professionnel, comme dans les deux articles suivants de notre dossier. Si le vêtement professionnel est nettement moins soumis aux effets de la mode que les habits de ville et s’il constitue encore à ce jour un objet pour l’instant peu exploré par la sociologie (du moins francophone), il s’agit néanmoins d’un objet d’étude de premier intérêt, comme le prouvent les négociations auxquelles il peut lui aussi donner lieu.

L’article d’Anne Monjaret « Du bleu de chauffe au jean. Les jeux de l’apparence des «ouvriers» à l’hôpital, entre traditions corporatistes et normes institutionnelles renouvelées » analyse, à partir du vêtement de travail des personnels ouvriers des hôpitaux de Paris (Assistance Publique — Hôpitaux de Paris), d’une part, comment ces agents d’État désignés par l’appellation commune de « bleus » étant donné la couleur de leur vêtement traditionnel de travail véritable symbole de la condition ouvrière, se conforment — ou non — aux codes internes du savoir faire vestimentaire qui renvoie à un savoir être, et d’autre part, comment s’articulent les expressions vestimentaires collectives — ici avant tout corporatistes — et individuelles. Dominés par rapport aux blouses blanches de l’hôpital, les « bleus », travailleurs de l’ombre dont l’existence même est souvent ignorée, se rattachent à des corporations ouvrières aux traditions bien ancrées, même si cette organisation traditionnelle perd désormais de son importance, tandis que l’on peut noter parallèlement un recul du vêtement de travail traditionnel, souvent remplacé par le jean chez les jeunes. Le vêtement indique et exprime donc bien des changements plus larges survenant dans le monde du travail. L’enquête révèle également que, face aux normes tant institutionnelles que corporatives, les ouvriers savent adapter leur tenue pour préserver leur personnalité et fait clairement ressortir toute l’importance sociale du vêtement, même professionnel.

Dans « L’apprentissage de la mode comme solution à l’insertion ? Un cas américain », Isabelle Hanifi, dont la recherche se fonde à la fois sur de longues séquences d’observation participante et sur des entretiens, étudie la transmission de codes vestimentaires par des femmes issues des classes supérieures, généralement blanches, à des femmes en difficulté, souvent issues des minorités visibles, postulant pour des emplois peu qualifiés de maintenance, femmes de ménage ou gardes d’enfants, et la façon dont ces dernières les reçoivent. Il ne s’agit pas tant pour les bénéficiaires de l’association américaine « Dress for Success » — désignées comme « clientes » pour ne pas évoquer une relation d’assistance — d’imiter les normes qui leur sont proposées que de les incorporer. Dans la lignée du mouvement du « Power dressing » né aux États-Unis dans les années 1970, le port du tailleur apparaît comme un moyen, pour la femme au travail, de se forger une identité et une légitimité, l’usage du vêtement, et de celui-ci en particulier, étant présenté comme constitutif de la position sociale et non comme résultant de celle-ci. Comme à plusieurs reprises dans ce numéro consacré à la mode et au vêtement apparaît ici le thème de la minceur. Si les femmes donatrices de l’association, appartenant aux catégories sociales supérieures, sont majoritairement minces, les bénéficiaires sont, quant à elles, fréquemment en surpoids. C’est toute la croyance dans le rôle autoréalisateur du vêtement pour accéder à un statut social supérieur qui est analysée à travers l’exemple particulier d’une bénéficiaire — appartenant à la minorité noire, mais se présentant comme issue d’un milieu plus favorisé que les autres femmes aidées — inhabituellement mince, portant un regard critique sur l’excès de poids ou la mise en avant sexualisée de la féminité, et remarquablement en phase avec le projet de l’association.

Plusieurs contributions à ce numéro abordent enfin la mode dans une perspective de sociologie du travail ou des institutions, des organisations, en étudiant sociologiquement le milieu des producteurs, poursuivant, d’une certaine manière, dans la voie ouverte par Pierre Bourdieu et Yvette Delsaut en 1975. Il s’agit aussi ici d’éclairer, par le biais de la sociologie, le fonctionnement d’une économie créative particulière qui procède à la création des vêtements ou de leur présentation comme objets de mode.

Étudiant « Le travail en atelier comme forme d’organisation du travail dans la Mode », Nicoletta Giusti s’attache à analyser minutieusement la genèse de l’innovation dans ce secteur d’activité. Le travail en atelier est proposé comme cadre idéal-typique pour rendre compte du travail d’innovation dans sa dimension réitérée, rythmée par le calendrier des collections, collective et négociée et permettant une « créativité diffuse ». La prise en compte combinée d’observations de terrain relatives aux pratiques et d’extraits d’entretiens d’une part, et des concepts de la sociologie des organisations, d’autre part, permet de mettre en lumière le rôle des objets ainsi que celui des traditions. Le design de luxe se caractérise ainsi par sa manière caractéristique de routiniser l’activité d’innovation, fondée sur un modèle particulier d’organisation du travail. Comme dans la contribution suivante de Frédéric Godart et Ashley Mears, le partage de l’information par les acteurs apparaît essentiel, puisque tous les acteurs impliqués à des degrés divers dans la création, la production et la distribution de mode fréquentent les salons professionnels pour se tenir informés des tendances et connaître les choix de leurs concurrents.

C’est également sous l’angle de l’organisation et de la prise de décision que Frédéric Godart et Ashley Mears abordent l’univers professionnel de la mode à partir d’une étude fine de la sélection des mannequins par les maisons de couture. Dans leur analyse de la « Prise de décision créative en situation d’incertitude : le cas de la sélection des mannequins par les maisons de mode », l’industrie du mannequinat est ici abordée comme cas typique de l’économie créative et de ses marchés des biens symboliques. Face à une offre abondante de jeunes femmes et de jeunes filles qualifiées, présélectionnées par les agences de mannequins, les maisons de couture doivent effectuer des choix qui expriment leur image de marque. Comment ces acteurs sociaux s’orientent-ils les uns par rapport aux autres pour choisir qui leur convient le mieux et qui sera apte à défiler en portant leurs créations ? A partir d’une recherche combinant entretiens et analyse des réseaux lors des défilés de mode, les auteurs montrent que, même si le sens commun rend compte du choix des mannequins par les goûts individuels des personnes qui les sélectionnent, les producteurs observent en fait les actions de leurs pairs, notamment via un système d’« options » posées sur les mannequins, définissant par là même leur position de marché en fonction des signaux envoyés par les autres producteurs. C’est une structure du type winner takes all qui prévaut, avec une très forte convergence des goûts résultant de quasi-académies informelles (même si les auteurs n’utilisent pas cette notion), surtout parmi les maisons les plus prestigieuses pour lesquelles le contrôle de leur image est déterminant.

La contribution de Frédéric Godart et Ashley Mears traitant de l’industrie du mannequinat n’est pas sans lien avec le témoignage réflexif de Gérald Baril, Marie-Claude Paquette et Marcelle Gendreau sur « Le culte de la minceur et la gestion sociale du risque : le cas de la Charte québécoise pour une image corporelle saine et diversifiée[8] ». En effet, le secteur du mannequinat s’est impliqué dans l’élaboration de cette charte, aux côtés des autres industries de la mode, de la publicité et des médias, ainsi que du gouvernement du Québec. Issue de travaux menés en 2009, la Charte prend place dans un contexte d’actions gouvernementales touchant à la prévention des problèmes liés au poids, notamment le désir normatif de minceur ou la « préoccupation excessive à l’égard du poids » et à l’égalité entre les hommes et les femmes. Les industries liées à la mode et à l’image du corps se voient formellement investies d’une responsabilité à l’égard de la diffusion de représentations qui contribuent aux normes corporelles. De potentiels coupables d’incitation à la minceur excessive, les acteurs ont pu passer au rôle d’agents du changement, d’autant plus qu’ils avaient conscience du risque engendré, ce qui a pu constituer une motivation forte, tant à participer au processus d’élaboration de la Charte qu’à la ratifier. Pour autant, l’étude reste très localisée, puisque l’adoption de telles chartes (ou, comme l’évoquent Frédéric Godart et Ashley Mears dans leur article, l’appel par certains pays à une interdiction des mannequins excessivement maigres) influence peu le choix des modèles par les maisons pour défiler dans les quatre grandes capitales de la mode que sont New York, Londres, Milan et Paris.

Malgré la diversité marquée des sujets traités et des sensibilités théoriques, les différents articles réunis ici se rejoignent par la dimension empirique des recherches et le rapport construit au terrain investigué, deux caractéristiques que l’on ne trouve pas toujours dans les écrits sur la mode. À travers le présent choix de textes se dessinent ainsi les contours d’une véritable sociologie de la mode et du vêtement, pouvant permettre de franchir une nouvelle étape dans la constitution d’un domaine sociologique à part entière.