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À proprement parler, il n’avait plus d’opinions, il avait des sympathies. De quel parti était-il ? du parti de l’humanité. Dans l’humanité il choisissait la France ; dans la nation il choisissait le peuple ; dans le peuple il choisissait la femme [1].

Dans son plaidoyer en faveur de l’égalité civile, The Subjection of Women (1866), John Stuart Mill se demande si ce qui différencie les femmes des hommes dans les activités de l’esprit dépend des lois naturelles ou plutôt des circonstances. Partant du fait que très peu de femmes s’illustrèrent dans les domaines de la philosophie, des sciences et des arts au cours de l’histoire, il explique leur infériorité numérique par la difficulté pour elles d’exercer leur créativité sans l’instruction ni le temps nécessaires pour se démarquer intellectuellement et professionnellement des hommes. S’il attribue leur retard dans la production d’oeuvres originales à des facteurs conjoncturels (éducation lacunaire, manque de pratique, contraintes de la vie familiale, domestique et mondaine, renommée réservée traditionnellement aux hommes), il reconnaît en revanche, quoique péjorativement, la supériorité des romancières modernes « dans l’exécution, dans l’exploitation détaillée des idées, et dans la perfection du style [2] » ; bref, un génie féminin de la forme, lequel, dans l’argumentation de Mill, accuse par défaut celui, viril, de la substance. Il en conclut que l’avenir seul dira si les femmes, une fois éduquées au même titre que les hommes, ont une aptitude à l’originalité dans un contexte propice et, le cas échéant, peuvent égaler en profondeur l’autre sexe, sans quoi elles sont vouées à l’imiter superficiellement.

Pour illustrer sa conception d’un formalisme féminin condamné à l’académisme, il cite en exemples le style « éloquent » de Madame de Staël, en tant que « véhicule de pensée », et « la prose de George Sand dont le style a sur le système nerveux l’effet d’une symphonie de Haydn ou de Mozart [3] ». Dans un cas comme dans l’autre, les idées en soi n’importent pas : seule compte l’expression, capable de toucher les lecteurs. Mill ne se réfère pas à des oeuvres en particulier, mais le rapprochement inattendu qu’il fait entre le style de George Sand et la musique de compositeurs classiques détourne à son insu le sens de sa démonstration : dans le roman de George Sand qui évoque le milieu musical autrichien du xviiie siècle, Consuelo, l’héroïne, élève préférée de Porpora, a comme ami et partenaire musical le jeune Joseph Haydn qui reçoit les leçons du même maître et assiste aux débuts de Consuelo en qualité de virtuose. Or, Consuelo n’aspire pas seulement à interpréter les oeuvres de compositeurs masculins ; en plus de donner libre cours à son inventivité en improvisant sur les airs de bel canto qu’elle chante, elle se consacre elle-même à la composition musicale, comme le révèle la suite de Consuelo. La comtesse de Rudolstadt [4]. En cela, elle se situe aux antipodes de sa rivale, la Corilla, dont l’humeur volage et la virtuosité gratuite emblématisent dans le roman le pôle stéréotypé de la féminité. La beauté intérieure de Consuelo, comparée au charme artificiel de Corilla, accentue au demeurant le contraste entre les deux personnages. Au fond, le récit de George Sand confirme par anticipation l’hypothèse d’une originalité féminine que posera Mill, mais problématise parallèlement l’inverse : il raconte comment la protégée d’un professeur autoritaire s’affranchit de sa tutelle pour s’épanouir et devenir par elle-même une musicienne hors pair, contrairement à sa rivale qui, fermée à toute évolution, se fait acclamer uniquement pour sa technique creuse.

Il n’empêche que le point de vue de George Sand sur son oeuvre et sur sa personne tend dans une certaine mesure à accréditer ce que Mill remettra en question, certes, mais qu’il laissera à la postérité le soin d’infirmer ou non : l’idée reçue selon laquelle une femme est par nature incapable d’égaler l’autre sexe. Répondant le 15 janvier 1867 à Flaubert qui, dans une lettre datée du 27 décembre 1866, lui exprime avec ferveur son admiration pour Consuelo et La comtesse de Rudolstadt (« Je ne peux mieux vous comparer qu’à un grand fleuve d’Amérique : Énormité et Douceur [5] »), George Sand se trouve à court, à moins qu’elle ne donne le change à son ami : « Consuelo, La comtesse de Rudolstadt, qu’est-ce que c’est que ça ? est-ce que c’est de moi ? Je ne m’en rappelle pas un traître mot ! Tu lis ça, toi. Est-ce que vraiment ça t’amuse ? Alors je le relirai un de ces jours et je m’aimerai si tu m’aimes [6]. » Qu’il s’agisse d’humilité sincère ou de fausse modestie, voire des deux à la fois, cette posture auctoriale oscillant entre la dénégation d’écriture et le mimétisme confère une valeur émotive plutôt qu’intellectuelle à l’appréciation littéraire, ce qui en soi corrobore l’opinion de Mill sur le style sandien, essentiellement fait pour toucher d’après lui.

Or, l’émotion va de pair avec la réflexion selon George Sand, pour qui l’art et la conscience ne font qu’un [7]. Dans des lettres souvent citées [8], elle reproche pour cette raison à Flaubert de sacrifier l’éthique à l’esthétique. Toutefois, un problème de taille se pose à elle : il ne consiste pas à manquer d’idées profondes sous une forme touchante, comme le prétend Mill à la même époque, mais plutôt à en communiquer avec succès au plus grand nombre de lecteurs possible. En cela, elle s’oppose catégoriquement à l’élitisme de Flaubert, comme en témoigne la lettre qu’elle lui écrit le 1er octobre 1866 :

Je vous ai entendu dire : Je n’écris que pour 10 ou 12 personnes. […] J’ai protesté intérieurement. Les douze personnes pour lesquelles on écrit et qui vous apprécient, vous valent ou vous surpassent. Vous n’avez jamais eu, vous, aucun besoin de lire les onze autres pour être vous. Donc on écrit pour tout le monde, pour tout ce qui a besoin d’être initié. Quand on n’est pas compris, on se résigne et on recommence. Quand on l’est, on se réjouit et on continue. Là est tout le secret de nos travaux persévérants et de notre amour de l’art. Qu’est-ce que c’est que l’art sans les coeurs et les esprits où on le verse [9] ?

Il se dégage de cette profession de foi que la forme ne constitue pas un but en soi, mais plutôt le moyen renouvelable par lequel l’écrivain cherche inlassablement à éduquer ses lecteurs. À cette fin, George Sand s’engage dès le début de sa carrière dans ce que la pragmatique moderne entendra par scénographie, c’est-à-dire le processus suivant lequel un locuteur vise à persuader son allocutaire du bien fondé de ce qu’il énonce dans une situation de communication [10]. En l’occurrence, ce dispositif correspond à la « causerie [11] » entre George Sand et son lecteur par la médiation du roman ou de tout autre genre littéraire. Comme elle le rappelle régulièrement dans sa correspondance et ses préfaces, elle « essaie » des « formes » ou des « manières [12] », qu’elle mobilise pour rallier la majorité à ses idées. Or, comment une scénographie peut-elle être mise en oeuvre dans un contexte social où l’inégalité civile ne donne pas aux femmes la possibilité de créer, selon le bilan fait par Mill ? Les travaux actuels sur la condition féminine au xixe siècle [13] confirment la justesse avec laquelle Mill en prit la mesure dans le contexte victorien, mais l’auteur de The Subjection of Women reste sceptique par rapport aux ressources des femmes de son temps ; il ne prend pas en compte la façon dont certaines d’entre elles surmontèrent et dénoncèrent tour à tour la difficulté pour les femmes de créer et, tout particulièrement, de s’exprimer dans l’espace public dominé par l’autre sexe [14].

Un roman inaugural : Indiana

La critique sandienne a amplement souligné l’importance du geste fondateur que constitue Indiana (1832), le premier roman publié par George Sand seule. Si l’on peut débattre encore de l’originalité d’Indiana par rapport à la littérature masculine du xviiie siècle [15], il n’en demeure pas moins que George Sand attendra jusqu’en 1864 pour écrire un récit romanesque pris en charge principalement par une narratrice, alors que tous ses romans antérieurs à La confession d’une jeune fille, auquel nous reviendrons, ont en commun une instance narratoriale masculinisée dominante, à l’exception de ses romans épistolaires à voix multiples. Après 1864, seuls Malgrétout, Césarine Dietrich et Nanon se caractérisent par un dispositif narratif entièrement féminisé. Certes, d’autres romans sandiens comprennent soit des récits enchâssés faits par des personnages féminins (Leone Leoni, Mademoiselle Merquem et Ma soeur Jeanne, par exemple), soit des correspondances d’épistolières dans le cas des romans par lettres (Jacques, Flavie et Mademoiselle La Quintinie, par exemple), mais la disproportion numérique entre narrateurs masculins et narrateurs féminins soulève au départ la question de la possibilité même d’un récit féminin chez George Sand. Comme l’a déjà relevé la critique sandienne [16], cet enjeu se retrouve au coeur d’Indiana, « roman de l’impossible socialité féminine [17] », ainsi que dans d’autres récits de George Sand où la loquacité de personnages masculins et son contraire, le mutisme de leurs pendants féminins, traduisent les rapports de force légalisés entre hommes et femmes après la promulgation du code Napoléon (1804), sans que les révolutions politiques n’entraînent en contrepartie de réforme sociale.

Publié deux ans après l’échec de la Révolution de Juillet, Indiana pose de surcroît le problème de la défense de la liberté politique l’année même de la répression des barricades de 1832, que la romancière évoquera neuf ans plus tard dans Horace. D’où la posture en porte-à-faux de la scénographie sandienne avec un contexte contre-révolutionnaire où ni les femmes ni les républicains, emblématisés respectivement par Indiana et par son cousin Ralph, ne peuvent défendre avec succès leurs idéaux. L’utopie sur l’île Bourbon, où Indiana et Ralph se sont réfugiés, apparaît in fine comme une solution de rechange symbolique qui, à défaut de se concrétiser sous la monarchie de Juillet, garde en réserve l’espoir républicain d’une égalité sociale. Il reste que cette robinsonnade, où Ralph et Indiana ne dérogent pas aux rôles traditionnels de dominant et de dominée [18], ne résout pas l’inégalité, même si elle contraste avec le récit antérieur des malheurs d’Indiana, mal mariée et trahie par son amoureux qui a épousé quelqu’un d’autre. De là le décalage entre la lettre d’adieu d’Indiana à Raymon, où elle se livre à une profession de foi égalitaire en faveur de toutes les victimes de l’oppression [19], et la conclusion utopique du roman, où seul l’affranchissement de Noirs est pratiqué [20].

Or, les « silences » d’Indiana anticipent par défaut le féminisme circonspect de George Sand qui, au lieu de formuler elle-même une doctrine réformiste ou de se rallier à des partis militants, estimera que l’obtention de droits civils et politiques pour les femmes dépend de l’évolution des mentalités [21]. À cette fin, elle cherche à inspirer la compassion pour l’Autre au coeur de l’écriture romantique féminine [22] ; mais la difficulté de communiquer avec le plus grand nombre possible constitue pour elle le défi à relever au préalable. Cette scénographie, dans l’ensemble, se mesure non seulement à un contexte contre-révolutionnaire défavorable à la défense de l’égalité, mais aussi à des conditions de publication et de réception contraires. En effet, l’entente de collaboration la liant à la Revue des Deux Mondes à partir de 1832 l’astreint à une production conforme à l’horizon d’attente d’un lectorat majoritairement bourgeois. En témoigne a contrario sa rupture en 1841 avec la Revue des Deux Mondes au profit de la Revue indépendante, qu’elle fonde la même année avec deux autres républicains, Pierre Leroux et Louis Viardot, et dans laquelle elle publie, entre autres, Consuelo et La comtesse de Rudolstadt (1842-1843). Cependant, la nécessité pécuniaire de collaborer à plusieurs journaux l’oblige à faire face, par delà le conservatisme des directeurs et des abonnés, au dilemme que posent les journaux à grand tirage aux romanciers : cibler lucrativement le nouveau lectorat formé par les couches populaires alphabétisées, mais renoncer à la légitimité littéraire pendant longtemps refusée au genre romanesque par l’institution critique et reconnue progressivement à partir des années 1830. Cette alternative explique en partie pourquoi George Sand décida de ne plus publier de romans-feuilletons dans les journaux à grand tirage [23] et de collaborer, à titre de romancière, presque exclusivement à la vénérable Revue des Deux Mondes, dirigée encore par François Buloz avec qui elle s’était réconciliée. S’il consolide sa situation financière et professionnelle, son retour définitif à la Revue des Deux Mondes, en revanche, pose à nouveau l’enjeu de la « causerie » avec un lectorat conservateur sur des sujets progressistes, dont l’égalité civile et sociale.

Un premier récit sandien au féminin : La confession d’une jeune fille

La parution de La confession d’une jeune fille, qui constitue, rappelons-le, le premier exemple chez George Sand de récit romanesque pris en charge principalement par une narratrice plutôt que par l’instance masculinisée habituelle, correspond à une posture sandienne stratégique en regard de l’institution littéraire et de l’espace public en général. Pré-publié dans la Revue des Deux Mondes entre le 1er août et le 1er novembre 1864, ce roman se situe chronologiquement à un tournant de l’histoire littéraire où George Sand se mesure littérairement et idéologiquement à la génération des Goncourt, de Champfleury et de Flaubert. Ses échanges épistolaires avec eux la poussent en effet à réévaluer sa propre poétique romanesque par rapport à leurs conceptions respectives d’un « roman du réel [24] » et à resserrer dans son oeuvre l’articulation du réalisme et de l’idéalisme [25]. Toutefois, la recherche d’un romanesque vraisemblable ne se sépare pas chez elle d’une scénographie idéale à l’adresse de lecteurs qu’il lui importe d’instruire à fond, malgré leur résistance a priori à tout changement civil, politique ou social.

Sous cet angle, La confession d’une jeune fille, dont la critique sandienne a souligné l’importance en tant que roman de formation au féminin [26], exprime à la fois la nécessité et la difficulté pour les femmes du xixe siècle de réclamer le droit à l’égalité. Il consiste principalement en la confession de Lucienne de Valangis à « Monsieur M. A. » (Mac-Allan), en réponse à sa demande en mariage, comme l’indique à demi-mot l’incipit : « Mon ami, avant de prendre la sérieuse détermination à laquelle vous me conviez, je veux vous rendre compte de ma vie et de moi-même avec la plus scrupuleuse sincérité [27]. » Sa confession est suivie d’un envoi daté du 1er mars 1828, où elle fait le bilan de ce qu’elle ressent ou non pour deux autres hommes : elle n’aime pas le cousin qu’elle était censée épouser, Marius de Valangis, et ne regrette pas son précepteur, Frumence, qu’elle ignore avoir aimé ou non (CJF, vii, p. 39). En outre, son envoi fait office de captatio benevolentiae : elle y subordonne la réalisation du mariage projeté au jugement de Mac-Allan sur sa confession (CJF, vii, p. 39). Enfin, la réponse de Mac-Allan, datée du 2 mars 1828, confirme son désir de l’épouser, malgré la souffrance que lui a causée la lecture de la confession (CJF, vii, p. 39-40). Dans ce dispositif scénographique, Mac-Allan se voit attribuer une posture d’allocutaire que peuvent prendre les lecteurs ayant lu eux aussi la confession ; il semble le juge ultime des aveux de Lucienne, car elle le laisse maître de décider de l’épouser ou non après la lecture de sa confession. Or, elle ne craint pas l’éventualité de rester célibataire, ni le jugement de Dieu et du monde sur son amitié pour elle, s’ils ne se marient pas :

Si vous sentez que vous devez éternellement souffrir de ma confession, que la pitié ne vous retienne pas ! Je suis forte, je l’ai prouvé. […] Soyez donc libre et ne craignez pas ma souffrance, car vous me garderez votre amitié, et je sais, en signant ce manuscrit, que je la mérite devant Dieu et devant les hommes […].

CJF, vii, p. 39

Dans l’ensemble, la confession de Lucienne, aussi douloureuse soit-elle pour le principal intéressé et pour elle-même, ne compromet pas en définitive les chances d’un bonheur conjugal, tout en laissant entrevoir la possibilité d’un célibat au féminin heureux. Comment expliquer alors la longueur d’une confession jugée non rédhibitoire par celui qui la reçoit ? Qu’est-ce qui la motive au fond, d’autant que Lucienne avoue ne pas aimer d’autres hommes que Mac-Allan et envisage de rester célibataire ?

Par sa longueur, La confession d’une jeune fille tranche au premier abord avec les autres romans que George Sand conçoit et présente à la même époque comme de courts récits psychologiques ou peu romanesques destinés à la Revue des Deux Mondes plutôt qu’aux journaux à grand tirage, dont « [s]on petit roman d’ouvriers » (C, t. xv, p. 664), La ville noire, qu’elle compare jalousement à une perle (C, t. xv, p. 664) et définit comme « un résumé poétique et moral des émotions, des sentiments, des passions, et des aspirations qui peuvent fleurir au sein du travail » (C, t. xv, p. 691). Au cours de la composition de La confession d’une jeune fille, qui remonte au 20 mars 1864 [28], elle signale le 11 mai suivant à Buloz, pressé de passer à la publication, qu’elle est fixée sur le dénouement, mais se plaint de la difficulté pour elle de déterminer le fil directeur entre le noeud et le dénouement, et craint de manquer de temps pour réviser l’exposition si nécessaire (C, t. xviii, p. 379). Par la suite, elle se désole de la « longueur révoltante » (C, t. xviii, p. 429 ; en italiques dans le texte) de son roman, se voit contrainte d’en remettre le commencement avant de l’avoir achevé (C, t. xviii, p. 450) et renonce à le poursuivre au-delà de sept livraisons, comme l’aurait souhaité Buloz, désireux de prolonger le succès du roman auprès des lecteurs (C, t. xviii, p. 556). « Mon cher Buloz, il n’y a pas moyen de faire une rallonge. Ça ne vaut rien. J’essaie depuis huit jours. Ce ne sont que des redites. Le sujet est épuisé. La fin que je vous ai donnée finit bien et sans lourdeur. Il ne faut pas gâter le roman, puisqu’il plaît » (C, t. xviii, p. 561), écrit-elle à son éditeur le 14 octobre 1864. Plus tard, en vue de son adaptation pour la scène, sous le titre de L’autre (Odéon, 25 février 1870), que créera la jeune Sarah Bernhardt, elle le condensera au cours d’une refonte destinée à approfondir des personnages dont l’épaisseur romanesque ne se révèle qu’à la fin du roman, de sorte que le prologue de la pièce adapte en raccourci la matière du roman au profit d’un enrichissement subséquent [29]. À cet égard, il s’avère significatif que la question du dénouement ait été résolue tôt par George Sand et l’ait satisfaite au point où elle refusa de rallonger le roman, alors que l’enchaînement de l’exposition, du noeud et du dénouement la laissa perplexe au départ.

Avant que l’édition critique des Oeuvres complètes de George Sand chez Honoré Champion n’apporte un éclairage textologique sur le manuscrit de La confession d’une jeune fille, conservé à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, formulons ici l’hypothèse selon laquelle la « causerie » que veut engager a priori George Sand avec le lectorat bourgeois de la Revue des Deux Mondes dépend, en l’occurrence, de l’organisation textuelle de son roman. Sous cette optique, les recommandations faites à la Revue des Deux Mondes attestent l’importance qu’attache l’auteure au découpage de son roman en vue de sa parution par livraison. « Voici la 5ème partie corrigée et coupée où elle doit l’être » (C, t. xviii, p. 533), écrit-elle au fils de François Buloz le 13 septembre 1864. Dans une lettre au père, datée du 1er octobre suivant, elle commente la partie suivante : « Mon cher Buloz, je vous envoie aujourd’hui la 6ème partie corrigée elle est un peu longue, mais elle finit bien » (C, t. xviii, p. 538). Si l’on se reporte au roman, les fins des cinquième (CJF, v, p. 554) et sixième parties (CJF, vi, p. 824-825), parues respectivement le 1er et le 15 octobre 1864 dans la Revue des Deux Mondes, recoupent des tournants dans le récit de Lucienne qui témoignent de l’incertitude même de ses sentiments pour Mac-Allan. À la fin de la cinquième partie et au début de la suivante, elle reste sur son quant-à-soi vis-à-vis de lui : avocat de profession, il est devenu subitement amoureux d’elle après avoir été mandaté par la veuve du marquis de Valangis, lady Woodcliffe, pour contester la succession que lui a laissée sa présumée grand-mère, Mme de Valangis, ainsi que son titre. Le fait qu’elle ait été enlevée à dix mois et retrouvée quatre ans plus tard laisse en effet planer un doute prolongé sur ses attaches familiales au marquisat des Valangis. À la fin de la sixième partie, elle éconduit Mac-Allan après avoir appris sa liaison avec lady Woodcliffe. Elle saura plus tard qu’elle ne peut prétendre à l’héritage, que lady Woodcliffe n’est pas sa belle-mère mais plutôt sa rivale, jalouse de l’amour que lui porte Mac-Allan, et que le marquis de Valangis, qui n’en était pas un, n’était pas non plus son père… En ce qui a trait à l’enchaînement de l’exposition, du noeud et du dénouement, ces deux clausules romanesques remplissent une fonction scénographique au profit des lecteurs de la Revue des Deux Mondes et, ultérieurement, de ceux de l’édition Michel Lévy en deux volumes (1865) ; à la charnière de parties parues successivement par livraison au départ, elles orientent leur lecture du roman en laissant entendre que Lucienne pourrait demeurer une femme seule, sans identité reconnue ni moyens de subsistance assurés. Au début de la septième partie, elle évoque d’ailleurs ses idées suicidaires après l’annonce de la liaison de Mac-Allan avec lady Woodcliffe (CJF, vii, p. 5 et suiv.).

Or, sa confession lui donne l’occasion de prendre la mesure non seulement des inconvénients de sa marginalité, mais aussi de ses avantages, sur lesquels elle appelle l’attention de Mac-Allan. Elle s’y emploie, et ce, moyennant un dévoiement de la littérature populaire destiné à modifier la représentation de la femme et du peuple dans l’esprit des lecteurs bourgeois, suivant notre lecture scénographique du roman. Intitulé à l’origine « L’enfant perdu [30] », le récit complique à plaisir son intrigue judiciaire pour en démonter un à un les ressorts. À cette fin, il renverse le code manichéen du roman populaire et du mélodrame où l’orpheline innocente est sauvée de ses persécuteurs par un justicier dévoilant le mal pour faire triompher le bien. Aucune tentative de retrouver vivants les responsables de l’enlèvement et de confirmer l’état civil de Lucienne n’aboutit (malgré une investigation outre-Atlantique de Mac-Allan jusque dans la ville de Québec [31] !), pas plus que la révélation ultime des origines de Lucienne ne correspond à un retour exemplaire à l’ordre établi. Ni son père ni sa mère biologiques, tous deux décédés, n’apparaissent dans l’histoire pour reconstituer une unité familiale, alors qu’ailleurs chez George Sand, la figure paternelle peut assurer ultimement le retour à un équilibre sociofamilial menacé temporairement [32]. Quant à Mac-Allan, il n’incarne pas le redresseur de torts, faute d’un dénouement mélodramatique typique.

Au reste, l’histoire de Lucienne fait, de la part d’autres personnages, l’objet de réflexions qui, ironiquement, mettent en cause son côté mélodramatique. En témoignent, par exemple, la réaction rationaliste de Mme de Valangis au sauvetage de Lucienne, qualifié de miraculeux par une nourrice à l’esprit dérangé [33] (CJF, i, p. 525), ou encore le discours de Mac-Allan sur les origines mystérieuses de Lucienne, qu’il cherche à discréditer au profit de Lady Woodcliffe, prétendante au patrimoine des Valangis : « Votre histoire est vraie en ce qui vous concerne, elle est peut-être vraisemblable pour quiconque l’étudierait comme un roman composé avec soin. […] L’acteur principal du drame est mort, cela est constaté, sans vous laisser une preuve, un écrit, un gage quelconque » (CJF, iv, p. 292), lui dit-il après avoir déclaré d’entrée de jeu : « Nous sommes ici en plein roman […] » (CJF, iv, p. 276). Au demeurant, Lucienne, qui avoue s’être prise par mimétisme pour une héroïne de roman du temps de son enfance (CJF, iii, p. 62-63), instruit elle-même le procès des romans mélodramatiques qu’elle dévorait dans sa jeunesse à l’exemple de sa gouvernante, abonnée à un cabinet de lecture :

La voix du sang jouait toujours un rôle providentiel et amenait des révélations infaillibles dans ces intrigues savantes percées à jour dès les premières pages. […] Je dévorai ces romans, tout en les jugeant défectueux de style et remplis de situations invraisemblables. Littérairement parlant, ils furent pour moi très inoffensifs. Leur moralité était irréprochable ; le seul mal qu’ils me firent fut de m’habituer à aimer les choses hors nature, et dans le bien comme dans le mal, c’est là un penchant nuisible.

CJF, ii, p. 801

À la différence de la littérature populaire en général, le récit de Lucienne, en définitive, n’oppose pas la Providence à la Fatalité, « nom métaphysique de la dispersion structurelle, du surgissement du problématique et de l’aléatoire, de l’éclatement de la famille ou des sociétés closes, de la fin des taxinomies et typologies, de la perte de l’héritage et de l’identité […] [34] ». Au contraire, il lui substitue cette Fatalité même, et ce, par le biais des topoï mélodramatiques sur lesquels il ironise pour mieux s’en délester : enlèvement, substitution d’enfants, retrouvailles, titre et héritage contestés. En contrepartie, il retrace une quête identitaire et un apprentissage de la vie dont les aléas déjouent la norme providentielle. Agacée par Jennie, sa mère de substitution, qui juge son comportement infantile (CJF, iv, p. 257- 258 ; CJF, vi, p. 798, 806, 818, 820), Lucienne riposte qu’elle peut voler de ses propres ailes :

Ne sais-tu pas qu’il n’y a pas de vie sans douleur et pas de médaille sans revers ? Laisse-moi donc vivre, aimer, souffrir, m’enivrer de triomphe et m’abreuver de larmes comme tout le monde. Tu m’as trop mise dans du coton. La destinée s’est jouée et se jouera toujours de la tendresse des mères. Ton enfant veut s’embarquer et braver la tempête : laisse-la donc faire !

CJF, vi, p. 820

Par la suite, les possibilités matrimoniales qui s’offrent à elle n’excluent pas, rappelons-le, l’éventualité d’un célibat prolongé. À cet égard, le récit subvertit non seulement le schéma actantiel de la littérature populaire, où l’Héroïne persécutée est sauvée par le Héros, mais encore l’ordre sociofamilial qui le sous-tend. En ne faisant pas un mariage de convention avec Marius de Valangis, Lucienne échappe au fond à la fonction féminine conventionnelle de potiche, qu’emblématise le bibelot à sa ressemblance fracassé par Marius n’ayant pu contenir son dépit amoureux (CJF, vi, p. 795). En cela, elle se situe aux antipodes de la jeune fille à marier, telle que la définit la culture bourgeoise des lecteurs de la Revue des Deux Mondes.

Un récit républicain

En plus de favoriser l’analyse d’un parcours identitaire orienté vers l’affirmation de soi, la confession de Lucienne sert d’intermédiaire culturel entre les classes sociales. À cet effet, elle donne une voix démocratique à la culture populaire et au peuple emblématisés par Jennie, qui s’occupe d’elle depuis toujours. Avant de prendre la fuite, le premier mari de Jennie, responsable de l’enlèvement de Lucienne, la lui avait confiée, rappelons-le, en la faisant passer pour leur fille Louise, décédée. Elle l’avait élevée alors comme sa propre fille en l’appelant Yvonne et, après l’avoir rendue à sa présumée grand-mère, Mme de Valangis, continua de veiller à son éducation. Contrairement au précepteur de Lucienne, qui « tenait à ce qu’il fût bien constaté qu[’elle] étai[t] une femme savante […] » (CJF, v, p. 532), elle lui inculque une notion pratique de l’indépendance à l’âge adulte :

Mais qu’est-ce qu’une femme peut faire avec du latin, du grec et des grandes affaires, comme Frumence vous en a mis dans la tête ? Vous seriez bonne à élever des garçons, et si vous aviez dû épouser votre cousin, c’eût été très bien de pouvoir apprendre à vos fils ce que Marius n’a pas voulu savoir ; mais il s’agit d’être institutrice ou dame de compagnie, on ne vous confiera pas des demoiselles pour en faire des bacheliers.

CJF, iv, p. 272

Plutôt que de valoriser les humanités et l’accès à l’instruction supérieure, elle critique l’éducation masculine reçue par Lucienne auprès de Frumence (CJF, vi, p. 818). Elle livre en contrepartie sa propre expérience de l’indépendance en qualité de commerçante et prêche d’exemple à Lucienne qui la compare au « marteau de forge qui toujours travaille à battre le fer, et, vaillante machine qu’il est, le tord et le façonne sans se lasser » (CJF, vi, p. 803). Dans ce modèle d’activité métallurgique, qui se retrouve au coeur de l’utopie ouvrière de La ville noire, « l’intelligence et le courage formulent, ensemble, un avenir d’énergie [35] », suivant la poétique bachelardienne des éléments. Dans le prolongement de cette « rêverie » qui, toujours selon Bachelard, fait du « travail contre les choses […] une vertu [36] », Lucienne se propose seule d’employer la pension offerte par lady Woodcliffe en échange de son nom et de son héritage à la fondation d’une usine destinée à faire travailler des pauvres (CJF, vi, p. 785). Pour ne pas être redevable à lady Woodcliffe d’une pension par souci de dignité, elle est disposée par la suite à exercer le métier de traductrice pour rembourser le prêt que lui a fait Mac-Allan et garder ainsi son indépendance (CJF, vi, p. 801, 807). Grâce à l’aide de Jennie, qui l’accompagne dans ses voyages et la conseille, elle apprend à définir sa propre identité et à s’accomplir dans le travail après avoir renoncé volontairement au titre et à la succession que conteste lady Woodcliffe. En outre, elle fait table rase de sa formation, qu’elle juge rétrospectivement dans son récit inapplicable à « la vie nouvelle qui s’ouvrait devant [elle] » (CJF, vi, p. 804). « [L]e jour où je pourrai travailler à quelque chose d’utile et de sérieux, car c’est là mon ambition, je crois que j’aurai un peu d’orgueil, et que pour la première fois de ma vie je me compterai comme quelqu’un en ce monde » (CJF, vi, p. 809), dit-elle à Jennie. Sous cet angle, sa renonciation au patrimoine nobiliaire des Valangis accuse par contraste la considération sans réserve dont Jennie et elle jouissent auprès du peuple (CJF, vii, p. 21-22), et sa satisfaction de l’indépendance que lui procure pendant un certain temps un travail de traductrice (CJF, vii, p. 18-21), constituant pourtant une chasse gardée de l’autre sexe, sauf exceptions [37].

Il reste que son récit jauge aussi le risque d’infamie auquel s’expose une femme célibataire devant l’opinion publique, ce qui pousse Jennie, après des troubles psychosomatiques typiques chez George Sand [38] (CJF, vii, p. 12 et suiv.), à épouser Frumence pour éviter que Lucienne passe pour leur fille illégitime. En outre, elle enjoint Lucienne de ne jamais communiquer le secret de ses origines, qu’elle finit par lui révéler : la liaison adultérine de sa mère avec un Grand d’Espagne (CJF, vii, p. 32-33). Aussi, la métaphore filée du récit associant l’émancipation initiatrice de Lucienne à la mue totale d’un amphibien au confluent de la plèbe et de l’aristocratie (CJF, vii, p. 19) constitue-t-elle une figure clef : en plus d’exprimer la possibilité pour l’héroïne de concilier la vie aquatique du corps avec la vie aérienne de l’esprit [39], elle traduit symboliquement une immersion, quoique partielle, dans l’univers maternel et populaire. Certes, Lucienne, qui se considère fièrement comme « la maudite et l’exilée » (CJF, vi, p. 798), compense la perte du patrimoine nobiliaire paternel par le gain qu’elle retire de la filiation symbolique l’unissant à Jennie, à la fois mère de substitution, figure populaire et travailleuse redevenue célibataire après la mort de son premier mari. En revanche, l’adultère de sa mère biologique demeure un sujet tabou qui compromet une alliance symbolique complète entre la Mère, la Fille illégitime et le Peuple en marge de la société embourgeoisée incarnée par Marius de Valangis, lequel de son côté s’érige en champion du « savoir-vivre, c’est-à-dire le respect de soi et la crainte de l’opinion » (CJF, iii, p. 78).

D’un point de vue onomastique, le prénom de Jennie, au demeurant, renvoie a contrario à une oeuvre emblématique de la littérature populaire : Jenny l’ouvrière d’Adrien Decourcelle et de Jules Barbier (Porte-Saint-Martin, 28 novembre 1850), l’un des mélodrames les plus célèbres du xixe siècle, conçu sur le type de la fille-mère sacrifiant sa virginité pour subvenir aux besoins de sa famille. Il est d’ailleurs fort probable que George Sand connaissait déjà Jenny l’ouvrière avant d’écrire Claudie (Porte-Saint-Martin, 11 janvier 1851), drame en trois actes qui met aussi en scène une fille-mère se heurtant à l’opinion publique, car les deux pièces étaient censées être représentées successivement sur la même scène, d’après le traité relatif à Claudie (C, t. ix, p. 867-868). On peut rattacher à cet intertexte Le diable aux champs, un roman dialogué de George Sand issu d’une création théâtrale à Nohant, terminé en 1851 et publié quatre ans plus tard (Revue de Paris, 1er octobre 1855-1er janvier 1856), où une femme de chambre se prénommant Jenny est recueillie par une aristocrate après avoir été « compromise, ruinée, abandonnée [40] ». Comparée à cet intertexte, la Jennie de La confession d’une jeune fille n’a jamais perdu sa réputation et veille avec conformisme à celle de Lucienne, moyennant secrets et mensonges. Sa crainte du scandale s’explique non seulement par son souci d’assurer un avenir heureux à Lucienne, malgré ses origines adultérines, mais encore par ce que l’histoire de sa disparition laisse entendre : la complicité de crime avec un ravisseur d’enfant, laquelle donne un aspect équivoque à la maternité de substitution qu’exerce secrètement Jennie pendant quatre ans, à sa rencontre confidentielle avec Mme de Valangis pour lui rendre l’enfant sans crainte de poursuites [41], ainsi qu’à son changement d’identité subséquent : Jennie, alias Jane Guilhem, veuve Anseaume (CJF, iv, p. 288). En outre, la ressemblance, déjà soulignée par la critique sandienne [42], entre La confession d’une jeune fille et les mémoires de George Sand, Histoire de ma vie (La Presse, 5 octobre 1854-17 août 1855), et ce, à dix ans d’intervalle, rappelle ce qui constitue un secret familial honteux et obsédant à la fois sous la plume de la mémorialiste et de la romancière : le passé de femme légère de la figure maternelle, Sophie-Victoire, à l’origine de la prise en charge de la jeune Aurore, future George Sand, par sa grand-mère paternelle, Mme Dupin de Francueil.

Dans La confession d’une jeune fille, l’infamie pèse également sur l’éventualité d’une mésalliance entre Lucienne, censée hériter du marquisat de Valangis, et Frumence, issu du peuple et traité de « révolutionnaire » (CJF, i, p. 556). Cet enjeu renforce le parallélisme entre le roman et Histoire de ma vie, où le mariage républicain de Maurice Dupin, appartenant à la noblesse, avec Sophie-Victoire Delaborde, issue du peuple, se heurte aux préjugés de caste de Mme Dupin de Francueil et fera d’Aurore un sang-mêlé destiné à assumer un héritage à la fois populaire, aristocratique et républicain. D’ailleurs, l’histoire racontée par la narratrice de La confession d’une jeune fille se termine symboliquement en 1828 (CJF, vii, p. 38-39), soit deux ans avant l’échec de la Révolution de Juillet au profit de l’essor de la bourgeoisie. Replacé dans le contexte de réception du roman sous le Second Empire, le récit, dès lors, accuse par contraste la distorsion, déjà présente dans Histoire de ma vie, entre le contexte contre-révolutionnaire postérieur à 1848 et la période prérévolutionnaire antérieure à 1830. Sous cette double optique, la confession de Lucienne fait le bilan de la situation problématique des femmes et du peuple en porte-à-faux avec une société embourgeoisée, tout en donnant à entendre de nouveau la promesse d’espoir contenue dans Histoire de ma vie : soit la possibilité révolutionnaire d’une émancipation féminine et populaire dans une république égalitaire, telle que l’emblématise Sophie-Victoire, unie à un noble républicain, dans Histoire de ma vie. À cet égard, il s’avère révélateur que le personnage juste-milieu de Marius, annonciateur dans La confession d’une jeune fille de la société louis-philipparde après l’échec de la Révolution de Juillet, porte ironiquement le prénom de l’amoureux de Cosette dans Les misérables, qu’avait lu avec intérêt George Sand deux ans avant d’écrire La confession d’une jeune fille. En témoignent trois lettres conservées adressées à Victor Hugo (C, t. xvii, p. 32-33, 82-83, 88-89), ainsi qu’une quatrième à Paul Meurice, datée du 8 juillet 1862 :

Quel drame on ferait avec un coin du roman. Le grand-père inexorable, le gendre vieux grognard, le petit-fils républicain ! les trois types aux prises et en présence sur la scène donneraient la plus belle conception historique et les situations les plus émouvantes qu’on ait jamais mises au théâtre. Mais il faudrait une presse libre et un public impartial.

C, t. xvii, p. 167

Marius de Valangis et le Marius des Misérables grandissent tous les deux dans un milieu aristocratique fermé à tout changement politique, mais l’un s’embourgeoise sous la Restauration, alors que l’autre connaît dans la misère une évolution personnelle ; il découvre l’amour en la personne de Cosette et participe à l’insurrection républicaine de 1832 : bref, un chemin de Damas des temps modernes, car chez Hugo « se convertir, c’est passer du social à l’humain, du rôle appris à la personne touchée et sentie [43] ». Si cette grâce est refusée à Marius de Valangis, des personnages d’autres romans sandiens (Teverino, Le compagnon du tour de France et Le château des Désertes, par exemple) s’affranchissent en revanche des conventions mondaines pour se réaliser au contact d’artistes ou d’autres marginaux épris de fraternité.

La portée scénographique de La confession d’une jeune fille

Avant que George Sand et Meurice ne se heurtent à une cabale lors de la création de Cadio (Porte-Saint-Martin, 3 octobre 1868), leur pièce sur la Révolution française écrite en collaboration, La confession d’une jeune fille exprime en somme une idée républicaine chère à l’auteure d’Histoire de ma vie et de La ville noire : l’alliance égalitaire entre les femmes et le prolétariat, d’autant que la narratrice, éduquée par une femme du peuple, fait elle-même le récit de son apprentissage du travail salarié, ainsi que de son implication dans le milieu ouvrier, où elle contribue financièrement à la fondation d’une usine destinée à faire travailler des pauvres (CJF, vi, p. 785), comme nous l’avons déjà signalé. De là le désintérêt de Lucienne pour un titre et un héritage problématiques, qui se situent aux antipodes de l’indépendance sociale et pécuniaire à laquelle elle aspire aux côtés de Jennie, travailleuse à son compte comme elle. D’où aussi son manque d’empressement à se marier, propice dans son cas à la prolongation d’une liberté individuelle qui, toutefois, soulève la question du statut précaire de la célibataire au regard de la loi et de la morale bourgeoise, et plus encore de celui de la fille illégitime.

Néanmoins, le fait que le roman ne se termine pas par un mariage entre Mac-Allan et Lucienne, mais laisse plutôt entrevoir l’option anticonformiste, quoique exigeante, d’une indépendance de célibataire salariée, donne à cette confession aux accents autobiographiques une valeur à la fois exceptionnelle et prémonitoire, et ce, à l’époque où Juliette Lamber (Idées anti-proudhoniennes sur l’amour, les femmes et le mariage, 1861), qui deviendra une amie proche de George Sand, Julie Daubié (La femme pauvre, 1866) et la conférencière Maria Deraismes comptent parmi les militantes féministes en France sous le Second Empire [44]. Au début de la iiie République, le droit au travail et à l’équité des salaires sera encore refusé aux femmes qui, légalement, auront accès à l’enseignement secondaire (loi Camille Sée, 1880), certes, mais à seules fins de remplir exemplairement leurs devoirs domestiques et maternels [45]. Les revendications féministes ne deviendront décisives qu’à partir des années 1890, soit deux décennies après celles, brutalement réprimées, de l’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés, correspondant à la section féminine de l’Internationale pendant la Commune de Paris (1871) [46].

Opposée à la Commune et à l’Internationale comme la plupart de ses contemporains, George Sand écrit dans la foulée Nanon, où une paysanne instruite, enrichie et anoblie évoque son expérience rurale de la Révolution pendant la Terreur, condamnée dans son récit [47]. D’autres textes nettement moins progressistes de George Sand décrivent quant à eux la condition féminine en conformité avec l’idéologie conservatrice sous la iiie République. En témoigne, par exemple, « L’homme et la femme. Lettre à un ami » (Le Temps, 4 septembre 1872), recueilli en 1873 dans Impressions et souvenirs. Dans ce seizième feuilleton de la série Impressions et souvenirs (intitulée d’abord Rêveries et souvenirs), George Sand fait d’emblée valoir la complémentarité des sexes, avant de défendre par la suite la loi de la reproduction sans proposer de mesures sociales [48]. Ce texte recoupe, entre autres, une lettre de George Sand adressée à Émile de Girardin et datée du 7 septembre 1872, où elle affirme la primauté du mariage et de l’éducation des enfants par leurs géniteurs (C, t. xxiii, p. 218-219). Comme l’a noté Georges Lubin, George Sand prend ici le contre-pied de L’homme et la femme, ayant comme sous-titre parodique L’homme suzerain, la femme vassale (1872), où le fondateur de La Presse réplique, comme tant d’autres contemporains, à un opuscule réactionnaire d’Alexandre Dumas fils, L’homme-femme (1872), en prônant une réforme du code Napoléon en faveur des femmes. Girardin y défend l’éducation par les mères divorcées de leurs enfants, pourvu qu’elles ne travaillent pas à l’extérieur du foyer [49]. Dans la lettre qu’elle lui envoie, George Sand le félicite de son audace, mais prend la posture stéréotypée de la femme faible inapte au raisonnement et dominée, dans sa vie essentiellement affective, par ses sentiments respectueux pour l’autre sexe. « Je vous l’ai dit souvent, il y a en moi de grandes lacunes à l’endroit de la logique. Le sentiment parle plus haut et crie : Périsse la logique plutôt que l’amour, — et pour finir, je vous aime toujours de tout mon coeur » (C, t. xxiii, p. 219).

Quelles qu’aient été la part de candeur et la part de ruse dans ses postures épistolaires vis-à-vis de Flaubert, de Hugo, de Girardin et d’autres hommes célèbres de son temps, il reste que George Sand fraya par l’exemple la voie à l’émancipation féminine. Pourtant, elle n’était pas portée à recommander aux femmes de suivre ses traces dans une conjoncture défavorable à la défense de l’égalité civile et politique. En cela, elle prôna un féminisme équivalent, mutatis mutandis, au progressisme prudent de Mill, mais le dépassa pour son compte. « George Sand a dans notre temps une place unique. D’autres sont les grands hommes, elle est la grande femme. Dans ce siècle qui a pour loi d’achever la révolution française et de commencer la révolution humaine, l’égalité des sexes faisant partie de l’égalité des hommes, une grande femme était nécessaire [50] », proclama Hugo dans son oraison funèbre de George Sand le 10 juin 1876.