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Dans cet ouvrage, Hélène Thomas apporte une analyse des usages et effets de la notion de vulnérabilité qui, depuis environ trente ans, prend une place importante dans les politiques sociales nationales et internationales. L’auteure développe un regard critique sur la catégorisation des populations défavorisées en termes de « vulnérables », en exposant en quoi la notion de vulnérabilité, mais aussi celles d’équité, de dignité et de responsabilité (qui lui sont associées) peuvent être problématiques du point de vue de la vie démocratique, et tout particulièrement dans les usages actuels qui en sont faits.

Hélène Thomas vise en effet à montrer, dans ce livre, que les politiques s’appuyant sur une telle rationalité rompent avec un idéal de justice sociale, en remplaçant, en particulier, la visée d’égalité des droits des citoyens et citoyennes par une visée d’égalité des chances (équité) d’individus qui ne sont alors plus considérés comme sujets politiques. Parallèlement à ce mouvement, l’usage de la notion de dignité est analysé comme participant d’un renouvellement du contrôle social des populations pauvres, en ce que « protéger universellement la dignité revient en l’occurrence à imposer la conception des élites et les canons juridiques de celles-ci. […] La question se pose des raisons pour lesquelles plus la dignité des pauvres est proclamée, plus cette affirmation réduit, dans les faits, leur accès aux moyens de leur propre émancipation sociale et politique » (p. 161 et 133). Cet ouvrage vient ainsi questionner des conceptions qui se sont constituées comme des principes incontestables, et qui orientent fortement les politiques visant les populations défavorisées, de l’aide internationale jusqu’aux programmes d’action sociale nationaux. Le livre d’Hélène Thomas permet de rouvrir, de manière fort utile à notre sens, l’interrogation suivante : au-delà du secours apporté à celles et ceux qui se trouvent dans une situation difficile, ces politiques servent-elles un projet démocratique ?

L’auteure examine les points d’achoppement, au regard d’une visée de justice sociale et d’émancipation, de la rationalité qu’elle qualifie d’« épistémè de la vulnérabilité », actuellement dominante dans le traitement de la question sociale. Elle opère ce geste dans une analyse en trois temps : fondements, développements et effets de cette épistémè. Le travail d’Hélène Thomas est construit à partir d’un examen des discours portés au sein d’organisations internationales (rapports du Programme pour le développement des Nations Unies, du Programme alimentaire mondial, de la Banque mondiale, du FMI et de l’OCDE), ainsi qu’au niveau de politiques sociales européennes et françaises. La première partie de l’ouvrage, parfois difficile d’accès, retrace l’investigation menée par l’auteure sur les fondements de cette rationalité, qui instaure à son sens une nouvelle approche des populations défavorisées. La perspective archéologique adoptée permet de situer les ancrages de cette approche, ainsi que les modalités selon lesquelles elle s’est installée, sur le plan international tout d’abord, puis dans les politiques sociales étatiques. Si cet ouvrage étudie ensuite plus spécifiquement les politiques de l’État français, les analyses que l’on y trouve peuvent cependant être pertinentes dans le contexte québécois, car les politiques sociales canadiennes et québécoises s’appuient également sur cette rationalité mondialisée.

La deuxième partie consiste en une étude détaillée des enjeux liés à l’usage des notions d’équité, de dignité et de responsabilité au sein de politiques sociales. Tout d’abord, l’auteure avance l’idée que la notion d’équité, auparavant utilisée comme outil conceptuel technique référé à la visée d’égalité, n’a plus cette fonction. Hélène Thomas soutient que l’équité s’est déconnectée du principe d’égalité, pour s’articuler à la notion de responsabilité : « [L’argument de l’équité] justifie l’abandon de la visée égalitariste souvent résumée sous la formule “À chaque citoyen selon ses besoins” et son remplacement par une visée méritocratique rénovée appliquée exclusivement aux pauvres : “À chaque pauvre selon ses efforts et sa responsabilité”. » (p. 128)

L’analyse que propose Hélène Thomas de la fonction jouée, dans les politiques sociales, par différents concepts (équité, égalité des droits, égalité des chances) est tout à fait passionnante ; elle montre bien, par ailleurs, le lien étroit existant entre la conceptualisation et l’orientation concrète de ces politiques.

S’attachant ensuite à observer les usages actuels de la notion de dignité, l’auteure en apporte une vision très critique : « Imprégnée de connotations moralisatrices et antidémocratiques, la dignité est devenue ce principe fétiche et transcendant qui fournit le cadre et la matrice d’un nouvel État social-moral » (p. 133). Cette critique s’appuie sur trois objections : d’une part, la notion de dignité échoue actuellement à s’articuler aux droits sociaux et politiques, selon Hélène Thomas, c’est-à-dire qu’elle représente un principe formel qui n’a que très peu d’effets sur l’amélioration des conditions de vie matérielles et sociales des populations défavorisées[1] (elle parle de l’« ineffectivité d’un droit périmé »). D’autre part, son usage conduit surtout, à son sens, à imposer des normes de conduite et « son invocation est devenue l’instrument central de moralisation de la misère » (p. 159). Il est possible de rapporter cette analyse des effets normatifs de la notion de dignité aux revendications de mouvements de travailleuses et travailleurs du sexe, qui contestent le fait que leurs pratiques soient considérées comme une atteinte à leur dignité. Cela pose la question de savoir si l’on peut dire d’un autre, sans tenir compte de son point de vue, que sa condition est indigne. L’indignité peut-elle alors devenir un nouveau stigmate, au sens donné par Erving Goffman ? Hélène Thomas répond manifestement de manière positive à cette question, car sa troisième objection consiste à dire que l’indignité souvent attribuée aux « vulnérables » conduit à en faire des citoyens et citoyennes à part, à les disqualifier au sein de la communauté nationale au point de les transformer en « citoyens palliatifs ».

La troisième partie de l’ouvrage vise finalement à décrire les effets de cette orientation théorique et politique, et analyse ces effets comme ceux d’une disparition du sujet. Le sujet disparaît parce que « l’efficacité sociale de l’aide aux plus vulnérables se mesure désormais à leur degré de compliance (acquiescement) à se conformer aux formes d’activité attendue d’eux » (p. 201), le désir d’une personne ayant du mal à trouver droit de cité au regard des attentes formulées à son endroit dans les politiques qui lui sont destinées. Le sujet disparaît également dans le discours médiatique, voire scientifique, où des figures dotées d’un simple prénom se détachent vaguement de la foule anonyme des « précaires », des « sans-papiers », des « personnes âgées dépendantes », etc. La figure de la victime efface alors le visage des citoyens et citoyennes défavorisés : « la souffrance des vulnérables et leur impuissance supposée à s’en sortir, lorsqu’ils affrontent des conditions naturelles ou sociales adverses, sont esthétisées selon un canon de plaintes muettes » (p. 243). L’auteure analyse ainsi, de manière convaincante, en quoi la victimisation peut participer d’une désubjectivation.

Cette monographie vient, dans les trois temps qui la constituent, susciter une inquiétude quant aux modalités selon lesquelles les personnes en situation de pauvreté sont actuellement perçues et traitées, ce qui permet de renouveler la réflexion éthique sur les formes d’action choisies par les États et instances internationales pour atténuer les inégalités sociales. En somme, l’ouvrage d’Hélène Thomas dresse un portrait sombre, mais stimulant pour la pensée et pour l’action, de la nouvelle donne des politiques sociales. L’analyse critique proposée vient bousculer des principes consensuels, dont les fondements sont, comme le montre l’auteure, à examiner de plus près.