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À l’heure de la mondialisation, de l’intensification des échanges commerciaux et culturels, de l’instantanéité des informations à l’échelle planétaire et de la prédominance des réseaux sociaux de communications, nous serions à même d’imaginer un monde où les individus sont libres de circuler, de travailler, de résider dans le territoire de leur choix. De plus en plus de citoyens et citoyennes se définissent à partir d’une identité plurielle, continentale, voire mondiale ; l’appartenance à la nation n’est plus le seul référent de base et la mobilité géographique, linguistique et culturelle caractérise la trajectoire d’un nombre croissant de personnes.

Dans ce nouveau contexte, les États se sont rapidement adaptés principalement aux exigences du marché en libéralisant les échanges commerciaux, en favorisant la libre circulation des marchandises et en assouplissant les lois nationales et les politiques fiscales permettant aux entreprises multinationales de s’installer sur leur territoire ou de sous-traiter à faibles coûts des entreprises locales. Mais qu’en est-il de la libre circulation des personnes ? Bien que les pays industrialisés comptent sur une population immigrante pour combler leur déficit démographique, occuper des emplois sous-rémunérés et assurer la survie de programmes sociaux comme les fonds de retraite, la santé et l’éducation, ils ont plutôt tendance à contrôler davantage leurs frontières, à limiter et complexifier le processus de reconnaissance de la citoyenneté des immigrants. Sous le couvert de l’idéologie de la sécurité nationale et de la lutte contre le terrorisme, on stigmatise « l’étranger », le soupçonnant de troubler la paix sociale et de rompre le consensus et les valeurs nationales.

Le présent ouvrage, publié dans le cadre d’un projet de recherche proposé par l’UNESCO, a le mérite de relancer le débat sur l’immigration, processus historique et mécanisme indispensable de reproduction des sociétés développées et alternative à l’absence d’opportunités dans les pays en voie de développement. L’immigration en tant que phénomène irréversible et intimement lié à la globalisation et ses effets pernicieux sur les populations défavorisées, mais également l’immigration perçue comme vecteur de changement ; la construction d’un monde différent, plus ouvert, égalitaire où la coopération accrue entre les États et les individus générerait une « plus-value » sociale, culturelle et une nouvelle éthique du vécu collectif grâce entre autres à la reconnaissance du droit à la mobilité des citoyens et citoyennes du monde.

Des contributions multiples, une perspective régionale et continentale

Ce livre constitue une référence de premier choix pour ceux et celles qui s’intéressent aux questions d’immigration, aux enjeux de la mondialisation, aux droits humains, à l’inévitable relation entre les inégalités Nord-Sud, l’aide au développement et les politiques nationales d’immigration. Son intérêt réside dans la multiplicité des points de vue, la qualité des analyses qui abordent l’immigration autant par le biais des approches économiques, politiques, juridiques et sociales. Finalement, la diversité d’origine et d’expertise des auteurs confère à ce livre un caractère multinational – dans le sens positif du terme ! – et universel – dans la mesure où la perspective des pays d’émigration et d’immigration est prise en compte.

« Cet ouvrage explore le scénario des “migrations sans Frontières” (MSF) et étudie les implications éthiques, des droits de l’homme, économiques et sociales de la liberté de circulations des personnes[1]. » La première partie du volume aborde les questions plus théoriques qui entourent l’ouverture des frontières ; historique des mouvements de personnes, fondements économiques et politiques de l’immigration, liens entre immigration, pauvreté et pays en développement. L’analyse des impacts et nouveaux enjeux reliés à la mondialisation, l’élaboration d’un droit à la mobilité, les arguments éthiques et économiques pour la liberté de mouvement sont autant de théories développées et d’approches qui militent pour un changement fondamental du rôle de l’État ; un État soucieux du bien-être de ses populations, mais également de l’ensemble des habitants de la planète. Un État qui s’inscrit dans un processus de collaboration et de coopération pour l’élaboration de politiques régionales et internationales qui visent le bien-être collectif et qui s’associerait, en ultime instance, à la création d’une entité multilatérale de protection du droit à la mobilité.

La seconde partie du livre illustre, à partir d’exemples puisés à même les expériences de flux migratoires de différents continents, la faisabilité d’une ouverture des frontières ; comme celle de l’Union européenne – la forme la plus avancée d’intégration régionale – ou la communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, de l’Afrique australe et du Mercosur[2] dans les Amériques. L’Asie, bien que moins concluante en termes d’une libéralisation des frontières, démontre l’impact des mouvements historiques de populations à l’intérieur même des frontières nationales (Chine) et régionales. Finalement, l’exemple du mur érigé entre la frontière du Mexique et des États-Unis reflète les contradictions entre les intérêts économiques d’une nation et ses politiques d’immigration qui vont jusqu’à mettre en jeu l’intégrité physique des aspirants à l’immigration.

Quelques concepts clés

Les auteurs s’intéressent à une série de concepts et de références historiques qui font appel autant à la gestion des flux migratoires, au contrôle des frontières, au manque de coordination entre les États sur les politiques migratoires qu’aux répercussions économiques et sociales de l’immigration sur les sociétés d’accueil et d’origine. Ils démontrent, chiffres à l’appui, que l’absence de volonté politique des États à repenser leurs modes d’intégration des personnes immigrantes et à considérer ces dernières comme un potentiel énorme de développement – et non une charge sociale –, alourdit leurs charges économiques en exagérant les mécanismes de contrôle des migrations sur leur territoire. Ils considèrent que la libre circulation des personnes pourrait s’autoréguler – une quantité infime de la population est disposée à s’exiler – tout en promouvant un développement économique plus égalitaire tant au niveau des pays que des régions.

Le droit à la mobilité

Les conventions internationales et chartes des droits reconnaissent le droit d’émigrer, de sortir de son pays, comme un droit humain. Par contre, l’immigration est considérée comme une question relevant de la souveraineté des nations. Toute personne est donc libre de quitter son pays, mais sans garanties de pouvoir entrer et immigrer dans un autre territoire. Pour acquérir une véritable liberté de déplacements, il faudrait que l’ensemble des États s’entendent pour modifier ces chartes internationales et leurs lois nationales. Certains auteurs font donc référence à la nécessité de promouvoir et de défendre un droit à la mobilité. Ce nouveau droit assurerait une meilleure protection des personnes migrantes et favoriserait la reconnaissance de divers types de migrants, comme les travailleurs temporaires, les résidents permanents ainsi que les réfugiés. Le droit à la mobilité s’avère donc la pierre angulaire de toute politique en faveur de l’ouverture des frontières.

La nationalité versus la citoyenneté

Plusieurs auteurs du volume, dont Catherine Wihtol de Wenden – politicologue, juriste et directrice du CNRS-CERI[3] –, font également appel au statut de la personne migrante. L’immigration a lancé le débat sur la dissociation entre nationalité et citoyenneté ; lorsqu’un immigrant ou un travailleur temporaire s’installe dans un pays, il contribue à la création de richesse et acquiert des obligations fiscales. Il participe, au plan international, à une redistribution des revenus par l’envoi d’argent dans son pays d’origine. Par contre, il n’est pas en mesure de s’insérer pleinement à la vie démocratique de son territoire de résidence, car il n’est pas considéré comme citoyen à part entière. Cette situation, sans compter celle des immigrants illégaux, prive les sociétés d’accueil de ressources financières et humaines considérables. Si la notion de citoyenneté était revisitée et considérée comme l’occupation d’un territoire plutôt que l’appartenance à une nation – qui confère la nationalité –, elle favoriserait une plus grande intégration des personnes immigrantes, reconnaîtrait la valeur de l’identité culturelle multiple et assurerait les droits sociaux et civils fondamentaux aux migrants.

Frontière territoriale/frontière intérieure

Des auteurs comme Battistella, Canales et Armass définissent le concept de frontières bien au-delà des barrières érigées entre les différents pays. Les frontières renvoient non seulement à celles créées par les États-nations, mais s’étendent aux limites imposées à certains groupes à l’intérieur d’une même société. La mobilité entre les classes sociales demeure très restreinte dans une grande majorité des pays d’émigration et d’immigration. Les élites économiques et professionnelles bénéficient davantage de l’ouverture actuelle des frontières ou des accords bilatéraux et régionaux – par exemple au sein de l’Union européenne ; les travailleurs non spécialisés, les femmes peu scolarisées, les minorités ethniques sont confrontés à d’importantes barrières tant dans leurs propres pays d’origine que dans les pays d’immigration. Les « migrations sans frontières » ne résoudraient qu’une partie de la problématique, soit la mobilité territoriale ou géographique.

Des enjeux en termes de projet de société et de développement

Disparition de l’État-providence/destruction des valeurs communautaires

L’un des arguments lourds, voire sensibles à l’encontre de la libre circulation des personnes est celui émis par certains analystes – et réfuté entre autres par un des auteurs Han Entzinger – est lié à l’effritement de l’État-providence et de la solidarité sociale et des valeurs communautaires. Certes, l’ouverture des frontières pourrait remettre en question les politiques sociales de l’État en alourdissant ses charges sociales si les immigrants n’accédaient pas à un emploi. La pression exercée par un nombre incontrôlé d’immigrants risquerait d’avoir un impact négatif sur les mécanismes actuels de solidarité sociale. Mais dans la mesure où les migrants seraient légalement reconnus comme citoyens, participant au développement économique et à la fiscalité, ils soutiendraient des programmes sociaux qui sont déjà à risques dans plusieurs pays étant donné le vieillissement d’une couche importante de la population. Par exemple, les États-Unis, en 2004, comptaient plus de 9,6 millions d’immigrants illégaux, privant l’État d’une source importante de revenus.

Lien entre développement, lutte contre la pauvreté et coopération

Il est démontré que les États accueillant favorablement l’immigration bénéficient d’une augmentation de la croissance économique, de l’apport de nouveaux « cerveaux », de l’intégration de nouvelles compétences, de nouvelles valeurs. Des auteurs du présent volume, dont Mehmet Ugur, et la référence à plusieurs économistes permettent d’illustrer ce propos. Évidemment, le niveau de développement économique de ces États constitue en soi un pôle d’attraction des migrants, lequel repose dans bien des cas sur des antécédents historiques (colonialisme, domination politique). Ces États ou pays « de destination » en plus des politiques d’immigration, ont mis en place des mécanismes d’appui au développement des nations d’origine – d’où proviennent leurs principaux flux d’immigrants – visant entre autres à restreindre le nombre de nouveaux candidats. C’est ce qu’on appelle l’aide publique au développement qui aspire également à rétablir un certain équilibre économique et social entre les nations. Ces politiques de coopération et d’aide au développement, jumelées aux mécanismes de contrôle de l’immigration ont un coût énorme pour les sociétés d’accueil. Si ces pays adhéraient à l’ouverture des frontières, les sommes allouées au contrôle migratoire – 25 à 30 milliards par an pour 25 des pays plus riches – pourraient être investies au niveau du développement et contribuer par exemple à l’atteinte des objectifs du Millénaire. L’efficacité de l’aide au développement en serait grandement améliorée et les valeurs de justice et de solidarité internationale primeraient sur celles du nationalisme et du racisme. Les immigrants ne seraient plus vus comme une menace, mais comme une contribution à la société d’accueil.

L’immigration asexuée ?

L’immigration, au cours de l’Histoire, a eu des répercussions différentes selon les sexes ; les femmes, à cause de leur rôle social et de reproduction ont été, dans bien des cas, des sujets passifs, voire des victimes des flux migratoires : par exemple, dans plusieurs pays d’Afrique, les femmes restaient au village avec les enfants et des ressources très limitées, tandis que les hommes partis à la recherche d’un travail ne revenaient pas et constituaient une nouvelle famille dans le pays d’accueil.

Les auteurs du présent ouvrage abordent de façon très timide l’analyse de genre et l’importance de connaître les enjeux de la migration sur les femmes et les hommes. Les textes des auteurs européens ne mentionnent aucunement les impacts de l’immigration selon les sexes contrairement à leurs collègues d’Afrique et d’Asie qui en tiennent compte, du moins dans l’historique des mouvements migratoires. Cette dimension aurait intérêt à être développée davantage, dans la mesure où les femmes migrent de plus en plus et doivent affronter des obstacles additionnels (violence sexuelle, trafic et prostitution, etc.). L’ouverture des frontières doit être envisagée dans une perspective d’égalité femmes-hommes et promouvoir des politiques et mesures spécifiques en fonction des réalités distinctes tout en assurant l’égalité des chances dans le processus migratoire et d’intégration.

Un monde sans frontières ?

À la croisée des questionnements identitaires et de l’interdépendance des États-nations, ce livre nous amène à considérer sérieusement cette utopie d’un monde sans frontières, utopie à laquelle pourrait s’associer un nombre croissant de personnes, de dirigeants, d’organisations. Elle constitue une nouvelle base idéologique autour de laquelle se structurent des ententes régionales, voire continentales entre des États voisins. À ces efforts d’ouverture se juxtaposent des courants nationalistes et xénophobes, la montée des intégrismes et une recrudescence des conflits interreligions. Sans compter les adeptes du libéralisme économique et de la consommation de masse qui précipitent l’humanité vers une catastrophe écologique tout en accentuant les inégalités sociales.

Les promoteurs et promotrices du développement communautaire, de la coopération internationale, de la valorisation du « local au global », du développement durable et égalitaire, sauront-ils s’approprier l’argumentaire de la libre circulation des personnes, du droit à la mobilité et le bien-fondé de l’identité territoriale et citoyenne ? Tel est le défi que nous pose la lecture de cet ouvrage.