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Introduction

Nous sommes dans un processus de modernisation d’une ampleur inouïe, entre autres, par l’expansion formidable des institutions contemporaines et leur influence radicale sur les pratiques sociales. L’internationalisation des marchés économiques, le progrès industriel et les mécanismes d’hégémonie politique et militaire, associés à la délocalisation des pratiques sociales et à l’appropriation réflexive des savoirs, engendrent des risques incontrôlables pour la santé et le bien-être des populations. La société civile prend graduellement conscience de ces risques et le sentiment d’insécurité s’amplifie radicalement, ce qui laisse apparaître une attitude de défiance citoyenne envers la compétence technique des systèmes experts des sociétés modernes. Ceux-ci, dans un effort de rétablir la confiance générale envers leurs représentants, ouvrent des points d’accès permettant la confluence simultanée de savoirs et d’intérêts multiples qui sont constamment modifiables en fonction de nouvelles connaissances.

À la lumière des théories de la modernisation réflexive (Beck, 2001 ; Giddens, 1994), nous présentons l’alignement des éléments conceptuels et opérationnels qui nous semblent nécessaires pour examiner les transformations permanentes d’un phénomène global (la mondialisation institutionnelle des sociétés modernes) et leur influence sur l’intégration organisationnelle d’une pratique sociale au plan local (la participation communautaire). À titre d’illustration, nous prenons le cas des conseils locaux de santé (CLS), étendards du processus de décentralisation du Système unique de santé (SUS) du Brésil. Pour ce faire, la méthode de cet article a été articulée par la révision de plusieurs études de cas faisant partie de la littérature empirique. La recension des écrits s’est centrée sur deux plateformes de bases de données bibliographiques (OvidSP et Maestro) ainsi que sur un ensemble de journaux scientifiques classés par thématiques diverses qui sont associées aux différentes sections de l’article. Les années de recherche ont couvert essentiellement la période des années 2000, bien que, étant donné leur pertinence, nous ayons choisi quelques articles correspondant aux années 1990.

Le logiciel de gestion bibliographique End-Note X3 nous a permis de créer et de gérer une base de données afin de trier et d’utiliser les références bibliographiques sélectionnées, qu’elles soient sous forme d’articles, d’ouvrages ou même de sites Web concernant des publications scientifiques. End-Note X3 nous a également permis de générer automatiquement une liste bibliographique à la fin du texte. Cette base de données compilait un total de 70 références bibliographiques parmi lesquelles 28 articles scientifiques et chapitres de livre ont été intégrés dans les différentes sections de cet article. Le choix des textes qui ont servi à cette recension des écrits n’a pas été basé uniquement sur l’exhaustivité ou fait à partir d’un décompte terminé de catégories de recherche, mais plutôt dans l’intention de trouver le fil conducteur d’un argumentaire qui se construit autour des lignes de réflexion critique sous-jacentes à cet article.

En guise de conclusion, nous défendons l’idée que les CLS constituent un espace institutionnel intéressant nous permettant l’observation des lignes de tension paradoxales associées aux enjeux organisationnels pour une intégration plus démocratique de la participation communautaire dans le champ complexe de la santé publique contemporaine. Ces forces qui sont en principe contradictoires, mais potentiellement complémentaires, s’avèrent essentielles pour le processus de renouvellement organisationnel des pratiques d’action et d’intervention participatives dans les sociétés modernes.

La mondialisation réflexive des sociétés modernes

Discernée à partir d’un processus d’expansionnisme institutionnel, la mondialisation de la modernité se traduit par le développement d’une économie capitaliste à l’échelle internationale, une division multinationale de l’industrie du travail, un système global d’États-nations qui assure une surveillance régulatrice et, enfin, un ordre militaire mondial qui est en pleine progression (Giddens, 1994 : 77). Ce phénomène émerge comme un processus sans précédent, par l’essor extraordinaire des institutions contemporaines qui sont intimement reliées entre elles et opèrent simultanément sur les plans local et international.

Les rouages de la mondialisation institutionnelle de la modernité

À la base de ces arrangements institutionnels, Giddens (1994 : 69) discerne trois sources interdépendantes du dynamisme expansionniste de la modernité qui étaient pourtant traditionnellement écartées : la dissociation spatiotemporelle, la délocalisation des relations sociales et la réorganisation réflexive des savoirs. Ce sont des conditions aux transitions sociales contemporaines sans lesquelles cette expansion infaillible de la modernité n’aurait probablement pas eu lieu d’une façon aussi radicale, rapide et globale.

D’abord, la dissociation de l’espace et du temps. Dans les sociétés traditionnelles, le temps et l’espace étaient étroitement ancrés dans des contextes locaux. Contrairement, dans les sociétés modernes, le temps et l’espace se séparent foncièrement l’un de l’autre et se transforment dans des dimensions vides et standardisées, ce qui permet une reconstruction multidimensionnelle des rapports sociaux (Martuccelli, 1999) et l’émergence continuelle de nouvelles pratiques sociales. Plus précisément, ces changements dans le rapport espace-temps affectent directement la localisation des pratiques sociales dans des contextes particuliers de coprésence (Giddens, 1994), ce qui nous amène à envisager la complexité des relations de symétrie entre les interactions sociales locales (bâties dans la proximité) et les dynamiques institutionnelles globales (forgées dans la distance). Il s’agit là d’un processus dialectique, puisque des événements locaux forment graduellement un réseau complexe de rapports sociaux à portée globale.

Ensuite, cette scission spatiotemporelle est la condition première du processus de délocalisation des relations sociales de leurs contextes locaux d’interaction. Regroupées sous la dénomination de systèmes abstraits, Giddens (1994 : 30) distingue deux dynamiques de délocalisation inhérentes au processus d’expansion des institutions contemporaines : d’une part, la création de gages symboliques, des instruments d’échange pouvant circuler à tout moment en dehors des spécificités propres des individus qui les utilisent (ex. l’argent) ; d’autre part, l’établissement des systèmes experts, des domaines techniques ou de savoir-faire professionnel concernant de vastes secteurs de notre environnement social ou technique et au sujet desquels les usagers ne connaissent ni leurs principes ni leurs méthodes (ex. la santé publique).

Enfin, la réorganisation réflexive des savoirs, qui nous amène à la révision constante des pratiques sociales en fonction des informations acquises au sujet de ces pratiques mêmes, ce qui les transforme dans leurs principes fondamentaux. Dans toutes les cultures, les pratiques sociales sont quotidiennement modifiées à la lumière des contributions apportées par les découvertes en cours (Giddens, 1994 : 45). Mais la révision des pratiques routinières se radicalise notamment dans la modernité et s’applique dans tous les aspects de la vie humaine, y compris les pratiques d’action et d’intervention sociales. Cependant, cette application réflexive des connaissances faite par les acteurs sociaux sur leurs propres pratiques n’équivaut pas nécessairement à un meilleur contrôle de leur destinée, car ces connaissances restent susceptibles d’être remises en question.

La constitution de la société du risque

Ces dynamiques sociales, tout en permettant l’expansion inéluctable des institutions de la modernité, favorisent l’émergence de risques d’une ampleur jamais vue. Ici, la perception du risque est intimement associée à la réflexion croissante autour des pratiques sociales et leurs conséquences, ce qui implique un détachement de la perspective fataliste du risque dominante dans la société traditionnelle. Nous entrons alors dans ce que Beck (2001) dénomme la société du risque ; une étape de la modernité dans laquelle les risques contemporains produits par une activité industrielle à grande échelle se soustraient de plus en plus aux instances de contrôle et de sécurité traditionnelles. Par l’intensité de cette production industrielle, les garanties de protection institutionnelle ne sont plus possibles, ce qui amène une perte de crédibilité envers la compétence technique et le savoir scientifique des systèmes experts.

Dépourvus donc de l’aura protectrice des institutions traditionnelles, nous avons une multitude de risques à négocier, donc de décisions à prendre. C’est dans ce contexte que les sociétés modernes deviennent réflexives. Ce processus de modernisation réflexive amène une crise de la rationalité et la généralisation de l’incertitude, ainsi que l’apparition de nouvelles contradictions et de nouveaux risques (Mehta, 1998). Avec le dépassement sur le plan politique de la polarité gauche-droite, on détecte le jaillissement de nouvelles lignes de tension paradoxales à différents niveaux de complexité, façonnant de nouveaux axes de conflit et des jalons innovateurs pour l’action collective.

Ce contexte, paradoxalement mondialisé, favorise le démantèlement des institutions sociales intermédiaires (ex. famille, travail, communauté) qui organisent les pratiques quotidiennes des individus (Laurin, 1999) et les remplace par des formes individualisées de pratiques sociales, ce qui donne lieu à une substitution de l’action collective par des réponses singulières qui augmentent l’incertitude et l’imprévisibilité des sociétés modernes dans leur ensemble. De ce fait, le sentiment d’insécurité s’amplifie de façon radicale et la perplexité citoyenne se généralise. On prend graduellement conscience de l’existence des risques associés aux décisions les plus quotidiennes, tels l’alimentation, le travail ou même la participation. La société du risque marque donc une nouvelle étape de la modernité dans la mesure où elle est en même temps la condition et la conséquence d’une défiance citoyenne irréductible à l’égard des représentants des systèmes experts. Alors que ceux-ci étaient, auparavant, censés apporter bien-être et sécurité, ils sont aujourd’hui perçus comme des producteurs de risques et de menaces.

Une confiance « aveugle » envers les systèmes experts

La construction des rapports de confiance dans un contexte de modernisation réflexive passe par le passage dialectique et incontournable entre des pratiques sociales délocalisées de leurs contextes de coprésence et des dynamiques institutionnelles abstraites et amplement mondialisées qui créent d’innombrables situations à risque. Dans ce contexte expansionniste d’institutionnalisation de la modernité, les systèmes experts contemporains influencent de façon déterminante le formatage de toute pratique sociale et deviennent paradoxalement les dépositaires de la confiance inconditionnelle des individus, même si ces derniers ne connaissent que très vaguement les fondements de leurs procédés de fonctionnement.

Cette « confiance aveugle » envers les systèmes experts suppose donc une acceptation répandue des situations à risque qui est axée sur deux types de garanties de crédibilité (Giddens, 1994) : le premier est la fiabilité des intervenants, articulé autour des interactions face à face entre les parties prenantes et pour lesquelles la confiance est justifiée par une relation prolongée de coprésence ; le deuxième est l’intégrité du savoir expert, prenant forme à travers des interactions anonymes, qui présupposent le bien-fondé et la compétence d’exécution des systèmes experts.

Cependant, la dissociation spatiotemporelle et la délocalisation progressive des pratiques sociales constituent actuellement une entrave importante au développement d’environnements à interaction sociale constante et donc au renforcement de relations de coprésence. Cela nous amène progressivement à la recherche d’un sentiment de confiance fondé sur l’intégrité du savoir expert des domaines institutionnels qui, de sa part, ne donne qu’une réponse insuffisante à nos besoins innés de sécurité ontologique. Dès lors, les contacts entre les divers groupes sociaux et les représentants des systèmes experts, sous la forme de rencontres à certains « points d’accès », se trouvent particulièrement importants dans les sociétés modernes. Il s’agit là d’un processus de relocalisation des pratiques sociales, c’est-à-dire : « la réappropriation ou distribution de rôles dans les relations sociales délocalisées, visant à enraciner ces dernières (même partiellement ou provisoirement) dans un contexte spatio-temporel local » (Giddens, 1994 : 85). La relocalisation des pratiques sociales représente ici un moyen essentiel de retrouver la confiance dans la fiabilité des représentants des systèmes experts tout en encourageant l’établissement d’interactions face à face entretenues dans des contextes de coprésence.

La participation communautaire dans le mouvement démocratique des CLS au Brésil

L’enjeu de l’intégration de la participation communautaire dans les processus de gouvernance de la santé publique contemporaine doit être examiné, à la lumière des théories de la modernisation réflexive, dans des contextes organisationnels spécifiques. Cela nous permettra de mettre en lien les fondements essentiels du discours de la nouvelle santé publique (Petersen et Lupton, 1996) avec la réalité concrète telle qu’elle se pratique dans l’intervention quotidienne. Nous centrerons donc notre intérêt sur l’expérience de décentralisation du « Sistema Único de Saúde » (SUS) qui est actuellement en cours de réalisation au Brésil. Avant la réforme constitutionnelle de 1988, le SUS était fortement centralisé et montrait très peu d’intérêt pour l’action communautaire. C’était en 1986, lors de la VIIIe Conférence nationale de santé – un événement primordial qui a mobilisé plusieurs secteurs de la société civile –, qu’ont été développées les nouvelles stratégies adoptées par la Constitution fédérale de 1988 dans le processus d’institutionnalisation du SUS (Carvalho, 1998). Dans ce nouveau modèle brésilien de santé, la participation communautaire occupe une place de choix en étant formellement inscrite comme l’un de ses principes structurants. L’actualisation de ce principe au quotidien est fondée sur la conviction profonde, partagée par un nombre croissant d’acteurs de ce système expert, que le processus de production de la santé-maladie est déterminé socialement.

Pour ces acteurs, la gouvernance du système de santé implique le développement de concertations fécondes entre les gestionnaires publics, les différents partenaires et la population elle-même. Deux grandes stratégies de participation communautaire sont alors privilégiées : d’une part, l’engagement des acteurs sociaux, sous différentes formes, aux processus de territorialisation, de définition des problèmes et des besoins, et de formulation des priorités et des plans d’évaluation des résultats obtenus ; et, d’autre part, l’engagement des acteurs sociaux, sous la forme plus particulière d’une délégation formelle de certains de ses membres à des dispositifs de consultation populaire, comme les conseils municipaux de santé (Gerschman, 2004 ; Labra et Figueiredo, 2002 ; Morita, Guimarães et Di Muzio, 2006 ; Oliveira et al., 1999) ou même, dans certaines expériences novatrices, des instances plus rapprochées des unités territoriales de santé : les conseils locaux de santé (CLS) (Pessoto, Nascimento et Heimann, 2001 ; Serapioni et Romani, 2006 ; Wendhausen et Caponi, 2002). Les CLS interviennent dans la formulation de stratégies de politiques de santé et dans le contrôle de la mise en pratique de ces politiques, tout en prenant en charge des aspects économiques et financiers. Le SUS établit le caractère permanent et délibératif de ces organismes, intégrés par des représentants du gouvernement local, des fournisseurs de services de soins – privés ou à buts non lucratifs –, des représentants des professionnels de la santé et des usagers. Ces derniers constituent la moitié des représentants du CLS tandis que l’autre moitié est partagée parmi les membres des autres catégories.

À titre d’illustration, nous prenons en considération les résultats faisant partie de la littérature empirique existante autour de plusieurs études de cas sur les CLS, étendards du processus de décentralisation du SUS du Brésil. Cela nous permettra sans doute une observation plus étendue des lignes de tension paradoxales associées aux enjeux inhérents à une intégration plus démocratique de la participation communautaire dans le champ complexe de la santé publique contemporaine. De cette façon, dans l’optique de cet article nous faisons référence à plusieurs expériences concrètes illustrant nos propos autour des enjeux organisationnels de nature paradoxale qui sont au coeur de notre discussion et qui tiennent compte des facteurs contextuels façonnant le processus d’intégration organisationnelle de la participation communautaire dans les processus de gouvernance des CLS.

Des enjeux organisationnels inhérents à une intégration plus démocratique de la participation communautaire en santé publique

Les CLS constituent a priori un espace privilégié pour l’implication de la société civile au développement de son bien-être intégral. Ils représentent une stratégie clé pour répondre de façon démocratique aux changements que les dynamiques expansionnistes des institutions modernes exigent du système expert de la santé publique. Ainsi, la réflexion autour du processus d’intégration de la participation communautaire dans les CLS n’a de sens que si l’on reconnaît une interdépendance dialectique avec les influences contextuelles qui déterminent leur façonnement. Tout en considérant les phénomènes associés au processus de mondialisation réflexive des sociétés modernes, de même que la complexité des échanges qui tiennent lieu dans les points d’accès des systèmes experts contemporains, nous sommes persuadés que la création dans les CLS d’un processus démocratique renforçant la participation des acteurs concernés constitue un noyau privilégié pour certains enjeux de type organisationnel que nous conseillons fortement de prendre en considération.

Le dynamisme expansionniste des institutions modernes et la transformation constante des pratiques participatives contemporaines sont associés, entre autres, à des phénomènes concernant la délocalisation des rapports sociaux de leur contexte local d’action, l’organisation et la réorganisation réflexives des savoirs pratiques, l’émergence inévitable à l’échelle mondiale de risques incontrôlables et, enfin, l’institutionnalisation des rapports de confiance dans les points d’accès des systèmes experts. Nous chercherons donc les implications de ces phénomènes globaux sur le processus d’intégration locale de la participation communautaire dans les CLS, qui sont présentement mis en place lors du processus de décentralisation du SUS brésilien. Par « intégration » Giddens (1987 : 77) comprend la réciprocité de pratiques entre des acteurs ou des collectivités liés par des relations d’autonomie et de dépendance. Étant donné le caractère complexe des systèmes experts contemporains, cette intégration ne peut se manifester que si un « travail d’organisation » consciencieux, fondé sur des relations d’interdépendance, est mis en place : on s’attarde ainsi aux enjeux organisationnels du processus d’intégration de la participation communautaire dans les CLS, dont le principe fondamental représente l’idéal démocratique de la santé publique.

Premièrement : la délocalisation des rapports sociaux de leur contexte local d’action

Les stratégies d’opérationnalisation de la participation communautaire dans le domaine de la santé publique ont été traditionnellement ancrées dans la notion de « communauté », qui à son tour a été appuyée sur une conception géopolitique, stable et homogène du « territoire » (Petersen et Lupton, 1996 : 163). C’est bien le cas des CLS au Brésil, qui font partie d’un processus de décentralisation du SUS fortement axé sur la spécification d’unités territoriales de proximité (Gerschman, 2004 ; Labra et Figueiredo, 2002). La territorialisation du système de santé brésilien semble ainsi s’imposer comme une nécessité de premier ordre face au système centralisé qui était en vigueur auparavant (Pessoto, Nascimento et Heimann, 2001 ; Wendhausen, 2006).

Ici, la problématique de la distanciation spatiotemporelle nous suggère d’envisager de façon critique les relations complexes entre des interactions locales de type territorial et des phénomènes globaux situés au-delà des territoires de proximité. Ainsi, le résultat de ce processus dialectique entre des pratiques locales et des forces globales ne donne pas lieu nécessairement à un ensemble homogène de changements souhaités dans un contexte géographique immuable, en agissant dans un sens uniforme. Il s’agit plutôt, comme c’est le cas du nord-est brésilien (Bispo-Junior et Sampaio, 2008 ; Oliveira et al., 1999 ; Vazquez et al., 2003) de tendances mutuellement contradictoires, voire opposées, aux frontières floues et perméables, fondées sur un ensemble de rapports sociaux paradoxaux qui se tissent simultanément parmi les secteurs impliqués dans des situations de proximité et de distance.

Étant donné la diversité culturelle et la complexité de leur constitution, les CLS n’expriment plus uniquement des pratiques et des comportements participatifs géographiquement localisés et associés à une identité collective dominante, mais sont également marqués par des complexes influences délocalisées provenant de lieux fort éloignés (da Silva et Labra, 2001 ; Labra et Figueiredo, 2002 ; Wendhausen, 2006). Les CLS deviennent simultanément un espace complexe et propice pour le renforcement des revendications participatives d’autonomie locale et d’interdépendance transculturelle globale, façonnant les dynamiques dialectiques ayant lieu entre une multiplicité croissante d’acteurs concernés (Valla, 1998).

Deuxièmement : l’organisation et la réorganisation réflexives des savoirs pratiques

La pléthore de risques modernes, qu’ils soient écologiques, médicaux, alimentaires, industriels ou autres, et la complexité de leur nature laissent le système expert de la santé publique particulièrement démuni face aux revendications de protection sociale et de sécurité citoyenne en matière de santé. Ce fait renforce l’apparition de nouvelles scènes dans lesquelles la gestion des risques modernes – un des leitmotivs du discours et des pratiques de la nouvelle santé publique – s’organise socialement (Pellizzoni, 1999). Dans les CLS brésiliens, il y a présentement une relation dialectique entre la façon selon laquelle la santé publique gère socialement ces risques et la façon selon laquelle une diversité croissante d’acteurs sociaux participe à cette gestion (Bispo-Junior et Sampaio, 2008 ; da Silva et Labra, 2001 ; Pessoto, Nascimento et Heimann, 2001 ; Vazquez et al., 2003 ; Wendhausen, 2006).

Les structures formelles d’encadrement mises en place par le SUS pour faciliter le processus d’implantation des CLS doivent faire face à une complexité organisationnelle grandissante (Pessoto, Nascimento et Heimann, 2001). Les CLS, étant donné la multiplicité d’acteurs concernés dans leurs activités quotidiennes, constituent ainsi un scénario complexe où le savoir traditionnel et le savoir scientifique sont remplacés par des savoirs multiples et, surtout, constamment révisables à la lumière de nouvelles connaissances (Wendhausen, 2006). La gestion de risques dans les CLS est ainsi l’affaire de secteurs divers, allant du plus ou moins spécialisé. Les savoirs des différents secteurs sont, au moins partiellement, irréductibles les uns des autres, c’est-à- dire que l’espace social ouvert dans les CLS se caractérise par l’exclusion mutuelle entretenue par la différenciation des champs de pratiques des acteurs concernés (Martins et al., 2008 ; Serapioni et Romani, 2006).

Ainsi, chaque fois qu’un acteur entre en relation avec les autres, il n’est pas autant confronté par un niveau de savoirs différent qu’à d’autres modes de perception des risques et de recherche de leurs solutions. Les acteurs construisent individuellement leur propre perception des risques en fonction des connaissances produites de manière réflexive et qui sont orientées par la dissociation spatiotemporelle à laquelle ils sont soumis. Ces connaissances sont constamment révisées et actualisées. À partir du moment où les représentants du système expert de la santé publique découvrent de nouvelles sources de risque et que les acteurs s’aperçoivent des nouvelles menaces à leur intégrité vitale, les normes de conduite sociale se transforment en même temps que de nouvelles pratiques d’action et d’intervention participatives sont mises en place.

Troisièmement : l’émergence inévitable à échelle mondiale de risques incontrôlables

Le risque semble apparaître dans les sociétés modernes comme un élément central des formes d’organisation du travail et des relations sociales contemporaines. Dans la mesure où la connaissance actuelle se renouvelle inlassablement, en nous plaçant dans une remise en question constante de nos valeurs traditionnelles, le scepticisme et le sentiment d’insécurité se trouvent largement répandus. Les institutions intermédiaires telles que la famille, le travail et la communauté deviennent alors de moins en moins applicables (Laurin, 1999), et la délocalisation spatiotemporelle progressive des pratiques sociales oblige un individu de plus en plus isolé à prendre continuellement des décisions importantes qui auront un impact sur sa vie quotidienne. L’individu est désormais appelé à se réaliser lui-même dans cette perspective individualiste, privilégiant notamment la prise de décisions individuelle et la performance de compétences (Parazelli, 2004).

Dans un contexte si contraignant, les individus sont dorénavant forcés de privilégier une dimension utilitariste de leurs décisions, tout en conduisant leurs stratégies participatives vers la résolution technique de problèmes à court terme et la prise de décisions immédiate. Ici, la participation est vue comme un moyen, un instrument : dans certains cas, les gestionnaires du système expert de la santé publique ont promu la participation communautaire dans les CLS afin de légitimer leurs intérêts et d’utiliser les ressources locales pour compenser les coûts (Guizardi et Pinheiro, 2006 ; Van Stralen et al., 2006). Cette perspective a tendance à exclure les participants des processus réels de prise de décision lorsqu’elle les instrumentalise pour légitimer les projets implantés (Morita, Guimarães et Di Muzio, 2006 ; Serapioni et Romani, 2006).

En ce sens, le partage par le biais de la participation ne signifie pas nécessairement le partage effectif du pouvoir, mais peut-être que les tendances utilitaristes prédominantes peuvent même venir renforcer une conception technocratique et démagogique du processus participatif (Maciel Filho et Araújo Jr., 2002). Ces inégalités dans les exercices et les rapports de pouvoir se font explicites par le biais de toutes sortes de stratégies discursives où le langage joue un rôle fondamental. Selon Wendhausen et Caponi (2002), certaines stratégies discursives, qu’ils dénomment hypercodifications, apparaissent dans les CLS comme de véritables obstacles au dialogue, qui reste d’ailleurs généralement absent dans ces instances participatives. Ces hypercodifications font partie exclusive des jargons techniques des secteurs administratifs et politiques des CLS, ce qui constitue une entrave importante à la démocratisation du processus d’intégration organisationnelle de la participation communautaire (Guizardi et Pinheiro, 2006 ; Serapioni et Romani, 2006 ; Wendhausen, 2006).

Quatrièmement : l’institutionnalisation des rapports de confiance dans les points d’accès des systèmes experts

Dans un contexte de délocalisation progressive des pratiques sociales, l’intégration organisationnelle de la participation communautaire dans les CLS représente un processus de relocalisation des pratiques participatives des acteurs concernés. Cette relocalisation implique la construction sociale de la confiance entre les parties prenantes qui s’engagent constamment dans une interaction mutuelle, ouverte et interdépendante. Un processus qui requiert du temps et qui ne se construit pas de manière définitive, mais se réalise dans des situations routinières de complexité et de diversité culturelle renforçant l’émergence d’une confiance pragmatique. Ces routines organisationnelles, essentielles pour le réajustement de la sécurité ontologique des parties prenantes, transforment les relations d’intimité par un processus dans lequel la reconstruction identitaire de soi devient un projet réflexif qui nous semble fort institutionnalisé et considérablement impersonnel.

Même si les rencontres entretenues dans les CLS sont normalisées et prennent l’apparence de rapports de confiance, celles-là ont souvent un caractère épisodique et sont fondées sur des contacts irréguliers qui répondent principalement aux exigences organisationnelles du SUS (Bispo-Junior et Sampaio, 2008 ; Wendhausen, 2006). Dans ce cadre régulateur et contraignant, les attitudes de confiance – mais aussi de défiance – envers les représentants du système expert de la santé publique sont fortement influencées par les expériences vécues dans les CLS (da Silva et Lana, 2004), de même que par la réactualisation constante des connaissances de la part des acteurs concernés. Dans l’exemple qui nous occupe, le fait que les CLS soient des lieux de tension entre le scepticisme et les savoirs des parties prenantes leur confère manifestement la qualité de lieux de vulnérabilité qui peuvent montrer les limites du SUS pour gérer effectivement l’émergence accrue des risques contemporains (Guizardi et Pinheiro, 2006 ; Van Stralen et al., 2006).

De ce fait, l’intégration organisationnelle de la participation communautaire dans les CLS n’est pas donnée pour acquise, puisqu’elle peut être perçue comme une source de menaces importante pour l’image professionnelle des représentants du SUS et des instances gouvernementales, de telle sorte qu’elle est susceptible de générer plusieurs formes de réactions défensives et contraignantes (Bispo-Junior et Sampaio, 2008 ; Gerschman, 2004). De cette façon, au lieu de promouvoir une plus grande responsabilité dans tous les secteurs de la société civile, les CLS pourraient être conçus comme des dispositifs institutionnels de contrôle sur les mouvements sociaux participatifs qui s’organisent pour faire face à l’augmentation croissante des risques contemporains (Vargas-Côrtes, 2002).

En guise de conclusion

Les sociétés modernes présentent actuellement un processus d’expansion institutionnelle hors du commun, tout en façonnant un panorama sociotechnique complexe et culturellement divers qui s’éloigne considérablement du trajet linéaire et localisé des sociétés traditionnelles. Ce panorama prend la forme d’un ensemble de dynamiques tous azimuts aux composantes floues, transitoires et remplies de contradictions, qui découle notamment de la dialectique spatiotemporelle des pratiques sociales et de l’appropriation réflexive des savoirs contemporains. Ces lignes de tension paradoxales investissent tous les aspects de l’action collective, reflétant un extraordinaire enchevêtrement des phénomènes à portée globale et des pratiques sociales locales, telles que les pratiques participatives. Quelques commentaires sur ces propos devraient suffire pour conclure notre lecture sur les enjeux modernes relatifs à l’intégration organisationnelle de la participation communautaire dans le champ complexe de la santé publique contemporaine.

L’actualisation constante de savoirs contemporains par la société civile conduit à la prise de conscience des limites de la compétence technique des systèmes experts et, plus précisément, de leurs représentants. Un sentiment de désarroi s’installe ainsi, graduellement, au sein des sociétés modernes où la perception de toutes sortes de risques se construit socialement et se généralise de façon endémique. Le système expert de la santé publique, un des responsables légitimes de la gestion des risques modernes, ouvre progressivement ses portes à la société civile tout en créant des points d’accès sélectifs : des environnements qui renforcent l’interaction mutuelle entre les acteurs civils et les experts de la santé publique. Il s’agit là d’une stratégie de relocalisation des pratiques participatives afin de rétablir la confiance envers la fiabilité des représentants d’un système expert qui ne répond que partiellement aux besoins actuels de sécurité populationnelle.

Les CLS, mis en place lors du processus de décentralisation du SUS au Brésil, représentent ainsi des points d’accès intéressants qui renferment dans leur fonctionnement tout un univers de lignes de tensions paradoxales accaparant toute notre attention. Ils nous permettent d’examiner la relation de caractère réciproque entre, d’une part, une approximation macrosociologique de la mondialisation institutionnelle, qui définit des tendances expansionnistes très générales des sociétés modernes, et, d’autre part, un abordage plus empirique permettant l’analyse en profondeur des pratiques d’action et d’intervention participatives plus spécifiques. De cette façon, en tant que points d’accès du système expert de la santé publique brésilienne, les CLS constituent simultanément des zones très dynamiques de déplacement et de relocalisation des pratiques participatives, de spécialisation technique et de réappropriation populaire des savoirs pratiques, d’autonomie individuelle et de contrôle organisationnel, de confiance personnelle et des liens anonymes, de sécurité ontologique et de vulnérabilité systémique, et enfin, d’acceptation pragmatique et d’engagement civique.

Le lieu de socialisation dialectique et transformatrice créé dans les CLS engendre en soi un sous-système d’organisation collective qu’il serait pertinent de documenter en profondeur afin de renforcer notre discernement au sujet des pratiques d’action et d’intervention participatives. Il s’agit, en fait, d’un espace de recherche et d’action idéal pour enrichir notre compréhension sur les enjeux relatifs à l’intégration organisationnelle de la participation communautaire dans le champ complexe de la santé publique contemporaine. Cela pourrait certainement nous aider à construire collectivement l’expression réflexive et manifeste des valeurs démocratiques des sociétés modernes.