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Mon électricité n’est pas celle de tout le monde, et c’est là tout ce que vous me permettrez de vous en dire[1].

Le rock hexagonal a longtemps été à la remorque de l’Angleterre et des États-Unis, se contentant fréquemment de produire des versions locales des « tubes » anglais ou états-uniens du moment. La situation évolue cependant à compter du milieu des années 1970, puisque « [l]a première vague du punk à la française a ceci de particulier qu’elle se développe en parallèle de ses équivalents anglo-saxons[2] ». Si cette ouverture initiale contribuera, quelques années plus tard, à lancer des groupes à succès comme Trust ou Téléphone, sur le coup les résultats ne sont guère convaincants : « malgré ce “direct”, cette nouvelle déclinaison du rythme binaire trouve un écho peu favorable [en France]. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi, tant le rock et la langue [française] sont deux concepts qui se conjuguent mal […]. Le principal obstacle est donc culturel[3]. » Or, si le rock et la langue de Molière ne semblent pas en mesure — du moins à l’époque — de s’agréer, la prose hexagonale n’hésite pas, quant à elle, à se saisir de ce phénomène inédit que constitue le punk. De ce fait, si l’on en croit les historiens du mouvement, les vraies stars de la « punkitude » hexagonale ne sont pas tant les groupes qui tentent d’implanter le mouvement en France que les journalistes spécialisés qui oeuvrent à lui donner un sens. Il en résulte un singulier renversement :

La France présente […] un visage paradoxal. Elle n’a joué dans l’aventure punk qu’un rôle de figurante. Elle apparaît cependant comme le vivier théorique d’une new wave en quête de sens.

À Londres, à New York, gîtent les créateurs.

À Paris, il y a les écrivains[4].

Autrement dit : « La France occupe dans [l’]histoire [du punk] une place curieuse. Elle a su offrir à la vague une poignée d’écrivains et de théoriciens flamboyants. La révolution l’a cependant largement contournée[5]. » Que doit-on comprendre de cette étrange situation, où la prose devient l’élément le plus représentatif d’un courant essentiellement musical ?

Afin de mieux saisir les tenants et aboutissants de cette « exception française », je me propose de relire des textes de trois des « théoriciens flamboyants » de la punkitude hexagonale : « Je chante le rock électrique » (1973) d’Yves Adrien, L’aventure punk (1977) de Patrick Eudeline et Un jeune homme chic (1977) d’Alain Pacadis. L’exercice vise moins à situer le mouvement punk français tel qu’en lui-même l’éternité l’aurait changé qu’à déterminer comment les auteurs en question le perçoivent, l’analysent à chaud et imaginent son destin. Un examen dynamique de la mise en forme de leurs textes permet en effet de mettre en évidence le raisonnement qui les soutient, l’efficace de leur ton et, surtout, la façon dont ils renvoient les uns aux autres de manière à produire un micro-récit, plausible pour les années 1970, de l’histoire de l’émergence du punk en France. Les réflexions de synthèse qui suivront caresseront un objectif qui, dans la langue de l’époque, se serait défini comme un essai pour montrer comment « les visionnaires punk redécouvr[ent] la simplicité et l’extraordinaire plaisir de s’accoupler avec la fée électricité. Une volupté quasi bestiale[6] ! »

Mémoires d’Adrien

« Je chante le rock électrique » d’Yves Adrien est un texte manifeste où l’auteur défend sa conception d’un « rock violent, éphémère et sauvagement teenager[7] ». Cet article prend rétrospectivement des allures prophétiques car, dès 1973 — bien avant que n’émergent des groupes comme les Sex Pistols ou les Ramones —, il annonce la venue d’un courant « punk » (R&F, 36), fortement inspiré par Iggy Pop, Lou Reed ou David Bowie, dont l’un des premiers représentants serait les éphémères New York Dolls. Auréolé de cette réputation de bon augure, Adrien deviendra l’une des figures tutélaires du journalisme musical français, à telle enseigne que son style et ses idées seront adoptés par nombre de ses collègues débutant dans le métier, notamment Patrick Eudeline et Alain Pacadis. Le ton du texte d’Adrien est pourtant tout sauf prétentieux : à travers des souvenirs d’adolescence (« mon entrée dans ce que presse mobilisatrice et parents accablés s’accordaient alors à définir comme “le monde trouble de la délinquance juvénile” » [R&F, 36]), de recréations fictives du Paris des années 1960 (« On s’voit samedi – 8 h devant la Loco ? » [R&F, 37]) et, surtout, de considérations sur les groupes (« Stones, Kinks, Who, Pretty Things » [R&F, 36]) qui l’ont marqué à cette époque, l’auteur évoque les joies de ce qu’il nomme l’« [a]lliance quotidienne du rock addict avec l’Électricité » (R&F, 36).

Mais ce n’est pas uniquement par nostalgie que « Je chante » revient ainsi sur les « méchants » (R&F, 36) Stones ou les Who « profanateurs au premier degré » (R&F, 38). Si l’auteur décline les différentes étapes de l’« aventure électrique » (R&F, 36), c’est pour mieux en situer une bifurcation selon lui inacceptable : « le Rock allait devenir un… Art. Il allait naître une contre-culture pour ceux qui s’étaient jusque-là passés de culture » (R&F, 38). En ce début des années 1970 où le panache des Kinks et la sauvagerie des Troggs cèdent le pas à l’esthétisme conceptuel de Pink Floyd ou à la virtuosité technique de Led Zeppelin (groupes que ne nomme d’ailleurs jamais l’auteur), Adrien puise dans son expérience personnelle pour défendre un rock qui relèverait plus de l’exutoire ou du « satori dirty » (R&F, 36) que de la recherche musicale. Évoquant la frustration et le sentiment d’exclusion des « kids » (R&F37) de partout, « Je chante » renverse les théories reçues de l’aliénation culturelle pour en tirer un paradoxal appel à la transcendance de la norme et de la médiocrité : « Les fins d’enfance en banlieue grisâtre relèvent de si petits conflits qu’elles nécessitent des références constantes aux mythes qui sublimeront leur quotidien » (R&F, 36). Le rock sera ainsi, pour Adrien, avant tout une affaire d’« énergie » (R&F, 36) et de création de « personnage » (R&F, 36), un programme qui trouvera sa réalisation emblématique quelques années plus tard avec l’apparition de figures inquiétantes comme celles de Richard Hell (Television), Johnny Rotten (Sex Pistols) ou Clode Panik (Métal Urbain).

Par-delà cette compréhension fine des enjeux du rock anglo-saxon et de l’horizon d’attente dans lequel il s’inscrit, Adrien, dans le passage le plus célèbre de son article, tente de situer la pertinence du punk à venir dans le paysage culturel français. Plus qu’une simple réaction à une sclérose de la musique rock (car aucun musicien hexagonal ne se voit nommé), l’apparition des « mutants électriques » (R&F, 37) serait le symptôme d’un reflux du militantisme et des idéologies :

Les teenagers préfèrent le bubblegum au marxisme. C’est heureux. En 1972, on a redécouvert le trip « teen » et son implication première, l’éphémère. Les mots « engagement », « rigueur », « lucidité » font bâiller : leur utilisation/existence est désormais […] désuète […]. Fatigués d’écouter des prêcheurs attardés […], les Enfants Électriques ont chaussé des bottes et escarpins à hauts talons dorés, gagnant ainsi en taille ce qu’ils avaient perdu en illusions. Et, dans les librairies de Saint-Michel, on se débarrasse vite fait des encombrants volumes d’analyses militantes pour se racheter les premiers Little Richard chez Specialty. […] Le processus, on le sait, n’est pas neuf : une période de puritanisme (ici le gauchisme) engendre presque immanquablement une recherche outrancière de jouissance, d’éclatement, de « libération ». La disgrâce actuelle dudit gauchisme résulte d’une méconnaissance des lois régissant le monde « teen » : elle est l’aboutissement normal de cette incapacité des militants à percevoir/devancer les fantaisies des kids. À trop répéter que le rock était une musique aliénante, les vieillards en battle-dress se sont coupés de son public. Imposer ne suffit pas toujours à séduire. Il nous faudra, la prochaine fois, des politiciens érotiques.

R&F, 38

Sans jamais évoquer ouvertement les événements de Mai 68 — qui font pourtant le pont entre la scène pop des années 1960 et la décennie 1970 où écrit l’auteur — Adrien, fidèle à sa volonté de préserver le rock du label selon lui émasculant de contre-culture, cherche à distinguer la musique qu’il appelle de ses voeux de la morosité du contexte local. Or, peut-être parce qu’il ne « peut pas oublier le gouffre qui sépare le vécu français de l’américain » (R&F, 36), l’auteur n’envisage jamais la possibilité de l’éclosion d’une scène punk française. Contournant cette impuissance, c’est en simple fan de musique qu’il fantasme une communauté internationale d’adolescents révoltés « à Detroit, au coeur de Notting Hill Gate, dans le Lower East Side, à Montreuil ou à Montpellier » (R&F, 36). Géoculturelle en son geste premier, une telle rupture esthétique, cultivant le tapageur, l’éphémère, le superficiel et l’apolitisme, se révélera très difficile à assumer en France par les critiques subséquents qui, galvanisés par les idées défendues dans « Je chante », tenteront par surcroît d’allier la théorie à la praxis.

Fastes patriciens

Stimulé par le manifeste « électrique » d’Yves Adrien, Patrick Eudeline devient journaliste musical pour la revue Best — concurrente directe de Rock & Folk — où il défend à son tour la nécessité d’un retour à la pureté et à la violence du rock des origines. L’élève va cependant plus loin que le maître puisqu’il fonde dès 1976 Asphalt Jungle, l’un des premiers groupes punk français (qui connaîtra un succès d’estime et enregistrera trois 45 tours). Fort de cette double renommée de critique et de chanteur de rock, Eudeline se fait offrir — en 1977, alors que le mot « punk » est désormais d’actualité — de publier un livre sur le sujet aux Éditions du Sagittaire, lesquelles viennent tout juste d’entamer un virage « trash » en publiant les oeuvres de Charles Bukowski. Le jeune auteur de 21 ans accepte la commande et, par manque de temps — pour profiter de l’effet de mode —, produit un texte à la fois de circonstance et lié aux circonstances : L’aventure punk, dont le sous-titre est Tous les coups sont permis, est « un fourre-tout d’instantanés en désordre[8] », un collage de clichés « pris sur le vif. polaroïds se succédant. en série » (AP, 11, l’auteur souligne) où s’entrecroisent pêle-mêle des tranches de vie de l’auteur, des extraits de ses critiques musicales, des paroles de chanson et même une manière de fiction urbaine dystopique.

En dépit de ce caractère hétéroclite ou grâce à lui, L’aventure punk remplit plutôt bien son mandat d’introduction à un courant musical et d’information sur ses acteurs et sur les modes de vie qui lui sont associés. Il est ainsi question de l’illumination que vit « une bande d’allumés croyant à un certain rock » (AP, 38) qui pourtant « s’[étaient] ennuyés toute l’année » (AP, 38) passée à découvrir ce qui se trame, depuis 1976, de l’autre côté de la Manche. Suivent des portraits sur le vif des incontournables Sex Pistols (« Rotten bave. Camisole de force noire. Glen Matlock saute si haut qu’il flingue le plancher en verre » [AP, 38]) et The Clash (« vêtements achetés pour quelques pennies aux marchés aux puces et recouverts de slogans, de giclées de peinture. Et les gueules les plus CONCERNÉES du rock anglais » [AP, 39]), mais aussi des « premiers concerts punks à Mouffetard » où s’agitent « [q]uelques groupes déjà » (AP, 76) : Man Ray, Contingent Anonyme, Métal Urbain et, bien sûr, Asphalt Jungle. De ce point de vue, le livre d’Eudeline prolonge l’article d’Adrien, dans la mesure où il décrit en détail le punk rock prophétisé dans « Je chante », mais il l’actualise, le contredit et le dépasse puisqu’il montre comment un tel courant a pu s’implanter en France.

En décrivant le « nouveau pragmatisme » d’une « génération jouant à se réconcilier avec son époque » (AP, 11, l’auteur souligne), Eudeline en vient à reconduire un autre thème cher à Adrien, à savoir l’« électricité » — pour ne pas dire l’« éroticité » — du mouvement punk par rapport à une sclérose déclarée de la culture instituée et de l’action militante :

Oh, le rock & roll est une petite chose bien dérisoire. Un panier à crabes de symboles et de clichés véhiculant quelques rythmiques péniblement recopiées sur la musique du peuple noir. Mais il a quelque chose pour lui que ne possédèrent jamais aucune idéologie, aucun « Art » : IL EST ÉROTIQUE !

AP, 41

À l’instar de « Je chante », L’aventure punk encourage une dépolitisation du rock au profit des pulsions brutes de la révolte adolescente : « Quelle petite fille va mouiller pour un politicard en costume gris, pour un de ces nouveaux philosophes psalmodiant leurs contre-expertises de Marx ou Fichte coincés sur leurs chaises de Beaubourg ? » (AP, 41) Cette aversion pour le militantisme et pour la bataille idéologique, tous deux tenus pour séniles et engoncés dans une respectabilité stérile, est soulignée de manière ironique par l’inclusion, en exergue du livre, d’une lettre d’une certaine « Madame Hamon », au courrier du lecteur de L’Humanité dimanche, laquelle s’inquiète du mauvais pli pris par l’un de ses garçons : « Notre aîné lit “l’Huma” et a des idées justes, mais je commence à m’inquiéter à le voir ne s’intéresser vraiment qu’aux nombreux groupes dont il achète tous les disques » (AP, 9). Le rock et la gauche, qu’elle soit traditionnelle ou embourgeoisée par la « nouvelle philosophie », ne font pas bon ménage dans la France de la fin des années 1970.

Par-delà cette communauté d’idées avec Adrien, Eudeline développe une préoccupation qui lui est propre lorsque, témoignant des difficultés auxquelles il fait face en tant que chanteur d’Asphalt Jungle, il évoque les divers écueils qui attendent la scène punk locale en devenir : « Le rock & roll en France. Bloqué par ses problèmes de langue, d’image “nationale”. Nos punks locaux, souvent, n’hésitent pas à porter l’Union Jack. Mais… À quoi bon ? La France n’est-elle condamnée qu’à sa schizophrénie, à balancer des sous-Clash […] ? » (AP, 67) Une telle aporie peut sembler la conséquence directe de la volonté, prônée tant par « Je chante » que par L’aventure punk, de transcender la supposée médiocrité ambiante par la flamboyance de « bottes à semelles compensées » (R&F, 39), mais Eudeline se montre conséquent dans sa logique d’ouverture lorsqu’il appelle de ses voeux un « rock universaliste » qui, loin d’être un simple « produit importé », fera au contraire office de « [l]angage de tous les kids, de tous les paumés » (AP, 67). Versant à son tour dans le manifeste, il conclut : « Notre économie et nos médias sont nôtres. À nous d’en prendre conscience » (AP, 68). Une telle démarche suscite toutefois deux paradoxes de taille.

D’une part, Eudeline considère que l’« obstacle principal » du « punk rock français » est sa difficulté « à imposer son authenticité, à se débarrasser de la propension française à voir chaque horizon à travers le prisme de l’intellectualisme, de la culture » (AP, 67). Son livre commence d’ailleurs par préciser que « l’heure n’est pas aux analyses » (AP, 11, l’auteur souligne). Or, si une telle assertion est conséquente avec la volonté précédemment évoquée de recentrer le rock sur la seule révolte adolescente, il reste que le propos d’Eudeline est lui-même truffé de références littéraires. Par exemple, il reprend les idées d’Adrien sur la récupération esthète du rock en des termes qui rappellent curieusement le Sartre de « Qu’est-ce qu’écrire ? » : « Le système connaît le plus efficace des plans pour tuer toute expression de révolte : il en fait un ART. Une valeur culturelle. Un objet de musée. Et en prime impose ses notions de travail, de qualité » (AP, 42). La référence sartrienne se fait davantage explicite quelques pages plus loin alors qu’Eudeline évoque la volonté — là encore défendue par Adrien — d’incarner un personnage : « être le meilleur garçon de café possible » (AP, 56, l’auteur souligne). Dans un autre ordre d’idées, il associe le délire pseudonymique (Sid Vicious, etc.) qui découle d’une telle réinvention de soi tant à Albert Libertad « brûlant ses papiers d’identité » (AP, 25) qu’à un rêve attribué à Lewis Carroll (« Plus de nom ! » [AP, 25]). Mais il est vrai qu’Eudeline assume l’ambiguïté de tels emprunts en déclarant d’emblée que l’« [u]ne des bonnes vieilles habitudes du rock & roll est de ramasser tous les concepts, toutes les idées dénichées par les besogneux de l’“Art” ou de la politique pour les utiliser à son propre compte » (AP, 44).

D’autre part, Eudeline remarque que le punk français aura à « s’imposer SUR SON TERRAIN. Ne pas parler de Knighstbridge (sic) mais de Belleville, pas des rastas mais des nord-africains (sic). SE DÉCOUVRIR SON MOYEN DE COMBAT. Chanter en Français probablement » (AP68). Or, force est de constater que, loin de remplir la mission socioculturelle ainsi proposée, L’aventure punk ne fait que décrire l’errance d’individus anonymes dans la grisaille d’une métropole dont les (rares) traits distinctifs rappellent moins Paris que le film noir américain (« Ferme ton cuir et tire sur ta lucky/pour un peu, mec, t’es le faucon maltais » [AP, 13, l’auteur souligne]) ou les récits hallucinés de William Burroughs (« dans les chiottes, la zone tatouée deale des speeds de quinzième zone et les t-shirts trempés dévoilent des bras couverts d’hématomes et d’abcès. blessures de guerre des shoots à n’importe quoi » [AP, 35, l’auteur souligne]). De plus, cette transposition locale d’univers imaginaires repose sur un usage continu de termes anglais : « international heroes » (AP, 16), « breakdown » (AP, 17), « dark-shades » (AP, 33), « speadfreaks » (AP, 35), etc. Quand Eudeline s’applique à chercher la transcendance rock promise par Adrien, il ne la trouve qu’au sein d’un imaginaire d’importation. C’est que la réalité, comme c’est souvent le cas, n’a pas su se montrer à la hauteur de ses attentes.

Pacadis perdu

Alors que Patrick Eudeline prolonge la réflexion critique sur le rock entreprise dans « Je chante », Alain Pacadis, lui aussi fortement influencé par Adrien, va approfondir un autre aspect de son discours : la nécessaire création d’un personnage pour transcender les aléas du quotidien et la mythologie à laquelle toute projection rock & roll de soi recourt. En d’autres mots, alors que ses deux confrères sont avant tout intéressés par la musique, Pacadis, « dandy moderne, mi-révolté, mi-intégré, paillettes et désespoir mêlés sur fond de lignes de coke[9] », s’avère principalement attiré par le style et la décadence. Chroniqueur culturel à Libération, poste qu’il feint de ne pas trop prendre au sérieux (« tout le monde se prend pour un journaliste[10] »), ce pilier du Paris nocturne devient une gloire locale en faisant connaître aux lecteurs branchés de son journal les acteurs de la scène punk locale (Elodie Lauten, Stinky Toys) et internationale (The Clash, Generation X) qui commencent alors à faire parler d’eux. En résulte un autre livre circonstanciel, lui aussi publié aux Éditions du Sagittaire : Un jeune homme chic, apparent journal de l’auteur pour l’année 1976-1977 (toutes les entrées sont datées), mais, surtout, évident recyclage « des articles sur le punk » (JHC, 12) jusque-là commis dans Libé. À l’instar d’Eudeline, dont il est l’ami et le compagnon de débauche, Pacadis ne prétend pas à l’analyse du phénomène, mais à une simple saisie de l’air du temps, déroulant « un discours construit en prise directe sur le réel » (JHC, 12).

L’auteur d’Un jeune homme chic est un curieux personnage. Si, à force de côtoyer Adrien dans des concerts et des lancements, il se montre capable de réciter son credo rock (« [l]a punkitude est synonyme de rébellion et d’aliénation, d’angoisse et de frustration, de confusion et de pessimisme, de violence et de mort » [JHC, 77]), les commentaires qu’il passe sur les différents groupes qu’il a l’occasion d’entendre le révèlent en fait plutôt amateur de disco (genre auquel il consacrera son livre suivant : Nightclubbing), une musique dansante et commerciale à l’opposé des provocations punks. Si, tel Eudeline, il verse dans les allusions littéraires — tantôt rigolotes (« Tout ne va pas bien dans le royaume d’Angleterre » [JHC, 191] pour évoquer le « God Save the Queen » des Sex Pistols), tantôt pompeuses (« Le métal frappe sur le métal comme le marteau sur l’épée de Siegfried » [JHC, 95] pour qualifier un morceau de Kraftwerk) —, ce n’est pas pour donner une assise ou une profondeur à son propos, mais pour le seul effet plaisant du bon mot. Enfin, si, là encore à l’instar de L’aventure punk, il fantasme une métropole fictive où évoluerait la diaspora punk, elle n’est pas calquée sur les bas-fonds de New York (qu’il connaît véritablement), mais sur un ramassis de clichés corrélés à l’ère atomique : « Je suis partie intégrante des seventies, vivant dans des villes hyperindustrielles, mégalopolis du futur, faites de béton et d’asphalte, où même les arbres sont en plastique » (JHC, 125).

La grande originalité d’Un jeune homme chic est de décrire la scène punk française sur le ton d’un carnet mondain où les invités d’une soirée sont non seulement nommés, mais aussi définis par leurs choix vestimentaires et leurs actions du moment :

Il y a tous les punks : Stinky Toys, Angel Face, Loose Heart, Pain Head, mais aussi beaucoup d’amis. Marie-Hélène porte un short tyrolien en cuir, Toto est habillée en SS, long manteau de cuir et casquette en plastique noire. Paquita arrache la casquette de la tête d’Elli, celle-ci se précipite sur Paquita « pour la lui faire bouffer ». Deux corps de fille qui roulent dans une étreinte dont on ne sait si elle est amoureuse ou pas.

JHC, 101

Un tel décalage de genres n’est pas aussi ironique qu’on pourrait le croire, car les activités de chroniqueur culturel de Pacadis le mènent souvent à reconduire le même pattern quand il commente des soirées fermées à la boîte de nuit branchée Le Palace ou des défilés de mode. Le « jeune homme chic » n’est d’ailleurs pas le seul acteur de la scène punk en France à « baigne[r] à la fois dans la punkitude et la mondanité[11] ». Ses souvenirs de l’année 1977 révèlent ainsi notamment que le groupe parisien Stinky Toys a « donn[é] un concert très haut en couleur » au « mariage de Loulou de la Falaise et de Thadée Klossowski », en présence notamment de « Paloma Picasso, […] Yves Saint-Laurent […] [et] Karl Lagerfeld » (JHC, 193). Dans un même ordre d’idées, le livre reproduit également la liste des invités à l’inauguration du Centre Georges-Pompidou, où se côtoient les noms de « Giscard d’Estaing, […] Baudoin et Fabiola, […] le général Mobutu, […] Françoise Giroud […] [et] Johnny Rotten » (JHC, 96). Pacadis tente certes de trouver des éléments communs aux milieux qu’il traverse (« Tout est mini dans cette collection d’été. Nous sommes en période de crise économique et il faut utiliser le moins de ces matières biodégradables que sont les tissus » [JHC, 66]), mais l’on est bien loin de la pureté « électrique » rêvée par Eudeline ou Adrien.

Son parcours, qu’il raconte lui-même, est à cet égard fort instructif. Alors qu’Adrien passe sous silence la fin des années 1960 et qu’Eudeline « av[ait] entre huit et treize ans en mai 68 » (AP, 56), l’auteur d’Un jeune homme chic se remémore avec nostalgie son implication au sein du Comité révolutionnaire d’agitation culturelle (« avec une vague idéologie situationniste teintée de maoïsme » [JHC, 11]) à titre d’étudiant en histoire de l’art à la Sorbonne : « Une barricade en flammes est une extraordinaire oeuvre d’art, plus belle qu’un Rembrandt ou un Delacroix » (JHC, 125). Refusant de se laisser envahir par la désillusion subséquente, il part pour l’Orient (Népal, Turquie, Afghanistan) « sur les traces de Pierre Loti et de Lord Byron » (JHC, 15) où il s’abîme dans les opiacés. De retour en France vers 1975, il découvre avec joie un Paris enfin en phase avec « Londres, New York, Berlin » (JHC, 125). L’homme incarne ainsi bien davantage l’ennui de l’esthète mondain blasé que cette « rébellion […], aliénation […], angoisse et […] frustration » qu’il attribue au rock. Pacadis avoue significativement à ce sujet : « Ça y est, je crois que le punk est lancé en France, les médias commencent à s’y intéresser, il va falloir que je trouve autre chose… » (JHC, 76). Contrairement à Eudeline qui tente — au prix de quelques lourds paradoxes — de définir un authentique punk français, le « jeune homme chic » n’est pas autre chose qu’un figurant de circonstance.

Or, c’est précisément cette ambivalence qui rend la lecture de son livre intéressante dans la mesure où son personnage de dandy médiatique fait figure de symptôme emblématique des incohérences de la scène punk française de l’époque. Pacadis lui-même semble peu conscient de ses ambivalences, mais elles se cristallisent pourtant de manière obvie lors d’entrevues avec des musiciens de l’époque : Un jeune homme chic devient dès lors une sorte de révélateur par défaut, « le reflet fidèle d’une époque contradictoire[12] ». Par exemple, à l’occasion d’une rencontre avec lui, Serge Gainsbourg remarque la croix de fer qu’il porte à son revers. Rappelant à son interlocuteur que lui-même « avai[t] une étoile de shérif cousue sur le veston » (JHC, 107) dans les années 1940, il s’intéresse poliment à la signification du symbole. Pacadis répond de manière embrouillée : « On ne sait pas très bien. Avant, tout le monde était d’extrême gauche avec des convictions très fortes, maintenant c’est le conformisme. […] C’est un jeu avec les signes qui choque beaucoup de monde. C’est bien de choquer » (JHC, 126). Ce à quoi Gainsbourg, avec sa rigueur coutumière, rétorque que « l’idéologie ne s’arrête pas à l’éthique vestimentaire, à une présentation photographique de l’individu » (JHC, 126), et d’ajouter que « C’est plutôt vaseux tout ça, mais c’est exactement l’image de ce qui se passe actuellement » (JHC, 127). En d’autres termes, la provocation rock & roll gratuite et dépolitisée — même si elle cherche à faire oublier les excès d’un dogmatisme militant — est tout compte fait vide de sens.

Un autre échange, plus révélateur encore, a lieu entre Pacadis et Joe Strummer, chanteur du groupe The Clash. L’auteur d’Un jeune homme chic, après avoir annoncé en introduction de son ouvrage qu’il « mettait un trait sur le matérialisme dialectique » (JHC, 12), n’en revient pas moins — échaudé par Gainsbourg ? — à ses premières amours philosophiques :

Le punk est un concept dont l’existence est à peu près évidente pour tout le monde. Il reste à pousser la réflexion jusqu’à en faire une idéologie, à l’analyser objectivement avec tous les atouts que nous donne notre position de rock critik, mais nous pouvons joindre à cette critique le matérialisme dialectique qui peut s’appliquer à tout événement historique.

JHC, 153

Encouragé par un « texte théorique » des Clash (« La jeunesse après tout n’est pas une condition permanente, et un conflit de générations n’est pas aussi fondamentalement dangereux pour le gouvernement qu’un conflit entre dominants et dominés » [JHC162]) qui souligne l’ineptie de la révolte adolescente défendue par Eudeline ou Adrien, Pacadis interroge Strummer sur les rapports de son groupe avec le marxisme. La réponse est nette : « Les Clash sont le groupe le plus politisé de la scène anglaise, mais nous nous contentons de faire du rock, nous connaissons nos limites. Avant, nous crevions de faim, maintenant nous sommes riches, et cela n’aide en rien les ouvriers » (JHC, 165). De telles remarques sonnent en fait le glas du punk anglais, lequel a plié sous le poids de ses contradictions idéologiques, alors que le punk français, demeuré à l’état épiphénoménal et superficiel, n’a pas su se rendre au bout d’une telle logique. Dès lors, les repères de droite comme de gauche étant dissous ou annulés, Pacadis ne peut qu’en conclure : « Une nouvelle période s’annonce, celle de l’After punk qui oscille entre la glace bleue (Ice Blue) et le vide le plus total » (JHC, 153).

« Frenchy but chic[13] »

Vingt ans plus tard, un personnage de Patrick Eudeline, devenu romancier, exprimera crûment la déroute de la fin des années 1970 : « Punk ? Cela avait été de grands mots, à faire rêver sur les disques ; mais, au quotidien, de petites choses guère glorieuses. Parce qu’il ne pouvait en être autrement, que la vie était ainsi. Un bricolage. Avec les moyens du bord[14]. » Un tel propos concerne davantage la scène punk en elle-même et les individus qui y ont défilé que la démarche de l’auteur à l’époque, mais cette opposition entre un discours « bricolé » en dépit d’une pauvreté de moyens et une réalité somme toute décevante s’applique parfaitement à l’écriture d’Eudeline, d’Adrien et de Pacadis. Ceux-ci ont sans aucun doute tenté de penser le punk français, de lui conférer une cohérence éthique et esthétique, mais ont surtout cherché à prouver qu’ils en faisaient vraiment partie en multipliant les évocations de tranches de vie et de scènes de la « punkitude » au quotidien. Leur approche frôle l’autofiction, moins par la réinvention de soi en tant que telle (même si chacun de ces auteurs se constitue une identité rock & roll) que par la confrontation systématique de leur idéal punk avec les circonstances du moment. C’est pourquoi, dans ces trois chroniques de l’air du temps, le discours et son « bricolage » prennent toujours le pas sur la recherche de faits objectifs.

Mais, si le punk anglo-saxon a connu son lot de paradoxes et de désillusions, ce décalage entre fantasme et réalité se présente bel et bien comme une exception française. Signalée dans Un jeune homme chic, l’explication qui en est le plus couramment offerte est que le mouvement n’a pas su dépasser l’effet de mode dans son incarnation hexagonale : « Le punk français reste un concept qui ne touche qu’un club assez restreint de snobs parisiens[15]. » Le constat n’est pas faux, mais il n’empêche que Eudeline, Adrien et (un peu) Pacadis témoignent d’une intransigeance « électrique » que sont loin de partager les mondains qu’ils croisent dans les soirées. Christophe Bourseiller trouve une autre raison à cette exceptionnalité quand il observe que « les punks anglais proviennent de la classe ouvrière [et que ceux] de New York sont les enfants perdus d’une Amérique à la dérive [alors que] le mouvement français semble essentiellement petit-bourgeois [ : il] s’applique à singer Londres et New York sans grande conviction[16] ». Cette explication est corroborée par un autre roman qu’Eudeline consacre à un personnage de rocker de sa génération (vaguement inspiré du destin d’Alain Kan, chanteur de Gazoline). Le narrateur résume comme suit la situation familiale et culturelle que le héros doit nécessairement faire oublier : « Misère ? même pas, d’ailleurs. C’était pire. On n’était pas chez Charles Dickens ou Zola, non. Mais dans une commune moyenne, une commune mesure. Entre prolétariat et toute petite bourgeoisie. Moyen, Français moyen, à hurler[17]. » Sociologiquement imprécise et culturellement médiocre, la catégorie du « Français moyen » ne peut décemment servir d’oriflamme. On comprend mieux dès lors la recherche de « mythes » extérieurs et de flamboyance conduite par Adrien, Eudeline ou Pacadis.

Néanmoins, ces façons de comprendre l’exceptionnalité du punk français ne rendent pas raison du fait que ce dernier n’a vraiment trouvé sa différence que dans la prose, et non, comme ce devrait normalement être le cas pour du rock, sur scène ou sur disque. Cette scripturalité, cette prosalité a deux raisons d’être. Premièrement, puisqu’il est patent que « le mouvement punk français a commencé dans la presse spécialisée[18] », c’est grâce à leur statut de journalistes qu’Adrien et consorts se sont trouvés, bien avant les musiciens eux-mêmes, à l’avant-garde du dernier avatar de l’underground anglo-saxon. En somme, au pays de Marianne, la prose publicistique a devancé l’événement, mieux : elle l’a créé. Deuxièmement, c’est en fait par leur fonction de passeurs culturels que les trois prosateurs ont conquis le terrain et donné sens à ce qui allait vaille que vaille se produire en France. Comme l’explique Eudeline dans une entrevue rétrospective :

Il y a un truc en France qui est évident, c’est que comme le public parle très mal anglais, la critique rock a une importance et remplit un rôle qui n’existera pas dans des pays anglophones. On est quand même obligé de donner des sous-titres, et c’est pour cela qu’on a une approche du rock très intello, subversive et artistique. Par l’écrit tu peux donner des clés[19].

Il y a ici un paradoxe, et il n’est pas anodin. En dépit des propos passés de l’auteur au sujet de la déroute « intello » ou « artistique » qui menacerait toujours déjà de gangrener le rock, c’est bien rétrospectivement l’écriture (journalistique) qui est tenue pour la dimension spécifique incontournable du punk à la française. Par ce biais, l’exceptionnalité punk redevient compatible avec la représentation conventionnelle et de longue durée de « la France, nation littéraire[20] ».

Mais le punk n’était-il pas insoluble dans la langue française ? et si oui, comment l’écrire ? comment allier la glorieuse prose traditionnelle française à un phénomène musical qui, à en croire Eudeline et ses compagnons de plume, récuse toute forme d’affiliation à un héritage linguistique ou esthétique ? François Bon, romancier et biographe occasionnel de groupes comme les Rolling Stones ou Led Zeppelin, met en garde contre les possibles dérives de l’exercice dans une remarque métatextuelle : « C’est le problème avec ce qu’on projette sur l’écriture de rock, de croire qu’il suffit d’adopter un débraillé de surface et d’afficher les valeurs mises en partage comme si elles disposaient en elles-mêmes des vertus de la surrection qu’on cherche à décrire[21]. » Il enfonce le clou dans un autre ouvrage en soutenant qu’« [u]ne littérature qui mimerait le rock s’effondrerait sous ses clichés[22] ». Que penser, dès lors, de la prose déployée dans « Je chante le rock électrique », L’aventure punk ou Un jeune homme chic ?

Adrien, Eudeline et Pacadis font preuve, on l’a vu, d’une propension à célébrer la dimension « érotique » de la culture rock. On pourrait dès lors s’attendre à ce qu’une telle charge pulsionnelle se traduise dans la forme même de leur écriture. Or, force est de constater, d’un point de vue stylistique, que, loin de sécréter des relents troubles, la prose de ces trois auteurs repose au contraire sur un curieux « bricolage » — pour reprendre le mot d’Eudeline — entre rhétorique lettrée et lexique rock. En effet, se manifeste d’une part une volonté, issue sans aucun doute d’un souci d’authenticité, d’avoir recours au terme juste, sans nécessairement diluer celui-ci dans la traduction (« kids » ; « breakdown » ; « seventies »). D’autre part, toutefois, demeure une tendance à la formule — avec toute la conscience de soi et de ses moyens d’expression que celle-ci suppose —, tant pseudo-savante (« génération jouant à se réconcilier avec son époque ») que poétique (« les Enfants Électriques ont chaussé des bottes et escarpins à hauts talons dorés, gagnant ainsi en taille ce qu’ils avaient perdu en illusions »). La combinaison de ces deux approches débouche parfois — chez Adrien tout particulièrement — sur des images fortes (« Les teenagers préfèrent le bubblegum au marxisme »), lesquelles ne sont pas dépourvues d’un certain lyrisme (« satori dirty » ; « aventure électrique »). Le « bricolage » qu’un tel métissage suppose pousse également — chez Eudeline cette fois — à une exploration des possibilités offertes par la typographie, notamment en ce qui a trait à un usage emphatique des majuscules (« les gueules les plus CONCERNÉES du rock anglais »), des italiques et de la ponctuation (« un fourre-tout d’instantanés en désordre. pris sur le vif. polaroïds se succédant. en série »). Pareille démarche comporte toutefois, par sa rapide redondance, le risque de verser tôt ou tard dans le credo (« un discours construit en prise directe sur le réel ») ou le slogan (« SE DÉCOUVRIR SON MOYEN DE COMBAT »). Malgré l’invention d’une écriture qui, par sa construction disparate, dépasse la simple ambition de banalement « mime[r] le rock », la prose « électrique » ne semble pourtant pas en mesure de pouvoir se soustraire entièrement à l’écueil du « cliché » dénoncé par François Bon. Dans cette perspective, une critique de l’époque considère que

Patrick Eudeline […] est tombé dans le piège ; il a jeté à la suite les uns des autres de petits bouts de textes, des paragraphes où interviennent les mots magiques et tout l’attirail déjà folklorique — blouson de cuir perfecto, shooteuse, tennis, lunettes noires — avec les références nécessaires (Lou Reed, Johnny Rotten, Stooges, William Burroughs, etc.). Le tout suffisamment décousu pour « faire punk »[23].

De même, Frédéric Beigbeder, lui-même connaisseur en la matière, constate que « Pacadis […] distille une écriture paresseuse et agaçante, faite de collages superficiels et d’élégance camée[24] ». Chez l’un comme chez l’autre, le travail ne semble donc pas mériter la note de passage.

Pour nombre de commentateurs, la difficulté viendrait de ce qu’il n’existerait pas de tradition francophone sur laquelle les nouveaux critiques pourraient s’appuyer. Maints groupes punks français avalisent ce jugement et maintiennent, à l’exemple de Vincent Palmer, chanteur de la formation Bijou, que « le rock français n’existe pas. C’est un gros cliché, mais c’est vrai[25] ». Ce sur quoi renchérit Patrick Eudeline : « En français, le gros problème c’est quand même qu’il n’y a pas de référence[26]. » Or, paradoxe de taille, le punk anglo-saxon naissant n’a cessé de s’inspirer ouvertement du « lourd héritage de mai[27] » français et de souligner que la période « 1975-1981 constitue une réponse directe à 1968[28] ». Par exemple, Malcolm McLaren, pygmalion destroy des Sex Pistols, a répété à qui voulait l’entendre sa fascination pour les « belles revues » des « situationnistes » qui « mettaient tout en pièce[29] ». Lui et Jamie Reid, graphiste du groupe, ont prétendu s’être trouvés à Paris pendant « les événements », ce qui justifierait à quel point « ils se sentirent tous deux mis au défi et changés par cette période[30] ». Bavard notoire, McLaren a aussi confié, au sujet de la théorie de Debord dont il s’est inspiré dans sa démarche et ses slogans, que « [l]e texte était en français : vous tentiez de le lire, mais c’était si difficile[31] ». Le rôle des critiques et musiciens hexagonaux aurait pu être de creuser et de faire fructifier cette filiation intellectuelle soixante-huitième, mais une telle action leur était interdite, tout occupés qu’ils étaient, à la suite d’Adrien (et de quelques idéologues divers), à moquer et enterrer le militantisme de la génération précédente.

L’ironie est d’autant plus grande que le situationnisme lui-même absorbe et transforme la culture qui l’a précédé. Serge Gainsbourg dira de Sid Vicious et de ses suiveurs : « Vinrent les punks qui m’étonnèrent un temps, […] un mouvement qui m’aurait d’ailleurs subjugué, si je ne l’avais pas été quelque trente ans auparavant par Dada, Breton et La nausée de Sartre[32]. » Il n’est pas le seul à avoir fait ce lien. Lors de la première tournée française des Sex Pistols, tout l’entourage du groupe se précipite « aux Deux Magots parce que c’était là où Sartre et compagnie avaient traîné[33] ». Bernie Rhodes, gérant des Clash, aurait été « imprégné de minimalisme et de dadaïsme[34] ». Le punk anglais se nommait, à l’origine, « New Wave », « comme le cinéma français[35] ». Bref, sans pour autant faire des punks anglais de fins exégètes de la Modernité, force est de constater que leur esthétique et leur démarche sont massivement informées par la culture hexagonale. Adrien et Eudeline, qui laissent parfois échapper des bribes de culture littéraire, étaient trop fascinés par l’imaginaire anglo-saxon pour percevoir les racines locales du mouvement. Quant à Pacadis, qui a pourtant vécu Mai 68, il n’a vu qu’un rapport superficiel entre les provocations des avant-gardes d’hier et sa « punkitude ». L’aventure punk se termine par un retentissant : « La vieille Europe n’aura pas les punks. Elle n’a rien à leur offrir » (AP, 138, l’auteur souligne). Sous ce romantisme de pacotille et les velléités de table rase qu’il suppose se cache pourtant un héritage culturel non assumé.

D’une exception l’autre

Ma lecture des textes d’Adrien, d’Eudeline et de Pacadis est partie du constat que, lors de la première vague punk française, le livre avait curieusement supplanté le disque. Cet état de fait laissait entrevoir une exception française plutôt convenue, à savoir que l’Hexagone n’était pas une terre de rock & roll. Or, comme on l’a vu en cours de route, la volonté manifestée par les critiques rock d’établir une scène punk française a été trop influencée par ce qui se faisait à Londres ou à New York pour percevoir en quoi les musiciens anglo-saxons s’étaient eux-mêmes inspirés de la culture française. Plus encore, le commentaire qu’ils en ont fait — qui récuse ouvertement l’« art » et l’esprit militant au profit du fantasme d’« une adolescence qui n’a à opposer au vécu quotidien que l’électricité de son rock » (AP, 136) — a contribué à entretenir ce malentendu initial. Pourtant, comme le rappelle, avec le recul permis par une perspective contemporaine, le cinéaste Olivier Assayas (lequel s’avère ici un témoin privilégié du fait qu’il se réclame, dans sa démarche esthétique, à la fois de l’héritage de Guy Debord et de l’esprit du mouvement punk originel) :

On sait à présent que le peu d’idéologie qui structurait ce qui se produisait à Londres, à Manchester, ou ailleurs, allait chercher sa substance non pas tant dans l’I[nternationale] S[ituationniste] que dans les réminiscences de celle-ci, dans une sorte de rémanence indistincte de ses idées, clairement perçues néanmoins comme le sésame de la radicalité contemporaine[36].

Une telle observation — qui reprend et confirme les propos précédemment cités des acteurs de la scène anglaise de l’époque — mène à postuler, en guise de conclusion, qu’une caractéristique curieuse se dissimule sous l’exceptionnalité du punk made in France : celle qui marquerait un pays dont l’art et la littérature ont massivement rayonné et exercé une influence importante sur des créateurs du monde entier, mais qui ne sait pour autant pas ou plus reconnaître son propre héritage culturel lorsque celui-ci lui revient sous une forme hétérogène ou métissée, et qui, désormais, semble incapable d’accueillir cette matière enrichie pour la mettre à la disposition créatrice de l’art vivant.