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L’intellectuel moyen

Le structuralisme est l’un de ces courants de pensée qui se sont volontiers définis à rebours des idées reçues — sur l’art, sur l’homme, sur la société. C’est en tout cas cette vertu critique que l’histoire des idées enregistre principalement lorsqu’elle présente ses représentants comme les consciences lucides du temps, opposant leurs concepts et leurs théories à l’aveuglement idéologique propre au commun[1]. À ce titre, il ne fait pas de doute que le structuralisme, dans son extraordinaire diversité et sa grande richesse, a constitué un temps fort de la pensée française au xxe siècle, qu’on pourrait d’ailleurs considérer et étudier comme une exception culturelle.

Un autre point de vue est cependant possible sur ce discours et sur ceux qui l’ont promu si l’on considère cette fois le structuralisme comme un « mouvement d’opinion » ajusté aux grands complexes idéologiques de la doxa gaulliste des années 1960. Observé de ce point de vue, c’est-à-dire du point de vue de ceux qui l’ont perçu ainsi, ce discours qui se prétend théorie pure, ce programme de recherche tout entier orienté vers la conquête de tous les territoires du savoir, renforcerait alors la promotion d’un « homme nouveau », parfaitement inscrit dans les rouages de la nouvelle technocratie et cautionnerait sa sorte de léthargie politique, puisque cet « homme structural » aurait troqué sa sensibilité au mouvement historique au profit d’une obsession pour les régularités synchroniques. La nouvelle rationalité ainsi dégagée correspondant à la modernité capitaliste et technologique, l’ambition totalisatrice et l’érection du consensus communicationnel comme nouvelle norme de l’être en société — toutes caractéristiques qu’on a pu prêter au structuralisme — ont contribué à faire du « programme » structuraliste un « mouvement d’opinion », voire une « mode », présentée dans les pages des news magazines comme on montre les derniers modèles de mini-jupe[2].

Soyons clairs : il ne s’agit évidemment pas ici de donner crédit à cette image caricaturale du mouvement et de ses représentants, dont une importante lignée de commentateurs ont depuis lors utilement mis en lumière les nuances et la profondeur. Notre parti pris consiste plutôt à acter la circulation, à partir du dernier tiers des années 1960 en France, d’une représentation du structuralisme comme courant hégémonique, dépolitisé, techniciste, anhistorique. Loin de vouloir démontrer la vérité ou la fausseté de cette représentation, nous envisageons plutôt les effets qu’elle a pu provoquer chez ceux parmi les contemporains qui ont cherché à construire leur position contre une telle représentation.

La caricature du structuralisme ouvre en effet la possibilité d’une exceptionnalité par rapport à cette intellectualité structurale, perçue comme ajustée à la moyenne. Le premier Roland Barthes rend assez bien compte de ce mode d’irruption du paradigme structuraliste sur la scène intellectuelle des années 1960 et de sa possible assimilation à la doxa de l’époque. Dans une interview délivrée en 1965, en pleine querelle avec Raymond Picard, il déclare, à propos de son Sur Racine :

Moi, je parle de Racine selon le langage de notre époque, en utilisant l’analyse structurale et psychanalytique, au sens culturel du mot. […] Mon Racine, c’est une réflexion sur l’infidélité, et il n’est donc en rien coupé des problèmes qui nous intéressent immédiatement[3].

Manière on ne peut plus nette de situer le structuralisme au coeur du quotidien du « Français moyen » et, en particulier, au coeur d’une de ses nouvelles obsessions idéologiques : le couple.

Le couple : mythe, norme et rhétorique

Kristin Ross a bien montré comment le pouvoir gaulliste a développé « une nouvelle idéologie de l’amour et de la conjugalité[4] », propre à la fois à rencontrer les formes d’organisation bureaucratique et à stimuler la grande consommation : aux maris l’expertise des produits vendus, aux femmes la jouissance des biens achetés. En outre, cette conjugalité érigée en norme sociale remplit une fonction identitaire nationale assez puissante : « En somme, pour les Français, le bonheur ne pouvait se trouver ni dans la solitude induite par le modèle américain, ni dans l’idéal communautaire soviétique[5]. »

Cette « mythologie » n’a évidemment pas été loupée par le Barthes pré-structuraliste de la fin des années 1950. Sous le titre « Conjugales », il épingle la fonction de compensation du Couple (avec majuscule) par rapport à ce qu’il nomme le « mal social bourgeois » et relève « l’impérialisme mythique » de la « petite bourgeoisie française » :

Un « grand mariage », il ne faut pas l’oublier, est une opération fructueuse de comptabilité, qui consiste à faire passer au crédit de la nature le lourd débit de l’Ordre, à absorber dans l’euphorie publique du Couple « la triste et sauvage histoire des hommes » : l’Ordre se nourrit sur l’Amour ; le mensonge, l’exploitation, la cupidité, tout le mal social bourgeois est renfloué par la vérité du couple. […]

[Il évoque l’épisode de Miss Europe 53, qui reste fidèle à son amour d’enfance et épouse un électricien de province :] Ici l’opération consiste évidemment à mettre au service du modèle petit-bourgeois toute la gloire naturelle du couple : que ce bonheur, par définition mesquin, puisse être cependant choisi, voilà qui renfloue les millions de Français qui le partagent par condition[6].

Certes, Barthes identifie le mythe du Couple, mais il ne fait rien d’autre que le réifier, d’en faire une sorte d’essence majuscule qui s’impose à tous, sauf à celui qui la dénonce comme mythe. Autrement dit, son propos ne dit rien de ce qui échappe à la norme incarnée dans ce mythe, ne dit rien d’une éventuelle autre position que celle — qu’il occupe — de dénonciation de la « mesquinerie » et des illusions dont elle se nourrit.

Les deux auteurs que nous avons choisi d’examiner dans la suite de cet article se conçoivent comme des exceptions par rapport à ce type de discours, propre au mythologue barthésien. Cependant, leur propos n’est pas forcément centré sur le couple, et il nous faut ici apporter une brève précision méthodologique avant de poursuivre. Le motif du couple nous permet en effet d’identifier deux niveaux d’analyse.

Le premier est thématique et repose sur une définition du couple comme nouvelle technique du bonheur moderne, promue au rang d’institution et de norme qui identifie et exclut toute forme de déviance. La déviance (notamment sur les terrains de la conjugalité et de la sexualité) et le terrorisme qui la fait exister comme déviance : ce sont là deux problématiques centrales chez Jean Borie et chez Henri Lefebvre.

Le second niveau d’analyse est rhétorique et repose cette fois sur une définition beaucoup plus lâche et métaphorique du « couple », conçu comme une sorte de programme énonciatif caractérisé par la complétude, la clôture logique, le binarisme, la suspension de la question du changement et la propriété privée des concepts. La parole du structuraliste se fonderait sur une telle « identité rationnelle entre l’objet et l’acte de la connaissance[7] », sur un tel exclusivisme conceptuel qui viserait à saturer toute l’opération d’intelligibilité en la maintenant fermement inscrite dans un cadre logique très normé, à partir duquel la rétrospection historique comme la projection utopiste seraient totalement inconcevables.

Cette représentation caricaturale, nous la posons ici en contrepoint de ce qui va nous occuper à présent, à savoir une parole dont la situation énonciative se caractérise précisément par le défaut, par l’ouverture, c’est-à-dire par une déviance rhétorique par rapport à cette conjugalité réglée entre le structuraliste et son objet. Autrement dit, à partir des deux exemples ici retenus, notre objectif va être de montrer comment se construit, sur les plans thématique et rhétorique, une position d’exceptionnalité par rapport à ce qui a pu être perçu comme une norme à la fois intellectuelle et culturelle.

Exceptions : deux anti-structuralistes

Il y aurait évidemment bien des exemples à citer, et à analyser, de penseurs qui se situèrent en marge du structuralisme dominant. À nos yeux, l’intérêt que présentent les deux cas retenus, parmi d’autres possibles, est double. D’une part, Borie et Lefebvre sont aujourd’hui des figures (relativement) oubliées de l’histoire intellectuelle, alors qu’elles ont joui d’une certaine notoriété au moment de leur pleine activité. Ce maigre indice pointe vers des discours qui ont pu « faire époque », précisément parce qu’ils n’ont guère survécu à l’épreuve des années. D’autre part, Borie et Lefebvre occupent des portions très différentes du large spectre de la production intellectuelle. Un littéraire dix-neuviémiste et un philosophe marxiste ne partagent pas, a priori, les mêmes codes disciplinaires. C’est cette divergence de départ qui rend d’autant plus intéressantes à observer les convergences qui caractérisent leurs discours et qui témoignent d’une commune manière de construire l’exceptionnalité intellectuelle face à la moyenne perçue qu’a pu constituer en conjoncture le structuralisme.

La première remarque à formuler est donc que ces deux auteurs n’ont pas vraiment joui d’une postérité comparable à celle des structuralistes. Nous anticipons ici sur la fin de cet article pour dire que cet oubli relatif dans lequel ils sont tombés est sans doute à expliquer par la dimension politique qui caractérise leur propos et par le refoulement de cette dimension dans la lecture que les « nouveaux philosophes » des années 1980 ont produite de la période qui les précédait immédiatement. Nous y reviendrons.

Comme nous l’avons dit, cet oubli de la postérité contraste assez nettement avec la relative importance de l’audience que ces deux auteurs ont connue dans les années 1960 et 1970. C’est surtout vrai pour Henri Lefebvre, dont l’influence fut majeure auprès des étudiants de Mai 68. À Hervé Bourges qui leur demande quelles sont leurs affinités intellectuelles, Daniel Cohn-Bendit et Jean-Pierre Duteuil répondent, au nom du Mouvement du 22 mars : « On a voulu nous “balancer” Marcuse, comme maître à penser : plaisanterie. Personne chez nous n’a lu Marcuse. Certains lisent Marx, bien sûr, peut-être Bakounine et, parmi les auteurs contemporains, Althusser, Mao, Guevara, Lefebvre[8]. » En 1968, Lefebvre était en effet le professeur de philosophie à Nanterre (il a eu Cohn-Bendit comme étudiant) et pouvait compter sur des assistants comme Jean Baudrillard et René Loureau pour relayer sa pensée et son travail[9]. Un moment proche des situationnistes, il fut exclu du PCF en 1956 et a surtout développé une oeuvre originale, ambitieuse, pléthorique, qui défend la pensée dialectique, mais surtout formule le projet d’une révolution dans la vie quotidienne et anticipe par là toutes les questions de l’urbanisme contemporain. Sa position par rapport au structuralisme a évolué d’une tentative de conciliation avec le marxisme (il participe en 1959 au colloque sur le sens et les usages du mot structure[10]) vers une récusation radicale de l’idéologie technocratique qu’il associait à ce courant de pensée : il publie en 1967 Position : contre les technocrates. En finir avec l’humanité-fiction[11], puis en 1971 un recueil d’articles intitulé Au-delà du structuralisme[12], qui sont sans pitié pour les disciples de la Structure. C’est principalement à partir de ces deux ouvrages (surtout le premier) que nous avons travaillé.

Sur Jean Borie, nous n’avons pu rassembler que peu d’informations : normalien, il a émigré aux États-Unis (il enseigne à Harvard) pour finir par s’installer en Suisse, à l’Université de Neuchâtel, et par s’essayer au récit de fiction d’inspiration autobiographique. Dans une chronique consacrée à son dernier roman, Gabrielle Rolin a cette formule un peu lapidaire pour le présenter : « Ayant atteint l’âge de Françoise Sagan et de Brigitte Bardot (mais pas leur célébrité), Jean Borie tente, avant qu’il ne soit trop tard, de mettre le nez à la fenêtre[13]. » Son étude la plus célèbre reste Zola et les mythes, publiée en 1971 et rééditée en 2003.

Quant au Célibataire français, ouvrage de 1976[14], Jean-Paul Aron lui réserve un article entier dans sa chronique culturelle subjective des années 1945 à 1981. L’auteur y est présenté comme l’un des derniers pratiquants de l’histoire littéraire, autrement « édulcorée dans les biographies ou répudiée par les formalismes[15] », et surtout comme un « dandy », « hors des modes », anachronique et dès lors l’homologue des écrivains qu’il privilégie dans son étude : « De cette hypocrisie [bourgeoise], Jean Borie se délecte sataniquement car ses complices, ses amis, ses frères sont dans l’autre camp, Flaubert, Baudelaire, les Goncourt, le premier Huysmans, cyniques, inengagés, dandys. […] À ces réfractaires, il offre son Célibataire français […][16]. » Cette singularité « inactuel[le] » mais hautement jouissive est encore présentée par Aron comme à l’exact opposé de « la théoricité » et de « l’ennui » qui, selon lui, sévissent en ces temps structuralistes dans le paysage intellectuel.

À l’inverse, c’est précisément le manque de rigueur qui constitue le principal reproche formulé par l’historien Maurice Agulhon à Jean Borie, dans un autre compte rendu du même ouvrage. Cet « essai très libre », que « la presse à grand tirage a déjà salué comme l’ouvrage neuf et pertinent sur le problème[17] », n’est pour l’historien d’aucune pertinence sociologique, puisque l’auteur choisit « d’étudier une catégorie d’après des types empruntés à la littérature[18] ». Ce point de vue « au pied de la lettre » lui fait pointer sans doute un peu naïvement ce qui constitue la lecture subliminale du Célibataire français, à savoir que « [c]’est aujourd’hui [plutôt qu’au xixe siècle] que le mariage paraît profondément normal et le célibat […] une minorité surprenante[19] ».

La combinaison de ces deux témoignages donne une version qui correspond bien à notre hypothèse de lecture : un discours qui affiche son inactualité méthodologique et son affinité élective avec la littérature du xixe siècle, mais qui, ce faisant, prend très clairement position par rapport à la société française des années 1970.

Terrorisme et déviance

Cette prise de position apparaît déjà en creux dans l’exposé des trois événements qui, selon Borie, donnent sa place au célibataire, précisément en l’excluant de la normalité sociale française : « la dégradation du personnage du séducteur, la Terreur hygiénique, sociale et morale, administrée, au nom de la Science, par les “bons docteurs”, et le boniment des prophètes du progrès » (CF, 44). Trois phénomènes que Borie documente et commente à partir de traités de médecine, de discours pseudo-savants, de proses issues du journalisme d’idées et de textes littéraires.

La mort symbolique de Don Juan, c’est pourtant, possiblement, l’accès à une libéralisation des moeurs sexuelles, l’ouverture des rôles du jeu érotique au-delà du binarisme opposant l’homme séducteur à la femme séduite. C’est précisément le type de lecture très golden sixties que convoque explicitement Borie, mais pour la récuser quant au fond :

Il serait assez facile de présenter le célibataire […] au carrefour de toutes les libertés d’une sexualité « sauvage », comme le héros de l’émancipation sexuelle. Cette rhétorique serait la voie royale pour la constitution d’une Cause du Célibataire, sur le modèle de celles qui se disputent le marché. Faire de l’éloquence sur la liberté totale des rêves du célibataire, rêves où il aime à jouer tous les rôles, où il est à la fois sodomisé et sodomiseur, exhibitionniste et voyeur, Don Juan et lesbienne — rien de plus facile. Mais dans la vérité des pratiques, ce qu’il faut dire, c’est que le célibataire est un malheureux, nauséeux, ligoté, soumis, qu’il appartient absolument à la famille, qu’il en est l’invalide, le parent pauvre, et qu’il bande peu, rarement et mal.

CF, 97

À la rhétorique du prêt-à-défendre-et-à-héroïser, Borie oppose la réalité d’une aliénation bien plus fondamentale que celles dont on proclame gaillardement l’abolition sur le marché des idées. Écho évident à toutes les pratiques libératoires de la décennie, mais écho éraillé par le rappel des réalités d’une misère sexuelle quotidienne refoulée hors du dicible.

Mêmes échos éraillés à propos du discours médical, support scientifique de la terreur idéologique qui inscrit le célibataire parmi les déviants. Borie passe en revue de nombreux traités de médecins du xixe siècle (Garnier, Tardieu), spécialistes ès déviances somatiques, mais pointe surtout l’implicite d’une norme psychologique qui sous-tend ce discours hygiéniste. C’est l’occasion de faire entrer dans son commentaire de dix-neuviémiste un mot (en italique dans le texte) puisé au discours social des trente glorieuses :

Le médecin […] est toujours dans sa relation au célibataire et par-dessus le marché un psychothérapeute. Le médecin guérira Des Esseintes d’un délabrement digestif trop explicable par les expériences auxquelles ce célibataire esthète s’était livré lui-même. Mais, la fonction rétablie, le médecin sépare nettement ce succès au plan somatique de ce qu’il reste à faire : s’attaquer à la névrose par un régime, une discipline de vie, rentrer dans la norme, faire comme tout le monde […].

CF, 38-39

Parler du médecin du xixe siècle comme d’un psychothérapeute, c’est immanquablement suggérer un parallèle entre la terreur hygiéniste qui rangeait le célibataire parmi les onanistes et la nouvelle normalité anti-névrotique qui s’impose avec les succès grand public de la psychanalyse.

Enfin, la prise de position de Borie n’est jamais aussi claire (et désabusée) que lorsqu’il évoque les fausses illusions des prophètes progressistes, les Hugo, Zola, Michelet, qui, croyant sauver la France et les Français, n’ont fait que jouer le jeu du capitalisme moderne et que renforcer les logiques du pouvoir. L’allusion est claire, par exemple, lorsqu’il évoque la figure des « bébés », emblèmes supposés de l’Avenir et du Progrès chez Hugo (Quatrevingt-treize) ou chez Zola (Nana) : « depuis au moins un siècle qu’elle existe, de quelles horreurs la religion de Bébé nous a-t-elle préservés ? Qu’est-ce que Bébé nous a apporté — sinon un support publicitaire ? » (CF, 149). En somme, nous dit Borie, à la « bêtise » de la pensée prudhommesque, le progressisme n’a jamais opposé que ce qu’il appelle la « blague moderne », dont il retrace les actualisations à son époque :

Les jeunes gens subversifs blaguent les messieurs décorés, les bourgeois qui posent. Les messieurs tout empâtés d’expérience et qui sont allés au fond des choses parcourent en souriant la vieille blague des feuilles révolutionnaires dont se repaissent, avec le sérieux de la passion et de la foi, ces jeunes gens si blagueurs. Blagueurs blagués. Sartre, à propos de bêtise et de bourgeoisie prudhommesques, ne s’est pas privé de blaguer Flaubert, qui blaguait la bêtise prudhommesque. Évidemment, on pourrait blaguer Sartre, à propos du bourgeois, du célibataire, et d’un autre déguisement, bien plus comique encore, le Révolutionnaire. On n’en finirait pas…

CF, 176

Jeu de miroirs sans fin, où blague et bêtise se renvoient chacune leurs images déformées et où finalement la position de l’exception par rapport à « l’immense tromperie des idéologies et des média » (CF, 183) est de plus en plus difficile à tenir. Ce point de vue célibataire, que Borie identifie principalement avec celui des Goncourt, a en effet bien du mal à se réactualiser : « il n’avait rien vu ce célibataire de 1880 : il ne connaissait ni les autoroutes ni les plages du mois d’août » (CF, 191). Cette formule qui clôt l’ouvrage peut être lue comme une manière, pour Borie, de faire sienne la résistance à la puissance normalisatrice propre à l’histoire récente de son pays, dont la « petite machine à gouverner en or massif, Travail, Famille, Patrie » est loin de s’enrayer.

Terrorisme et déviance sont également au coeur du propos d’Henri Lefebvre, qui dénonce le fétichisme du Système, tel qu’il imprègne tous les pans de ce qu’il nomme « la société bureaucratique de consommation dirigée » qu’est devenue la France. Cette techno-bureaucratie est selon lui un phénomène pleinement idéologique, qui se nourrit principalement d’un discours scientifique (celui du structuralisme à la mode) tendant à l’élimination de toute forme de déviance et au refoulement de la dialectique historique, sous les apparences de la rigueur et du sérieux. Nous nous permettons ces deux longues citations, qui condensent l’essentiel du propos avec une certaine puissance démonstrative :

L’engouement pour le structuralisme est devenu pendant les années 1965-1966 presque aussi irrésistible que la mode des jupes courtes. Le phénomène s’éclaire dès lors que l’on admet que les modes idéologiques, qui ne datent pas d’aujourd’hui, deviennent des phénomènes mimétiques. Un modèle suscite une mode. Comme il y a dix ans le succès simultané de Françoise Sagan, de Vadim, de Bernard Buffet. […] La mimésis se répand dans l’intellectualité, envahit la « haute » culture et la contamine. Le critère idéologique ? Il faut que le modèle fournisse des citations, des intitulés et des titres d’articles, des thèmes de confrontations permettant de saturer des micro-milieux culturels. Dans de telles circonstances, la diffusion et le succès passent pour preuve. Sous couvert de rigueur formelle et du langage de la rigueur, il a été admis dans certains groupes que toute discussion, toute analyse critique, toute contestation du structuralisme et du « systématisme » doivent se renvoyer au folklore, parce que ce sont des indices de sous-développement et d’arriération mentale. Le structuralisme ne se présentait pas seulement comme la mise en oeuvre d’une notion, celle de structure, mais comme une doctrine irréfutable. L’engouement ne va jamais sans dogmatisme.

PCT, 81-82

Et un peu plus loin :

Ces protagonistes d’une tendance qui érige l’étude du langage et ses résultats actuels en savoir unitaire (sans fissure, sans lacune), en connaissance rigoureuse de la société capable de la définir et de la régenter, ces théoriciens rejettent implicitement une autre hypothèse. Leur savoir, leur discours scientifique ne seraient-ils pas le langage de cette société ? Leurs concepts mêlés d’idéologie ne constitueraient-ils pas une (ou la) superstructure de cette société (dite néo-capitaliste, ou de masse, ou de consommation, etc.) mal définie ? N’y aurait-il pas isomorphisme ou homologie entre la structure de cette société, la structure du discours qui trouve en elle sa place et plus particulièrement la structure la plus répandue du discours dans les sciences dites sociales ? […] Si le discours de cette société devient langage idéologique, à travers la philosophie et les sciences sociales, et s’il peut ensuite se réinvestir en pratique consciemment systématisante (dans et par l’État, la pédagogie, la recherche d’une intégration consentie ou imposée), écartant les conflits, éliminant les « déviants », n’est-ce pas une menace qu’il nous revient de montrer du doigt ?

PCT, 90-91

À ce « terrorisme par la persuasion ou par la contrainte », il oppose une nouvelle utopie révolutionnaire fondée sur la vie quotidienne et en particulier sur sa version urbaine. Contre des sciences sociales devenues des machines à conformisme et à récupération de toutes formes de déviance, il défend la vision d’un urbanisme qui conçoit la société comme une grande « totalité ouverte » (PCT, 134-135) et qui réhabilite une nouvelle forme de subjectivité, ludique et désirante[20].

Cette subjectivité des « anthropes », qu’il oppose aux « cybernanthropes » structuraux, se caractérise par l’échec, la lacune, l’oubli, l’émotivité, la souffrance, mais aussi par une sortie hors des contraintes institutionnelles, dont celles du couple marié, qui normalisent les cybernanthropes. À la fin de son ouvrage, Lefebvre reproduit ironiquement le discours d’un cybernanthrope, notamment sur ces thèmes de la conjugalité et de la sexualité :

L’amour ? La passion ? Mettons fin, avec les autres, à ces figures illusoires de la subjectivité et du sujet. Ce sont des dérivés maladroits de la sexualité insatisfaite. Des pulsions sexuelles, c’est bien connu, on ne peut tirer que de l’informe et du capricieux […]. Avec [les contraintes], […] on limite les dégâts des pulsions en bornant sévèrement les possibilités sexuelles. La société se fonde ainsi. Bienheureuses contraintes ! Grâce à elles, on jouit en pleine liberté de la famille et du mariage, des académies et de l’État […].

PCT, 218

On reconnaît là des parallèles évidents avec le propos de Jean Borie, qui pointe le refoulement de la déviance et l’ajustement de cette normalité éthique à l’ordre politico-économique dominant — dans un autre ouvrage, Lefebvre explicite : « L’adultère ne paie pas. Pas de frigidaire, pas de voiture, pas de maison à la campagne, si vous trompez votre femme ou votre mari, si vous perdez ainsi temps et argent[21]. »

Le parallèle avec Borie s’étend encore à deux autres aspects, moins évidents que ceux liés à la thématique de la terreur et de la déviance. Primo, dans un cas comme dans l’autre, on a affaire à une énonciation très située, volontiers proche de l’énonciation fictionnelle. Secundo, l’ensemble de ces caractéristiques thématiques et rhétoriques présentent une dimension politique qui consiste à renvoyer dos à dos le conservateur et le progressiste, le mythe et le mythologue, pour revendiquer, chez l’un une véritable radicalité critique osant formuler une nouvelle utopie, chez l’autre un repli dandy sur l’art comme seule forme de survie idéologique dans un monde saturé par la « bêtise » et par la « blague ». Deux positions rendues illisibles par la génération successive et dominante sur le paysage intellectuel français.

La promotion d’un ethos fictionnalisant

Nous avons déjà donné un aperçu de ce que nous proposons d’appeler l’ethos fictionnalisant. Dans les dernières citations de Lefebvre, on voit en effet clairement que l’auteur se livre à un délire descriptif fidèle aux codes d’écriture de la science-fiction, pour caricaturer les cybernanthropes. Lefebvre thématise lui-même ce recours aux procédés littéraires — au milieu de la description, il précise par exemple : « laissons à un romancier la tâche de raconter » (PCT, 220) —, qu’il présente comme une forme de résistance rhétorique aux codes du « langage sérieux » dont il a dénoncé le terrorisme tout au long de son livre :

Ceci n’est pas un conte, encore moins un roman de science-fiction. Toutefois, nous ne nous interdisons pas les formules qui font appel à l’imaginaire et au paradoxe. Notre manière d’être sérieux, hic et nunc, c’est de ne pas l’être, et surtout de ne pas le paraître.

PCT, 227

C’est bien dans ce qu’il nomme plus loin le « rire nouveau » que Lefebvre souhaite inscrire son énonciation, qu’il rapproche d’ailleurs de celle du Flaubert de Bouvard et Pécuchet (PCT, 229).

Le même Flaubert est pris également pour modèle par Jean Borie, qui voyait dans la littérature (et en particulier dans celle de ces grands célibataires que furent Flaubert, les Goncourt et Huysmans) l’occasion historique par laquelle le célibataire trouve une voix, celle de l’écrivain. C’est la coïncidence, vers le milieu du xixe siècle, entre la relégation du célibataire et celle de l’artiste qui permet de dépasser la terreur bourgeoise envers cette figure (CF, 18). Nous avons vu que Borie nous donne tous les indices pour transposer cette hypothèse de lecture de la France du xixe siècle à celle du xxe siècle, et dès lors reconnaître en l’auteur Jean Borie lui-même l’un des avatars modernes de ces déviants qu’il étudie.

La meilleure preuve de l’ethos fictionnalisant de Borie réside sans doute dans le fait que l’auteur finira par franchir définitivement le pas de l’écriture romanesque, mais son écriture du Célibataire français témoigne déjà d’un art consommé de la mise en scène des discours et des acteurs, d’un goût pour l’expression recherchée et pour la pointe d’esprit, enfin d’une liberté de ton totalement assumée et à l’écart des pratiques savantes (on ne trouve par exemple presque aucune note, ni référence, ni bibliographie). Ici encore, comme dans les passages de Lefebvre cités plus haut, c’est l’hypotypose et l’ironie qui dominent, ainsi que le montre cet exemple :

[D]ans sa stupidité candide de vieil oncle pique-assiette, [le célibataire] ne sait même pas qu’il est le réprouvé. Humblement, il va faire de temps à autre une petite cure dans d’obscures cliniques psychiatriques en banlieue. Il n’a évidemment pas accès à la schizophrénie littéraire, cause officielle, grosse entreprise d’édition qui a pignon sur rue.

CF, 14

Ce forçage permanent du trait, ce jeu sur les représentations et cette mise en scène ludique du commentaire donnent à l’ouvrage de Borie les allures d’un véritable récit. L’auteur annonce d’ailleurs que son propos sera une « histoire édifiante », visant à « renforc[er] nos capacités de résistance contre les filets de la blague moderne qui ne cessent de nous emprisonner de leurs mailles mensongères » (CF, 15).

En somme, pour les deux auteurs, il s’agit de jouer une fiction contre une autre, une fiction qui s’avoue telle (« histoire édifiante » ou « utopie »), contre une autre qui se donne les apparences du sérieux, de la rigueur, voire du progressisme.

Une nouvelle exceptionnalité française : l’humanisme

C’est ici que l’on touche à la dimension politique des deux discours examinés, déjà évoquée à propos des thématiques, mais qui reçoit une signification nouvelle liée précisément à la proximité énonciative que les auteurs entretiennent avec la littérature et sa rhétorique. Dans les deux cas, il s’agit d’abord de dénoncer une « fausse » pensée de gauche, qui se voudrait progressiste et critique, mais qui est en réalité directement branchée sur les logiques politiques et économiques dominantes. Mais ça ne suffit pas. Il ne suffit pas, comme le dit Borie, de « blaguer » (que ce soit blaguer la bêtise ou blaguer la blague elle-même) ou, comme le dit Lefebvre à propos du structuralisme, de s’en tenir « au décodage systématisé des messages anciens, ce qui ne constitue pas un nouveau message » (PCT, 52-53) : il faut en somme que le lieu d’où l’on parle soit un lieu neuf, inédit, une utopie.

Utopie prospective de l’urbanisme révolutionnaire chez Lefebvre, utopie rétrospective du dandysme littéraire chez Borie : ces deux modalités discursives seront radicalement refoulées par les intellectuels des années 1980, qui liront la période précédente à l’aune de la seule polarité entre humanisme et anti-humanisme, évacuant celle, plus large, plus profonde et surtout plus politique, entre d’un côté l’utopie (fictionnelle, ludique, libératoire) et de l’autre le savoir (technique, sérieux, fécond, mais surtout pas politique). Et sur le terrain de la sexualité particulièrement, on peut dire que l’utopie de Lefebvre donne, en 1968, une formulation assez nette de sa dimension politique :

Le changement à apporter ne concerne pas seulement les relations « féminin-masculin », l’égalité juridique et politique des parties contractantes et prenantes, la déféodalisation des rapports de sexe à sexe et leur démocratisation. La transformation devrait modifier les rapports (affectifs et idéologiques) entre la sexualité et la société. Que la société répressive et le terrorisme sexuel soient battus en brèche et abattus par tous les moyens de la théorie et de la praxis. Que la répression sexuelle ne soit plus l’affaire (et même l’affaire essentielle) d’institutions. Qu’elle cesse. […] Que le contrôle soit l’affaire des intéressés, non des institutions, encore moins de l’ordre moral et du terrorisme conjoints[22].

C’est précisément toute cette dimension politique qui sera évincée par les commentateurs qui suivront, préoccupés d’éradiquer le prétendu « anti-humanisme » de la « pensée 68 ». Nous faisons ici allusion au fameux pamphlet de Luc Ferry et Alain Renaut, publié au milieu des années 1980[23], mais la manoeuvre commence déjà, pourrait-on dire, dès la fin des années 1960, avec l’amalgame proposé par François Furet entre les ex-marxistes et les nouveaux structuralistes. Dans son article « Les intellectuels français et le structuralisme », l’historien démontre en effet que les disciples de Lévi-Strauss, Barthes et Foucault sont des déçus de la révolution communiste, qui ont retrouvé dans le structuralisme « l’ambition d’une science synthétique de l’homme et leur vieux rêve totalisant[24] ». Manière de dire : il n’y a plus d’utopie en dehors de celle, technicisée, que propose le structuralisme.

C’était en quelque sorte ouvrir la voie à Ferry, Renaut et à tous ceux qui se nommeront les « nouveaux philosophes » (Bernard-Henri Lévy, Maurice Clavel, André Glucksmann), à qui il ne restera qu’à liquider l’héritage intellectuel du structuralisme, pour proposer une nouvelle normalité philosophique bien française. À tous les « anti-humanistes » relativistes et nihilistes qu’on présente comme des avatars de la philosophie allemande (Marx, Nietzsche, Heidegger, Freud), on oppose l’universalisme de la Vérité et du Sujet purs et le moralisme humanitaire comme « nouvelle idéologie consensuelle officiellement promue par les gouvernants[25] ».

Alors que la lecture contemporaine du structuralisme — celle sur laquelle s’appuient Borie et Lefebvre — en a donné l’image d’un discours dépolitisé propre à renforcer une conjoncture technocratique, sa lecture rétrospective en a fait l’expression d’une force subversive juvénile et stérile, périlleuse pour l’identité morale de la France, dont il fallait à tout prix restaurer l’exceptionnalité. Telle relecture, pour être crédible, ne pouvait fatalement que réduire au silence les discours qui, contemporains au structuralisme comme « mouvement d’opinion », se construisaient comme exceptions en fonction d’une autre grille de lecture du champ intellectuel. C’est cette forme-là d’exceptionnalité que nous avons tenté de mettre en évidence, en particulier à partir d’une question liée à la sexualité, domaine où la pensée française accuse aujourd’hui un retard évident, ce dont témoigne la pénétration quasi nulle des gender studies dans le paysage académique hexagonal. Sans doute cette autre forme d’exception française est-elle à corréler au caviardage qu’a subi la première.