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Dany Laferrière n’a jamais caché son désir de rompre avec toute étiquette qui aurait pour fonction de lui attribuer une identité fixe, non désirée, fondée sur des questions d’origine, de race ou de langue. Dans J’écris comme je vis, il affirme ne pas se reconnaître dans des catégories comme « “écrivain immigrant”, “écrivain ethnique”, “écrivain caraïbéen” [sic], “écrivain du métissage”, “écrivain postcolonial” ou “écrivain noir”… » (, 104-105 [1]) Selon lui, seuls le travail et le produit de l’écriture, résultat d’un effort individuel, devraient suffire à le définir en tant qu’écrivain, sans autre qualificatif : « Je veux être pris pour un écrivain, et les seuls adjectifs acceptables dans ce cas-là sont : un “bon” écrivain […] ou un “mauvais” écrivain. À la limite, je préférerais qu’on dise que je suis un mauvais écrivain tout court plutôt que d’être qualifié de bon écrivain haïtien, caraïbéen [sic] ou exilé. » (, 105) Laferrière, en refusant le vocable qui désigne l’appartenance à un espace collectif culturellement déterminé — ce qu’il nomme « l’outrage géographique » —, se réclame du droit d’être reconnu dans son individualité, c’est-à-dire en plaçant le soi écrivain au centre de toute représentation identitaire. Aussi, lorsqu’il parle de ses influences, Laferrière se dégage de tout rapport « communautaire » en refusant d’emblée les critères d’appartenance et de reconnaissance identitaires qu’impose sa naissance : « […] je ne me sens pas si proche des écrivains caraïbéens [sic]. Tout simplement, je subis l’outrage géographique. […] Je ne regarde pas la nationalité d’un écrivain avant de le lire. Et mes influences viennent de partout. » (, 106) Il y a donc, chez Laferrière, une ambition avouée de s’approprier son identité en faisant du soi la seule véritable référence identitaire, un désir de s’émanciper de la collectivité et des insignes sociaux, qui lui permette aussi, en tant qu’écrivain, d’accéder au statut de rock star : « J’ai toujours voulu être un écrivain pour que les jeunes filles surtout puissent me pointer du doigt dans la rue en chuchotant dans mon dos : “C’est lui, l’écrivain !” » (, 57)

Ce souci d’échapper aux étiquettes de la critique se traduit dans l’ensemble de l’oeuvre romanesque de Laferrière par l’affirmation d’une certaine individualité du narrateur et personnage, qui passera, au fil des romans, du désir d’être le plus grand écrivain nègre à celui de se renommer écrivain japonais. Les romans de Laferrière deviennent ainsi des espaces de réinterprétation et d’affirmation du soi. En effet, si le narrateur se pose volontairement en retrait du monde qu’il décrit, s’il adopte une position d’observateur plutôt que d’acteur, on constate rapidement que ce monde observé renvoie toujours à sa propre subjectivité. Le récit, dans les romans de Laferrière, n’est jamais neutre ; il est nettement pris en charge par la voix d’un narrateur qui intériorise ce qu’il voit, qui se l’approprie et qui le recrée à partir d’une interprétation personnelle. En ce sens, il semble que le sujet même des romans ne soit pas tant les événements racontés que le regard qu’y porte le narrateur. Ainsi, une constante apparaît au fil des romans : la description la plus neutre devient, chez Laferrière, une manière de mettre à l’avant-plan une individualité qui se réfléchit, se construit et qui, ultimement, s’affirme.

On pourrait certes voir, dans cette attitude, l’expression d’un individualisme fondé sur un rapport purement égocentrique, égoïste même, du soi au monde. Le refus de l’étiquette, de l’appartenance à un groupe culturel, et le désir de s’identifier, par l’écriture, à la figure idolâtrée de la rock star ne contribuent évidemment pas à briser cette impression. D’ailleurs, on reconnaît dans ce discours d’émancipation de l’individu celui généralement associé aux sociétés modernes et postmodernes, dans lequel la critique a perçu une perte des valeurs partagées qui soudaient jusque-là les identités collectives traditionnelles, perte devant conduire l’individu au repli sur soi, faisant des intérêts personnels la seule valeur d’importance. Gilles Lipovetsky parle notamment, dans L’ère du vide [2], de la mise en place d’une société d’individus narcissiques qui seraient de plus en plus en mal de référents identificatoires pouvant donner un sens à leur existence. Dans un texte récent, rédigé en collaboration avec Jean Serroy, Lipovetsky explique ce repli sur soi de l’individu moderne et postmoderne : « En rupture frontale avec l’idéologie des civilisations précédentes organisées de manière holiste à fondement sacré, l’individualisme signifie un système de valeurs posant l’individu libre et égal comme valeur centrale de notre culture, comme fondement de l’ordre social et politique [3]. » Or, plutôt que de vivre dans un espace social où la liberté et l’égalité des individus servent de fondement à l’émancipation du sujet, ce dernier serait davantage confronté à une « insécurité identitaire sous-tendue par la perte des ancrages communautaires [4] » : « Livré à lui seul, désencadré, l’individu se trouve dépossédé des schèmes sociaux structurants qui le dotaient de forces intérieures lui permettant de faire face aux malheurs de l’existence [5]. » Ce qui se présente, dans la critique de l’individualisme moderne et postmoderne, comme un repli sur soi de l’individu devient, chez Dany Laferrière, une condition de la survivance du sujet dans le contexte de l’exil. Ici, le malaise moderne, ou postmoderne, entraîne un éclatement des cadres identitaires, tant chez le sujet des romans que dans la forme même du genre, qui permet au soi d’habiter le monde dans un rapport de complétude, plutôt que de perte involontaire de son appartenance au pays de l’origine. Ainsi, il serait plus exact de parler du sujet laferrien en fonction d’un projet d’individualité qui se précise au fil des romans — émancipation progressive du soi qui semble trouver son aboutissement dans L’énigme du retour et se met à distance d’une identité qui le rattacherait à l’espace habité — que d’une quête individualiste ou égocentrique de bien-être personnel. En faisant du soi une constante de son oeuvre romanesque, alors que le roman est constamment en mode de métissage, d’hybridation — investi à la fois par les genres du récit, de la poésie en vers, du reportage, du cinéma et du journal intime —, l’auteur propose de revoir les cadres identitaires à travers un regard décentré, en termes d’appartenance.

Cette ouverture des cadres identitaires ne semble cependant possible que dans un équilibre du narrateur qui oscille entre son désir de devenir, dans Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer, le plus grand écrivain nègre — et de renvoyer « JAMES BALDWIN SE RHABILLER » (CFA, 148) — et la réinscription du soi au coeur du pays natal dans L’énigme du retour. De l’un à l’autre, il y a cette affirmation de l’auteur qui résonne comme un leitmotiv : « Je suis trop ambitieux pour appartenir à un seul pays. Je suis universel [6]. » C’est la progression de ce rapport du soi au monde, à la fois dans son individualité et dans son appartenance, que j’aimerais explorer à travers l’ensemble de l’oeuvre romanesque de Dany Laferrière. J’examinerai d’abord ce qu’implique la notion d’« Autobiographie américaine » — qui désigne les dix premiers romans — dans la construction d’un discours narratif qui pose d’emblée l’individualité du sujet narrant. Je m’intéresserai ensuite à la représentation, dans le contexte des romans nord-américains, des rapports que l’individu entretient avec les différents groupes d’identification culturelle. Enfin, j’analyserai comment le sujet, en rupture avec les différents référents traditionnels d’identification, particulièrement la notion de nationalité, réinvestit le lien avec l’espace de l’origine afin d’atteindre une certaine totalité identitaire, universalité du sujet qui se construit dans l’au-delà des frontières géographiques.

L’« Autobiographie américaine » : une écriture sous le signe du soi

En qualifiant ses premiers romans d’« Autobiographie américaine », Dany Laferrière suggère que son écriture se construit d’emblée autour d’un sujet qui se raconte à travers le récit du parcours suivi depuis la naissance jusqu’au moment de l’énonciation. Cette référence explicite au genre de l’autobiographie joue un rôle important dans la représentation du processus d’individualisation puisqu’elle constitue une première étape de l’affirmation du sujet. La notion même d’« autobiographie », si on se réfère aux travaux de Philippe Lejeune, a effectivement pour fonction de poser le sujet écrivant au coeur du récit, de donner l’impression au lecteur, à partir d’un pacte implicite de véracité que Lejeune nomme le « pacte autobiographique », que le texte porte essentiellement sur un soi nettement associé à la figure de l’auteur réel : l’autobiographie serait un « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité [7] ». Si l’on pense à l’impression de véracité que sous-tend l’autobiographie, on peut dire qu’il y a, dans l’oeuvre de Laferrière, un certain nombre d’éléments biographiques (lieux habités, espace familial, contexte de l’exil, métier du narrateur, etc.) qui permettent l’identification entre l’auteur réel et le narrateur. L’intérêt que représente l’« autobiographie » chez Laferrière, qui brouille constamment la frontière entre la réalité et la fiction, ne tient cependant pas tant à l’idée de véracité « biographique » des romans, des événements et des actions qui y sont racontés — il précise lui-même, dans J’écris comme je vis, qu’il n’a « signé de pacte de vérité avec personne » (, 49) —, qu’au discours narratif pris pour ce qu’il est, c’est-à-dire une (re)production subjective du monde qu’assume un soi-énonciateur. L’« Autobiographie américaine » serait, en d’autres mots, le récit du regard qu’un individu porte à la fois sur le monde et sur lui-même, donc un récit empreint des émotions qu’éveille en lui l’énonciation des lieux habités et des personnages rencontrés dans un autre temps, celui de la mémoire. Il s’agit en quelque sorte d’exprimer, dans des histoires fausses, ce que le soi ressent véritablement à l’égard des lieux et des personnes qui ont contribué, d’une manière ou d’une autre, à façonner son identité, et de les représenter tels qu’il les perçoit au moment de les décrire. C’est d’ailleurs en donnant beaucoup d’importance à cette notion de représentation de ses émotions que Laferrière explique la portée autobiographique de ses romans : « J’ai tendance à dire, afin d’esquiver le problème de la stricte biographie qui ne relate que des faits véridiques relatifs à un individu, que mes romans sont une autobiographie de mes émotions, de ma réalité et de mes fantasmes. » (, 200) L’« autobiographie » est donc l’espace de réappropriation d’un monde essentiellement lié à l’intimité du sujet narrant.

Cette posture de l’écrivain qui raconte sa vérité « émotive » à travers la reconstruction imaginaire du monde est présentée de manière explicite dans les romans, où le personnage se pose souvent des questions sur l’acte d’écrire. Dans Le goût des jeunes filles, par exemple, le narrateur discute avec Raymonde, sa tante, qui lui reproche de ne dire que des mensonges au sujet de son père :

Je me souviens d’avoir fait un portrait très juste de mon grand-père.
— C’est mon grand-père, tante Raymonde, finis-je par balbutier.
— Je le sais, mais tu ne le connais pas plus pour autant.
— Un grand-père est différent d’un père, je veux dire que c’est la même personne, mais deux fonctions différentes…

GJF, 18

Dans Cette grenade dans la main du jeune Nègre est-elle une arme ou un fruit ?, le narrateur explique à une de ses lectrices : « Personne n’est capable de raconter une histoire exactement comme ça s’est passé. On arrange. On essaie de retrouver l’émotion première. Finalement, on tombe dans la nostalgie. Et s’il y a une chose qui est loin de la vérité, c’est la nostalgie. » (CG, 31) Dans Le cri des oiseaux fous, l’idée de cette mémoire nostalgique se précise alors que le narrateur, lors de la nuit qui précède sa fuite vers Montréal, remarque : « Notre mémoire emmagasine toutes sortes de sensations et d’émotions et on ne sait pas lesquelles elle va garder. » (COF, 200) Ainsi, le récit du passé, de la mémoire, n’a de sens qu’au présent, dans la manière de les raconter et, surtout, de les interpréter. Peu importe, finalement, que les histoires soient vraies, puisque c’est non pas les événements qui constituent la trame narrative, mais plutôt la perception que le narrateur a des lieux et des personnes qu’il rencontre ou qu’il a rencontrées au fil du temps.

Ce qu’il reste de l’aspect autobiographique de l’oeuvre, au sens où l’entend Lejeune, c’est donc le renvoi à l’individu qui se met en scène et qui, à travers les émotions que suscitent en lui les éléments réels du récit, se raconte. Chez Laferrière, en fait, cette individualité se pose comme un idéal pour le narrateur qui refuse les identités prescrites, fondées sur le lieu de naissance, la race ou la classe sociale, en tentant constamment d’imposer une perception du soi marquée par une certaine liberté identitaire. C’est ainsi, par exemple, que l’auteur précise, au sujet de Comment faire l’amour…, que le regard et le discours attribués au narrateur avaient comme objectif non pas de proposer une « sociologie urbaine » des relations interraciales, mais plutôt de faire une réflexion sur soi :

Les gens pensaient que je parlais d’eux (« Comment nous voyait-il ? ») alors que je ne parlais que de moi. Comme j’étais à leurs yeux un écrivain noir ou un écrivain haïtien, ils ont pensé que mon regard ne pouvait porter que sur l’entourage (les choses et les gens), alors qu’il pointait plutôt vers l’intérieur. Il leur a été presque impossible de croire que mon projet n’était pas d’éclairer les autres, mais de jeter la pleine lumière sur moi. De descendre dans les ténèbres de ma pauvre âme.

JSF, 101-102

Par cette interprétation libre de la notion d’autobiographie, Laferrière, au-delà de la représentation de l’auteur réel qu’il est, pose ses romans sous le signe de l’autoréflexion, de la nécessité, pour le narrateur, d’explorer son intérieur et de se définir à travers le regard qu’il porte sur le monde. Une réappropriation du droit de se dévoiler que le narrateur de Cette grenade…, après avoir dit son intention de « ne jamais faire partie d’un groupe quelconque » (CG, 348), met en pratique en se détachant, justement, de l’étiquette d’écrivain nègre que la couleur de sa peau lui confère d’emblée : « Je ne suis plus un écrivain nègre. » (CG, 351) Un refus du sujet d’adhérer à un groupe qui lui imposerait une identité fixe, qui ferait de lui un sujet sans destinée individuelle et qui lui nierait, enfin, le droit de rompre avec l’esprit de la collectivité pour se dire autrement. L’autobiographie devient, finalement, un motif à l’expression d’une individualité qui reste à préciser.

Le regard du soi dans l’espace nord-américain : le sujet à la conquête de son identité

Ce désir de rompre avec les identités prédéterminées par l’appartenance à un groupe social ou culturel et de se définir par la prise de parole est présent, voire central, dans les romans nord-américains de Laferrière, où est mise en scène une société tissée autour de « quant-à-soi » identitaires qui s’opposent. Ce sont ces « quant-à-soi » identitaires que le narrateur tente de déconstruire en se positionnant lui-même au centre de son propre récit identitaire. Dans Comment faire l’amour…, le rapport entre les individus de races différentes n’est effectivement jamais direct, il est toujours filtré par le voile des clichés, des stéréotypes, des lieux communs. En fait, tout se passe comme si la relation qui s’établit entre les personnes n’était pas fondée sur une prise en compte de l’autre dans son individualité. Une rencontre qui s’inscrit, à la manière du « rendez-vous » tel que le définit Éric Landowski, sous le signe d’un renoncement « à des rapports de personne à personne où chacun s’adresserait à son interlocuteur en tant que totalité [8] » :

Au contraire, on se borne à prendre en compte une facette déterminée de l’autre en le réduisant […] à un Cela, au lieu de le traiter comme un Tu. Dans les termes de la théorie des ensembles, on pourrait dire que la relation s’organise alors sur le mode d’une pure intersection — le contraire même de l’interaction [9].

Ainsi, la différence entre les deux individus est basée sur une perception fragmentaire qui ne tient compte que de certains éléments contextuels de surface. Chez Laferrière, le rapport à l’altérité reproduit un phénomène de non-rencontre entre les individus alors que le Noir ne peut être compris qu’en termes de collectivité, ce qui amène d’ailleurs le narrateur à souligner l’aspect déshumanisant des rapports entre Blancs et Noirs : « On dit que le tigre est un très bel animal, mais […] on ne parle jamais de tel tigre. On dit “le tigre”. C’est pareil pour les Noirs. On dit “les Noirs”. C’est une espèce. Il n’y a pas d’individu. » (CFA, 156) Dans un tel contexte, la rencontre véritable entre les individus et la mise en place d’un dialogue qui reconnaît la parole de l’autre, c’est-à-dire un dialogue qui permet de vivre, dans la durée, « sa relation à l’autre sur le mode du Je-Tu (et non du Je-Cela […]) [10] », demeurent donc impossibles. On s’en rend bien compte dans les relations sexuelles, du moins telles que représentées par le discours narratif, où la femme blanche — pour qui « BAISER NÈGRE, C’EST BAISER AUTREMENT » (CFA, 19) — refuse de se livrer totalement en passant la nuit avec son amant noir. Cela n’est pas sans conséquence, note André Lamontagne, sur la représentation du sujet comme type plutôt que comme individu : « En refusant de connaître véritablement l’autre et de se laisser connaître par lui, elles réduisent leur rencontre à un simple acte physique et, consciemment ou non, leur partenaire noir à un simple copulateur [11]. » Comme si, finalement, la rencontre raciale se faisait dans l’isolement des individus.

C’est à ce regard qui stigmatise le Noir que réagit le narrateur de Comment faire l’amour… en tentant de se libérer du cadre identitaire dans lequel il est confiné, une libération du soi se produisant notamment par le renversement du rapport de force entre les races, réalisé principalement à travers la figure de la Blonde prise, à son tour, comme un Cela : la femme ou la fille de l’ancien maître. C’est ainsi, par exemple, que le narrateur se sent tout à coup à sa place dans la maison des parents de Miz Littérature :

Tout est, ici, à sa place. SAUF MOI. Faut dire que je suis là, uniquement, pour baiser la fille. DONC, JE SUIS, EN QUELQUE SORTE, À MA PLACE, MOI AUSSI. Je suis ici pour baiser la fille de ces diplomates pleins de morgue qui nous giflaient à coups de stick. Au fond, je n’étais pas là quand ça se passait, mais que voulez-vous, à défaut de nous être bienveillante, L’HISTOIRE NOUS SERT D’APHRODISIAQUE.

CFA, 103

Selon Pierre Nepveu, ce renversement des rôles, cette libération du Nègre s’affranchissant du colonisateur, modifie considérablement la place du personnage, du moins celle qu’il désire occuper, dans l’espace qu’il habite : « Ici, le nègre enfin libéré peut aspirer à la totalité indifférenciée de la vie, vieux fantasme américain […] [12]. » Aussi, le narrateur énonce clairement l’enjeu de ses relations sexuelles avec les Blanches, comme Miz Sophisticated Lady : « JE VEUX BAISER SON IDENTITÉ. » (CFA, 81) Son ambition, en fait, n’est rien de moins que de conquérir l’Amérique, de se l’approprier avec tout ce que cela représente :

JE VEUX L’AMÉRIQUE. Pas moins. Avec toutes ses girls de Radio City, ses buildings, ses voitures, son énorme gaspillage et même sa bureaucratie. Je veux tout : le bon et le mauvais, ce qu’il faut jeter et ce qu’il faut conserver, ce qui est laid et ce qui est beau. L’AMÉRIQUE EST UN TOUT.

CFA, 31

Et pour y arriver, le narrateur s’attaque aux clichés de l’Amérique en se posant lui-même au centre de la relecture qu’il en fait.

Certes, l’inversion du rapport de force que suppose le regard du narrateur sur le monde n’efface pas l’idée d’un déséquilibre entre les races. Celui-ci existe toujours, particulièrement dans la description des relations sexuelles, un rapport qui limite toujours la relation raciale au Je-Cela — un Cela à la fois racial et sexuel — dont parle Landowski. En fait, le changement majeur que met en scène le roman se trouve essentiellement dans la présence de l’écriture, c’est-à-dire dans la prise de parole du narrateur qui écrit un roman intitulé Paradis du dragueur nègre. C’est par ce roman que le personnage espère se défaire de l’image du « Cela primitif » à laquelle il est d’emblée associé et établir le dialogue avec l’autre. En ce sens, la fin du roman est fort éloquente, puisque à travers les « fantasmes mégalomaniaques [13] » du narrateur apparaît la possibilité d’un dialogue avec l’autre, le Blanc, et aussi la Blanche. Pour la première fois dans le roman, le soi est perçu dans son individualité, dans ce qui le différencie des autres, c’est-à-dire le roman qu’il écrit : « Ce livre, tranquillement assis, cette couverture jaune et rouge, cet effet de jazz, c’est MOI. MOI TOUT ENTIER. » (CFA, 148) Il y a, d’une part, la reconnaissance individuelle qui vient du libraire, qui l’interpelle en l’appelant « Monsieur » : « ET CET HOMME, Ô MIRACLE, EST LE PREMIER BLANC À M’APPELER MONSIEUR. » (CFA, 149) D’autre part, il y a la reconnaissance institutionnelle du soi qui passe par l’éditeur, par la critique [14] ainsi que par l’invitation, très importante pour le narrateur, à l’émission de Denise Bombardier. Cette double reconnaissance permet au narrateur de transcender, d’une certaine manière, la figure stéréotypée du Nègre par la parole : le narrateur se démarque des écrivains nègres en les surpassant, en devenant un écrivain unique, nouveau, seul représentant des véritables « NÈGRES NOIRS D’AMÉRIQUE » (CFA, 151). D’ailleurs, la position qu’adopte le narrateur à l’égard des Noirs en est une de détachement, comme on le constate lorsque Denise Bombardier remarque qu’il n’aime pas les femmes, ce à quoi il répond : « Les Nègres aussi. » (CFA, 153)

Cette reconnaissance, dans Comment faire l’amour…, demeure cependant de l’ordre du fantasme. Le narrateur doit toujours faire face au regard de l’autre qui associe encore son écriture à la couleur de sa peau : « Comme le suggère le titre du dernier chapitre, qui parodie la parole célèbre de Simone de Beauvoir, “[o]n ne naît pas nègre, on le devient” sous le regard de l’autre [15]. » Entre ce que le narrateur vit et observe dans sa réalité et le rêve d’être reconnu sur lequel se fonde son écriture, il y a donc une barrière : celle du regard d’autrui. Cette barrière, le narrateur de Cette grenade… tente de l’abattre à la suite du succès de son premier roman, également intitulé Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer. Mais ce « succès américain », il s’en rend bien compte alors qu’il parcourt l’Amérique du Nord, ne lui confère pas, à l’instar de l’individu que décrit Gilles Lipovetsky, la liberté individuelle fantasmée dans Comment faire l’amour… ; il doit encore l’imposer. Dès le début du roman, le narrateur doit justifier ses prises de position face à une critique qui provient de « gens qui n’ont jamais lu le livre, et surtout qui n’ont aucune intention de le lire » (CG, 21), qui se fonde sur un regard en surface des choses, limité au titre, et qui refuse, par le fait même, de prendre connaissance de ce qui se cache à l’intérieur du roman. De la même manière que le titre de son roman lui attire une critique de surface, la couleur de sa peau fait du narrateur, malgré lui, une figure de la lutte raciale en Amérique. Aussi doit-il constamment préciser sa pensée et refuser toute implication militante lorsqu’il rencontre des représentants de différentes communautés ethniques. Il en vient même à se demander : « Tout d’abord, un écrivain nègre doit-il avoir une couleur ? » (CG, 115) Pour lui, il ne fait aucun doute que ce n’est pas le rôle qu’il entend jouer dans le paysage littéraire, comme il l’explique à un chauffeur de taxi nigérien qui le traite de traître parce qu’il refuse de raconter la richesse du passé africain :

Justement, je suis un écrivain du présent. J’essaie de repérer les traces du passé dans le présent. Peut-être que tu as raison. Il doit y avoir d’autres Nègres capables de montrer les richesses de notre race, mais ce n’est pas moi. Je ne suis pas le bon type. Je ne m’intéresse qu’à la chute, la décadence, la frustration, l’amertume, le fiel qui tient les hommes en vie.

CG, 119

On constate également le détachement du narrateur de la cause raciale lorsqu’un Blanc se révolte contre un projet municipal qui vise à déplacer les Noirs vers un autre quartier. Dans son discours, le Blanc tombe dans les généralisations condamnées par le narrateur de Comment faire l’amour…, en représentant « le Noir » comme un être cultivé, intellectuel, qui parle latin et qui, pour cela, vaut mieux que les Blancs : « Je suis parti. Je comprends sa bataille, mais ce n’est pas la mienne. Cela arrive parfois d’être sensible à une cause sans vouloir s’y engager. Et puis, le latin m’a toujours fait chier. » (CG, 201) Le narrateur, désireux de se délivrer des préjugés liés à sa couleur, refuse donc systématiquement de s’associer d’une manière ou d’une autre à ce qui ferait du Je un Cela.

Il n’est toutefois pas insensible aux discours qu’il entend tout au long de son périple à travers le continent ; au contraire, il les écoute et les accepte, même s’il n’y adhère pas. Pour lui, le dialogue est possible, mais dans le respect total de l’interlocuteur, qu’à aucun moment il ne dénigre. Mais ce refus d’adhérer à un groupe, de se reconnaître dans la cause d’une communauté à laquelle il est identifié, ne se fait pas sans prix à payer. Dans cette démarche que suit le narrateur d’une affirmation de soi en tant qu’individu, il se trouve un moment où le soi, libéré des stéréotypes rattachés à son apparence, est confronté à la solitude de son intériorité. Une solitude dont le narrateur prend conscience lorsqu’il entre en relation, au sens où l’entend Éric Landowski, avec une blonde qui, reconnaissant en lui l’écrivain à succès qu’il est plutôt que l’auteur d’un titre, brise la barrière des stéréotypes et entame un véritable dialogue avec lui :

Les gens ne pensent qu’à baiser, alors que pour moi parler est beaucoup plus intime. La plupart des types avec qui l’on baise, […] on n’a aucune envie de leur dire deux mots. Moi, quand je rencontre quelqu’un d’intéressant comme toi, quelqu’un avec qui j’ai vraiment envie de parler, je ne devrais pas te le dire, mais c’est rare que j’ai envie de baiser après, je me sens comme vidée… C’est plus fort que moi. Parler, tu vois, je ne sais pas, c’est comme si on avait fait l’amour, là devant tout le monde […] Tu sais, je ne devrais pas te dire tout ça, mais je te fais confiance.

CG, 142-143

Cette communication entre deux individus, deux intimités, amène le narrateur à se percevoir lui-même dans la solitude que suppose cette subjectivité, comme si, au-delà de la relation qu’établit le dialogue, il y avait toujours une part de soi et de l’autre qui restait inaccessible : « […] une terrible déprime me tombe dessus. Tout mon corps me fait subitement mal […] Je me sens seul dans cette nuit américaine. Et c’est la chose la plus terrible qui puisse arriver à quelqu’un. » (CG, 143) Le désarroi qui envahit le narrateur, et qu’on pourrait associer, avec Gilles Lipovetsky, à l’individualisation des sociétés modernes et postmodernes, se présente cependant dans le roman comme un passage obligé de toute destinée individuelle en Amérique — « La solitude est l’aboutissement naturel de toute vie en Amérique. » (CG, 143) — et cède rapidement la place à une reconfiguration du rapport qu’entretient le soi avec le monde. En même temps qu’il affirme ne plus être un écrivain nègre, qu’il refuse d’être uniquement « le type qui passe dans la rue » (CG, 340) et qui se laisse définir par le regard d’autrui, le narrateur fait le voeu de se joindre à ce que Pierre Nepveu nomme la « totalité indifférenciée de la vie ». C’est en cessant de se définir dans un rapport d’altérité au monde que le narrateur peut enfin, comme dans Chronique de la dérive douce, intégrer l’espace en tant que soi : « Je ne peux pas dire/quand exactement cette ville/a cessé d’être pour moi/une ville étrangère./Peut-être quand j’ai arrêté/de la regarder. » (CDD, 135) Aussi, il semble possible de lire, dans l’affirmation du narrateur, la mise en place d’un rapport au monde qui ne serait plus exclusif, mais tourné vers l’expression d’un universalisme identitaire : l’individualité telle qu’elle apparaît chez Dany Laferrière est donc porteuse non d’un enfermement du narrateur en lui-même, mais bien d’une ouverture à un monde qu’il désire investir et habiter.

D’Haïti à Haïti : de l’espace politique au temps du soi

Cette tentative d’intégrer le monde en évacuant tout attachement du soi à une identité prédéterminée se précise davantage lorsqu’on examine le rapport du narrateur aux idéologies nationales que véhiculent les discours historiographiques et politiques. Le projet d’individualité apparaît, en fait, dans un désenchantement du sujet à l’égard de ces discours qui se posent, généralement, à la base des identités collectives et qui supposent l’adhésion à un pouvoir central. Ce rapport aux discours nationaux est aussi directement lié à l’expérience de la dictature placée au centre du projet national — François Duvalier affirme, par exemple : « Je suis le drapeau un et/indivisible. » (ÉR, 116) Pour se reconnaître dans un tel projet, les individus doivent d’abord nier leur propre individualité en ne s’identifiant qu’à la figure du dictateur, contrôlée par le discours politique. L’effet pervers d’un tel contrôle se trouve particulièrement bien illustré par la dérision avec laquelle est présentée, dans Cette grenade…, la construction du discours historiographique que tient le chauffeur de taxi nigérien mentionné plus haut, lorsqu’il parle au narrateur du manuscrit d’un roman historique devant, explique-t-il, rétablir la dignité africaine. Dans cette histoire, la colonisation du territoire africain n’a pas lieu puisque le Blanc est chassé par l’intervention du chauffeur de taxi lui-même qui, sous les traits du dieu Ogou, « distribue généreusement des mitraillettes, des Magnum .357 et même des lance-flammes [aux] guerriers mandingues un peu surpris par ce retournement de la situation » (CG, 345). Et le Nigérien de conclure : « C’est ainsi […] que les vrais historiens patriotes devraient écrire l’histoire. Fini le temps de l’historien impartial qui regarde se dérouler les événements sans bouger et qui assiste à l’extermination de son peuple sans lever le petit doigt. » (CG, 345) Discours historiographique, donc, comme lieu d’une idéologie politique que Marie-Michèle observe, dans Le goût des jeunes filles, chez François Duvalier :

François Duvalier meurt en avril 1971 et son fils, Jean-Claude, le remplace le même jour. Le roi est mort, vive le roi ! Comme il n’a que dix-huit ans, on a dû modifier la Constitution pour qu’il puisse prêter serment. Quelle époque absurde ! François Duvalier faisait ce qu’il voulait, mais comme c’était au départ un historien, il entendait donner un certain vernis légal à son pouvoir absolu… Vos droits seront bafoués, mais rassurez-vous, ce sera fait dans les règles […].

GJF, 327

D’ailleurs, la narration, chez Laferrière, n’accorde qu’une place minime à la notion d’historicité : les événements historiques s’effacent toujours derrière les histoires personnelles des personnages telles qu’elles s’offrent à la mémoire du narrateur. La période historique ne sert, tout au plus, qu’à « planter le décor » — pour reprendre le titre du premier récit de La chair du maître —, donc à mettre en lumière, par le cadrage narratif, les enjeux sociaux auxquels sont confrontés les personnages.

Mais en explorant les enjeux sociaux qui ont marqué son expérience personnelle de la dictature, le narrateur est amené à prendre position par rapport aux enjeux politiques du pays. S’il affirme dans L’énigme du retour, par exemple, qu’il a développé une « allergie aux discours politiques » (ÉR, 116), c’est qu’il a pu observer comment ces discours, dans l’espace collectif, ont contribué à la négation des libertés individuelles en Haïti. Ici, pour survivre, chaque individu affirme son adhésion au projet national parce qu’il sait que, s’il ne le fait pas, il risque l’emprisonnement, voire l’assassinat — comme Gasner, l’ami du narrateur dans Le cri des oiseaux fous. Une crainte du pouvoir que le narrateur évoque en se remémorant l’omniprésence du dictateur, qui pénétrait les foyers haïtiens par les ondes radiophoniques :

La radio était faite pour les nouvelles. Et tout ce qu’on pouvait entendre, c’étaient les mêmes discours à la gloire du président […] Il fallait faire semblant d’écouter pour que les voisins ne puissent nous soupçonner de ne pas adhérer au régime, alors on montait le volume. Nos voisins faisaient pareil. Une atmosphère de paranoïa collective.

ÉR, 115

Et si le discours national cédait parfois les ondes à la musique, c’était toujours pour annoncer la mort des opposants au pouvoir : « On avait froid dans le dos chaque fois qu’on entendait de la musique classique. Tout de suite après on annonçait un coup d’État manqué, ce qui était toujours prétexte à un carnage. » (ÉR, 115-116) Annonce qui, il va sans dire, contribue à maintenir la paranoïa collective.

Cette atmosphère que décrit le narrateur de L’énigme du retour est palpable tout au long du Cri des oiseaux fous, alors qu’on assiste véritablement au processus menant le narrateur à énoncer son projet d’individualité, c’est-à-dire son désir de se dire hors des normes de l’identité nationale, hors de l’oppression identitaire de la dictature. Le passage où il se sent agressé par une meute de chiens permet peut-être de comprendre cette oppression qu’il ressent partout dans la ville. Alors qu’il marche vers Pétionville, banlieue bourgeoise de Port-au-Prince, le narrateur est persuadé qu’une meute de chiens met en place une stratégie pour le prendre au piège :

Je reste un moment sur mes gardes, me demandant s’il est possible que ces bêtes abandonnées puissent concevoir une stratégie de guerre digne des cadets de l’Académie militaire d’Haïti. Pourtant, il se passe quelque chose qui ressemble à un plan réfléchi. Ils me laissent la voie libre pour avancer vers le milieu du carrefour, l’air de m’ignorer ou de s’intéresser à autre chose (manoeuvre de diversion pour mieux m’encercler au moment opportun ?). La redoutable précision du général Louverture. Je leur prête peut-être trop d’esprit. Intelligence ou instinct ? Une façon d’en avoir le coeur net : prendre le risque de mettre ma tête en jeu.

COF, 207-208

L’analogie entre les chiens et l’armée haïtienne est fort intéressante puisque les chiens deviennent, dans le regard du narrateur, des représentants du pouvoir, dressés par le gouvernement pour « dévorer tout dissident en fuite » : « On leur aurait injecté le virus anti-dissidence et ils m’auraient détecté. L’odeur de celui qui dit non au pouvoir. » (COF, 208) Or, si la réaction normale à une telle attaque est de fuir, le narrateur prend quant à lui le parti d’affronter la meute en adoptant la même posture qu’elle : « Je me mets à quatre pattes au moment où l’attaque allait être donnée contre moi. Étonnement. Léger mouvement de recul de leur part. » (COF, 209) Une posture qui retarde l’attaque jusqu’à ce qu’arrive un automobiliste que le narrateur associe à la figure du dieu vaudou Legba. En sauvant la vie du narrateur, Legba reconnaît symboliquement en lui un être d’exception, différent de ses compatriotes : « Tu as risqué ta vie après une réflexion originale et sérieuse basée sur des observations scientifiques […] les Haïtiens ont l’habitude de risquer leur vie, mais […] c’est souvent par bêtise ou par naïveté. » (COF, 218) Ce que perçoit Legba chez le narrateur, c’est donc la force d’une pensée individuelle, originale, qui s’oppose au « dressage » nationaliste.

En fait, cette réflexion du soi aux prises avec le système politique qui opprime l’espace haïtien devient, en quelque sorte, obligatoire pour le narrateur qui s’apprête à fuir le pays vers un ailleurs étranger, c’est-à-dire à rompre avec l’espace identitaire pour inscrire le soi dans un espace autre. Comment survivre à cette rupture, sur le plan identitaire, sinon en affirmant son autonomie par rapport au monde, en transcendant l’expérience de l’espace collectif — associée à une existence incertaine —, pour intégrer le temps du soi, essentiellement fondé sur sa présence dans l’ici et le maintenant : « Mon espace n’étant pas certain, je me rabats sur le temps. Je découpe mon temps en heures, minutes, secondes. Je regarde ma montre sans arrêt. Je deviens un obsédé du temps et je note mentalement à quel moment j’ai fait ceci ou cela. L’espace est mort, vive le temps ! » (COF, 104) En même temps qu’il quitte l’espace physique des lieux pour entrer dans celui métaphysique, abstrait, du temps, le narrateur plonge au coeur de son être et devient de plus en plus conscient du soi. Dès lors, son regard se pose en rupture avec le monde, qu’il perçoit désormais comme un espace de complétude de son identité et non plus comme seul espace d’identification :

Je ne suis pas assez nationaliste pour souhaiter mourir dans cette saloperie de pays, aux mains de ces gens qui ont tué mon frère Gasner. Il y en a qui disent que c’est toujours mieux de se faire maltraiter chez soi plutôt que dans un pays étranger. Un dictateur noir vaudrait-il mieux qu’un fasciste blanc ? Je ne me pose pas ce genre de question. Je ne partage pas trop l’idée de pays, de drapeau ou de nation. En tout cas, pas autant que mes compatriotes. Je dirais plutôt que c’est ici que je suis né, c’est ici que j’ai connu l’amour pour la première fois, c’est ici que vivent ma mère et mes tantes, et c’est ici que vient de mourir mon meilleur ami. Une accumulation. Cette masse de faits produit une émotion. Et cette émotion m’appartient en propre. C’est mon identité.

COF, 104-105

La rupture avec la notion d’appartenance à un espace identitaire national conduit donc le narrateur à redéfinir son rapport au monde à travers l’idée que le soi se construit dans le temps au fil des expériences intimes et des émotions qui lui donnent un sens.

Cette identité que le narrateur est en train d’affirmer n’est cependant pas seulement motivée par le désir du sujet de dire JE, mais s’impose au narrateur comme la seule option qui s’offre à lui pour refuser l’exil. Car le narrateur du Cri des oiseaux fous parle d’un « séjour à l’étranger, en attendant que les choses se soient calmées en Haïti » (COF, 316), et celui de Chronique de la dérive douce, peu de temps après son arrivée à Montréal, refuse d’associer son immigration à une mise en exil : « Je n’ai pas été exilé. J’ai fui avant d’être tué. C’est différent. » (CDD, 27) Une posture qui s’explique d’ailleurs à la lecture de L’énigme du retour, où le narrateur, apprenant la mort de son père en exil à New York, s’interroge sur l’effet que peut avoir l’exil, « ce temps pourri/qui peut pousser à la folie » (ÉR, 27), sur un homme : « Il arrive toujours ce moment/où l’on ne se reconnaît plus/dans le miroir/à force de vivre sans témoin. » (ÉR, 27) Mais cette folie est davantage associée à la figure du père qui, « hors de sa terre/de sa langue/comme de sa femme » (ÉR, 65), en est venu à nier tout ce qui lui permettait de s’identifier au monde : « La douleur de vivre loin des siens lui était devenue si intolérable qu’il avait dû effacer son passé de sa mémoire. » (ÉR, 66) Or, le narrateur du Cri des oiseaux fous refuse cette folie et tente de s’affranchir de l’appartenance nationale en se situant lui-même, avec ses expériences individuelles et sa mémoire intime, au centre de son identité. Ainsi, on retrouve au coeur du roman un discours d’émancipation qui place le sujet dans un rapport de confrontation non seulement avec l’espace politique mais également avec celui de la collectivité : « Moi contre eux tous. Tous ceux que je connais ne pensent qu’au pouvoir. Pour l’adorer ou le détester. D’après eux, il n’y a pas d’alternative. Faux ! Le droit de penser à moi. Ah ! Je tiens à ce droit. Mon ultime refuge. Mon dernier carré de résistance. » (COF, 105) Et, comme pour se convaincre qu’il parvient effectivement à se détacher du monde haïtien, à s’affirmer en tant qu’« individualiste-né », le narrateur sent le besoin d’inscrire, dans le temps, cet état de fait :

Que cela soit écrit quelque part : Un Haïtien a réussi à ne penser qu’à lui-même […]. C’est l’une des opérations les plus épuisantes de ma vie. On devrait mettre une plaque sur ce banc : Ici, ce premier juin 1976, un jeune Haïtien de vingt-trois ans est parvenu à sortir de ce grouillement humain pour oser penser à lui-même. Un individu est né.

COF, 106-107

Et, malgré quelques remords à l’égard de ses compatriotes restés là-bas, la décision de quitter le pays, de rompre avec le poids de la collectivité, est sanctionnée, à la fin du roman, par le dieu Legba, qui intervient une seconde fois en faveur du narrateur :

Et voilà qu’au moment même où je vais franchir cette porte (celle qui donne sur un autre monde), je sens une main sur mon épaule. Je reste figé un moment. […] Mon corps s’est comme vidé de son sang, quand une voix familière me glisse à l’oreille : « Bon voyage, mon ami. » Je me retourne et me retrouve face au visage rayonnant de Legba. Ce Legba, qui m’a sauvé des chiens, est le dieu qui se tient à la porte du monde invisible. « Vous ne passerez jamais dans l’autre monde, disait toujours Da, si Legba ne vous ouvre pas la barrière. » C’est chose faite. Je peux respirer. À partir du moment où Legba en personne est venu m’ouvrir la dernière porte, j’ai été hors d’atteinte de tout mal. Je n’appartiens plus au monde de la dictature. Je suis dans un autre univers.

COF, 317

La fuite du narrateur passe alors d’un exil politique, géographique, à une progression du soi vers une nouvelle étape de son existence. Et si le narrateur utilise la notion d’exil, dans Le cri des oiseaux fous et dans L’énigme du retour, c’est davantage pour parler du temps qui passe et qui modifie le rapport du soi au monde. C’est d’ailleurs la mère — un regard autre — qui, apprenant dans le premier roman la mort du père, remarque l’accent qui fait du fils une personne appartenant à un autre monde : « La mort de mon père. La douleur de ma mère. L’accent de l’exil. Ma vie d’homme commence. » (COF, 219) Dans le second roman, l’exil devient nettement, pour le narrateur, un fait temporel plutôt que spatial : « Et l’exil du temps est plus impitoyable/que celui de l’espace./Mon enfance/me manque plus cruellement/que mon pays. » (ÉR, 75) Finalement, ce qui différencie l’exil du père de celui du fils, c’est que, pour le premier, l’exil est vécu comme du temps passé hors du pays, hors de tout ce qui donne un sens à son identité, donc hors de soi, alors que pour le second, il est uniquement temporel et permet au soi de se redéfinir dans l’ailleurs en portant en lui le souvenir de l’autrefois.

Bien que, individuellement, le narrateur définisse l’exil comme un état de fait temporel, la problématique spatiale refait surface lorsqu’il est confronté au lieu de l’origine, c’est-à-dire lorsqu’il est amené à réintégrer, après plusieurs années d’absence, l’espace haïtien. Dans Pays sans chapeau, par exemple, le narrateur constate que le temps passé au Nord a fait de lui un étranger dans son pays natal :

Je suis là […] à tenter de parler une fois de plus de mon rapport avec ce terrible pays, de ce qu’il est devenu, de ce que je suis devenu, de ce que nous sommes tous devenus, de ce mouvement incessant qui peut bien être trompeur et donner l’illusion d’une inquiétante immobilité.

PSC, 35

Un constat qui apparaît également dans L’énigme du retour, alors que le narrateur, installé dans un hôtel plutôt que chez sa mère, observe la ville et comprend que le temps passé à l’étranger a fait son oeuvre dans son rapport au pays :

Cela fait trois décennies que je fais gras à Montréal

pendant qu’on continue

à faire maigre à Port-au-Prince.

Mon métabolisme a changé.

Et je ne sais plus ce qui se passe

dans la tête d’un adolescent d’aujourd’hui

qui ne se souvient pas

d’avoir mangé un seul jour

à sa faim.

ÉR, 95

Plus loin, il ressent physiquement les effets de ce passage vers le Nord alors qu’il est pris de diarrhée après avoir bu un jus de fruit du pays : « La veille, j’avais pris un jus de fruit dans une goguette sur mon chemin, juste pour me prouver que j’étais toujours l’enfant du pays. Le nationalisme peut abuser mon esprit, mais pas mes intestins. » (ÉR, 178) Pour celui qui vit hors de son pays, le retour n’est donc jamais véritablement possible.

On l’a vu plus tôt, dans le processus d’individualisation qui l’a amené à rompre avec l’espace de l’origine, le narrateur a toujours cherché à s’affirmer, malgré le regard d’autrui, hors de toute appartenance communautaire. Aussi, le retour du narrateur dans l’espace haïtien lui permet, dans L’énigme du retour, de réaffirmer son projet de renoncer à l’espace identitaire, à la fois celui de l’origine, Port-au-Prince, et celui d’habitation, Montréal :

Je n’ai qu’à faire circuler la rumeur

que je suis retourné vivre là-bas

sans préciser de quel là-bas il s’agit

afin qu’à Montréal on puisse croire

que je suis à Port-au-Prince

et qu’à Port-au-Prince on soit sûr que

je suis à Montréal.

La mort serait de n’être plus

dans aucune de ces deux villes.

ÉR, 126

On retrouve ici l’idéal formulé à la fin de Cette grenade…, c’est-à-dire le désir du narrateur de ne plus être un type qu’on regarde passer dans la ville, mais de se fondre dans le temps, dans le présent, indépendamment des attaches identitaires. Un idéal qui pose le narrateur en rupture avec les notions d’appartenance et d’exil telles qu’elles se présentent à travers la figure du père : le fils, ne s’identifiant pas à un espace géographique, politique et culturel précis, se réclame en quelque sorte du droit de s’inscrire dans un non-lieu — habiter l’hôtel, plutôt que la maison de la mère. Aussi, le voyage du narrateur dans l’arrière-pays, dans la campagne haïtienne, sert davantage à réinscrire le père dans l’espace haïtien — le point culminant du voyage étant le cimetière du village où est né le père — qu’à illustrer le « cahier d’un retour au pays natal » du narrateur (pour reprendre le titre du poème d’Aimé Césaire, qui l’accompagne tout au long du roman). Pour ce dernier, le voyage de retour permet plutôt d’intégrer le pays intérieur, ce pays fantasmé dans Comment faire l’amour…, c’est-à-dire celui de l’imaginaire et de la mémoire. Encore une fois, ce passage du narrateur vers le « pays rêvé » est rendu possible par l’intervention de Legba qui accompagne le narrateur dans tous ses déplacements et qui ouvre la barrière de l’autre monde, du « pays sans chapeau » : « Ce n’est plus l’hiver./Ce n’est plus l’été./Ce n’est plus le Nord./Ce n’est plus le Sud./La vie sphérique, enfin. » (ÉR, 285) Dès lors, le narrateur n’est plus en exil, il est de retour chez lui, au coeur du soi, au coeur de l’oeuvre, retrouvant, enfin, le lieu de sa mémoire :

On me vit aussi sourire

dans mon sommeil.

Comme l’enfant que je fus

du temps heureux de ma grand-mère.

Un temps enfin revenu.

C’est la fin du voyage.

ÉR, 286

L’énigme du retour se pose ainsi comme l’aboutissement du projet d’individualité mis en place par l’« Autobiographie américaine ». Qu’il soit multiple ou unique, le narrateur de Dany Laferrière, en posant sa subjectivité au centre du récit, affirme donc son désir de surpasser les identités prescrites par l’origine, la race, la couleur ou la langue. Comme le laisse voir cette lecture de Comment faire l’amour… et Cette grenade…, Laferrière ne se contente pas de critiquer les appartenances imposées par la race, il les rejette littéralement en se réclamant du droit d’habiter entièrement l’espace dans lequel il désire se définir en tant qu’individu : le narrateur, enfin dégagé de toute appartenance, apprend effectivement à habiter le monde, à ne plus se sentir étranger, puisque ce monde n’est toujours qu’une représentation du soi. En ce sens, l’identité du sujet se présente comme étant à la fois unique et universelle :

D’où l’interrogation fondamentale : C’est quoi un écrivain japonais ? Est-ce quelqu’un qui vit et écrit au Japon ? Ou quelqu’un né au Japon qui écrit malgré tout […] ? Ou quelqu’un qui n’est pas né au Japon, ni ne connaît la langue, mais décide de but en blanc de devenir un écrivain japonais ? C’est mon cas. Je dois me le rentrer dans la tête : Je suis un écrivain japonais. Du moment que je ne sois pas cet écrivain nu qui pénètre dans la forêt des phrases avec un simple couteau de cuisine.

ÉJ, 21-22

Dès lors, la seule étiquette acceptable reste celle qui permet au soi de se dire dans toute la liberté de son individualité.