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À quoi bon créer une nouvelle revue en ce début de XXIe, quand le marché est déjà saturé d’articles universitaires, quand nul ne peut prétendre être au courant de tout ce qui s’écrit et quand les universitaires sont submergés de tâches qui ne leur laissent guère de temps pour expérimenter de nouvelles réflexions ? À quoi bon, surtout, créer une revue en ligne quand se côtoient le meilleur et le pire sur ce nouveau média, quand nos habitudes nous entraînent toujours vers les revues traditionnelles et que la valeur scientifique des contributions universitaires en ligne n’est encore souvent que trop timidement reconnue ?

Ces questions ont été constamment présentes dans nos esprits quand nous avons décidé de nous lancer dans l’aventure d’une revue d’études françaises. En réfléchissant à ce qui faisait la spécificité d’une revue par rapport à l’écriture d’un livre, il nous est apparu qu’une revue était un espace de dialogue incomparable qui s’enrichit encore de numéro en numéro. Dans la mesure où les différents articles qu’elle rassemble créent entre eux des effets d’écho et de résonance, qu’ils apportent une variété de points de vue sur une même question, et qu’ils représentent une diversité d’opinions dans un monde universitaire menacé lui aussi par des pensées uniques et lassé de certains débats, une revue apporte à la recherche scientifique une dimension polyphonique et dialogique qui fait sa richesse spécifique.

Ce dialogisme est décuplé par les nouvelles technologies qui relient les individus isolés de la communauté scientifique mieux que ne le faisait n’importe quel ouvrage. Jamais nous n’avions pu à ce point bénéficier des apports intellectuels du monde entier, jamais la connaissance ne s’était autant construite de manière si multipolaire. Nous commençons tout juste à sentir les effets de ce formidable renouvellement scientifique, encore mal mesuré. Le pouvoir d’Internet permet une diffusion théoriquement illimitée au delà de nos frontières. La communauté des chercheurs ne se résume plus désormais aux collègues de notre département, de notre discipline, de notre pays ; elle englobe dans le meilleur des cas des réseaux, sur tous les continents, de scientifiques qui se retrouvent devant les mêmes interrogations, les mêmes difficultés. Séparés seulement par un clic de souris, ils peuvent faire circuler des solutions, de nouvelles pistes d’analyse. D’aucuns diront que cela entraînera une uniformisation des idées, nous y voyons au contraire une exceptionnelle opportunité d’approfondissement et de renouvellement.

Forte d’une tradition multiculturelle et multidisciplinaire, notre équipe torontoise, qui rassemble des spécialistes de disciplines variées comme la didactique, la linguistique et la littérature, a eu le sentiment qu’elle pouvait contribuer à cette réflexion en plein développement en y apportant son expérience. Nous évoluons, en effet, au sein d’une communauté intellectuelle qui accueille toutes les facettes de la francophonie et qui doit, au quotidien, se situer dans un domaine anglophone dominant. Cette mixité permanente des gens et des genres nous a habitués au débat, à la rencontre et à la confrontation et nous y avons trouvé des valeurs d’ouverture et de dépassement intellectuels. Ce sont sur ces principes que nous avons constitué le comité scientifique qui nous soutient. L’appui de ces chercheurs reconnus dans leur discipline et au-delà est pour nous un encouragement à l’exigence scientifique parfois absente de ce nouveau média.

Nous avons appelé cette nouvelle revue Arborescences, car nous nous reconnaissons dans les implications que ce nom suppose : une construction du savoir en réseau, décentrée, où chaque branche s’appuie sur une autre à partir d’un tronc commun qui serait la langue, mais l’oriente vers une nouvelle direction, une nouvelle perspective, où des liens s’établissent à la périphérie qui peuvent irriguer le coeur de manière réciproque. En la qualifiant de revue d’études françaises nous voulons affirmer cette ouverture disciplinaire qui nous invite à ne négliger aucun aspect de notre rapport à cette langue. En effet, la distinction entre ces disciplines que sont la linguistique, la littérature et la didactique nous est tous familier et correspond à la réalité quotidienne de notre métier. Cependant quand on cherche non ce qui les oppose mais ce qui les rassemble, on remarque qu’elles peuvent s’enrichir mutuellement. Sans nier la spécificité de chacune, constatons qu’aborder la question de la littérature en gardant à l’esprit sa mise en pratique didactique ou sa dimension énonciative linguistique permet d’approfondir sa portée langagière et ouvre notre recherche sur sa future diffusion. De même, la puissance créative de la langue telle qu’elle s’exprime à l’écrit et la réflexion sur le processus de l’apprentissage sont des enjeux qui intéressent la linguistique. Enfin, la didactique, qui relève de l’art difficile d’articuler un contenu culturel et une méthode d’apprentissage, peut non seulement profiter d’un approfondissement scientifique sur le contenu, mais peut aussi apporter, par ses recherches sur la méthode, un éclairage nouveau sur la pratique de la langue. Nous ne chercherons pas à mélanger ces disciplines au risque de les niveler dans un objet prétendument commun qui négligerait leur histoire, leur méthodologie et leurs fins particulières, mais nous garderons à l’esprit l’exigence scientifique de chacune quand nous choisirons nos thématiques et nos débats.

Cette ouverture dialogique explique les choix scientifiques que nous faisons pour notre revue. Notre revue ouvrira un large espace aux réflexions théoriques et méthodologiques. Si, dans certaines disciplines, notre époque n’a plus, ou a moins que par le passé, « le démon de la théorie », il nous semble important de laisser un espace à la création de nouveaux arguments critiques. Nous préférons en effet nous appuyer sur notre approche plurielle pour développer une réflexion fondamentale qui n’hésitera pas à interroger les autres domaines de recherche pour élaborer des nouveaux concepts. Les disciplines scientifiques que nous représentons, au sein des sciences humaines, ont ceci de caractéristique que la connaissance n’y est jamais close et qu’elle se renouvelle en même temps que son objet. La langue, ceux qui la pratiquent et ceux qui l’apprennent changeant quotidiennement, notre recherche doit constamment redéfinir à la fois son objet et ses méthodes, se donner les moyens et les outils qui lui permettent d’affirmer sa validité scientifique. Charge à nous maintenant d’inventer des formes de débats stimulants.

Toujours dans cette même perspective d’ouverture, notre revue sera d’abord une revue d’expression française mais elle offrira dans des proportions variées des articles en anglais. Ce bilinguisme va à l’encontre d’une tendance de nos disciplines qui se contentent souvent d’une lingua franca admise sans contestation. Nous pensons qu’à ce niveau, le repli linguistique pénalise la recherche : la communauté scientifique a besoin aujourd’hui des apports de ces deux langues car il est normal que les chercheurs puissent s’exprimer dans celle qui leur permet le développement le plus précis et le plus nuancé. Par ce qu’on n’écrit pas et on ne pense pas de la même manière dans nos deux langues, il est important d’exploiter le mieux possible la richesse des visions du monde attachées à chaque langue.

Promouvoir la recherche universitaire, en sciences humaines, sur un média qui doit encore faire ses preuves n’est possible qu’en appliquant les mêmes exigences scientifiques que dans les revues traditionnelles. Ce sont les exigences de notre hôte, le portail d’Érudit et de Revue.org, mais c’est aussi à ce prix qu’Internet pourra légitimement ajouter sa pierre à la réflexion en cours et bénéficiera, dans un avenir que nous espérons proche, de la reconnaissance académique. Revue internationale soumise à un comité de lecture externe et anonyme, Arborescences veut inviter les chercheurs de tout niveau d’expérience et de tout pays à participer à ce dialogue qui nous semble un enrichissement scientifique, enrichissement qui ne pourra jamais venir d’une démarche monologique, ou centralisatrice.

Notre premier numéro, Identités linguistiques, langues identitaires : à la croisée du prescriptivisme et du patriotisme, tentera de mettre ces principes en application par une approche linguistique et sociale des interactions entre langue, culture et identité. Examinant les tensions qui existent dans quelques communautés linguistiques tant dans leur dimension syntaxique qu’historique, étudiant les modalités concrètes d’un apprentissage ou d’une pratique sociale, ce premier dossier dépasse une conception étroite de la linguistique et montre la richesse des pistes à explorer qui s’offrent au chercheur en études françaises.