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Introduction

Depuis plus d’une vingtaine d’années, dans les pénitenciers fédéraux, les programmes correctionnels font partie des services à la personne (human services) offerts à la population carcérale (Leschield, 2001). Il s’agit essentiellement d’interventions structurées, d’une intensité variable, qui ciblent des facteurs directement liés au comportement criminel (Andrews, 2001 ; Hollin et Palmer, 2006). En revanche, jusqu’à très récemment, le ministère de la Sécurité publique du Québec (ci-après MSP) ne dispensait pas sur une base régulière ce type d’intervention aux personnes dont il a la responsabilité, soit celles qui sont soumises à des peines de moins de deux ans. Dans les établissements de détention et milieux ouverts où se vivent la probation, le sursis ou la libération conditionnelle, divers services étaient offerts en vertu d’ententes signées avec différents organismes communautaires et ministères (ex. : de l’Éducation, du Loisir et du Sport, de l’Emploi ou de la Santé et des Services sociaux). Toutefois, afin de soutenir la réinsertion sociale des contrevenants, aucun programme correctionnel « standardisé » n’était dispensé dans l’ensemble du Québec.

En adoptant la Loi sur le système correctionnel du Québec (LRQ, c. S- 40.1) en février 2007, le législateur poursuivait différents objectifs, dont la protection de la société, le respect des décisions des tribunaux et la réinsertion sociale des contrevenants. L’article 21 de cette loi stipule que le ministre de la Sécurité publique doit désormais élaborer et offrir des programmes et services qui encouragent les contrevenants à prendre conscience des conséquences de leur comportement et à amorcer un cheminement personnel axé sur le développement du sens des responsabilités. Dans la phrase précédente, deux expressions ont été mises en italique puisqu’elles peuvent prendre diverses significations. Il paraît souhaitable d’en donner une définition ad hoc dès le départ. Au Québec, la Direction générale des services correctionnels (2006) définit la prise de conscience par le fait qu’un contrevenant démontre une certaine ouverture à se remettre en question au regard de son comportement et de ses valeurs criminels. Cette prise de conscience peut se manifester par l’identification de facteurs en lien avec sa délinquance ou de moyens socialement acceptables pour répondre à ses besoins. Quant à la responsabilisation, elle désigne le fait que le contrevenant assume son implication dans le geste qui lui est reproché, ainsi que les conséquences de ses actes. Cela se traduit notamment par le désir de se prendre en charge ou de réparer les torts envers la victime ou la société, ainsi que par un intérêt à recevoir de l’aide en lien avec sa délinquance et les risques de récidive[1].

Lors de l’implantation de la nouvelle loi, la Direction générale des services correctionnels a confié au premier auteur le mandat de développer un programme correctionnel visant à favoriser la prise de conscience et la responsabilisation chez les personnes à haut risque, conformément aux prescriptions de l’article 21. Afin de soutenir ce projet, un comité de travail a été formé, regroupant notamment un directeur des services professionnels d’un établissement de détention, un conseiller au Service des programmes des services correctionnels et un directeur des services correctionnels en région. Les membres de ce comité ont travaillé pendant près de six mois afin d’élaborer Parcours, un programme d’intensité modérée et segmenté en trois parties.

Cinq balises à considérer

Durant les travaux de conception, il s’est rapidement avéré nécessaire de tenir compte de cinq balises. Sous l’angle du groupe cible, il s’agissait de créer un programme destiné aux personnes les plus réfractaires à l’intervention, soit celles qui : valorisent ou privilégient les activités criminelles pour satisfaire leurs besoins ; n’arrivent pas à se mettre à la place de la victime ; endossent spontanément des valeurs criminelles ; manifestent de l’hostilité envers le système judiciaire ; nient ou minimisent toute responsabilité à l’égard de leurs actes ; rationalisent et justifient l’acte qui leur est reproché ; rejettent les causes de leurs actes sur autrui ou sur des circonstances externes et se considèrent tout simplement victimes des événements (notre souligné). La décision de prioriser ce groupe découlait d’une recommandation du rapport Corbo (2001) selon laquelle : « il faut viser d’abord ce que l’on peut appeler les “cas lourds” condamnés à des peines de six mois et plus. Dans ce cas, la perspective d’une réhabilitation et d’une réinsertion sociale est plus sombre ; cependant le temps disponible est plus long et déjà offre une meilleure possibilité d’intervention » (p. 266). Elle est aussi cohérente avec le principe du risque qui stipule que les contrevenants les plus à risque sont ceux qui requièrent davantage d’interventions (Cortoni et Lafortune, 2009). Autrement dit, la sélection des candidats au programme ne devait pas reposer sur la nature du délit commis (ex. : relatif aux stupéfiants versus crime économique versus crime violent), mais bien sur un risque de récidive élevé et une faible réceptivité à l’intervention. Les stratégies d’intervention devaient garder leur pertinence, peu importe la spécificité du délit commis par le participant (ex. : vol, trafic de drogues ou crime violent). Trois grandes cibles ont été retenues, soit : a) la préparation au changement ; b) le raisonnement moral et les autojustifications ; c) le processus de passage à l’acte et la prévention de la récidive.

Deuxième paramètre important : il fallait prendre en compte les besoins propres aux femmes contrevenantes. Par conséquent, deux versions des manuels de l’intervenant et manuels du participant devaient être prévues. Tout en gardant une structure commune, il s’agissait d’adapter le contenu, les exemples et le rythme de l’animation afin qu’ils conviennent tantôt aux hommes, tantôt aux femmes.

Troisièmement, il était prévu que le programme se donne aussi bien en détention qu’en milieu ouvert. En effet, en vertu de l’article 21, tant les conseillers en milieu carcéral que les agents de probation qui travaillent en communauté doivent effectuer des interventions de prise de conscience et de responsabilisation. Cela dit, le contexte dans lequel les uns et les autres interviennent est fort différent. En milieu carcéral, il est plus facile de constituer et d’animer des groupes tandis qu’en milieu ouvert, l’intervention est plus souvent dispensée sur une base individuelle et selon des horaires variables. Le matériel devait pouvoir s’ajuster à ces deux réalités.

En quatrième lieu, on savait que le programme serait donné par des intervenants qui, le plus souvent, ont une formation universitaire de premier cycle en sciences humaines. Avec de telles qualifications, les intervenants sont habituellement de bons généralistes. Toutefois, ils ne maîtrisent pas forcément l’ensemble des connaissances et des compétences requises pour offrir des programmes et animer des groupes. Il était donc nécessaire de préparer des manuels qui soient suffisamment clairs et explicites quant aux stratégies d’intervention à mettre de l’avant.

Enfin, il fallait tenir compte d’un ensemble de particularités propres aux milieux correctionnels québécois, soit : de courtes peines (ex. : 56 % de personnes libérées après moins de 15 jours et 11 % après 16 à 30 jours), un important roulement des personnes incarcérées, des populations d’une taille qui diffère significativement selon les établissements (ex. : 50 places dans l’établissement de Roberval versus 1 100 places dans l’établissement de Bordeaux) et de fréquents transfèrements d’un endroit à l’autre. Ces particularités posaient un défi distinctif sous l’angle de l’intensité requise sur le plan de l’intervention. En effet, la plupart des programmes correctionnels d’intensité modérée, tels que le Programme national pour délinquants sexuels de faible intensité (Cortoni et Nunes, 2008), le programme CHOIX qui cible la toxicomanie (Lightfoot et Boland, 1993) ou le programme Contrepoint, centré sur les attitudes antisociales (Graham et Van Dieten, 1999), requièrent de 40 à 50 d’heures d’intervention. En deçà de 24 heures d’intervention, il paraît utopique d’espérer qu’un programme destiné aux personnes à risques élevés puisse avoir le moindre effet. Pour assurer une intensité acceptable, tout en tenant compte de la durée des peines et de la fréquence des transfèrements, il a été décidé que : a) Parcours reposerait sur trois modules de huit heures chacun ; b) lorsqu’un module aurait démarré, le groupe serait fermé de manière à favoriser une certaine continuité et un minimum de cohésion ; c) ce n’est qu’à la fin des huit heures d’intervention que les participants pourraient être transférés si nécessaire ; d) les participants ne pourraient entreprendre un autre module sans avoir complété avec satisfaction le ou les précédents. En somme, les trois maillons de Parcours doivent être conçus comme indépendants, mais interreliés et coordonnés.

Guides, manuels et séances de formation

L’élaboration du programme Parcours a supposé la conception et la rédaction de plusieurs manuels : guide d’évaluation et de rédaction des rapports (incluant formulaires de consentement, lignes directrices pour mener une évaluation individuelle et questionnaires structurés à remplir), manuels détaillés (de 115 à 145 pages) destinés aux intervenants responsables du programme et manuels plus succincts (environ 60 pages) destinés aux contrevenants. Certaines conditions ont été jugées nécessaires au bon fonctionnement et à l’intégrité du programme. Pour que celui-ci puisse produire un effet positif, la taille des groupes de participants doit être fonction du nombre d’agents ou de conseillers qui les animent. Si le programme est donné par un seul agent ou conseiller, il faut prévoir un maximum de huit participants. S’il est dispensé par deux agents ou conseillers, ce maximum passe à 12 participants. En milieu carcéral, un module doit être complété à l’intérieur d’une période de 30 jours. En milieu ouvert, quatre mois sont alloués à l’agent de probation pour donner les huit heures d’intervention.

À la fin d’un module, une courte évaluation de chacun des participants est requise. Ce rapport doit aborder les éléments suivants : assiduité et participation ; rappel des buts et objectifs poursuivis ; résumé des acquisitions faites par le participant ; identification des éléments nécessitant une intervention plus poussée ; langue maternelle du participant et aisance à comprendre le matériel du programme ; prise de parole ; recommandations des animateurs.

Sur le plan conceptuel, Parcours repose sur trois modèles d’intervention dont l’efficacité a déjà été démontrée. Le premier module vise à favoriser la prise de conscience et la responsabilisation grâce à une adaptation de l’approche motivationnelle (Miller et Rolnick, 1991). Depuis plus de vingt ans, celle-ci est préconisée auprès des contrevenants ayant des problèmes de consommation de substances, de violence conjugale, de conduite en état d’ébriété ou de délinquance plus générale (McMurran, 2009). Dans le deuxième module, il s’agit d’amener les participants à prendre conscience de leurs valeurs et croyances antisociales, règles de conduite et autojustifications. La discussion de dilemmes moraux et des distorsions cognitives les plus fréquentes est alors indiquée. D’abord conçue pour les jeunes contrevenants (Goldstein et al., 1998), l’intervention centrée sur l’éducation et le raisonnement moral est aujourd’hui implantée avec succès dans plusieurs milieux correctionnels adultes (Palmer, 2003 ; Landenberger et Lipsey, 2005). La dernière partie du programme est conçue de manière à ce que les participants puissent mieux comprendre leur passage à l’acte et élaborer un plan personnel de prévention de la récidive. Dans le champ de la toxicomanie, la recherche évaluative a corroboré l’efficacité des programmes de prévention de la rechute (Witkiewitz et Marlatt, 2007). Une méta-analyse a montré que les stratégies de prévention de la récidive étaient aussi efficaces avec les contrevenants (Dowden et al., 2003).

Sur le plan des techniques d’animation, ces trois segments reposent sur des discussions, des travaux personnels et des auto-observations. Le tableau 1 (page 336) survole l’ensemble des devoirs exigés tandis que les lignes suivantes présentent plus en détail chacune des composantes du programme.

Évaluation et sélection des candidats

Au départ, la sélection des candidats au programme Parcours repose sur une évaluation faite à l’aide du Level of Service/Case Management Inventory (ou LS/CMI ; Andrews et al., 2004). On le sait, les 43 items qui composent cet inventaire sont regroupés en huit sous-échelles : antécédents criminels, éducation et emploi, relations conjugales et familiales, loisirs et activités récréatives, fréquentations, problèmes liés à l’alcool et aux drogues, attitudes ou orientation pro-criminelles et comportement antisocial. Le LS/CMI permet à l’intervenant de produire une évaluation du risque et des besoins du participant.

Il a été déterminé que les contrevenants pouvant participer au programme doivent présenter un risque élevé ou très élevé de récidive (Lafortune, 2007a). Il faut aussi avoir noté chez eux la présence d’une faible motivation à se responsabiliser et une forte tendance à la négation ou à la minimisation. Il est par ailleurs nécessaire que chaque participant ait les habiletés cognitives, de lecture et d’écriture (grosso modo : la deuxième année du cycle secondaire) lui permettant de comprendre les notions discutées dans le programme et de travailler avec les manuels qui sont remis. Enfin, la participation au programme doit être volontaire. Pour éviter les conflits de rôle, les conseillers et agents ne doivent pas animer un module auprès des participants qu’ils ont eux-mêmes évalués (à l’aide du LS/CMI).

Module un : la préparation au changement

Le premier module, Le temps d’apporter des changements ?, vise à provoquer certaines prises de conscience chez le contrevenant. Sur le plan de la pertinence, un lien peut être établi entre les démarches de conscientisation et de responsabilisation introduites dans la Loi sur le système correctionnel et la notion de préparation au changement proposée par Prochaska et DiClemente (1984)[2]. Il est bien connu que, selon ces auteurs, le changement se produit par étapes (allant de la précontemplation et l’inaction, à l’action, puis au maintien des acquisitions), qui elles-mêmes se situent à l’intérieur d’un cycle. Dans le prolongement de ces travaux, Miller et Rolnick (1991) ont mis au point une approche dite motivationnelle, qui se veut incitative, mais peu directive. Contrairement aux interventions qui privilégient parfois la dissuasion, l’apprentissage structuré ou la confrontation, l’approche motivationnelle favorise l’exploration de l’ambivalence qu’éprouve la personne devant les changements à apporter dans sa vie. En milieu correctionnel, par l’analyse des désavantages et avantages rattachés au style de vie criminel et diverses techniques de reflet ou de recadrage, l’intervenant tente de placer le contrevenant dans un état de doute ou de dissonance cognitive.

Tableau 1

Structure du programme Parcours

Structure du programme Parcours
1

Préalablement au début du programme, l’intervenant accompagne le participant pour la complétion des questionnaires pré-programmes.

2

Si le participant termine sa détention en ayant complété le module 2, l’intervenant accompagne le participant pour la complétion des questionnaires post-programmes.

3

À toutes les étapes du programme, l’intervenant pourrait avoir à compléter le rapport « Protocole en cours de programme » lorsque la situation l’exige (abandon, exclusion, etc.).

4

À l’échéance du module trois, l’intervenant accompagne le participant pour la complétion des questionnaires post-programmes.

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Dans Parcours, le module un se divise en deux volets (Lafortune, 2007b, 2008a). Le premier vise à dresser un portrait de la situation générale du contrevenant, tout en tentant de faire progresser celui-ci vers la décision de changer. Le second volet vise à consolider la préparation au changement en explorant cinq dimensions du style de vie : a) l’éducation et l’emploi ; b) les relations conjugales et familiales ; c) les loisirs et activités récréatives ; d) les fréquentations et amitiés ; e) les problèmes liés à l’alcool et aux drogues. Il s’agit au départ de soumettre aux participants l’idée que la plupart des gens sont ambivalents par rapport au changement. Dans un contexte d’autorité et de restrictions de liberté, le changement est présenté comme un choix personnel. Il faut transmettre l’idée qu’il appartient à chacun de décider ce qu’il fera des discussions tenues dans le groupe, de déterminer s’il éprouve des problèmes dans sa vie, s’il veut résoudre ces problèmes et s’il veut obtenir de l’aide pour y arriver. Selon l’approche motivationnelle, la préparation au changement risque d’apparaître lorsqu’une personne vit un écart entre ses buts, ses aspirations et les réalités de sa vie actuelle. Le paragraphe suivant reproduit une partie de ce que l’intervenant dit aux participants lors de la première séance :

Nous vivons la première partie du module un, durant laquelle il s’agit de vous présenter le programme et d’adopter les règles de fonctionnement qu’on se donnera pour les rencontres. La deuxième partie a pour titre Décider de changer. Durant cette heure, chacun pourra se demander s’il a un ou des problèmes dans sa vie, s’il veut changer et s’il veut obtenir de l’aide pour changer. La troisième heure porte sur les « projets de vie ». On tentera d’aborder vos projets pour les cinq prochaines années, de vérifier si vous êtes bien partis pour les réaliser et, sinon, ce qu’il faudrait changer pour y arriver. La quatrième a pour nom Les obstacles. En effet, lorsqu’on pense apporter des changements dans sa vie, on peut avoir à surmonter des obstacles extérieurs, comme la réaction des autres, mais aussi des obstacles plus personnels comme le découragement. On tentera de voir s’il existe des façons de surmonter ces obstacles.
La cinquième partie fait part d’enjeux soulevés par le fait de « laisser tomber le crime ». On y parlera de l’importance de la criminalité dans votre vie et des avantages ou désavantages qui sont associés, pour vous, à vos délits. La sixième heure portera sur vos expériences de travail, familiales et de couple, afin de vérifier si elles pourraient avoir des liens avec votre criminalité. La septième heure sera centrée sur vos loisirs et votre cercle d’amis. Nous tenterons à nouveau de vérifier si ce que vous faites durant vos temps libres peut contribuer à votre criminalité. Enfin, la dernière heure, nous aborderons la consommation d’alcool et de drogues avec chacun, en vérifiant si elle peut avoir des liens avec votre criminalité.

Module deux : raisonnement moral et autojustifications

Un programme qui vise la conscientisation et la responsabilisation doit aborder les croyances et valeurs personnelles, de même que les autojustifications par lesquelles le contrevenant atténue ou nie totalement la portée des comportements qu’il adopte. Day et Casey (2009) décrivent, par exemple, comment certaines approches cognitives comportementales enseignent aux contrevenants comment évaluer les valeurs conduisant à un comportement antisocial pour ensuite les « remplacer » par de nouvelles, moins criminogènes. Plusieurs données probantes montrent qu’il existe un lien entre le comportement antisocial et le raisonnement moral et qu’une intervention centrée sur celui-ci devrait faire partie de toute intervention multimodale visant à réduire le risque de récidive (Palmer, 2003).

Par ailleurs, d’une manière défensive, tout un chacun peut reconstruire les événements de son passé pour les présenter sous un jour plus favorable. Dans une perspective sociologique, Matza (1964) et son collègue Sykes ont proposé il y a plus de quarante ans la notion de techniques de neutralisation pour discuter des stratégies qu’utilisent les contrevenants pour justifier leurs actes. Y figuraient le déni de sa responsabilité, le déni des blessures ou préjudices subis par la victime, le blâme de la victime ou la référence à l’obligation d’être loyal à ses amis. Dans les travaux d’orientation cognitivo-comportementale, le concept de distorsions cognitives a acquis de multiples significations. L’une d’elles se rapporte précisément aux affirmations faites par le contrevenant en vue de nier, minimiser, justifier ou rationaliser ses comportements (Murphy, 1990). Les distorsions cognitives ne sont pas perçues comme une cause directe des comportements antisociaux, mais plutôt comme une manière de les justifier et de les maintenir. De manière générale, les intervenants considèrent que les contrevenants utilisent les distorsions cognitives afin de protéger leur estime de soi de menaces perçues (désapprobation sociale), éviter la dissonance cognitive et subvenir au besoin de se percevoir très positivement (c’est-à-dire compétent, efficace et puissant) et d’une manière trompeuse (Ward et al., 1997).

Les autojustifications défensives et les distorsions cognitives posent des défis considérables pour l’achèvement et la réussite d’un programme correctionnel. Par exemple, certains contrevenants peuvent estimer qu’on leur impose injustement un programme ; leur principale motivation peut être profondément extrinsèque et leur recherche de gains, très centrée sur le court terme. Par ailleurs, la prévention de la récidive (c.-à-d. le module trois du programme) requiert certaines capacités d’auto-observation et de responsabilisation. Le contrevenant doit être capable d’identifier et évaluer ses écarts de conduite pour bien être en mesure de repérer les situations à risques élevés qui l’attendent. On comprend qu’une personne qui adhère à des valeurs antisociales ou qui justifie ses écarts de conduite (module deux) a peu de chances de bénéficier de stratégies de prévention de la récidive (module trois) (Lafortune, 2007c, 2008b). Par conséquent, il s’agit de conscientiser les contrevenants au lien qui existe entre les valeurs qu’ils défendent, les règles de conduite qu’ils se donnent et le comportement qu’ils manifestent. L’intervenant tente aussi de sensibiliser les participants à leur éventuelle impulsivité ou tendance à rechercher les sensations fortes. Les contrevenants seront enfin invités à se fixer des priorités s’ils en viennent à juger que leurs croyances, valeurs, règles de conduite et comportements sont en dissonance les uns avec les autres. L’encadré suivant reproduit une partie de ce que l’intervenant annonce aux participants lors de la première séance.

Nous vivons la première partie du module deux, durant laquelle il s’agit de vous présenter le programme et d’adopter les règles de fonctionnement qu’on se donnera pour les rencontres. La prochaine partie traite des « croyances propices aux délits ». Durant cette heure, chacun pourra se demander quels sont ses croyances personnelles et leurs liens avec la criminalité. La troisième heure porte sur les « valeurs et règles de conduite » et on tentera d’y aborder vos valeurs et règles de conduite dans la vie, autrement dit, ce que vous vous permettez et interdisez de faire. La quatrième a pour titre Impulsivité et écarts de conduite. On y verra que lorsqu’on a certaines valeurs et règles de conduite, on peut s’en écarter par nonchalance, impulsivité ou parce qu’on recherche les sensations fortes.
Le titre de la cinquième partie s’intitule Acceptable ou pas. On y parlera des valeurs et des règles de conduite qui sont souvent défendues par les contrevenants. La sixième heure a pour titre Arranger sa version des faits. Il y sera question de ce qu’on peut ressentir après avoir commis un délit et des justifications que certains se donnent pour ne pas avoir honte, ni se sentir coupables. La septième heure sera centrée sur les conséquences et les victimes d’un délit. On y abordera alors la façon dont on peut « arranger » les conséquences de ses actes ou le rôle de la victime pour mieux justifier ce qu’on a fait. Enfin, la dernière heure, nommée Regard sur soi et regard d’autrui portera sur la fierté ou la honte, le sentiment d’échec ou de réussite que vous pouvez vivre par rapport à votre criminalité.

Module trois : prévention de la récidive

La prévention de la rechute ou de la récidive, une stratégie d’intervention répandue dans les milieux correctionnels, a d’abord été appliquée aux problèmes de consommation d’alcool et de drogues. C’est après avoir constaté que la rechute était l’aboutissement le plus fréquent du traitement de la toxicomanie que Marlatt et Donovan (2008) ont mis au point un modèle de prévention de la rechute. Dans un premier temps, les auteurs ont voulu comprendre ce qu’était la rechute et ils ont demandé à des personnes qui avaient recommencé à consommer de l’alcool et des drogues de décrire la situation ayant déclenché ce processus. Ainsi, ils ont pu distinguer les comportements apparemment anodins et les situations à risques élevés. Cette compréhension a permis l’élaboration de stratégies préventives centrées sur l’autorégulation, l’identification des situations à risques élevés et le développement d’habiletés de résolution de problème (Chang et al., 2004). Une dernière stratégie importante est l’anticipation des réactions affectives négatives de l’individu à une éventuelle rechute ou à la violation de sa « règle d’abstinence ». À ce sujet, Marlatt et Donovan (2008) insistent sur l’importance de se ressaisir pour réduire les dommages causés par les premiers écarts de conduite (ex. : recommencer à consommer de l’alcool et des drogues, avoir des dettes ou se disputer avec sa compagne), considérés comme des signaux d’alarme.

Plusieurs intervenants et chercheurs ont transformé les stratégies de prévention de la rechute (c’est-à-dire en toxicomanie) en prévention de la récidive (c’est-à-dire en délinquance ; Laws, 1999). En général, cela suppose d’abord un examen de tous les facteurs externes et internes qui favorisent le passage à l’acte. Dans une deuxième étape, il s’agit de repérer le processus ou l’enchaînement menant au délit et d’élaborer des plans pour le modifier (Lafortune et Blanchard, 2008a, 2008b). Cela implique de prévoir les situations à risques et de s’exercer à y faire face en reconnaissant les pensées, les émotions et les comportements qui précèdent immédiatement le délit ; de planifier des changements pour éviter ou affronter ces problèmes ; de formuler à l’avance un plan pour redresser les écarts qui se produiraient ; de mettre fin au comportement immédiatement et d’analyser la cause de l’écart afin d’améliorer son plan de prévention. Voilà ce que l’intervenant annonce aux participants lors de la première séance :

Nous vivons la première partie du module trois, durant laquelle il s’agit de vous présenter le programme et d’adopter les règles de fonctionnement qu’on se donnera pour les rencontres. Durant la prochaine partie, Garder le cap, nous allons nous pencher sur vos projets de vie et préciser les objectifs à court et à long terme que vous souhaitez poursuivre. La troisième heure a pour nom Le parcours criminel. On y évaluera dans quelle mesure vous êtes disposés à prendre votre retraite de la criminalité et on tentera de comprendre le cycle ou l’enchaînement des événements qui vous a menés à cette peine. La quatrième heure, centrée sur la métaphore des « terrains glissants », vous aidera à identifier les enchaînements, engrenages ou opportunités qui engendrent, pour vous, des situations à risques de récidive. Vous aurez alors à identifier le processus qui mène à la récidive.
La cinquième heure porte sur la « résolution de problèmes ». On vous y présentera une méthode de résolution de problèmes, incluant cinq étapes. La sixième partie, nommée Demander de l’aide, abordera le soutien que vous avez ou n’avez pas dans la collectivité. La septième heure portera sur la réalisation de votre plan de prévention de la récidive. En ayant identifié le processus qui mène à la récidive, nous discuterons de la nécessité de réagir différemment à certaines situations difficiles. Enfin, la dernière partie, intitulée Vivre chez soi, permettra de présenter votre plan de prévention de la récidive. Les enjeux liés à la reprise de vos activités personnelles ou plus spécifiquement à la réunification familiale seront abordés à l’aide du processus de résolution de problèmes.

Bilan de l’implantation dans les milieux de détention

Une fois les guides et manuels terminés, 21 heures de formation ont été offertes par les deux auteurs de cet article afin de familiariser les intervenants avec le contenu de Parcours et de les préparer à offrir le programme. Entre avril 2007 et mars 2008, 492 intervenants du MSP ont suivi la formation pour les modules un et deux, tandis que 75 agents de probation et conseillers en milieu carcéral ont été formés pour le module trois.

En 2008, Marcoux a procédé à un premier bilan d’implantation en recueillant des informations sur la mise en oeuvre effective du programme dans chaque établissement et en analysant les propos tenus dans le cadre de deux focus groups par les intervenants qui offraient le programme. Pour ces groupes de discussion, la grille d’entretien reposait sur les éléments suivants : le personnel utilisateur du programme ; les obstacles organisationnels spécifiques de certains milieux carcéraux ou ouverts ; les critères d’inclusion/exclusion et les stratégies de recrutement ; les composantes du programme effectivement mises en place ; les lieux de l’intervention ; la durée, la fréquence et la continuité des interventions ; les modalités de l’intervention (groupe ou individuelle) ; et la satisfaction des participants.

L’auteure a pu observer que le programme Parcours est présentement introduit à des degrés divers dans environ 95 % des établissements de détention du Québec. Quant aux propos tenus lors des deux groupes de discussion, ils indiquent que deux facteurs ont facilité l’implantation du programme : la bonne adhésion du personnel à ses principes ; et le fait qu’il cible une clientèle spécifique. Par contre, trois autres facteurs ont pu entraver sa mise en oeuvre : la fréquence des transfèrements d’un établissement à l’autre ; le manque de locaux pour offrir le programme ; et les conflits d’horaire des contrevenants qui peuvent avoir plusieurs rendez-vous (ex. : visite médicale ou entrevue d’admission dans un organisme communautaire). Les intervenants ont dit que les participants s’engagent beaucoup dans les rencontres, ce qui fait en sorte que les deux heures prévues pour chaque séance sont insuffisantes. Par exemple, à la Maison Tanguay, avec un groupe de femmes, les animatrices ont prévu trois heures plutôt que deux pour compléter chaque section des modules. Malgré cette prolongation, les animatrices ont de la difficulté à « entrer dans les délais ». Enfin, les intervenants ont maintes fois exprimé un besoin de supervision et le désir de partager avec leurs collègues, au moyen d’un blog sécurisé, leur expérience d’animation du programme.

Cela dit, au fil des mois, il s’est avéré que les conditions d’implantation dans les milieux ouverts doivent être différentes de celles en établissement de détention. À ce sujet, trois questions se posent : a) à quel endroit le groupe peut-il se rencontrer ? Il semble qu’il n’y ait pas une seule salle de réunion dans tous les bureaux du MSP ; b) ces lieux sont-ils sécuritaires ? Par exemple, les animateurs peuvent-ils compter sur un « bouton d’alarme » en cas d’événement grave ? Et si le groupe se réunit le soir, est-ce que la présence d’un agent de sécurité est requise ? ; c) quel est l’horaire le mieux adapté aux participants et membres du personnel ? Que faut-il prévoir pour faciliter le déplacement des participants qui habitent dans des milieux ruraux et semi-urbains ? En attendant de trouver des réponses à ces questions, il a été décidé de surseoir à l’implantation du programme dans le milieu ouvert.

Conclusion et travaux à venir

Depuis trois ans, les modules un et deux du programme Parcours sont implantés dans presque tous les établissements de détention du réseau correctionnel du Québec. Des travaux sont en cours pour qu’ils le soient aussi dans les milieux ouverts. Quant au module trois, il est plus rarement mis en oeuvre, essentiellement parce que les intervenants estiment qu’il devrait être offert dans les milieux ouverts. Les commentaires des intervenants responsables de l’animation sont très positifs et il semble que les participants font preuve d’un engagement important lors des rencontres de travail.

Malgré tous les obstacles qui ont été soulignés plus haut dans ce texte, il paraît possible d’implanter un programme correctionnel dans les milieux qui gèrent de courtes peines. Pour réduire les problèmes relatifs à l’important flux de personnes (hétérogénéité des profils, séjours brefs et transfèrements), il a été choisi de se centrer sur un profil spécifique : les contrevenants à risque élevé de récidive et qui présentent une faible réceptivité. Des cibles plus générales, telles que la préparation au changement, la réduction des autojustifications et la prévention de la récidive, ont été choisies de manière à garder leur pertinence, peu importe le type spécifique de délit commis par ces personnes. Le format modulaire constitué de trois volets interreliés mais coordonnés a résolu une partie des problèmes posés par la mobilité des contrevenants. En novembre 2009, 924 contrevenants avaient participé au programme Parcours. Cela dit, la plupart des participants n’avaient été engagés que dans deux des trois modules prévus (c’est-à-dire 16 heures d’intervention au lieu des 24 prévues). Le temps paraît donc venu de procéder à une première évaluation des effets de cette version, même si elle est abrégée.

Dès le lancement du programme en 2007, quatre questionnaires ont été inclus dans le guide d’évaluation. Le Questionnaire sur la disposition face au changement est la version française de l’University of Rhode Island Change Assessment Scale ou URICA (Mc Connaughy et al., 1983). Il établit l’état de préparation des personnes face au changement. Le Questionnaire sur la responsabilité face au délit (Gudjonsson et Singh, 1987) mesure la façon dont la personne évalue sa responsabilité face aux actes qui lui sont reprochés. Quant au Questionnaire sur les sentiments et valeurs, il mesure les attitudes antisociales des contrevenants (Shields et Simourd, 1991). Ses trois sous-échelles mesurent : a) l’attitude envers la loi, les tribunaux et la police ; b) la tolérance face aux violations de la loi ; et c) l’identification aux pairs qui transgressent les lois. Le quatrième questionnaire porte sur la désirabilité sociale (Paulhus, 1984), soit l’appropriation de caractéristiques sociales désirables. Ces quatre échelles ont été administrées avant l’amorce du module un et après la fin du module deux. Des analyses préliminaires nous permettent d’établir qu’entre juin 2007 et juillet 2008, environ 300 contrevenants ont commencé Parcours. De ceux ci, 291 ont remis les questionnaires pré-programme dûment remplis et 141 l’ont fait avec les questionnaires post-programme. Il y a donc lieu de penser qu’à ce jour, le nombre de questionnaires remplis est suffisant pour mener les analyses statistiques requises et évaluer l’effet de la version abrégée du programme. Toutefois, la véritable mise à l’épreuve consistera à comparer les personnes qui ont suivi le programme à un groupe témoin ne l’ayant pas fait, sous l’angle des bris de condition et de la récidive criminelle.

Finalement, il reste à espérer qu’au cours des prochains mois, le module trois sera plus largement déployé dans les milieux de détention et les milieux ouverts. Cela permettra aux contrevenants de bénéficier de l’ensemble de la stratégie en trois temps qui a été conçue pour : les préparer à apporter du changement dans leur vie ; les conscientiser aux raisonnements moraux ou autojustifications associés à leurs délits ; et les responsabiliser par rapport à la nécessité de prévoir les situations à risques élevés qui les attendent, et les façons de s’en sortir.