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Au même titre que le sport, la tolérance, les monstres ou les dragons, la lecture est devenue un objet contemporain de fiction pour la jeunesse. En effet, « livre » et « lecture » apparaissent comme mots-clés dans les comptes rendus de lecture des revues spécialisées ou comme entrées thématiques dans les répertoires des sites dédiés à la littérature de jeunesse[1]. Si le livre et la lecture sont aujourd’hui des thèmes ou des motifs importants et récurrents dans les romans français pour la jeunesse, faut-il penser que la littérature est un sujet qui passionne les jeunes ou, au contraire, qu’elle est tellement absente de leurs préoccupations qu’il est urgent de la ramener sur le devant de la scène? La recherche universitaire analyse la présence du livre dans le livre en littérature de jeunesse comme une démarche littéraire que Catherine Tauveron, en 2002, a nommée « l’aventure littéraire » : « [L’aventure littéraire] met en scène le livre dans le livre : comme objet de quête ou objet en train d’être lu, grille de lecture du monde et grille de lecture de soi, lieu de vie du personnage ou personnage à part entière[2] ». La chercheuse rapproche « l’aventure littéraire » d’expérimentations similaires dans la littérature générale contemporaine :

Il existe une littérature contemporaine, où se sont illustrés par exemple Henry James, J.L. Borgès, J. Cortazar, I. Calvino, P. Auster, qui prend pour objet la littérature même, c’est-à-dire qui remplace ou recouvre la narration de l’histoire fictive par la dramatisation de sa création ou de sa réception/interprétation. J. Leenhardt lui donne le nom de littérature méta-narrative[3].

Ce « courant » méta-narratif participerait donc des mêmes démarches que la littérature générale, mais, eu égard au lectorat qu’il vise, il aurait aussi une ambition sous-jacente : proposer à son jeune lecteur une rencontre avec la littérature. Dans la voie ouverte par ces travaux, nous avançons l’hypothèse que cette « aventure littéraire » constitue un point d’équilibre entre une posture révérencieuse et conservatrice à l’égard de la Littérature, contribuant à la quête de légitimité d’une production littéraire encore considérée comme une sous-littérature, et un détour pédagogique. Posture et détour qu’éclaire un contexte socio-culturel particulier. En effet, les années 1980 à 2005 sont marquées en France par la prolifération des discours et des débats journalistiques, politiques, universitaires et sociologiques sur l’illettrisme. La lutte contre ce fléau s’élève au rang de priorité nationale[4] et, par voie de conséquence, la lecture devient la préoccupation et le cheval de bataille d’une société toute entière. Au concert des lamentations – « Les jeunes ne lisent plus! » – répond l’élan de la Nation pour réconcilier les nouvelles générations avec la lecture. Comment ne pas interpréter alors l’abondante représentation du livre et de la lecture dans la fiction comme une forme de résistance à l’abandon de leurs pratiques et comme démarche militante pour réintroduire la littérature dans la culture des jeunes? Un discours très répandu ces trente dernières années résume cette ambition : il faut (re)donner aux enfants et aux adolescents l’envie, le goût et le « plaisir » de lire. Bien que restreinte au regard de l’ensemble de la production romanesque pour la jeunesse en France entre 1980 et 2005, la mise en scène de l’« aventure littéraire » est récurrente à partir des années 1990, période à laquelle paraissent de plus en plus de romans où le livre et la lecture occupent l’essentiel de la diégèse ou en constituent des actants secondaires, mais importants. Sans prétendre à l’exhaustivité mais à titre d’indication chiffrée, nous avons noté que sur 157 titres parus pendant la période 1980-2005, 14 ont été publiés entre 1980-1990, contre 143 entre 1990-2005[5]. La sélection que nous avons opérée s’écarte de la notion stricto sensu de métanarrativité proposée dans l’« aventure littéraire » : « remplacer ou recouvrir la narration de l’histoire fictive par la dramatisation de sa création ou de sa réception/interprétation[6] ». À côté de textes où l’écrivain et l’écriture sont un enjeu de la fiction, nous avons retenu des romans où la lecture est un actant de la diégèse : le récit problématise le rapport à la lecture d’un ou de plusieurs personnages, développe une axiologie des valeurs de la lecture, élargit son discours à une réflexion sur sa pratique et plus largement sur la littérature. Ont été retenus aussi les romans dont l’écriture joue ostensiblement avec l’« inter » et la « méta » textualité. Citations, références, allusions et collages ouvrent le roman à l’altérité, à la bibliothèque comme autre du texte. Les écrivains jouent avec les ciseaux et la colle, organisent dans la fiction un dialogue savant entre les livres. L’« aventure littéraire » se fait hommage, célébration d’un panthéon littéraire et se découvre une mission : maintenir entre les générations le devoir de mémoire. Tous ces romans sont à la fois ludiques par la spécularité mise en oeuvre et savants par la culture et le recul critique qu’ils exigent. Ils proposent donc un pacte de lecture difficile. Par conséquent, il n’est pas étonnant que la majorité des titres appartiennent à des collections pour préadolescents et adolescents et qu’ils semblent flatter particulièrement les ambitions littéraires de certains éditeurs. Dans la volonté qu’ils partagent de proposer des textes modernes et originaux, L’École des loisirs et Gallimard jeunesse dominent[7] et cherchent à toucher un jeune lecteur exigeant et amateur de littérature.

Plusieurs approches dont nous citons ici quelques exemples récents ont orienté notre analyse de la représentation du livre et de la lecture dans la fiction pour la jeunesse. Outre les études portant sur le roman contemporain pour adolescents[8], la critique de la littérature française au présent permet d’en questionner la modernité (Viart; Vercier, 2005). Les travaux sur la didactique de la lecture littéraire (Massol, Demougin, 1999; Rouxel, Lebrun, Vargas, 2007), sur la réception de la littérature (Piegay-Gros, 2002; Jouve, 2005) ont permis de questionner la vocation pédagogique sous-jacente à l’« aventure littéraire ». L’histoire de la lecture (Chartier, Hébrard, 2000; Robine, 2000) ouvre une perspective diachronique qui permet d’étudier les modèles culturels proposés par la fiction (Montalbetti, 1992; André, Ducas, 2007) à l’épreuve des études sociologiques sur les pratiques culturelles des jeunes (de Singly, 1989; Baudelot et al., 1999). Enfin, les travaux sur les rapports complexes que la lecture et la littérature entretiennent aujourd’hui avec la culture médiatique permettent de dégager, entre nostalgie de l’héritage et rejet de la culture de masse, l’axiologie à l’oeuvre dans les discours romanesques sur la lecture (Bruno, 2000; Perrot, 2008). Ces regards croisés portés sur cette production romanesque montrent que les écrivains ne font guère preuve d’originalité dans la mise en scène du livre et de la scène de lecture. Investi en mausolée de la littérature, le roman pour la jeunesse expose ses merveilles dans les vitrines de la fiction. Le récit organise la visite guidée de ce temple par des narrateurs soucieux de faire admirer des trésors intemporels et d’en assurer la survivance. Motivées par l’obsession de la répétition, ces mises en scène du monde de la Littérature en célèbrent la permanence grâce au pouvoir de reproduction des mythes tels que Roland Barthes les conçoit :

Les mythes ne sont rien d’autre que cette sollicitation incessante, infatigable, cette exigence insidieuse et inflexible, qui veut que tous les hommes se reconnaissent dans cette image éternelle et pourtant datée qu’on a construit d’eux un jour comme si ce dût être pour tous les temps[9].

Tout aussi stéréotypée, la scène de lecture est épurée dans le roman comme une allégorie : la fiction s’emploie à mettre en valeur le corps du lecteur, ses postures dans l’intimité des lieux solitaires ou dans la mise en spectacle publique de son activité.

Ces représentations de la lecture, orientées et subjectives, s’inscrivent contre le présent de sa pratique polymorphe et à rebours de son actualité que les avancées technologiques mettent en débat. Quel jeune lecteur, en effet, se retrouve aujourd’hui dans ces mythologies de la littérature et en reconnaît les éléments au regard de son expérience? La question orientera notre étude d’une trentaine de ces romans où nous repérons la rencontre des fantasmes individuels et des mythes collectifs sur le livre et la lecture.

Du mythe au fantasme

À peine vu ou au contraire décrit avec précision dans le roman, l’objet-livre n’est jamais neutre, « sa spécificité est précisément de toujours nécessairement signifier. […].Objet de signes, c’est aussi un objet-signe[10] ». L’ambiguïté de sa représentation tient à son mode d’inscription dans le récit. Tantôt le texte l’absorbe dans une continuité avec le hors-texte, tantôt le récit le met en exergue par une description soigneuse, qui, du coup, le déréalise, car elle problématise l’origine du point de vue adopté. Appliqué aux romans pour la jeunesse, le questionnement de Joëlle Gleize sur les romans de Stendhal à Proust nous permet de cerner le problème que pose ce regard d’expert porté sur les livres dans la fiction :

Mais qu’est-ce que décrire un livre? Dire sa matérialité, son format, sa couleur, son papier, sa reliure? L’attention à la matière du livre est traditionnellement réservée à une classe particulière de lecteurs, les collectionneurs, les bibliophiles, personnages assez rares dans les romans[11].

Objet vague, flou, ou au contraire surdéterminé, l’objet-livre dans la fiction réclame du lecteur une accommodation tant culturelle que sémiotique, une saisie difficile parce qu’incertaine entre (re)création imaginaire et reproduction d’une réalité de la bibliothèque.

Très peu de livres indexés sur la bibliothèque du hors-texte sont clairement identifiables dans les romans. Leur description est toujours indicielle, car elle permet avant tout de caractériser culturellement les personnages par rapport à une société de référence et d’en brosser un portrait indirect : « [Vincent] choisissait des livres de poche, avec une prédilection pour la collection Folio dont il appréciait la couverture blanche, le dos souple et le papier fin[12]. »

C’est un livre de la collection Poésie-Gallimard avec les petites photos d’un écrivain sur une rangée, sur la couverture. En haut il est inscrit Novalis en couleur. Et, plus bas, en noir, plusieurs titres : Les Disciples à Saïs, Hymnes à la nuit, Chants religieux[13].

Alors que Xavier Deutsch se contente d’assurer l’effet de réel du livre par des informations bibliographiques précises et vérifiables, Michel Le Bourhis procède par une succession de notations esthétiques qui définit le rapport du personnage à la lecture et à la culture. Vincent s’inscrit dans une démarche sélective – « Choisir » – ; il se montre consommateur averti, recherchant la sobriété et la simplicité du « produit » : la « couverture blanche »; il manifeste l’habitude et le sens du confort de l’expert – « le dos souple » d’un livre en facilite l’ouverture et la tenue en main –, ainsi que le raffinement de l’esthète – la « finesse du papier » promet une édition de meilleure qualité. Mais cette rencontre idéale du lecteur avec son livre se double implicitement d’une charge critique. A contrario, elle repousse tous les autres livres de poche que caractériseraient des couvertures bigarrées, des reliures raides, des impressions sur du papier grossier. Ces négatifs des Folio s’inscrivent donc dans le récit, mais en creux, comme des livres vulgaires qui impliquent, forcément, des lecteurs bien différents, moins raffinés et sans doute moins littéraires que le personnage délicat de Michel Le Bourhis. On retrouve sous d’autres plumes, mais exprimé plus nettement, ce jugement de valeur dépréciatif porté sur les livres ravalés au rang d’objets de consommation et qui se vendent dans la grande distribution : « [Le remplaçant] se retourna alors vers son cartable d’où il sortit quelques livres. Il s’agissait de petits bouquins comme on en trouve au supermarché[14] ».

Dans les allées du centre commercial, ils se séparèrent, Bernard se dirigeant vers les rayons alimentation pendant que Céline bifurquait vers le rayon librairie. Un regard rapide lui révéla qu’elle n’avait rien à en attendre : seuls les best-sellers de l’été, sempiternelles histoires de sous-marins nucléaires endommagés dans la Baltique ou d’adultères provinciaux dopés au Viagra avaient droit de cité sur les étagères[15].

La modalisation péjorative qui les accompagne laisse clairement entendre que ces « petits bouquins », ces « best-sellers de l’été » ne sont pas des livres dignes d’être lus dans l’espace du roman pour la jeunesse. On le voit, l’inscription du livre dans la fiction rajoute à sa portée symbolique d’objet de culture des marques de distinction culturelle et de clivage social. Elle oppose ainsi, tacitement, deux systèmes axiologiques. D’un côté, la culture nourrie des « bons » livres que l’on achète en librairie; de l’autre, la sous-culture envahie de mauvais livres que l’on trouve au supermarché. Cette distinction qui vise à trier le bon grain de l’ivraie révèle la démarche élitiste de ces romans et le parti pris plutôt conservateur et moralisateur de leurs auteurs. En effet, juger un livre, nous rappelle Alberto Manguel, c’est forcément porter un jugement sur son lecteur tant l’un et l’autre sont intimement liés :

L’association entre les livres et leurs lecteurs est différente de celles qui s’établissent entre d’autres objets et leurs utilisateurs. Outils, mobilier, vêtements – tous ont une fonction symbolique, mais les livres imposent à leurs lecteurs un symbolisme beaucoup plus complexe que celui d’un simple ustensile. La seule possession d’un livre implique une situation sociale et une certaine richesse intellectuelle. […] Le symbolisme du livre est d’une telle importance que sa présence ou son absence peut, aux yeux du spectateur, dénoter chez un personnage la présence ou l’absence de capacités intellectuelles[16].

La présence dans la fiction de livres existant dans le hors-texte est d’autant plus problématique que le discours d’escorte qui l’accompagne, coupé des pratiques culturelles et économiques actuelles de la société française, risque d’être incompréhensible pour le jeune lecteur. Ce que les chiffres d’un sondage Ipsos-Livres Hebdo de mars 2003 confirment :

Les achats de livres [en France] s’effectuent pour 27% dans un supermarché ou un hypermarché, pour 25% dans une grande surface culturelle (Fnac, Virgin), pour 25% dans une librairie traditionnelle, pour 16% par correspondance ou dans un club de livres, et seulement 1% sur Internet[17].

Cette « esthétique » est en outre nettement discriminante, car on peut imaginer que beaucoup de jeunes se sentent coupables – ils achètent leurs livres dans les centres commerciaux! –, voire exclus de cette représentation du livre réservée, effectivement, à bien peu de lecteurs. On comprend mieux, dès lors, pourquoi si peu d’écrivains s’y hasardent. La plupart préfèrent exploiter la fonction référentielle des livres qu’ils inscrivent dans la fiction sans les indexer à l’univers économique auxquels ils appartiennent. Cette noblesse du livre dégagée de sa valeur marchande s’exprime selon différentes modalités. Tantôt par la mention du titre et du nom de l’auteur pour déployer dans le récit les ressources de l’intertextualité et créer un catalogue de références, un « effet bibliographie[18] » qui reproduit dans la fiction cette illusion d’intimité, de communauté culturelle entre l’auteur et son lecteur; tantôt, une scène à visée didactique permet de glisser une petite « fiche » d’information sur un monument de la culture universelle, comme dans le roman de Carole Martinez, Le Cri du livre :

C’est quoi, ça, l’Encyclopaedia Universalis?
Je désignais une série d’énormes volumes […].
— Il y en a vingt, cela représente des milliers de pages. Là-dedans, tu trouves tout sur tout. Les grandes inventions scientifiques, tous les pays, tous les peintres […]. Lire ça en entier, c’est le travail de toute une vie[19].

Mais plus généralement, la démarche des écrivains pour la jeunesse est proche de celle des écrivains de littérature générale, dégagée par Joëlle Gleize :

Il existe toute une population d’objets-livres-non-identifiés : présents dans le texte, ils ne font pas référence à des livres « réels » parce qu’ils n’ont pas d’identité. Ces livres fantômes, dénotés mais a-référenciés, introduisent dans le roman une catégorie particulière d’objets culturels, qui prolongent ou suscitent des comportements [de personnages][20].

Le livre n’est plus alors un objet de représentation chargé exclusivement de valeurs culturelles. De symbole, il devient fétiche dans lequel les écrivains grands lecteurs investissent de nombreux fantasmes.

Objet anonyme inscrit dans la fiction avec un minimum de moyens, le livre appelle toujours un commentaire connotatif : « Un livre avec une couverture bleue comme une eau[21] »; « un livre à couverture jaune coing[22] »; « un livre à la couverture bleu nuit[23] »; « l’éclat argenté d’une série de quatre livres[24] ». Le caractère impressionniste de ces notations rapides montre que l’apparition d’un livre dans le récit aiguise l’oeil des personnages. L’accent porté sur la couleur, le souci de la précision pour en indiquer la nuance participent d’une évaluation esthétique, qui distingue immédiatement le livre de n’importe quel autre objet en lui conférant une aura poétique. Dans le roman, le livre est beau comme une « oeuvre d’art », un tableau dont on ne retiendrait pourtant que les couleurs dominantes qui frappent et retiennent l’attention : « Il y a une couverture en couleurs, du noir, du mauve, du blanc[25] ». Curieusement, si l’on songe au grand nombre d’illustrateurs qui travaillent en littérature pour la jeunesse, la description de l’illustration de couverture est très rare et toujours succincte, suggérée seulement par la mention de quelques éléments graphiques : « La couverture est alléchante : une image choc. Le canon d’un révolver braqué sur le lecteur avec, à l’arrière-plan, un décor de ville nocturne[26] »; « [La couverture] noire comme la nuit, avec le titre en zigzag dans un éclair rouge et, au-dessus, Marcel Pierre en lettres blanches[27] ». C’est du côté des éditions pour adultes les plus littéraires, aux couvertures sobres et sans image, que les écrivains pour la jeunesse cherchent les livres à présenter à leurs jeunes lecteurs, laissant dans l’ombre toute la production pour la jeunesse, qui n’en apparaît que plus illégitime.

Outre le plaisir de l’oeil procuré par la couleur, le livre investi en fétiche flatte tous les sens et sa manipulation dans certains récits relève d’un érotisme explicite : « Des poèmes de Garcia Lorca, reliés par le maître dans un vélin pourpre aussi doux au doigt qu’une muqueuse intime[28] »; « Il plaça [le livre] contre sa joue, le faisant aller et venir, un glissement lent et sensuel de la couverture glacée, comme s’il vérifiait la douceur d’une peau de femme[29] »; « Il ouvre le grimoire, dont la couverture de cuir noir est douce comme une peau[30] ».

Couleur, texture, autant d’éléments qui témoignent d’un plaisir sensuel, d’un regard sur le livre comme objet de fantasmes que les écrivains pour la jeunesse veulent offrir en partage dans leurs romans. Le discours n’est certes pas nouveau et la métaphore érotique cerne avec justesse le rapport intime que beaucoup de grands lecteurs entretiennent avec leurs livres. Mais il s’agit d’un discours convenu entre adultes, si souvent répété qu’il fait figure de cliché. Il nous semble peu probable que ces sous-entendus appuyés et la crudité de certaines images – « une muqueuse intime » – révèlent le livre aux adolescents comme un « obscur objet de désir ». Ce fétichisme culturel risque fort, au contraire, de leur passer au dessus de la tête, car cette exaltation qui prête aux livres des pouvoirs troubles et nimbe sa représentation d’une magie qui le déréalise lui ôte finalement toute vraisemblance.

Pour autant, le jeune lecteur sera-t-il plus sensible à la magie et au mystère des livres précieux, trésors de bibliophiles qui encombrent le roman? Les vieux livres, en effet, sont nombreux dans la fiction pour la jeunesse : « Un tout petit volume couvert de poussière dans sa couverture ramollie et jaunâtre[31] »; « La vieille reliure cartonnée des oeuvres de Bram Stocker[32] »; « Les livres étaient pour la plupart brochés, avec des tranches jaunies et usées, car ils avaient beaucoup servi[33] ». L’objet-livre, on le voit, traverse le temps et son usure témoigne d’une longue pratique de la lecture. Mais ce discours des personnages sur les outrages du temps que subissent les livres participe d’une double visée. D’une part, il permet de les distinguer des autres objets de consommation en soulignant leur pérennité et, d’autre part, dans la démarche didactique qui sous-tend ces romans du livre et de la lecture, il frappe le rapport aux livres au coin d’un ethos bien pensant. Les livres ne se jettent pas, même abîmés; ils se gardent et surtout se transmettent de génération en génération : « Je faisais très attention à cet album de Tintin, car c’est un très vieil album ayant appartenu à maman et même à ma grand-mère. La tranche est un peu abîmée mais c’était du solide[34] ». Par ailleurs, la fréquentation des vieux livres se double d’une expertise de bibliophile. Le regard des personnages adolescents s’attarde sur la variété des reliures, en évalue la beauté, l’originalité et la richesse : « Il referma le livre – un superbe in-quarto relié pleine peau – et le désigna avant de le ranger : “La Divine Comédie”[35] »; « J’avais également reçu Alice au Pays des Merveilles, de Lewis Carroll : un vrai petit bijou relié en agneau rouge[36] »; « C’est un vieux bouquin aux feuilles jaunies par le temps, relié de cuir bleu, et qui porte son titre en lettres d’or : Wuthering Heights, et le nom de l’auteur en anglaise délicate : Emily Brontë. Édition originale : 1847[37] ». La description de ces vieux livres, qui s’attarde sur les formats, les cuirs et les ornements des reliures, ouvre le récit au fantastique, et y invite le légendaire grimoire des contes de l’enfance et du bric-à-brac médiéval de la fantasy. Éric Boisset et Frédéric Puyravaud s’en amusent et utilisent avec ironie les stéréotypes qui caractérisent ces livres de magie – reliures extraordinaires, titres mystérieux et en latin –, l’un en cohérence avec son récit pour décrire la bibliothèque d’un alchimiste, l’autre en conjuguant le besoin d’instruire et l’allusion à la bibliothèque de des Esseintes :

Il entreprit de passer en revue ses livres, qui étaient tous très anciens et très épais. Théophile l’avait suivi, et dans son dos il admirait les gros volumes à couverture de cuir, dont certains étaient des incunables remontant à Gutenberg. Les titres lui mirent l’eau à la bouche : Opuscule d’hyperchimie, Rosarius Philosophorum, La table d’émeraude, Le mariage chimique de Christian Rosencreutz… Tout! Monsieur Arkandias avait tout! Même Le Livre des balances et le Cathéchisme de la magie supérieure qui sont réputés introuvables, comme chacun sait[38].

Ce qui faisait sa grande fierté, c’était son immense bibliothèque. Elle était garnie de livres rares et d’encyclopédies coûteuses, imprimés en très beaux caractères sur des papiers vergés parfumés, avec des reliures en peau de léopard, dorées à l’or fin, ornées de nacre, d’ivoire et de diamants étincelants! C’était un grand bibliophile, ce qui vient du grec ancien et signifie : « un amoureux des beaux livres[39]».

Sur l’ensemble des romans que nous avons étudiés, il apparaît que la mise en fiction du livre en tant qu’objet relève d’une idéologie qui s’ancre dans les fondements d’une mythologie culturelle partagée par des écrivains lettrés. Objet d’élection particulière, d’affinités sensuelles, le livre appelle des jugements esthétiques, invite à un commerce intime et trouble qui ouvre la voie à un érotisme fétichiste. L’extraordinaire du livre s’exalte, par ailleurs, dans le fantasme et trouve son territoire d’exception dans le fonds des collections d’oeuvres rares : le livre caparaçonné de cuirs rares et rehaussé d’or y est à la fois un joyau et un vestige historique et précieux. On le voit, la représentation du livre dans le roman pour la jeunesse est un lieu du texte complexe où fusionnent la bibliothèque collective et la bibliothèque personnelle des écrivains telles que les envisage Pierre Bayard[40]. La première, en indexant le livre dans le livre sur le hors texte, relaie la doxa institutionnelle, sociale et culturelle; elle participe de la visée pédagogique du roman et y installe, mais de manière oblique, les livres déterminants « sur lesquels repose une certaine culture à un moment donné[41]». Moins académique, la seconde révèle l’intimité de l’auteur, « cette partie subjective de la “bibliothèque collective” comportant les livres marquants de chaque sujet[42] ». De cette fusion naît une bibliothèque de l’imaginaire où s’agrègent les savoirs sur le livre et les fantasmes qu’il suscite. Mais cet imaginaire est-il partagé par l’auteur pour la jeunesse et son jeune lecteur? Cela nous semble peu probable, car la bibliothèque du roman pour la jeunesse contemporain est avant tout une bibliothèque littéraire, issue d’un mythe culturel livresque qui s’enracine dans une époque où la jeunesse coïncidait parfaitement avec le désir du livre et des livres. Elle ne tient compte ni des mutations culturelles, ni des habitudes des jeunes lecteurs nourris d’une culture beaucoup plus ouverte, hétérogène et que le concept de médiathèque avec sa variété de supports représente plus justement que le commerce exclusif des livres. Du coup, il nous semble que la représentation du livre dans le livre pour la jeunesse risque de conduire sa réception dans une impasse, la mythographie qui la motive laissant une majorité de jeunes lecteurs en marge, étrangers à l’imaginaire que le roman espère éveiller, découragés par ces bibliothèques construites exclusivement autour du livre et saturées de vieilles « images » qui ne correspondent plus au foisonnement de leur propre « bibliothèque personnelle ». Mais fermé, hermétique, le livre dans la fiction est un objet qui peut être tenu à distance, puisque, comme nous le rappelle Joëlle Gleize, « [il] ne peut agir véritablement que s’il est lu[43] ». Les nombreuses scènes de lecture dans les romans de notre étude repensent-elles le rapport au livre dans une perspective innovante et dynamique ou, au contraire, offrent-elles encore au lecteur un imagier anachronique à feuilleter?

Scènes de lecture

Activité solitaire, la lecture se déroule généralement dans l’espace personnel de la chambre à coucher, à la fois fermeture au reste du monde et ouverture au monde du texte.

Le personnage du jeune lecteur est souvent représenté allongé sur un lit et effectuant une lecture nonchalante, paresseuse. Les textes brodent quelques variations sur cette représentation récurrente de la scène de lecture : « Je lus au lit le livre de Paul Morand, et je le trouvai finalement très bon[44] »; « J’ai eu envie de me mettre tout de suite au lit avec un livre[45] »; « [Axel] s’empare du recueil posé sur son bureau, saute sur son lit et s’installe confortablement[46] ». Mais cette sobriété est plutôt rare, les écrivains cherchant généralement à faire image. Leur attention se concentre alors sur la position du lecteur : « À plat ventre sur son lit, Guillaume parcourt un passage au hasard[47] ». Pour Anne-Marie Desplat-Duc, le sol douillettement moquetté remplace le lit : « Je demande à Lucile, plongée dans un roman, à plat ventre sur la moquette[48] »; On retrouve la même image sous la plume de Marie-Aude Murail : « Mon fils était à plat ventre sur la moquette du salon en train de…lire[49] ».

La récurrence, dans les romans, de cette lecture « à plat ventre » dans sa chambre s’inscrit plutôt en marge de l’abondante iconographie sur la lecture[50] qui jalonne le xxe siècle :

On lit dans toutes les positions : assis, debout, couché, et même en roller (Didier Lefèbre, La Lecture, 1989). On lit partout : sur la plage, sur un champ de course, dans les transports, sur son lieu de travail, en prison. […]. Mais on ne lit pas chez soi, dans le for privé de la chambre[51].

Mais on pourra objecter que peintres et photographes se sont essentiellement intéressés à saisir des lecteurs adultes, dont les pratiques sont éloignées de celles des jeunes. En revanche, on peut estimer que la reprise de cette scène de lecture paresseuse reproduit l’image canonique de l’enfant lecteur surpris dans son activité ; canon construit et nourri au fil du temps par les souvenirs d’enfance des écrivains[52] et dont Georges Perec nous fournit un exemple remarquable :

C’est couché à plat ventre sur mon lit que j’ai lu Vingt ans après,L’Île mystérieuse et Jerry dans l’île. Le lit devenait cabane de trappeurs, ou canot de sauvetage sur l’Océan en furie, ou baobab menacé par l’incendie, tente dressée dans le désert, anfractuosité propice à quelques centimètres de laquelle passaient des ennemis bredouilles[53].

Cette mise en scène construit, en tout cas, une image romanesque destinée au lecteur, qui, selon son âge, y retrouvera un univers et un comportement enfantins où l’on lit comme on joue, à l’horizontale et/ou en position « vautrée », chère aux adolescents : « Je lisais, mollement vautrée sur mon lit…[54] ».

D’autres textes s’attardent à décrire l’installation du lecteur pour la lecture. Ainsi, allongé lui aussi mais sur le dos, le personnage de Malika Ferdjoukh est en quête d’un confort optimal : « J’ai bousculé les deux oreillers côte à côte sur le lit pour les installer l’un sur l’autre, c’était mieux pour lire. Mais, en fin de compte, pas si mieux. Il en fallait un troisième[55] ». À cette recherche du bien-être afin de mener ce que l’on suppose une lecture agréable, la plupart des romans ajoutent des éléments qui invitent à considérer le texte de Marcel Proust, Journées de lecture, comme une matrice textuelle commune à beaucoup d’écrivains :

Alors, risquant d’être puni si j’étais découvert et l’insomnie qui, le livre fini, se prolongerait peut-être toute la nuit, dès que mes parents étaient couchés je rallumais ma bougie; tandis que, dans la rue toute proche, entre la maison de l’armurier et la poste, baignées de silence, il y avait plein d’étoiles au ciel sombre et pourtant bleu […][56].

Nourrie de l’intertexte proustien, la scène de lecture dans le roman pour la jeunesse peut donc se lire comme un palimpseste subtil et nostalgique où s’actualise une référence-clé de la bibliothèque collective des écrivains. Raison pour laquelle on retrouve, dans beaucoup de textes, la chambre devenue un cocon protecteur refermé autour de la scène de lecture en un moment où se mêlent silence, mystère et excitation :

On est dans sa chambre, c’est l’hiver. Les volets sont bien fermés. On entend le vent qui souffle au-dehors. Les parents sont allés se coucher, eux aussi. Ils croient qu’on a éteint depuis longtemps. Mais on n’a vraiment pas envie de dormir. On a juste gardé la lumière de la petite lampe de chevet qui fait un cercle jusqu’au milieu des couvertures. Au-delà, l’obscurité de la chambre est de plus en plus mystérieuse[57].

Comme dans le texte de Proust qui le sous-tend, le plaisir de la lecture dans cet extrait de Philippe Delerm naît des oppositions entre le froid de l’hiver et la chaleur de la chambre; l’absence des parents et leur proximité qui procurent une solitude relative; la lumière de la lampe de chevet et l’obscurité de la chambre. Plaisir de la lecture lié également au sentiment de sécurité dû aux volets « bien fermés » et à l’excitation que procure la désobéissance : « ils croient qu’on a éteint depuis longtemps ». Au regard du titre du recueil de ces nouvelles, C’est bien ces petits moments de la vie, à partager ou à déguster tout seul, ou même en fraude, ce texte permet évidemment de conclure que lire, pour l’auteur, fait partie des plaisirs que l’on « déguste seul » et « en fraude ». Plaisir frauduleux qui fournit à Marie-Aude Murail l’occasion d’une scène « classique » de lecture nocturne interdite ou interrompue par les adultes, mais se poursuivant sous les draps, ce qui en exalte le mystère, l’excitation et renforce le sentiment d’isolement du lecteur :

Je me suis souvenu que j’avais une lampe de poche au fond de mon vieux coffre à jouets. […]. J’ai pu continuer à lire en me faisant comme une petite cabane sous les draps. J’avais encore de la pomme à manger. Ça faisait un bruit épouvantable quand je croquais dedans. J’avais l’impression que j’étais dans un terrier au fond de la forêt et qu’il n’y avait plus que moi sur terre. Je ne sais pas pourquoi j’ai eu envie de lire la dixième histoire[58].

« Cabane », « terrier au fond de la forêt », nourriture frugale et compagnie du livre, tous les éléments sont rassemblés pour que surgisse l’image du lecteur en Robinson Crusoé, naufragé solitaire sur l’île enchantée de la lecture. D’un cliché à l’autre, ce repli sur soi se transforme parfois en rayonnement. C’est le cas dans l’univers rimbaldien et exalté des adolescents de Xavier Deutsch. La chambre d’Arthur éclairée toute la nuit par la veille lectrice du jeune homme apparaît comme un phare, symbole d’une conscience en éveil sur le monde endormi :

Dans la chambre d’Arthur brûle encore la lampe de chevet. Arthur n’est pas dans son lit, mais il veille. Il est ainsi, tandis que les autres dorment, tandis que, semble-t-il, ne reste personne au monde à la surface de la réalité. Arthur, il veille, il est ainsi. Il fouille dans ses livres, debout[59].

Beaucoup plus rarement, tant le poids de l’héritage pèse sur la représentation de la lecture, on rencontre dans les romans des lectures solitaires dans d’autres lieux. La mise en scène n’en est pas pour autant plus originale, puisqu’elle reprend les grands motifs du « folklore » littéraire de la lecture. La salle de classe, par exemple, offre quelques scènes clandestines, mais les textes se contentent de puiser dans le répertoire des « Souvenirs d’enfance et de jeunesse » sans y apporter d’éléments novateurs :

Je viens de le terminer, Autant en emporte le vent. Le titre est beau. Je l’ai lu sans arrêt pendant trois jours. Je ne lis pas vite. Je rêve sur les mots. Je l’ai emporté en classe et j’ai continué à lire pendant les cours, le livre posé sur mes genoux. J’ai attrapé une colle, bien entendu, à cause d’une gourde qui m’a vue et s’est mise à rire[60].

Quant à la nature, elle n’est que très rarement un lieu de lecture, car, dès qu’il est en pleine lumière et dans un lieu trop ouvert, le lecteur ne lit plus; il regarde autour de lui et se disperse. Parmi les stéréotypes incontournables qui hantent l’imaginaire des écrivains pour la jeunesse, on peut ajouter l’association lecture et feu de cheminée, tandis qu’au-dehors les éléments se déchaînent : « J’allumai un feu et m’installai avec un livre devant la cheminée. Le vent et la pluie cinglaient les fenêtres[61] ». Et, quant il s’agit de lecteurs adultes, lire va de pair avec les plaisirs de l’alcool et les volutes de fumée : « Il lisait, les pieds posés sur le bureau, la pipe entre les lèvres. Les volets tirés filtraient juste ce qu’il fallait de lumière douce[62] »; « Je rejoins mon père au salon. Il lit confortablement installé dans son fauteuil préféré. Dans sa main, agitée d’un lent mouvement circulaire, un verre à moitié plein d’une liqueur tremblotante et dorée : un de ses vieux cognacs[63] ».

Toutes ces mises en scène, on le voit, apparaissent figées dans un « scénario » selon le sens qu’Umberto Eco prête à ce terme : « un scénario est toujours un texte virtuel ou une histoire condensée[64] ». Il apparaît que pour faire sens dans la fiction pour la jeunesse, l’acte de lire doit répondre à des contraintes, s’organiser autour de patterns interchangeables et de conventions que semblent partager tous les écrivains. On peut retenir les éléments principaux de cette culture commune : le personnage en train de lire s’isole, se coupe du monde, du bruit; les lieux de lecture – intérieurs ou extérieurs – sont confinés et sont modalisés en termes de sécurité et de protection par opposition à un au-dehors de la lecture montré comme hostile; l’atmosphère de la lecture est toujours douce et confortable. Généralement, la scène de lecture est peu éclairée : la lumière est circonscrite et concentrée sur le livre et le lecteur (lampe de poche, lumière tamisée par des volets, fente de porte qui laisse passer un rayon, etc.). Enfin, explicitement ou implicitement, la scène de lecture appelle un plaisir sensuel complémentaire : savourer un livre et un alcool ou du tabac; lire et profiter de la chaleur d’un feu; lire et goûter l’ombre d’une journée de chaleur. Autant d’éléments dont les différentes combinaisons visent à rendre compréhensible cet indicible bien-être du lecteur plongé dans un « bon » livre : « À la récréation c’est pareil. Les mêmes groupes se reforment pour jouer ou bavarder. Moi je suis restée sous le préau avec mon bouquin : le deuxième tome du Vicomte. Je suis bien dans cette histoire[65] ». Dans tous les cas, dès que la scène de lecture prend quelque extension, sa représentation ressortit à une doxa qui en détermine l’esthétique et en établit la valeur. Quelles que soient l’originalité de la diégèse et la qualité de l’écriture romanesque, la scène de lecture dans la fiction pour la jeunesse est un lieu où se précipitent souvenirs de l’écrivain-lecteur, topoï littéraires, conventions sociales et culturelles pour recomposer ad libitum la tradition mythographique lettrée. Alberto Manguel, dans son Histoire de la lecture, en opère la synthèse :

On devine dans la relation entre un lecteur et un livre quelque chose de sage et de profitable, mais on la trouve aussi dédaigneusement élitiste et exclusive, peut-être parce que l’image d’un individu pelotonné dans un coin, oublieux en apparence des grondements du monde, suggère une intimité impénétrable, un oeil égoïste et une occupation singulière et cachottière.[…] L’ivoire, d’après Virgile, est le matériau dont est faite la Porte des Rêves Mensongers; d’après Sainte-Beuve, c’est aussi le matériau de la tour du lecteur[66].

Mais il arrive que la lecture se déroule, parfois, hors de la tour d’ivoire du lecteur. Elle se fait alors spectacle et joue du vertige de la mise en abyme pour reléguer le lecteur empirique à une place de témoin, mais de seconde main. En effet, si l’on ne rencontre pas de lectures à plusieurs d’un même texte, il arrive que certains romans mettent en scène des lectures indiscrètes, volées au personnage lisant par un autre personnage qui lit, en curieux, par dessus son épaule. Cet espionnage conduit à porter des jugements tant sur la lecture que sur le lecteur. Ainsi Jacques, personnage de Quand j’aurai vingt ans[67], lycéen dans les années 1950, exhibe, lors d’un voyage en train, sa lecture de Ainsi parlait Zarathoustra à sa voisine afin de la séduire et de paraître adulte et cultivé selon l’adage : « Dis-moi ce que tu lis et je te dirai qui tu es ». Démarche dont la vanité marquée au coin de l’ironie cherche la complicité du lecteur empirique. Orchestrée par le personnage du lecteur uniquement préoccupé de son effet, parce qu’il en connaît la valeur symbolique, cette mise en scène de la lecture n’est qu’un leurre. Elle ne révèle rien, finalement, de la personnalité, de l’intelligence et de la culture effective de son lecteur. Elle dénonce, en revanche, le consensus social particulièrement prégnant dans les années 1950 autour du livre comme révélateur d’une identité et comme marqueur d’une appartenance sociale et culturelle. Lecture en trompe-l’oeil donc, et jeu de dupes, mais qui confèrent au roman un cachet d’authenticité où se glisse la nostalgie d’une jeunesse pour laquelle la littérature et la lecture étaient à la fois un héritage et une marque de prestige.

Enfin, de nombreux textes donnent la lecture en spectacle devant un auditeur ou tout un auditoire. Lire à haute voix, c’est faire « entendre » le texte et renouer ainsi avec la tradition rhétorique décrite par Antoine Compagnon. Le texte jaillit ou sourd de la bouche du personnage, « l’orateur prête son corps, son organe à un retentissement. Ce faisant, il possède son auditoire. Mais la vox aussi le possède; quand il parle, elle parle par sa bouche, comme un vampire, comme un démon, comme un dieu[68] ». Ces scènes de « possession » du personnage par le texte qu’il lit sont nombreuses; elles suspendent la narration et dramatisent l’irruption du texte littéraire proféré en concentrant l’intérêt sur la voix et le geste qui théâtralisent la lecture.

Jean Joubert s’intéresse à cette gestuelle du lecteur oralisant sans pour autant livrer le texte proféré. Bloquée pendant des semaines par une tempête de neige, toute une famille réapprend à vivre comme autrefois, quand télévision et téléphone n’existaient pas. Chaque soir, le père effectue une lecture à haute voix pour la famille rassemblée devant la cheminée :

Pa est assis sur un banc, près du feu, toujours à gauche, le dos contre le mur : c’est sa place favorite. Au-dessus de lui, il a posé une lampe, sur la poutre de la cheminée, de telle sorte que la lumière tombe juste sur le livre qu’il vient d’ouvrir sur ses genoux. Il sort de sa poche ses lunettes, qu’il n’utilise guère que dans ces occasions ou pour son travail de sculpteur; il les juche sur son nez, les verres inclinés, nous jette un coup d’oeil par-dessus la monture, puis ayant cherché sa page, il s’éclaircit la voix. Nous nous sommes installés autour de lui, un peu comme des acteurs qui, chaque soir, se prépareraient à jouer la même scène. […] Il commence à lire, d’abord d’une voix sourde, mais peu à peu il s’échauffe, s’émeut : on sent qu’il vibre d’une passion intérieure. Pourtant il évite toute emphase, et sa seule main parfois esquisse un geste, souligne une phrase, accompagne le rythme des mots. Nous l’écoutons immobiles, retenant notre souffle[69].

La théâtralité assumée du spectacle de la lecture et le parti pris du roman de revisiter les coutumes du passé pour interroger le monde moderne évitent le piège du ridicule. Toutefois, le talent de Jean Joubert ne peut exorciser complètement le démon pédagogique qui possède la littérature pour la jeunesse. Comme souvent, le professeur a pris le pas sur l’écrivain et l’absence du texte lu n’empêche pas la leçon implicite donnée par le spectacle de la lecture à haute voix : un texte bien interprété est un texte bien compris. Du coup, le texte de Joubert paraît à peine démarqué de l’éloge de cette pratique de la lecture rédigé dans un bulletin pédagogique daté de 1907 par un instituteur du Pas-de-Calais :

Lire, c’est presque commenter un texte, c’est souligner de la voix les mots essentiels… c’est se mettre en harmonie avec les sentiments qu’exprime l’auteur, les rendre, les communiquer autour de soi : un sourire, une voix émue, des yeux où l’on voit poindre les larmes, c’est un commentaire qui en dit long. Le visage parle comme la voix[70].

Flagrant délit de mythographie, donc, sous la plume d’un excellent écrivain, et pièce à rajouter au dossier sur le conservatisme qui imprègne le roman français pour la jeunesse dès qu’il vole au secours de la lecture et de la transmission culturelle. C’est bien dans le passé qu’il cherche trop souvent ses modèles et ses images, et dans le lyrisme pédagogique des fondements d’une école laïque conquérante qu’il puise son « message » et ses effets.

Mais, plus généralement, cette mise en scène obéit à une logique intertextuelle qui vise principalement à citer le texte lu :

Céline prit la main de Sandra pour mieux voir la couverture du recueil de poèmes.

— Les Fleurs du mal.

— « Rappelez-vous l’objet que nous vîmes mon âme, ce beau matin d’été si doux… » récita Sandra d’une voix rauque, qui fit frissonner Céline de plaisir[71].

[Monelle] décida d’improviser et feuilleta rapidement son livre de poèmes d’Apollinaire. Elle choisit « Le pont Mirabeau ».

Vienne le jour sonne l’heure

Les jours s’en vont je demeure

[…] Humphrey, lui, écoutait avec admiration. Il adorait entendre sa soeur lire des textes. Il la trouvait magnifique, comme une actrice, comme Sarah Bernhardt[72].

Que la grande majorité des textes proférés dans le roman pour la jeunesse soient des emprunts à des poèmes mérite que l’on s’y arrête. Il nous semble que les écrivains se font ainsi, une fois encore, les porte-parole d’un consensus idéologique et culturel qui consacre la poésie comme horizon indépassable de la littérature. Ce parti pris académique relaie le discours scolaire. En effet, on peut considérer que l’« oralisation » des poèmes, la déclamation, le « ton », qui, dans le roman, sont l’objet d’une description attentive, mettent le récit en résonance avec la tradition scolaire pour laquelle récitation et diction concourent au service de l’émotion esthétique que la poésie est censée éveiller. D’autre part, les titres et auteurs cités par la fiction, mais ayant une existence attestée dans la réalité et particulièrement dans les programmes scolaires, contribuent « à construire le monde romanesque dans une continuité maximale avec le monde réel[73] ». Ainsi s’installe dans le roman pour la jeunesse une bibliothèque comme lieu de passage où circule la littérature entre le monde du roman et celui du lecteur empirique. Cette bibliothèque est l’enjeu d’une stratégie. Les auteurs pour la jeunesse tablent, semble-t-il, sur des noms d’écrivains connus et étudiés à l’école pour s’assurer la connivence culturelle du jeune lecteur. Tous les auteurs cités sont, en effet, le reflet effectif d’une mémoire collective de la littérature, dont le dépositaire et l’organe de transmission demeurent l’institution scolaire. On peut donc considérer la démarche pédagogique du roman particulièrement aboutie, puisque, avec l’école, il parle d’une même voix. Mais on peut également envisager ce souci de ne citer que des textes empruntés au patrimoine légitimé comme la pointe de l’entreprise mythographique que nous prêtons à la représentation du livre et de la lecture dans la fiction. Derrière les personnages déclamateurs de grands textes, les écrivains pour la jeunesse se montrent héritiers d’une conception très française de la culture, rentiers d’un capital sans tache. Ils posent dans leurs propres romans en bons élèves qui ont fait leurs humanités sans faute. Au risque, toutefois, que cette figure conventionnelle du lettré, de l’intellectuel bardé de références ne jette une ombre écrasante sur le jeune lecteur.

La démarche mythographique adoptée dans beaucoup de romans pour la jeunesse réactualise des scénarios dont l’origine se perd dans l’imaginaire des écrivains. L’expérience, le vécu cèdent aux souvenirs littéraires autant qu’à la nostalgie d’une époque où la lecture était l’occupation dominante d’une élite cultivée. Ce flou subjectif et temporel entretenu par la fiction nimbe la représentation du livre et de la scène de lecture d’une « magie » qui la déréalise au point, parfois, de lui ôter toute vraisemblance. Nul doute que le jeune lecteur ne trouve à satisfaire son besoin de mystère, d’inconnu, d’étrange ou de poésie dans ces vieilles images; nul doute également qu’il n’y retrouve rien de son expérience de lecteur, et qu’il prenne les mythologies du roman pour de vieilles rengaines. Le roman pour la jeunesse pourrait donc échouer là où il voulait s’engager. Héritier des discours et des représentations qui ont donné au livre et à la lecture un statut d’exception culturelle « d’autant plus incontesté que les lecteurs se sentaient appartenir à une élite, intellectuelle et morale sinon sociale[74] », le roman s’inscrit en décalage avec le jeune lecteur qui n’appartient plus forcément aujourd’hui à cette « élite ». Du coup, les valeurs dont la représentation du livre et de la scène de lecture est investie ne s’inscrivent plus dans une filiation. Elles ne font plus sens et sont aussi éloignées du lecteur que certains univers de science-fiction.

Alors que la littérature pour la jeunesse contemporaine se targue de parler de tout et sans tabou, de montrer le monde tel qu’il est, ne s’enfermerait-elle pas par incompréhension intergénérationnelle dans un dialogue de sourds entre l’auteur et son lecteur quand il s’agit de lecture? À moins qu’elle ne donne de la voix dans le choeur des discours sur la lecture et plus largement sur la littérature tenus par une partie des intellectuels français depuis la fin des années 1980. D’oraisons funèbres en appels à résister contre la « barbarie[75] » s’y expriment à la fois la croyance que le livre est peut-être une valeur passée mais non dépassée, et une perplexité angoissée face au pouvoir grandissant des nouvelles technologies :

Si tant de passions s’exacerbent à l’aube du troisième millénaire, chez tous ceux qui « font lire » et accompagnent la vie et la survie des textes écrits – c’est-à-dire écrivent, publient, vendent, conservent, transmettent ce que d’autres liront peut-être – c’est que personne ne perçoit encore très bien de quelle culture, de quelles lectures est en train d’accoucher la révolution numérique[76].

Mais au risque, finalement, de faire du livre et de la lecture de purs objets de fiction, des formes figées, des curiosités exotiques et incompréhensibles pour le jeune lecteur égaré dans un roman musée de la littérature. Derrière le mythographe, l’écrivain français pour la jeunesse cacherait-il un embaumeur?