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Dans le paysage mondial de la bande dessinée, l’espace franco-belge occupe une position singulière. Reconnue en tant qu’art à part entière, soutenue par l’État[1], accrochée aux cimaises des musées[2], la bande dessinée jouit d’un statut de « 9e art » lui valant une légitimité qui, pour être sans doute incomplète[3], n’en contraste pas moins de manière frappante avec le discours de stigmatisation des « histoires en images » qui structurait les discours éducatifs et politiques dans les années d’après-guerre[4].

Mais la principale singularité de la bande dessinée franco-belge tient surtout à son support de publication principal : le livre, longtemps appelé album. Le livre de bande dessinée était encore, jusqu’à il y a peu, très largement absent aux États-Unis[5], au Japon ou en Italie, grands producteurs et consommateurs de bande dessinée. Les récits sont publiés essentiellement dans des strips quotidiens, des comic books, des magazines de manga, des formats Bonelli. Papiers de qualité inférieure, brochage plutôt que reliure, vente en kiosque et non en librairie, périodicité de la publication... Autant de supports et de circuits de diffusion qui se distinguent de l’univers du livre, à la fois matériellement, bien entendu, mais également symboliquement.

En France, la bande dessinée a elle aussi, pendant des décennies, relevé de l’univers de la presse; la situation actuelle, dans laquelle cette dernière n’occupe plus qu’une place très marginale dans la création, est relativement récente, puisque ce n’est que dans les années 1970 que cette configuration s’est définitivement cristallisée. Dès les débuts de la bande dessinée, l’album a cependant existé. Publiés en albums, les premiers récits du Suisse Töpffer marquent traditionnellement la naissance de ce que, plus d’un siècle plus tard, on a commencé à appeler « bande dessinée[6] ». Forme d’expression marginale et indistincte d’autres formes graphiques comme le dessin d’humour[7], la bande dessinée prend son véritable essor avec la presse de grande diffusion qui, à la fin du xixe siècle, la rend extrêmement populaire[8]. C’est donc dans la presse illustrée que se répand la bande dessinée moderne : la baisse des coûts de reproduction permet de publier à moindre frais des histoires en images, dont le succès dope les ventes de journaux. En France, ce mouvement cantonne la bande dessinée à la presse périodique pour enfants. L’album ne disparaît pas pour autant, des livres comme La Famille Fenouillard ou la série des Bécassine en témoignent aisément. Mais le prix de ces objets les confine aux enfants d’une bourgeoisie qui considère la bande dessinée avec la plus grande circonspection[9]. L’album est donc limité à de rares publications, à une clientèle clairsemée, et enfin à une temporalité et à des usages stricts, sous forme de cadeaux d’étrennes.

Ce n’est que dans les années 1950 que l’album de bande dessinée commence à se banaliser. La modernisation des techniques d’impression permet alors d’abaisser considérablement le prix des livres illustrés en couleur, grâce à l’utilisation de l’offset. Si les grands éditeurs qui dominent le marché de la bande dessinée dans l’après-guerre s’inscrivent d’abord dans l’univers de la presse périodique (exception faite de Casterman), ils mènent peu à peu une politique d’édition d’albums qui aboutit à la constitution de catalogues importants. Après une phase de maturation, pendant laquelle le marché de l’album s’étend peu à peu, c’est essentiellement dans les années 1970 que l’équilibre entre presse et album se rompt, sous l’influence de plusieurs facteurs concomitants. Par le volume stratosphérique des ventes atteintes, le « phénomène Astérix », au milieu des années 1960, redéfinit totalement l’idée que les éditeurs se font du marché de la bande dessinée[10]. Le million d’exemplaires, dorénavant, est possible; le livre devient considérablement plus rentable que le journal. Dans le même temps se développe une bande dessinée dite « adulte », s’adressant à un lectorat plus fortuné et plus « mûr » dans ses préoccupations. La publication de Barbarella en 1964 a pu faire figure de pionnière. Dans les années 1970, les oeuvres « adultes » se multiplient, fruit du travail d’auteurs tels que Tardi, Moebius, Mézières ou F’Murr, parmi beaucoup d’autres. C’est pendant cette même période qu’apparaissent de nouveaux éditeurs; parmi ceux-ci, beaucoup sont étrangers au monde de la presse, ou préfèrent ne pas s’y risquer. Pour un jeune éditeur, la rentabilisation d’un album est moins risquée que celle d’un journal, et l’on voit ainsi, progressivement, l’avant-garde en bande dessinée passer de la presse au livre. Le cas de Futuropolis, qui n’a jamais tenté d’explorer la presse, préférant un travail novateur et rigoureux sur les qualités formelles de ses livres[11], l’illustre de façon exemplaire. Enfin, plus largement, les années 1970 correspondent à l’aboutissement d’un changement de régime médiatique, qui modifie en profondeur les pratiques culturelles de la jeunesse. La révolution du transistor, l’expansion progressive de la télévision dans les foyers français changent, en retour, les pratiques de lecture et l’horizon d’attente des jeunes lecteurs.

Ces évolutions, brossées à très gros traits, aboutissent à un double phénomène d’affaissement de la presse de bande dessinée[12] et d’explosion du marché de l’album. 1981 est ainsi la dernière année où le journal Spirou dépasse les 100 000 exemplaires de tirage. C’est donc dans les années 1970 que s’opère ce transfert de la bande dessinée de l’univers de la presse à celui du livre.

Ce changement s’est produit en parallèle au processus de légitimation de la bande dessinée, dont on se bornera à rappeler ici deux dates marquantes[13] : en 1967, l’exposition « Bande dessinée et figuration narrative », au musée des Arts décoratifs, fait grand bruit, et marque le début du processus de légitimation. À l’autre extrémité, en 1985, la visite au salon de la bande dessinée d’Angoulême du président François Mitterrand signe la reconnaissance officielle au plus haut niveau de la bande dessinée comme forme culturelle légitime.

Or, il n’est évidemment pas possible de faire du support de diffusion une simple donnée externe à la création, qui n’affecterait pas l’oeuvre et les lectures qui en sont faites[14]. La particularité du support livresque rejaillit donc sur les conditions de production, l’économie éditoriale, les conditions de travail des auteurs, leur prestige symbolique... Le poids du livre dans l’édition de bande dessinée ne peut donc pas être appréhendé en termes strictement économiques : l’impact est également symbolique. En passant de la presse au livre, l’album bouleverse le régime symbolique de la bande dessinée et sa légitimité culturelle. Devenu objet de librairie, le 9e art change d’univers, passant de l’éphémère au patrimoine, de l’illustré qui corrompt au livre qui sauve : l’objet confère au médium une dignité nouvelle. L’entrée de l’album en librairie l’a rapproché de la littérature, dans ses thématiques d’abord, puis dans ses formes mêmes. L’album joue un rôle essentiel, bien qu’encore mal connu, dans le processus de légitimation de la bande dessinée. Or, quand se constitue le champ de la bande dessinée, citations et parodies sont une des dimensions centrales d’émergence d’une avant-garde, comme l’a montré Luc Boltanski :

La rhétorique de la bande, acceptée jusque là comme allant de soi au titre de simple instrument, devient pour elle-même objet d’intérêts et d’innovation et se modifie selon les lois qui caractérisent les jeux mandarinaux avec la forme propre à toute tradition cultivée : […] l’accumulation culturelle engendre la citation et la parodie (Gotlib parodiant Hogarth)[15].

La distanciation de la bande dessinée avec ses codes, ses clichés et ses références constitue une étape essentielle dans l’affirmation de la nature artistique du « 9e art ».

Le livre de bande dessinée représente donc un support spécifiquement français (ou, plutôt, franco-wallon). Si l’album constitue le cheval de Troie de la bande dessinée au sein de la culture légitime, ses représentations reprennent-elles les fonctions classiques du livre dans le livre, ou sont-elles le lieu d’affirmation d’une spécificité de la bande dessinée? De quelles fonctions sont-elles investies?

Il existe plusieurs façons de représenter, en bande dessinée, l’album dans l’album. Sans prétendre épuiser tous les usages possibles[16], nous tenterons de dégager quelques tendances fortes et des modalités différentes de ces références. Nous partirons de la présence la plus explicite – celle où l’album est représenté, dessiné entre les mains d’un personnage ou présent dans un décor –, pour aller ensuite vers des usages plus subtils de l’album, qui peut être cité non pas sous sa forme physique de livre, mais dans son contenu, en reprenant une « case mémorable » dont il faudra décrire les fonctions. Enfin, la référence à l’album, dans les oeuvres d’avant-garde les plus contemporaines, peut être l’occasion d’élaborer une véritable théorie en bande dessinée, ouvrant de stimulantes perspectives à la création.

Clins d’oeil

Longtemps, l’album de bande dessinée reste un objet rare; des tirages de quelques milliers d’exemplaires sont déjà des succès. Ce n’est donc qu’au moment où l’album se répand qu’il apparaît, en tant qu’objet, dans les récits de bande dessinée. Dans un premier temps pourtant, sa présence reste cantonnée dans un rôle de clin d’oeil.

Les auteurs du journal Spirou, notamment, s’en font une spécialité[17], en multipliant dans leurs oeuvres des allusions plus ou moins directes à celles de leurs collègues ou, parfois, aux leurs. L’allusion est le plus souvent discrète. Ainsi, dans Le Dictateur et le champignon, lorsqu’il se délasse sur le pont du paquebot qui l’emmène avec Fantasio, Spip et le Marsupilami en Palombie, Spirou lit Le Châtiment de Basenhau, de Peyo, paru deux ans auparavant chez le même éditeur[18]. Nombreux sont les dessinateurs qui accumulent les clins d’oeil de cette sorte, s’amusant à se caricaturer les uns les autres pour les personnages secondaires ou plaçant des allusions plus ou moins subtiles à l’univers de leurs collègues. Un des cas les plus connus est assurément celui des pirates dans la série Astérix et Obélix, qui reprennent et caricaturent les personnages de Barbe-Rouge, série publiée chez le même éditeur et dans le même journal; de même, dans deux récits différents de la série Spirou et Fantasio (Il y a un sorcier à Champignac, et « La foire aux gangsters », récit paru dans l’album Le Nid des marsupilamis en 1960[19]), on aperçoit au détour des rues des affiches de films mettant en scène Lucky Luke (projeté, dans « La foire aux gangsters », au ciné Gogo), alors même que les projets d’adaptation cinématographique ne sont pas encore à l’ordre du jour! Les pages de Gotlib ou de Greg, entre autres, sont elles aussi remplies de caricatures des collègues, d’allusions à leurs créations et de représentations parodiques du journal Pilote.

La présence de l’album joue parfois, dès cette époque, un rôle narratif plus important, et dépasse la simple allusion de passage. Ainsi, dans Spirou et les héritiers[20], Fantasio invente, dans le cadre d’un concours avec son maléfique cousin Zantafio, un étrange appareil volant : le fantacoptère, que Spirou pilote. Lors de la démonstration, Zantafio met accidentellement le feu à une maison, où un jeune garçon se retrouve pris au piège. Spirou, aux manettes du fantacoptère, parvient à sauver celui-ci, qui, avant de monter dans les bras du héros, retourne dans le brasier... pour rechercher son album de Spirou, Il y a un sorcier à Champignac[21]. Pendant que sa maison brûle, il déclare alors, tout en feuilletant son album, que « l’essentiel est sauvé[22] ». Mais, tout en étant appuyée, la mention de l’album ne joue ici qu’un rôle marginal, périphérique. On peut lire la plupart de ces mentions comme une déclinaison des dessins promotionnels parus dans les pages des journaux pour inciter à l’achat des albums. Produits encore relativement nouveaux pour les enfants, les albums sont donc mis en scène plus ou moins discrètement, afin de pousser les lecteurs à acheter d’autres albums de la même série ou du même éditeur.

Un des clins d’oeil les plus précoces et les plus étonnants est cependant antérieur à ceux des années 1950-1960 : il s’agit de l’album Les Cigares du Pharaon[23], quatrième album des aventures de Tintin. Au moment où Tintin rencontre le Sheikh Patrash Pasha, celui-ci lui dévoile qu’il suit depuis de nombreuses années ses aventures dessinées... En soi, cette présence de l’album est déjà surprenante, car elle intervient très tôt : publié en album dès 1934, Les Cigares du Pharaon appartient encore à une époque où le marché de l’album était singulièrement limité – même si, il est vrai, ceux de Tintin faisaient déjà figure de best-sellers. On pourrait penser, dans ce cas, que la présence de l’album répond aux mêmes ressorts « publicitaires » que l’apparition, dans Spirou et les héritiers, de l’album Il y a un sorcier à Champignac. Mais en se penchant sur les différentes versions de l’album, on constate une évolution des plus étonnantes. Les premiers albums de Tintin ont tous fait l’objet de deux versions, l’une en noir et blanc, et l’autre en couleur, redessinée pendant la guerre[24]. Certains d’entre eux ont toutefois fait l’objet de trois versions : c’est le cas de L’Île noire[25], entièrement redessiné en 1965 à la demande de l’éditeur anglais Methuen en raison des erreurs, approximations et, plus généralement, de l’anachronisme des ambiances anglaises décrites par Hergé dans son album. C’est également le cas des Cigares du Pharaon, partiellement remanié en 1964. Or, la scène dans laquelle le Sheikh montre à Tintin un album de ses propres aventures est différente dans chacune des trois versions : dans l’édition en noir et blanc de 1934, le Sheikh présente Tintin en Amérique[26], troisième volume de la série; dans la première édition en couleur, parue en 1955, c’est Tintin au Congo[27] (deuxième volume de la série); enfin, l’édition de 1964 présente Objectif Lune[28], seizième volume de la série! Le paradoxe est que, si du point de vue des années d’édition, Les Cigares du pharaon vient après Objectif Lune, il en va tout autrement dans la chronologie des aventures de Tintin : au moment où se déroule Les Cigares, celui-ci n’a absolument pas vécu les aventures narrées dans Objectif Lune, qui le montrent en compagnie de personnages lui étant alors inconnus, comme le capitaine Haddock et le professeur Tournesol...

Étourderie de la part de l’auteur? Certainement pas, la rigueur tatillonne d’Hergé en tous domaines, qu’illustrent abondamment ses archives privées, ne peut que nous guider vers un choix délibéré de sa part. Cette référence paradoxale à un album futur devient alors une manière de rompre la stricte continuité chronologique des albums, et de suggérer que, si ces derniers ont été créés dans un certain ordre, le lecteur peut les lire, lui, dans l’ordre qu’il veut. La simple présence de l’album dans cette case est donc bien plus qu’un malicieux clin d’oeil au lecteur attentif : c’est une façon pour Hergé de définir un contrat de lecture pour son oeuvre, lui qui n’a de cesse de la reprendre et de l’harmoniser dans son ensemble[29].

Le procédé du clin d’oeil est poussé plus loin encore par Jijé dans Blondin et Cirage découvrent les Soucoupes volantes[30]. Jijé, qui a précédé Franquin au poste de dessinateur de Spirou[31], décide de faire une allusion appuyée à l’oeuvre de son collègue, en reprenant le personnage du Marsupilami dans un de ses récits. Le point de départ de l’histoire est simple : un collectionneur cherche à acheter un Marsupilami, et demande donc à Cirage d’intervenir auprès de Spirou pour qu’il vende l’animal. Personnages hébergés dans les pages du même journal, Blondin, Cirage et Spirou sont donc censés être amis dans la vie diégétique. Cirage, peu convaincu de l’efficacité de la démarche, téléphone néanmoins à son ami, et essuie un refus poli, mais ferme. Au lieu de se charger de l’échange téléphonique entre Cirage et Spirou, Jijé demande à Franquin de dessiner lui-même Spirou et le Marsupilami; Franquin s’exécute et représente Spirou lisant, dans un hamac, Baden-Powell... album de Jijé! D’ailleurs, il n’est pas anodin que Spirou soit montré en vacances au château de Champignac : le récit de Jijé est publié dans les pages de Spirou au même moment que Le Repaire de la Murène, dans lequel Spirou et Fantasio, au début de l’histoire, passent leurs vacances à Champignac. Jijé construit donc, en apparence, un univers fictionnel cohérent, de Spirou et Fantasio à Blondin et Cirage.

Illustration 1

Jijé, Blondin et Cirage découvrent les Soucoupes volantes, Marcinelle, Dupuis, 1956

Jijé, Blondin et Cirage découvrent les Soucoupes volantes, Marcinelle, Dupuis, 1956
© Jijé - Dupuis

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Mais surtout, nous voici donc, au sein d’un album dessiné de la main de Jijé, confrontés au style éminemment reconnaissable de Franquin. Comme si, à présent que Jijé avait arrêté de dessiner la série, Spirou n’existait plus qu’à travers la patte de son prédécesseur. Façon aussi de rendre hommage à celui-ci, qui a ajouté à l’univers de Spirou cette trouvaille miraculeuse qu’est le Marsupilami : l’animal ne pourrait donc être représenté que de la main même de son créateur. De son côté, Franquin semble renvoyer l’ascenseur, ou rendre l’hommage, en plaçant entre les mains de son héros un album de son confrère. Mais dans ce récit de Blondin et Cirage, Jijé dépasse largement le simple hommage. En effet, aussitôt après la scène du coup de téléphone, un scientifique appelle Blondin et Cirage pour leur faire part de sa découverte d’un Marsupilami en Afrique, fort logiquement baptisé Marsupilami Africanus, le Marsupilami étant originaire de Palombie, pays imaginaire d’Amérique latine. Rien ne pourrait être plus éloigné du Marsupilami de Franquin que le Marsupilami africain, dessiné par Jijé : là où l’un est farceur, l’autre est simplement glouton, et là où le premier est souple et combatif, le deuxième est indolent, irritable et de constitution fragile. Privé de sa queue et réduit à un appétit insatiable, le Marsupilami de Jijé constitue certes un hommage au génie créatif de Franquin, mais un hommage pour le moins irrévérencieux. Jijé, qui déplorait l’aspect agaçant de ce « Superman de la jungle », s’amuse donc à prendre le contrepied systématique de la créature de Franquin. Dès lors, le dessin par Franquin de son propre Marsupilami et de Spirou en début de récit prend une autre signification : il s’agit également d’un hommage au pastiche de Jijé...

Jusqu’aux années 1960, la présence de l’album dans la bande dessinée est donc largement cantonnée dans des usages auto-référentiels, l’auteur représentant soit un de ses albums, soit ceux d’un confrère du même journal, parus à peu près au même moment.

Cette configuration change progressivement dans les années 1960. En effet, on voit se structurer, en France, une communauté de fans qui prend en main la lourde tâche de travailler à la légitimation de la bande dessinée. Une des armes essentielles dans ce combat est l’élaboration de son histoire, de sa généalogie[32]. Alors que se construit progressivement une mémoire de la bande dessinée à travers expositions, monographies et rééditions, les auteurs eux-mêmes participent à cette entreprise mémorielle. La fonction de l’album dans la bande dessinée change alors : il sert de moins en moins à faire de simples clins d’oeil, et permet de plus en plus de constituer une mémoire de la bande dessinée, en définissant un corpus d’oeuvres régulièrement citées, et en affirmant la filiation d’un auteur avec un autre.

Montrer l’album devient donc un moyen pour un dessinateur de reconnaître sa dette envers un maître. On le voit par exemple dans le récit Une maison de Frank L. Wright, du Suisse Cosey[33]. Cet album contient quatre récits autour du thème de l’apprentissage de l’amour. Le troisième d’entre eux, « Sur l’île », raconte les excursions nocturnes de deux adolescents qui découvrent l’amour en même temps que, dans une grande maison vide, « la salle du trésor » : la bibliothèque d’albums de bande dessinée où les deux amoureux s’initient ensemble à « toute la BD », « d’Astérix, tout frais, à Zig et Puce, de Tif et Tondu à Ric Hochet[34] », en passant par Oumpah-Pah, Benoît Brisefer, Steve Canyon, Vieux Nick, La Patrouille des Castors, Prince Vaillant, Blondin et Cirage, Peanuts... C’est tout un panthéon de la bande dessinée qui est retracé dans cette bibliothèque, les classiques franco-belges y côtoyant quelques classiques américains; ce panthéon fait la part belle aux années 1950-1960, ce que montre l’insistance non seulement sur les titres lus, mais aussi sur les albums eux-mêmes, et notamment les fameux « plats peau d’ours bleue » des éditions du Lombard, mythiques pour les collectionneurs. Le passage le plus singulier de ce récit est sans doute à la page 60, que Cosey consacre à la reproduction des albums qui ont marqué la mémoire de ses personnages. Les couvertures sont fidèlement reproduites, à deux nuances près : tout d’abord, alors qu’elles reprennent scrupuleusement la présentation de la couverture d’origine (titre de la série, numéro du tome, couleur du dos...), elles sont privées de deux mentions pourtant a priori essentielles : la mention de l’éditeur et celle de l’auteur. Deuxième nuance : les couvertures sont entièrement redessinées de la main de Cosey, qui retranscrit, dans son style, les styles d’auteurs aussi différents que E.P. Jacobs, Franquin, Morris, Jijé, Roba, Hergé, Macherot, Peyo, Tillieux, Uderzo ou Vandersteen (entre autres). En redessinant ces albums, amputés des mentions éditoriales et auctoriales, Cosey s’approprie ces oeuvres, et fait de leur lecture la matrice de son style. Il est en effet frappant que chacun des styles soit à la fois clairement identifiable à son dessinateur de départ, et à Cosey lui-même, qui synthétise donc les influences esthétiques dont il s’est nourri dans sa pratique de dessinateur. On comprend mieux que soient gommées les références aux auteurs et aux éditeurs : ce n’est pas l’identification précise qui intéresse Cosey, mais la référence aux oeuvres en elles-mêmes, en ce qu’elles ont pu nourrir son imaginaire et son coup de crayon.

Cases mémorables

Progressivement donc, la fonction de l’album dans l’album change, et passe du simple clin d’oeil à l’élaboration d’une mémoire de la bande dessinée, à la reconnaissance de dettes esthétiques. L’allusion directe, dans laquelle l’album est physiquement présent à l’image, n’est cependant pas très courante. Le procédé le plus fréquent est plutôt celui d’une allusion indirecte, plus ou moins transparente, à l’univers d’un créateur ou d’une autre série[35]. Cette dernière est souvent des plus discrètes, et a surtout pour fonction de créer une connivence avec le lecteur attentif qui aura su procéder à une lecture de détail. Elle ne nous intéresse donc guère ici. Il existe cependant un mode particulier d’allusions, plus appuyées, qui mettent en scène d’autres albums de façon singulière : il s’agit des « cases mémorables ».

Le concept de « case mémorable », développé par le critique Pierre Sterckx dans les Cahiers de la bande dessinée, repose sur l’idée que le lecteur d’un album est profondément marqué par certaines cases. Si chaque lecture est différente, et donc chaque souvenir différent lui aussi, certaines cases ont suffisamment imprégné l’inconscient collectif pour être immédiatement identifiées par d’anciens lecteurs, même transposées ou détournées. La case mémorable peut ainsi être le moyen, pour un auteur, d’introduire dans son propre récit une scène issue d’une autre bande dessinée.

Certaines cases mémorables sont tellement reprises qu’elles se transforment en lieux communs de la bande dessinée. Le cas le plus frappant est sans doute celui de Little Nemo in Slumberland[36], de Winsor McCay, où chaque planche se conclut par la chute du lit de Nemo, qui se réveille alors de son étrange voyage au pays des songes. Cette répétition systématique de la chute (aux sens propre et figuré), dont Winsor McCay a tiré d’admirables ressorts narratifs, ajoutée à l’étonnante modernité de son oeuvre, a fait de cette scène sans doute une des cases les plus reprises, déformées ou adaptées de l’histoire de la bande dessinée. On n’en donnera ici que quelques exemples, la réminiscence pouvant occuper une gamme très vaste d’usages, allant de l’allusion simple, qui traverse d’innombrables oeuvres, aux transpositions plus élaborées; par exemple, la série Nic, dessinée par Hermann, reprend strictement le canevas de McCay, avec un petit garçon rêvant une vie peuplée d’animaux fantastiques, avant de se réveiller. De même, Little Ego de Giardino transpose la structure de l’aventure nocturne dans le pays des songes dans les fantasmes d’une jeune nymphomane. Marchand et Moebius, eux, ont repris dans leur série Little Nemo la trame générale, mais en transformant radicalement son style et son rythme : là où McCay fait de la contrainte d’une histoire par planche un mécanisme générateur d’une richesse narrative étonnante, Moebius et Marchand s’inscrivent dans le format plus long d’un album, délaissant la répétitivité qui fait tout le sel du Nemo de McCay en évacuant le motif récurrent de la chute. François Boucq, de son côté, utilise dans J’Assure le motif de la chute pour figurer la position de son personnage, bloqué du mauvais côté du miroir, après son rêve, par le fantasme de sa femme...

On trouve également une utilisation intéressante du procédé de la case mémorable dans le Journal d’un ingénu, d’Émile Bravo[37]. Dans cet album, Émile Bravo revisite la genèse de Spirou, dans une Europe où s’accroissent les tensions, en imaginant la rencontre de son ami Fantasio, l’origine de son habit de groom, son deuil des femmes... Jetant une lumière inédite sur le personnage, Émile Bravo multiplie, au fil des pages, les cases mémorables faisant allusion à Tintin. Deux cases mémorables sont ainsi reprises : la scène du marché aux puces du Secret de la Licorne, où Tintin trouve la maquette du bateau qui va tout changer[38], et la scène du Lotus bleu, où il s’accroche à la roue de secours pour poursuivre ses adversaires. Croisant les univers de Spirou et de Tintin, Bravo se livre à une véritable généalogie de l’école franco-belge.

Parmi les auteurs à utiliser le procédé de la case mémorable, Blutch est sans doute celui qui l’a poussé le plus loin. Dans Le Petit Christian[39], autobiographie fictionnalisée[40] parue en deux tomes à L’Association (1998 et 2008), Blutch revient sur son enfance alsacienne et les expériences fondatrices qui l’ont jalonnée, des conversations de la cour de récréation à ses premières amours, en passant par la découverte du corps des femmes, la télévision, l’entrée au collège... Or, presque chacune de ces expériences est reliée à une expérience de lecture : Rahan, Lucky Luke, Dr Justice, Tintin... La réminiscence n’est pas envisagée ici comme simple association entre un moment et une lecture : lorsque Blutch se penche sur son passé, c’est à travers ses souvenirs de lecture qu’il le perçoit. Quand, dans le tome deux, Christian s’éloigne de ses parents pour la première fois et prend l’avion, il se représente sous les traits du professeur Tournesol qui, dans Objectif Lune, salue la Terre avant de s’élancer vers les cieux. Même sensation de vertige : c’est à travers ses lectures que le petit garçon comprend ses expériences. De la même façon, la proximité frontalière avec l’Allemagne est ici comprise à travers l’album de la série « Lucky Luke » Les Collines noires : Christian se dessine sous les traits de Lucky Luke dépassant le saloon de la dernière frontière pour représenter ses propres velléités de traverser le Rhin.

Illustration 2

Blutch : Le Petit Christian, vol. 2, L’Association, 2008

Blutch : Le Petit Christian, vol. 2, L’Association, 2008
© Blutch / L’Association

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Dans un entretien récent avec Benoît Peeters, Chris Ware pointe le rapport très étroit qui unit la bande dessinée et la mémoire :

Plus qu’aucun autre support, la bande dessinée a affaire avec la mémoire. Quand on dessine un strip, on dessine les choses comme on se les rappelle plutôt que comme on les voit. On dessine les objets de mémoire, on en donne une version idéalisée au lieu de les montrer tels qu’ils se présentent sous nos yeux. Et donc quand on lit une bande dessinée, il y a des souvenirs et des histoires personnelles qui affleurent et qui se mêlent à la page en même temps qu’on la regarde. Il y a une espèce d’alchimie qui fait que tout se produit à la fois sous nos yeux et dans notre esprit. C’est vraiment très bizarre, je crois qu’il n’existe rien de tel ailleurs...[41]

Blutch explore ce postulat à la fois dans son travail graphique et dans sa démarche autobiographique : se souvenir, c’est se remémorer ses années et ses lectures d’enfance, et surtout se rappeler la façon dont les lectures enfantines ont forgé son imaginaire. On se situe ici à l’achèvement d’une démarche qui ancre la création dans une approche patrimoniale de la bande dessinée. Appartenant à une culture commune, le patrimoine de la bande dessinée devient un socle d’expériences partagées grâce auxquelles un auteur peut faire revivre au lecteur ses sensations d’enfant. La case mémorable procède d’un travail mémoriel du côté de l’auteur comme de celui du lecteur : chacun, en revisitant une oeuvre marquante, retrouve les sensations de son enfance, ce moment de la vie fondateur des expériences de lecture.

Jusqu’aux années 1950-1960, les clins d’oeil et références « intertextuelles » concernent surtout des oeuvres contemporaines. En faisant naître une réflexion sur l’histoire du 9e art et l’influence des grands maîtres, le processus de légitimation de la bande dessinée a transformé la fonction de ces références, qui deviennent l’occasion de rendre hommage à certaines oeuvres marquantes. Depuis peu, on voit également apparaître dans la bande dessinée française une nouvelle fonction de l’album dans l’album : celle de support à des expériences graphiques inédites.

« Tout de même, ce n’est pas très rassurant, tout ce noir... »

C’est notamment le cas, tout à fait singulier, de l’oeuvre de Jochen Gerner, TNT en Amérique[42]. Partant du troisième album de la série Tintin, Tintin en Amérique, Gerner en a proposé une relecture radicale. La matière première du travail de Gerner n’est pas, en effet, l’esprit de la série (comme dans le mouvement de la ligne claire, par exemple) ou des cases mémorables (comme chez Blutch) : ce sont les albums eux-mêmes. L’artiste a acheté des exemplaires anciens de Tintin en Amérique[43], dont les pages ont été découpées une à une et recouvertes d’une épaisse couche d’encre noire, qui ne doit plus laisser transparaître l’oeuvre d’origine. Jochen Gerner n’a laissé surnager que les éléments marquants qui structurent le récit – éléments eux-mêmes redessinés et simplifiés : un tipi pour représenter les Indiens, le sigle dollar pour signifier la présence d’argent, une flèche pour indiquer un mouvement, etc. L’album est donc ramené à une épure radicale qui ne laisse émerger d’un noir épais que quelques mots épars, et une violence terrible[44]. D’où le titre, TNT en Amérique, ironique décalque du titre originel, et l’exergue, tiré de l’album lui-même : « Tout de même, ce n’est pas très rassurant, tout ce noir... ». Pour des questions de droits d’auteur, l’écriture d’Hergé ne pouvait être reproduite. Gerner a donc fidèlement retracé les mots perçant ce noir inquiétant, à l’emplacement exact des mots dans l’album – mais en majuscules. Ce travail sur la matière même du livre est poussé très loin, jusqu’à l’achevé d’imprimer, placé au même endroit que celui de Casterman. Le quatrième plat, qui représentait de nombreux objets rappelant les aventures de Tintin, ainsi que Quick et Flupke, ne garde dans TNT qu’un bâton de dynamite, rappelant les deux garnements bruxellois. Le dos toilé fait aussi directement référence à l’édition originale de l’album, tout comme les pages de garde : dans l’édition originale, les gardes mettent en scène Tintin, et quelques autres personnages, dans de nombreuses situations, le tout en bleu et blanc. Dans TNT, les gardes sont simplement rayées de bleu et de blanc : il s’agit déjà d’une indication très forte de la prise de position de l’artiste, qui supprime le héros de l’oeuvre originale.

Privée des personnages, des décors, des phrases, des cases, de la perspective, réduite à des icônes et à des mots, que reste-t-il de la bande dessinée? Sans doute quelque chose comme l’essence de la bande dessinée selon Hergé. Le travail de recouvrement est donc, paradoxalement, un travail de dévoilement, au sens premier : en dépouillant l’oeuvre hergéenne des artifices, des détails, des précisions, des gags (bref, de tout ce qui rend la lecture divertissante), Gerner jette un regard neuf sur la construction des récits, les figures récurrentes, le champ lexical de la violence qui nourrit les dialogues. Son travail procède donc d’une démarche post-hergéenne. La ligne claire qu’Hergé incarne est en effet, fondamentalement, une esthétique de la lisibilité : trait de contour d’une épaisseur continue, aplats de couleurs, pas d’ombres ou de hachures sur les personnages... Le dessin est dépouillé, pour laisser primer l’efficacité du récit. À aucun moment le « beau dessin » ne doit entraver la lecture. À cet idéal de lisibilité, Gerner substitue un idéal de la noirceur. La démarche est, a priori, particulièrement paradoxale. Mais c’est en dépouillant l’album de ses artifices, en le noyant d’encre, que Gerner met à nu la violence terrible qui traverse l’oeuvre d’Hergé. On comprend alors mieux le choix de l’album Tintin en Amérique comme matériau de départ : comme le déclare Jochen Gerner,

Avec ce type d’intervention graphique, je parle de l’Amérique en utilisant une bande dessinée de Hergé. Mais je parle également du travail de Hergé par le biais d’un travail thématique sur l’Amérique.

Car ces deux univers, la ligne claire de Hergé et la société américaine, peuvent être interprétés de façon similaire : deux mondes riches, beaux et lisses en apparence, troubles et violents en profondeur. Il était ainsi possible pour moi par un procédé de recadrage, de cache et de recouvrement, d’utiliser une matière première, afin d’en explorer les richesses inexploitées mais aussi les zones d’ombre[45].

TNT en Amérique est donc, bien plus qu’un hommage, un véritable palimpseste, qui constitue une réflexion critique à la fois sur l’univers mental d’Hergé et sur son style, la manière dont il narre ses histoires. Sans être directement visible, l’album originel d’Hergé est physiquement là, littéralement sous les yeux du lecteur, et ce travail de recouvrement/dévoilement est avant tout un travail sur le livre, pour dégager la structure sous-jacente de l’oeuvre[46].

« Nous avions bien deviné que notre monde devait ressembler à une bande dessinée... Mais de quel style? De combien de pages?[47] »

L’album peut enfin se révéler un formidable générateur narratif, comme l’a brillamment montré Marc-Antoine Mathieu dans L’Origine[48], entre autres. Premier tome des aventures de la série Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves, cet album met en scène de façon tout à fait singulière l’album de bande dessinée. Si d’autres auteurs avant lui se sont ingéniés à prendre les contraintes graphiques et narratives de la bande dessinée au pied de la lettre[49], nul n’est allé aussi loin que Marc-Antoine Mathieu dans cette série. En effet, le jeu sur les contraintes est l’occasion d’une réflexion théorique de fond sur l’essence de la bande dessinée, son langage, et l’expérience de lecture qui la fonde.

L’Origine traite surtout de la prise de conscience par le personnage éponyme de la série de son statut d’être de fiction. Julius Corentin Acquefacques, modeste employé du ministère de l’Humour, commence normalement, ou presque, sa journée de travail dans un univers kafkaïen (Acquefacques est un écho direct de Kafka) ou Brazilien plus exactement[50], un univers entre cauchemar bureaucratique et errance dans le monde des rêves[51]. Après un court prologue mettant en scène le rêve du personnage principal, L’Origine commence par une case mémorable : la chute du lit qui succède au rêve dans Little Nemo in Slumberland. Mais cette citation, détournée (par un point de vue en contre-plongée large, quand McCay choisit systématiquement un plan simple, à l’aplomb du lit, pour rompre avec le rythme de sa planche), est bien plus qu’un simple hommage. Cette case constitue en effet une clé de lecture essentielle pour comprendre la série : la question du passage du rêve au monde réel y est un motif central. Tout comme dans Little Nemo, l’essentiel de la vie du héros se déroule dans le royaume des songes. Simplement, alors que ce royaume des songes était chez McCay un univers féérique, mi-inquiétant mi-enchanteur, celui de Marc-Antoine Mathieu est indiscernable du monde réel, et prend surtout la forme... du processus de création d’une bande dessinée.

Illustration 3

Marc-Antoine Mathieu : L’Origine, Paris, Delcourt, 1990, p. 11

Marc-Antoine Mathieu : L’Origine, Paris, Delcourt, 1990, p. 11

(extrait)

© Guy Delcourt Productions, 1991

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Arrivé au ministère de l’Humour, Julius Corentin Acquefacques reçoit par courrier une planche de bande dessinée, que le lecteur vient de lire, et qui le représente, lui, Julius Corentin Acquefacques. Cette page semble arrachée d’un livre, et quelqu’un a griffonné, en haut, le titre (L’Origine) et le numéro de la page. Tout le suspense réside dans la temporalité selon laquelle Julius reçoit les planches. La première représente des événements du passé proche (son réveil le matin); la deuxième, les événements immédiats de la planche précédente. Puis la mécanique s’emballe, et il reçoit une planche correspondant à des événements qu’il n’a pas encore vécus, et que le lecteur n’a donc pas encore lus. D’où un étrange sentiment de déjà-vu quand le héros et le lecteur parviennent ensemble à cette fameuse planche, qui met justement en lumière cet étonnement du personnage principal… Son étonnement se double d’une inquiétude terrible lorsqu’il ouvre l’album duquel ont été arrachées les planches qu’il a reçues. En effet, il se situe page 30, et l’album semble contenir encore une douzaine de pages… que va-t-il advenir de lui par la suite?

À cet instant, la raison de Julius est sur le point de dérailler, mais une explication rationnelle lui est bientôt soumise : le monde ressemblerait à une bande dessinée. Il visite alors un centre de recherche de pointe, dans lequel des scientifiques tentent de recréer les conditions d’apparition de leur monde – mais, en guise d’accélérateur de particules, les scientifiques utilisent, fort logiquement, une imprimerie; les chercheurs devinent, confusément, l’existence d’un monde tri-dimensionnel qui aurait créé leur monde, bi-dimensionnel : « Notre monde est le reflet, la projection émanant d’une entité vivant dans ce monde tri-dimensionnel[52] », explique un des chercheurs à Julius.

Illustration 4

Marc-Antoine Mathieu : L’Origine, Paris, Delcourt, 1990, p. 42

Marc-Antoine Mathieu : L’Origine, Paris, Delcourt, 1990, p. 42
© Guy Delcourt Productions, 1990

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Le livre est donc ici la matrice même de l’oeuvre, sa matérialité étant prise au pied de la lettre : quelle perception du monde peut avoir un personnage de bande dessinée? Cette démarche ne relèverait sans doute que du simple gag si elle ne s’accompagnait d’une réflexion théorique extrêmement féconde sur les contraintes propres à la bande dessinée. Car à travers ce cheminement des cases, cette angoisse métaphysique qui étreint le personnage à l’approche de la fin, Marc-Antoine Mathieu livre une réflexion stimulante sur le langage de la bande dessinée – un langage pour lequel les théories sont encore largement à l’état d’ébauches. Un des passages les plus curieux de L’Origine est un trou. Ici encore, le trou est à prendre au pied de la lettre : l’éditeur a pratiqué un trou dans la page, aux dimensions exactes d’une case, qui permet au lecteur de voir la case correspondante sur la page d’après, puis, une fois tournée la page trouée, celle sur la page d’avant. Marc-Antoine Mathieu engendre donc, par un travail sur la matérialité même de son ouvrage, un paradoxe temporel, que les personnages de l’album désignent malicieusement par le terme d’« anti-case ». Singulière trouvaille qui amène d’abord les personnages à prononcer des paroles qu’ils ne comprennent pas (puisqu’ils ne les prononcent, en réalité, qu’à la page suivante...), puis à se répéter... En évidant la page de bande dessinée, Marc-Antoine Mathieu met en relief la véritable nature du mécanisme narratif fondateur de la bande dessinée : le temps n’y est que de l’espace – ce qui donne sa signification à ces allers-retours entre pages arrachées et pages lues.

Si le cinéma est également un art mêlant écrit et visuel, il diffère principalement de la bande dessinée, comme l’ont montré tôt les critiques, par le rapport au temps. Au cinéma, le temps est une donnée indépendante du spectateur : le film a une durée déterminée, et une fois démarré, le spectateur n’a pas prise sur son déroulement – d’où la véritable révolution qu’a constituée l’apparition du magnétoscope pour les cinéphiles. Et si suspendre la projection ou revenir en arrière est toujours possible, cela demeure un acte qui s’inscrit contre le flot du film, dans lequel le spectateur est censé se laisser emporter. La lecture de la bande dessinée est à cet égard très différente : le temps ne se compte en effet pas en heures et en minutes, c’est une donnée spatiale. C’est la répartition dans l’espace de la page, dans l’espace du livre, qui va construire la sensation d’écoulement temporel, les ruptures, les ellipses. Cette particularité a très tôt été ressentie, intuitivement, par les auteurs de bande dessinée[53]. Marc-Antoine Mathieu est cependant le premier auteur, et sans doute le seul, à accorder une importance telle à la réflexion sur les relations entre espace et temps. Chris Ware a par exemple multiplié, particulièrement dans Jimmy Corrigan, les jeux temporels : flashbacks, ellipses, récits emboîtés... Mais Marc-Antoine Mathieu est le seul auteur à inscrire ce jeu sur l’espace-temps dans une démarche théorique innovante, reposant sur la matérialité du livre. Les autres albums de la série poursuivent d’ailleurs cette exploration théorique de la bande dessinée : La Qu… met en scène la question de la couleur, dans une série habitée par un noir et blanc profond et oppressant. Le Processus traite de la case et de la distribution « spatio-topique » du récit; Le Début de la fin, de la réversibilité du récit; La 2,333e Dimension, enfin, traite de la perspective et du relief.

Ce bref parcours, évidemment incomplet, n’a pas la prétention de recenser toutes les représentations de l’album dans la bande dessinée, toutes les mises en abyme. Il semble cependant possible de dégager une tendance forte dans les représentations de l’album. Tout d’abord, on constate que ses occurrences épousent le rythme de constitution du marché de l’album de bande dessinée, et il est de ce point de vue significatif que Tintin soit ici pionnier dans les mises en scène de l’album. Ce n’est cependant qu’avec le décollage du marché de l’album, dans les années 1950-1960, que les représentations de l’album se multiplient, cantonnées généralement dans le rôle de clins d’oeil ou d’allusions publicitaires. Le processus de légitimation de la bande dessinée, amorcé dans les années 1960 pour l’essentiel, modifie cependant les usages de ces représentations, qui deviennent l’occasion, pour les artistes, de construire leurs généalogies esthétiques. L’essor d’une bande dessinée auto-réflexive conduit les auteurs à réfléchir de plus en plus sur le processus de création.

Cette interrogation sur la nature du médium accompagne l’émergence de l’autobiographie en tant que genre dominant de l’avant-garde à partir des années 1990[54]. Cette nouvelle auto-réflexivité des auteurs aboutit à une théorisation par la bande de ce médium si rétif à la théorie qu’est la bande dessinée. Elle explore de multiples dimensions : la nature du médium[55] par exemple, ou les problèmes liés à la création, comme les ont sondés, parmi tant d’autres, Dupuy et Berberian dans le Journal d’un album[56] ou encore Lewis Trondheim dans Désoeuvré[57], où il s’interroge, dans un registre grinçant, sur l’épuisement de l’inspiration et la mécanique des séries[58]. Cette auto-réflexivité a permis l’exploration de nouveaux terrains par la bande dessinée, notamment en asseyant davantage la figure de l’auteur comme artiste.

Si les autobiographies dessinées appréhendent surtout les affres de la création, d’autres oeuvres affrontent directement la matérialité de l’album, pour élaborer une théorie en actes de la bande dessinée[59]. L’album devient alors non pas l’aboutissement d’un processus créatif, tel qu’on peut le voir dans les autobiographies relevant de la « nouvelle bande dessinée[60] », mais le point de départ d’une véritable investigation sur l’essence même de la bande dessinée, son langage et ses codes.