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Introduction

Je souhaite explorer dans cette étude les relations qui existent entre la confiance, les connaissances et l’expertise dans le contexte de l’action policière (policing). Conjuguées, ces relations semblent produire un paradoxe. L’émergence d’une approche de police communautaire, définie comme tentative de la police de se rapprocher de la communauté, en identifiant avec celle-ci ses priorités et en créant des partenariats fonctionnels avec des organisations de la société civile (Skogan, 2006 : 28), fut amorcée à la fin de la décennie 1960. Cette réforme visait en partie à combler le gouffre qui existait entre la police et certaines minorités ethniques et culturelles (Williams et Murphy, 1990). On attribuait à cette aliénation culturelle la cause de plusieurs conflits violents entre la police et les minorités. La réorientation de la police vers une approche de proximité avait donc l’intention de rapprocher les acteurs et de rétablir la confiance entre les parties. Toutefois, se rapprocher de la communauté est loin d’être la seule façon d’établir une relation de confiance avec celle-ci, comme l’enseigne l’exemple de la profession médicale. Parmi toutes les professions, celle qui jouit de la cote de confiance la plus élevée est sans doute celle des médecins, suivie de l’enseignement. La confiance du public envers les médecins repose sur l’expertise de ceux-ci, leur statut d’expert étant par ailleurs une cause d’éloignement de la communauté. Le public est en effet très rarement consulté par la profession médicale, dont l’expertise est paradoxalement renforcée par l’isolement de la profession. En ce sens, il existe un important mouvement au sein des organisations policières de l’Union européenne (CEPOL, 2007), qui cherche à enraciner la confiance du public envers la police dans la science qu’elle possède et dans le statut d’expert en matière de sécurité qui dériverait de la possession de cette science. Un des bénéfices collatéraux de la consolidation de la base des connaissances des corps policiers serait de protéger ceux-ci contre les interférences externes, surtout celles des tribuns de la politique. Les médecins, par exemple, sont protégés contre ce genre d’ingérence par leur statut d’expert. Cette quête de la confiance du public semblerait donc conduire la police dans une direction opposée à celle de l’approche communautaire, car les autorités policières se mettraient à distance du public en faisant valoir leur expertise. Pour citer un exemple plus proche de la police, les sapeurs-pompiers semblent avoir réussi à gagner la confiance du public en alimentant sa croyance en leur statut d’expert de la lutte contre les incendies.

La relation entre la confiance, la connaissance et l’expertise dans le cadre de l’activité policière est donc complexe et mérite qu’on y consacre plus d’attention. Ce texte est divisé en quatre parties. Tout d’abord, je formule quelques constats préliminaires destinés à éviter des malentendus et à préparer le terrain pour la discussion plus approfondie qui suivra. Deuxièmement, je présente trois façons de concevoir les relations entre l’activité policière, l’expertise et la confiance du public à la lumière des résultats récents de la recherche sur la police. Dans la troisième partie, j’examine comment la police peut établir une plus grande confiance entre elle et le public, et surtout comment elle peut contribuer à améliorer les relations mutuelles de confiance entre les citoyens. En conclusion, je propose brièvement quelques critères pour reconnaître le caractère démocratique d’une police.

Remarques préliminaires

La situation a radicalement évolué depuis les années 1980, quand il semblait que l’approche de proximité (« communautaire », au sens anglo-saxon) était la clé pour développer une meilleure police publique.

  1. Depuis 1980, nous sommes témoins d’une explosion de nouvelles philosophies policières, avec leurs stratégies et leurs tactiques. Dans leur ouvrage sur les innovations dans la police, Weisburd et Braga (2006) présentent au moins huit nouveaux modèles d’action policière élaborés aux États-Unis au cours des trois dernières décennies. Certains de ces modèles sont bien connus en Europe, d’autres le sont moins. Ces modèles sont : (1) la police communautaire (community policing) ; (2) l’approche des « fenêtres cassées » (broken windows policing) ; (3) la police de résolution de problèmes (problem-oriented policing) ; (4) la police aux multiples leviers (pulling levers policing), qui pratique une approche partenariale institutionnalisée ; (5) la responsabilisation des tierces parties, par exemple les parents des jeunes délinquants (third-party policing) ; (6) la police des « lieux chauds » (hot spots policing), qui cible les endroits d’où provient un nombre anormalement élevé de plaintes à la police ; (7) les statistiques comparées, à partir desquelles une obligation chiffrée de résultat est assignée à une unité locale de police (Compstat) ; (8) la police expérimentale (evidence-based policing), qui s’inspire du modèle médical de pratiquer des interventions empiriquement testées. En plus de ces modèles étatsuniens, nous devons ajouter au moins deux autres modèles qui sont en cours d’essai en Grande-Bretagne, soit la police guidée par le renseignement (intelligence-based policing) et la police rassurante ou police de rassurance (reassurance policing). Ce dernier modèle procède explicitement d’une forme de police communautaire testée dans la ville de Chicago (la Stratégie policière alternative de Chicago – Chicago Alternative Policing Strategy – CAPS). Non seulement avons-nous un nombre important de nouveaux modèles, mais ceux-ci fusionnent pour créer de nouvelles variétés (ex. : la police communautaire qui se transforme en police rassurante), rajoutant donc une nouvelle complexité à l’action policière actuelle. Si nous devions prendre en considération toutes les innovations policières qui sont en cours dans les pays anglo-saxons, la complexité serait énorme.

  2. Toutefois, il existe un problème de fond avec tous les modèles de police élaborés au fil des années, qui n’a jamais été résolu de façon satisfaisante. Selon mes propres recherches au Canada et la recension d’une abondante littérature sur les innovations policières, il est presque impossible d’évaluer dans quelle mesure une approche policière a été réellement mise en pratique. En effet, la proportion des policiers affectés à la mise en pratique des nouvelles approches est tout d’abord limitée, la majorité des agents continuant à effectuer leur travail sans rien y changer. Par exemple, on avait estimé qu’un agent sur 500 était suffisant pour former une équipe policière centrée sur la résolution des problèmes (cette petite proportion fut révisée par la suite ; Bullock et al., 2006 : 175). Deuxièmement, des secteurs entiers d’activité ne sont pas touchés par les réformes. Les services d’enquêtes criminelles, par exemple, n’ont en rien changé leurs façons d’entrer en relation avec les citoyens. Au contraire, les réformes ont creusé un nouveau gouffre entre les agents en tenue et ceux en civil. Troisièmement, les nouvelles méthodes ont évolué d’un cadre opérationnel spécifique à une « philosophie » diluée qui a été utilisée surtout pour marquer des points dans les relations publiques. Tous ces facteurs font en sorte qu’il est très difficile d’évaluer la portée et les résultats produits par les changements introduits au sein des organisations policières qui affirment avoir adopté ces réformes. La police canadienne a offert en 2007 une illustration spectaculaire des déboires de la mise en pratique de l’innovation policière. La Gendarmerie royale du Canada (GRC) est le principal corps de police canadien. Ce corps s’est fait depuis 1990 le promoteur de la police communautaire partout au Canada, soulignant la nécessité pour la police de s’ouvrir au public et d’établir des partenariats avec des organismes extérieurs. À partir de 2000, la GRC a fait l’objet d’un nombre croissant d’enquêtes gouvernementales portant sur l’abus de ses pouvoirs, son incapacité de résoudre l’attentat terroriste le plus meurtrier de l’histoire du Canada (321 victimes, en 1985) et des détournements internes de fonds. Ces enquêtes ont culminé dans les travaux du Groupe de travail sur la gouvernance et le changement culturel à la GRC (GTGCC-GRC) créé en 2007 à la suite de la démission du commissaire de la GRC, M. Giuliano Zaccardelli. Le GTGCC-GRC, présidé par M. David Brown, a présenté son rapport en décembre 2007. Le rapport Brown dénonce une « culture de peur et d’intimidation » paralysant la GRC et recommande de transformer de fond en comble ses structures de gouvernance et d’imputabilité (Canada, 2007). Le contraste entre la façade d’un grand corps de police qui s’était construit une image d’ouverture sur la communauté, alors qu’il était paralysé à l’interne par une culture de peur et d’intimidation est saisissant. Cette culture interne a sapé les efforts extérieurs de la GRC pour se rapprocher des collectivités locales.

  3. L’approche de la police communautaire n’a pas été appliquée partout et elle a été critiquée durement depuis ses débuts. Il n’en reste pas moins que cette approche est devenue pour un temps le standard à partir duquel toute innovation policière était évaluée, même si celle-ci respectait peu ou pas les principes originaux de la police de proximité. Assez rapidement, on s’est rendu compte que ce soi-disant paradigme n’était même pas une étiquette qui faisait l’unanimité. Le consensus originel sur l’orientation souhaitable de la police a ainsi volé en éclats. Aujourd’hui, il y a des partisans et des détracteurs de chaque nouveau modèle de police qui est produit par les chercheurs. Au lieu d’avoir des réformes convergentes, nous nous retrouvons avec une sorte d’anomie policière.

  4. Les pays présentent des différences importantes au regard de leurs systèmes policiers respectifs. Cependant, il y une différence qui est selon nous spécialement importante. Dans plusieurs pays, la police constitue un système national centralisé. Tel est le cas de la plupart des pays d’Europe continentale. Dans les pays anglophones, les forces policières sont basées dans les villes ou les régions, et relèvent des autorités municipales ou régionales. Dans certains pays, comme le Royaume-Uni, la police relève à la fois du gouvernement central et d’une autorité régionale. Les pays dont la juridiction de police est municipale ou régionale, comme le Canada et les États-Unis, ont autant de corps policiers qu’il existe de villes ou de régions. Il fut un temps – dans les années 1960 – où la zone métropolitaine de Chicago comptait plus de 1 400 différents corps policiers – chaque quartier ayant sa propre police. Bien que la tendance actuelle soit à l’intégration des petits corps municipaux dans de grandes forces urbaines ou régionales, les pays où la police est régionalisée possèdent un nombre de corps policiers beaucoup plus considérable que les pays disposant d’une police nationale centralisée. Cette différence joue un rôle clé en ce qui concerne les innovations policières. La probabilité de trouver une force policière ayant l’audace d’essayer de nouvelles façons d’opérer, particulièrement au chapitre des relations avec les citoyens, augmente en proportion du nombre de corps policiers que l’on retrouve dans un pays. Par exemple, des villes étasuniennes de taille moyenne comme Flint (au Michigan) ou Newport News (en Virginie) ont joué un rôle important dans l’expérimentation de nouvelles pratiques de police communautaire ou axées sur la résolution des problèmes (problem-oriented policing). Disposant de ressources financières plus considérables, les grands corps policiers ont plus tendance à s’investir dans le développement technologique et la police scientifique, par exemple dans les banques d’empreintes génétiques.

  5. Il y a deux sortes de coordination. La coordination systémique, qui s’assure que les actions effectuées au sein d’une même organisation ou d’entreprises en partenariat par plusieurs organisations ayant la même mission (des corps policiers, soit publics ou privés), soient bien concertées. Une telle coordination inclut des actions horizontales et verticales. Mais il y a une autre sorte de coordination qui vise à intégrer au sein d’un même processus des actions qui se produisent sous la forme d’une séquence discontinue d’étapes successives. Par exemple, la police, le système judiciaire, les prisons et les services post-incarcération devraient opérer au sein d’un processus séquentiel intégré dont le but serait de garantir la sécurité du public. Sauf quelques dérives, telles que l’application des consignes de tolérance zéro, les nouvelles approches policières partageaient toutes le but de gommer les aspects les plus répressifs de la police. Il y a peu de sens à se rapprocher des citoyens si c’est seulement pour mieux les frapper. Toutefois, le manque de coordination entre des actions policières privilégiant la prévention et des actions judiciaires favorisant l’escalade des peines a produit des effets d’annulation des bénéfices attendus de l’innovation policière. Dans les pays reconnus pour leur travail de police communautaire, tels que les États-Unis et le Royaume-Uni, les taux d’incarcération n’ont jamais augmenté autant que pendant l’époque où les pratiques de police de proximité avaient la cote.

Ces remarques conduisent à deux conclusions. Premièrement, les généralisations sur les approches policières sont de nature précaire : la réalité policière est trop diversifiée pour autoriser la croyance qu’une affirmation peut être étendue sans réserve à tous les corps policiers ou même à l’ensemble des opérations d’une seule force policière. Deuxièmement, rien ne garantit qu’un rapprochement entre la police et les citoyens produira une société plus humaine, si l’esprit de ce rapprochement est contredit par les politiques pénales. Les fruits de la prévention policière se dessèchent sous le soleil de plomb de l’incarcération.

Types de relations entre la police et les citoyens

Tel que mentionné plus haut, il existe une grande variété de relations entre la police et les citoyens. Nous les avons réunies en trois grandes tendances, dont voici la description.

Les réformes conduites sous l’égide de la police

Les forces de police ont joué un rôle moteur dans les grandes réformes de l’activité policière entreprises depuis 1975. Ces réformes ont touché quatre aspects de la police : (1) la visibilité policière – la croyance qu’une police plus visible augmente le sentiment de sécurité de la population ; (2) la force des interventions – l’intensité de la coercition utilisée lors des interventions ; (3) l’ouverture sur l’extérieur – la volonté de tenir compte des attentes locales des citoyens dans la détermination des politiques d’intervention ; (4) l’utilisation du renseignement. Les réformes avaient initialement pour but de maximiser la visibilité de la police, de substituer autant que possible le consensus à la force, de donner la priorité aux informations provenant de la communauté et des partenaires externes de la police, et de développer des solutions de rechange aux décalques des statistiques criminelles dans le traitement du renseignement policier. La police communautaire était censée mettre en pratique ces objectifs et sembla y parvenir au début.

Cependant, on peut montrer que les réformes policières ont évolué dans des directions qui sont venues contredire les tendances de départ.

Des fenêtres cassées à la tolérance zéro. « Fenêtres cassées » ou « Broken Windows » est une expression très connue utilisée par James Q. Wilson et George L. Kelling comme titre d’un article célèbre publié en 1982. Cette expression est devenue l’emblème du mouvement réformateur amorcé dans les années 1970. La première intention de ces auteurs était de répliquer aux détracteurs des premières expériences de police communautaire, accusées de délaisser la répression des « vrais criminels ». La nouvelle approche devait améliorer la qualité de vie des résidents, en se concentrant sur les formes d’incivilités les plus voyantes, comme le vandalisme, qui généraient des sentiments d’insécurité dans la population. L’insécurité poussait les citoyens démoralisés à se barricader derrière les portes de leur domicile, abandonnant ainsi l’espace public de leur quartier aux entreprises criminelles. L’approche policière des fenêtres cassées était censée aider les habitants des quartiers à reconquérir l’espace public et les stimuler à exercer un contrôle citoyen sur leur environnement. Cependant, au lieu de produire une reprise en charge par la communauté, cette approche s’est fourvoyée dans l’intolérance répressive de l’incivilité et a conduit à une augmentation massive du nombre d’arrestations. Des équipes de policiers en civil ont commencé à oeuvrer pendant la nuit et des opérations clandestines se sont substituées à une stratégie fondée sur une présence policière visible. La force de frappe a pris le relais de la puissance des symboles.

De l’approche communautaire à celle basée sur la résolution des problèmes. L’approche communautaire de la police est une stratégie qui vise à faire des citoyens les partenaires de la police dans une production conjointe de la sécurité. En dépit de ses bonnes intentions, cette stratégie demeure imprécise sur les moyens tactiques de la mettre en application. Voilà pourquoi l’approche basée sur la résolution des problèmes est rapidement devenue un ingrédient essentiel de la police communautaire, bien que les deux modèles soient en fait différents, comme Herman Goldstein, le père de l’approche basée sur la résolution des problèmes, l’a plus tard reconnu (Brodeur, 1998 : 50-51). La clé de cette approche est que la police ne doit pas réagir aux incidents à la pièce, mais devrait plutôt regrouper les incidents similaires en un groupe – un « problème » – et leur trouver une solution commune. L’étape cruciale de ce genre d’approche est celle de la définition du problème, qui s’effectue par l’application de différentes méthodes utilisées par les analystes policiers. Dans son ouvrage influent sur les approches policières axées sur la résolution des problèmes, Goldstein (1990) a déclaré que la police ne pouvait d’emblée s’engager à ne retenir que les choix de la communauté (p. 71) et que les « agents en patrouille [étaient] les mieux placés pour identifier les problèmes sur le terrain » (p. 73). La communauté a été dessaisie de son rôle moteur au profit de la police, cette évolution étant homologuée dans les travaux influents d’Ericson et Haggerty (1997), qui ont proposé une redéfinition du policier comme travailleur du savoir.

De la police guidée par le renseignement au renseignement construit par la police (Cope, 2004). Quand il a vanté les mérites de l’approche policière axée sur la résolution des problèmes, Herman Goldstein a aussi laissé percer son souci que les informations qui provenaient de diverses sources de renseignement ne soient pas confondues avec les statistiques de criminalité. Pour illustrer son propos, Goldstein a montré que l’étiquette pénale « incendie criminel » pourrait être appliquée à des problèmes aussi différents que la négligence criminelle, la fraude assurancielle, le camouflage d’un meurtre, sans oublier la délinquance « expressive » caractéristique des jeunes. Chacun de ces problèmes exige une solution différente. Toutefois, les statistiques criminelles font l’objet d’une telle vénération dans la culture policière que les avertissements de Goldstein n’ont pas été entendus. Dans plusieurs corps policiers anglo-saxons, les opérations sont maintenant entièrement déterminées par une obligation de résultat fondée sur l’évolution de la statistique criminelle : on commence par compiler les statistiques de façon locale (ex. : dans un quartier urbain spécifique), en chargeant ensuite la police de produire une réduction chiffrée de certains crimes perçus comme anormalement fréquents dans un délai de temps étroitement défini. Le meilleur exemple de cette stratégie est le modèle Compstat (terme qui provient de l’expression anglaise « Compared Statistics ») de la Police de New York. Ce modèle exerce une influence marquée sur les cadres de la police et sur les élus préoccupés de réduire le crime et a essaimé vers l’Europe. Plusieurs pays ont maintenant établi des « observatoires du crime » dont l’activité principale est d’élaborer une combinatoire des statistiques criminelles. Ces observatoires jouent le même rôle pour la police que les sondages d’opinion jouent pour étudier les attitudes du public – c’est-à-dire qu’ils présentent une information complexe dans des formats plus facilement digestibles. Il va sans dire que le public n’a aucun rôle à jouer dans ces exercices menés par les chefs policiers et les hommes politiques à qui ils doivent rendre des comptes.

De l’obligation de résultat à la police expérimentale. L’importante croissance de la recherche évaluative a été le résultat naturel de la volonté d’accomplir des réformes policières. Avec la somme d’innovations réelles ou prétendues qui submergeaient la profession, il était normal qu’on se pose la question de savoir si celles-ci produisaient ou non des résultats remplissant les attentes. La question « Qu’est-ce qui marche en matière de police ? » est devenue emblématique autant pour les policiers que pour les chercheurs au cours des vingt dernières années. Certains promoteurs des nouveaux modèles, tels que Wesley Skogan, étaient avides de tester leurs idées pour voir si elles fonctionnaient ou non. De même que les tendances antérieures dont nous avons rendu compte, celle-ci a évolué considérablement avec le temps. La première génération d’évaluations ratissait trop large et était peu rigoureuse sur le plan de la méthodologie. Par exemple, les enquêtes criminelles prises dans leur ensemble ont été évaluées négativement par Greenwood et Petersilia en 1975 (Greenwood et Petersilia, 1998). Avec le passage du temps, les recherches évaluatives de l’action policière ont progressé et pratiquent une approche expérimentale à l’instar de disciplines plus rigoureuses telles que l’épidémiologie, qui utilisent des groupes expérimentaux et des groupes de contrôle, des cohortes uniformes et de protocoles de recherche standards. Des membres du public peuvent jouer un rôle en tant que sujets de ces recherches, mais la recherche elle-même est menée par des experts qui évaluent la portée d’une certaine pratique à partir de preuves expérimentales empiriques. Les pratiques évaluées de façon positive sont, par la suite, intégrées à des modèles qui reposent sur des faits vérifiés. Je ne m’appesantirai pas dans ce texte sur le fait que les recherches inspirées par l’épidémiologie font présentement l’objet de critiques grandissantes (Taubes, 16 septembre 2007). Je mentionnerai plutôt le fait que les thérapies basées sur ces évaluations ne semblent pas fournir une base suffisamment large pour la pratique de la médecine. La somme des thérapies expérimentalement validées est relativement mince et celles-ci ne peuvent être appliquées que dans le contexte étroit des circonstances où elles ont démontré leur efficacité. Lorsqu’ils sont confrontés à des problèmes pour lesquels il n’existe pas de précédents expérimentaux, les praticiens formés à l’école de la médecine expérimentale doivent recourir à une faculté d’adaptation que leur formation n’a pas développée ou ils appliquent un remède expérimental éprouvé dans d’autres circonstances et qui pourrait se révéler contre-indiqué en dehors de son contexte d’origine (Groopman, 2007 : 6-7). Il va sans dire que la médecine est beaucoup plus avancée scientifiquement que les techniques policières et que les limites des remèdes expérimentaux sont beaucoup plus étroites dans le cadre de l’activité policière.

En résumé, contrairement aux attentes, les réformes conduites sous l’impulsion de la police ont contribué à réduire la visibilité publique de la police et à renforcer son rôle coercitif, tout en réduisant la prise en compte d’apports externes et en augmentant l’influence des analyses traditionnelles de la statistique criminelle et celle d’une expertise policière interne opérant de manière conservatrice.

Les réformes policières conduites sous l’égide des communautés locales

Les recherches sur l’action policière sont généralement d’envergure relativement limitée. Toutefois, un programme considérable de recherches – subventionné à la hauteur de 51 000, 000 ($ US) – a été réalisé à la fin du siècle dernier à Chicago par Robert Sampson, Felton Earls et leurs collègues (Sampson et al., 1997 ; Sampson et Raudenbush, 1999). Ce programme visait en partie à tester les hypothèses sous-jacentes à l’approche des « fenêtres cassées » de Wilson et Kelling. Dans le cadre de l’une de ces recherches, on a recueilli en entrevue l’opinion 8 782 habitants de 343 quartiers de Chicago (Sampson et al., 1997) ; pour mesurer la dégradation de l’environnement urbain, on a aussi filmé sur bandes vidéo 23 000 segments de rue dans 193 quartiers de Chicago (Sampson et Raudenbush, 1999). Quoique Chicago soit la ville où le modèle de police communautaire (CAPS) a été étudié avec le plus de rigueur, les chercheurs de CAPS mentionnent avec une grande parcimonie le vaste projet Sampson/Earls réalisé aussi à Chicago. Sampson, Earls et leurs collègues ont été motivés à entreprendre ces recherches en constatant que les actions endogènes provenant de l’intérieur de la communauté étaient plus efficaces pour réduire la criminalité que les opérations réalisées par des agences officielles telles que la police (Sampson et al., 1997 : 918). Un des chercheurs de cette équipe a noté le fait que le nombre annuel des meurtres à Chicago avait chuté de 151 en 1991 à 35 en 2000, apparemment dû aux actions de pasteurs de la communauté afro-américaine pour entrer en relation avec les jeunes et pour convaincre les adultes de s’engager dans la création de programmes sociaux destinés aux élèves à la sortie des classes (Hurley, 6 janvier 2004).

Le concept clé du travail de l’équipe de Sampson est celui de « l’efficacité collective », ce concept étant défini par la cohésion sociale entre les habitants d’un quartier et le partage de leurs attentes en ce qui a trait au contrôle social informel – citoyen – des espaces publics. Dans cette recherche, les notions mutuelles de cohésion et de confiance se décomposent en cinq éléments conceptuels interreliés : les traits positifs sont la volonté d’entraide entre voisins, un tissu social serré, et la confiance ; les traits négatifs sont les relations conflictuelles entre les résidents d’un quartier et l’absence de valeurs partagées dans la communauté. La présence des attentes communes a été mesurée en demandant à quelque 3 500 résidents de 196 quartiers s’ils étaient prêts à agir pour remédier à certains comportements impliquant leurs enfants (ex. : sécher des cours pour flâner dans la rue), pour mettre un terme à un conflit violent dont ils étaient témoins ou encore pour protester contre les restrictions budgétaires dans les services de base (ex. : des casernes de pompiers). Les quartiers qui ont démontré le plus grand degré de cohésion sociale étaient ceux qui avaient aussi enregistré les chutes les plus importantes dans les taux de criminalité. Une autre conclusion, qui semble contredire la théorie des « fenêtres cassées », indique que la corrélation entre le désordre (l’incivilité) et la criminalité est spécieuse, sauf peut-être pour les vols avec violence (Sampson et Raudenbush, 1999). Étant donné que les conclusions initiales de la théorie des fenêtres cassées sont partagées par bon nombre des promoteurs des approches de police communautaire, ces critiques pourraient expliquer le manque de communication entre les chercheurs sur la police communautaire (en particulier du programme CAPS) et l’équipe de Sampson et Earls.

Une autre conclusion fondamentale de ce travail a révélé que l’efficacité collective ne se produisait pas dans le vide. Le fait que la plupart des habitants d’un quartier soient propriétaires de leur domicile semble créer des conditions propices au maintien d’un contrôle social informel (Sampson et al., 1997 : 919). Par contre, les quartiers où les « désavantages » (la pauvreté) se concentrent présentent un obstacle insurmontable à la volonté de leurs habitants d’agir en faveur de leur qualité de vie. Ces conclusions viennent souligner une caractéristique importante des recherches sur la notion de l’efficacité collective : ces travaux se penchent plutôt sur le « quoi » et non pas sur le « comment ». Lorsque les conditions structurelles de la vie au sein d’un quartier sont établies, elles favorisent l’émergence d’une volonté collective d’exercer la somme des contrôles informels qui permettent une vie commune de qualité. Se pose alors la question suivante : comment peut-on favoriser la cohésion sociale et la confiance dans un quartier pauvre où ces conditions structurelles ne sont pas en place et où les habitants ne peuvent par conséquent agir collectivement de manière efficace ? Voilà la question à laquelle les adeptes de la police communautaire ont tenté de répondre, bien qu’ils l’aient fait de façon insuffisante, et que les chercheurs sur la notion de l’efficacité collective ont laissée en suspens.

La police communautaire réévaluée

Malgré l’évolution des innovations policières vers des modèles inspirés des sciences médicales et peu compatibles avec la participation des citoyens, certaines initiatives communautaires se sont montrées durables et jouissent présentement d’un regain de popularité. L’expérience la plus significative est sans doute celle de Chicago. Le programme de réforme CAPS a connu ses débuts expérimentaux dans cinq circonscriptions de cette ville en 1993. L’expérience a été un succès et a été reprise dans vingt autres districts l’année suivante. Le programme CAPS a maintenant été étendu à l’ensemble des districts policiers de Chicago et les cinq quartiers où il a d’abord été implanté servent de laboratoire pour tester de nouvelles idées et des technologies de pointe. La participation des communautés demeure, jusqu’à ce jour, un des piliers de CAPS.

Une des caractéristiques de CAPS, qui explique en partie sa résilience, tient dans le fait que le programme est supervisé, depuis ses débuts, par une équipe de chercheurs qui produisent des rapports annuels et évaluent ses résultats (voir la bibliographie de Skogan, 2006 : 338-339 ; une attention spéciale fut portée à évaluer les impacts du projet après ses 8e, 9e et 10e années d’existence). Parmi toutes les conclusions de ces évaluations, il y en a une qui a reçu beaucoup d’attention : malgré les succès de CAPS dans les quartiers habités par les Blancs ou les Noirs, le programme a produit des résultats beaucoup moins impressionnants dans les communautés latino-américaines, où l’on croyait que le programme fonctionnerait mieux que dans les quartiers noirs, où les conflits sont plus aigus. Les recherches sur cette question précise ont démontré que la participation de la communauté latino-américaine était déficitaire, parce que l’on présumait à tort que la majorité des membres de cette communauté maîtrisait l’anglais, qui était naturellement la langue d’usage lors des rencontres avec les citoyens. Cette conclusion est particulièrement grosse de signification dans notre monde contemporain, influencé par une immigration massive et une très grande diversité ethnique et linguistique. Le Royaume-Uni a aussi mené des expériences intéressantes avec des modèles innovateurs de police – la police en équipe (team policing) remonte à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Cet intérêt pour les innovations policières s’est maintenu lorsque le Home Office (ministère britannique de l’Intérieur) a créé ce qui peut être considéré comme un des centres institutionnels de recherche sur la police et la justice pénale les plus productifs en matière policière et de justice pénale. Ses chercheurs ont découvert qu’en dépit du succès de la police britannique dans sa lutte contre les crimes les plus graves, elle était paradoxalement en train de perdre la confiance du public (Fielding et Innes, 2006). Les Britanniques ont alors tenté d’élaborer une nouvelle stratégie policière qui avait pour fin de rassurer le public en proie à l’insécurité (cette stratégie a pour nom Reassurance Policing – police rassurante ou police de rassurance ; voir Tuffin, 2006). Cette stratégie s’est délibérément inspirée de CAPS. Les concepteurs de cette stratégie ont repris le projet de rétablir la participation de la communauté, afin de stimuler la confiance de celle-ci dans la police. Ensuite, ils ont adopté la pratique de CAPS de mesurer à intervalles réguliers les effets de la nouvelle stratégie appliquée. Finalement, ils ont retrouvé les idées maîtresses qui sous-tendaient l’approche des « fenêtres cassées » en s’attaquant aux sources de l’insécurité au sein d’une communauté locale. En élaborant ce programme d’action, ils ont redécouvert que le sentiment d’insécurité ne provenait pas de la crainte d’être la victime d’un crime majeur, mais était plutôt engendré par des signes visibles de désordre, tels que les véhicules abandonnés (cet aspect fut souligné dans l’article de référence publié par Wilson et Kelling en 1982).

Il reste à déterminer si des programmes durables comme CAPS ou des initiatives telles que la police rassurante, qui visent à revitaliser la participation des communautés, pourront endiguer la déferlante de la police experte, où le rôle de la communauté est essentiellement marginal.

La police et l’établissement de la confiance

Nonobstant des programmes limités tels que CAPS et la police de rassurance au Royaume-Uni, qui semblent avoir réinventé un équilibre entre la police et la communauté, notre discussion antérieure a repéré deux tendances qui semblent consommer un divorce entre l’action policière et l’action citoyenne. D’une part, plusieurs des réformes policières tablent sur un recours à l’expertise et à la technologie qui réduit en pratique l’apport de la communauté. D’autre part, les études sur l’efficacité collective, telle que définie par la cohésion sociale, la confiance entre citoyens et la volonté d’agir ensemble pour le bien commun, n’ont pas trouvé que la police avait un rôle important à jouer dans la poursuite de l’efficacité collective. Le premier type de réforme marginalise donc le rôle de la communauté et le second occulte celui de la police. Par conséquent, nous pourrions nous pencher sur deux questions : comment pourrait-on réintégrer la communauté au sein de la dynamique de la police d’expertise ? Ou encore, à l’inverse : comment peut-on concevoir la contribution de la police à l’efficacité collective ? Je vais consacrer ici plus d’efforts à explorer cette seconde question. La recherche sur l’efficacité collective s’est insuffisamment penchée sur les répercussions de cette approche sur les politiques publiques et sur sa capacité à résoudre les problèmes de sécurité urbaine. Elle s’est plutôt limitée à décrire les éléments structurels qui sont positivement ou négativement reliés à l’efficacité collective. Tel que mentionné plus haut, la concentration des désavantages sociaux et la pauvreté sont des forces qui détruisent la cohésion sociale et la confiance, qui sont à la base de l’efficacité collective. Dans ce contexte, la police peut-elle contribuer à faire renaître la confiance et la cohésion sociale, afin de faciliter le rétablissement de l’efficacité collective ? Cette question n’est pas étrangère aux préoccupations qui ont motivé James Q. Wilson et George Kelling à publier leur texte intitulé « Fenêtres cassées » (1982). De plus, la question de la confiance est de plus en plus considérée comme un élément fondamental de la sociologie de la police (Manning, 2003), même si cette question n’a pas reçu toute l’attention qu’elle mérite et que son étude n’a pas encore apporté de résultats concluants. Mes remarques prendront la forme d’hypothèses et mon dessein est de stimuler un débat, plutôt que d’articuler une doctrine.

Un groupe de personnes qui se consacrent à la paix dans le monde et au développement durable a récemment créé le Global Peace Index (index global de la paix), que l’on peut consulter sur le site Web Vision of Humanity. Ces personnes font partie de l’unité de recherche de l’hebdomadaire britannique The Economist et de plusieurs centres universitaires de recherche. Cet index classe les pays de la terre selon leur jouissance de la paix, mesurée sur plusieurs dimensions. Une de ces dimensions est la sécurité intérieure. Le premier indicateur d’un manque de sécurité est le degré de méfiance manifesté par les citoyens. Celui-ci est évalué à partir de diverses mesures, la première étant le ratio de policiers par habitants. Le raisonnement à l’appui de cette façon d’évaluer la méfiance semble être le suivant : plus les citoyens ont besoin de policiers pour préserver la paix entre eux et plus ils sont méfiants entre eux. Cette observation repose sur le bon sens, mais la question mérite néanmoins qu’on s’y arrête un peu plus. Il y a des zones rurales où les policiers sont presque absents et où les relations entre les habitants sont marquées par la méfiance traditionnelle qui sévit dans ces milieux fermés. À l’autre extrémité du spectre, on crédite la société britannique de l’invention de la police moderne au début du xixe siècle : les historiens s’accordent pour dire que cette société n’était pas en proie à une crise de cohésion et de confiance sociales. Nous pouvons retenir de cette brève discussion du Global Peace Index que la relation entre la police et l’établissement de la confiance n’opère pas dans un seul sens. Règle générale, cette relation est représentée par des dilemmes complexes où nous devons trouver le meilleur équilibre entre les divers éléments pertinents. Je tenterai maintenant de rendre compte de quelques-uns de ces dilemmes.

Les divers types de confiance. Il y a deux approches très différentes que les policiers peuvent utiliser pour accroître la confiance dans la population. Tout d’abord, ils peuvent tenter d’accroître la confiance de la population envers eux-mêmes, en tant que membres d’une organisation policière. On pourrait qualifier cette première forme de confiance de « verticale », car elle monte du public vers la police, si l’on peut ainsi s’exprimer. La plupart des tentatives de la police d’accroître la confiance du public vont dans le sens de cette confiance verticale et s’efforcent donc d’augmenter la confiance que les citoyens lui portent. Cependant, il existe une autre sorte de confiance qui s’établit entre les divers membres d’une collectivité. On pourrait qualifier d’horizontale cette seconde forme de confiance. La différence cruciale entre ces deux formes de confiance (verticale et horizontale) est que seule la deuxième repose sur une relation mutuelle et entraîne une obligation de réciprocité. La police, par contre, veut gagner la confiance de la population, mais les policiers sont eux-mêmes généralement méfiants envers les citoyens. Il va sans dire que la police peut aussi manifester dans certaines situations de la confiance envers le public, en dépit d’une culture professionnelle fondée sur la méfiance.

Protecteurs et bienfaiteurs. Certains professionnels appartiennent à la catégorie des protecteurs (les policiers, les militaires, les gardiens, etc.) et d’autres se retrouvent dans la catégorie des bienfaiteurs, au sens non caritatif du terme (médecins, enseignants et, plus généralement, les fournisseurs de services). Il y a une différence cruciale entre ces deux catégories. Procurer un bien instaure normalement une relation entre deux personnes, celle qui procure le bien et l’autre qui en est le bénéficiaire. Cette relation produit une satisfaction mutuelle (quand les choses se passent bien). Par contre, fournir des services de protection établit généralement une relation entre trois personnes : le protecteur, la victime potentielle et un prédateur contre qui est dirigée l’action du protecteur en faveur de la victime. Ce triangle de la protection est au fondement du besoin de distinguer entre deux types de relation de confiance. En effet, les personnes qui fournissent de la protection sont partagées entre le souci qu’elles ont des victimes et l’agressivité qu’elles manifestent pour les prédateurs. C’est pourquoi un policier ne peut pas être inclus à part entière dans la chaîne horizontale de la confiance mutuelle, car il doit garder une part de méfiance envers les prédateurs potentiels. Cela explique aussi pourquoi les policiers sont en porte-à-faux s’ils s’efforcent d’instaurer un climat de confiance entre tous les citoyens : ils sont en réalité partie prenante dans l’exclusion des infracteurs de la chaîne de la confiance réciproque. D’où la nécessité de distinguer entre deux types de relation de confiance, la confiance verticale, qui est asymétrique, et la confiance horizontale, qui est symétrique. L’ambiguïté fondamentale du rôle de la police dans la genèse de la confiance se réfléchit dans les résultats de la recherche. Une recherche évaluative effectuée sur six sites différents pour le compte du programme britannique de police rassurante (reassurance policing) a trouvé que l’action rassurante de la police avait produit un effet positif sur l’une des dimensions de la cohésion sociale : le pourcentage des gens affirmant qu’ils avaient confiance dans les gens du voisinage s’était accru de trois points dans les sites expérimentaux et avait décru de deux points dans les sites de contrôle. Toutefois, cet effet était limité et n’était statistiquement signifiant que pour une seule paire de sites (un site expérimental et un site de contrôle). On ne trouva pas d’effet d’ensemble sur les autres dimensions de l’efficacité collective, telles que la qualité du tissu social et la volonté de conduire des actions collectives (Tuffin, 2006 : 3).

L’expertise et la confiance. Ainsi qu’on l’a montré plus haut, le fait de posséder une expertise reconnue est une des principales façons d’établir ce qu’on appelle la confiance verticale. En examinant ce phénomène de plus près, on se demande si l’expertise génère une confiance authentique ou une symbolique du prestige. L’expertise procède en effet à la reconstruction savante d’une expérience dont le but est de la rendre perméable à une intervention scientifiquement calibrée. Ce processus conduit l’expert à extraire de la texture vivante d’une expérience certaines caractéristiques mesurables qu’on peut modifier de façon experte. Cette reconstruction d’une expérience humaine – souvent d’une souffrance humaine – peut être tellement réductive que le problème reconstruit est souvent perçu par ses victimes comme étranger à ce qui les afflige véritablement. C’est ainsi que l’expertise engendre souvent une perte de crédibilité plutôt qu’un accroissement de la confiance. À une certaine époque, l’expertise psychiatrique a connu une perte de crédibilité parce qu’elle s’était apparemment détachée de la souffrance mentale du patient. Malgré toutes les mises en garde sur le caractère réducteur de l’étiquetage légal, l’expertise policière continue de se fonder sur la statistique criminelle et des formats de communication qui n’ont qu’un lien ténu avec les problèmes véritables que vit la société. Comme Peter Manning l’écrit dans son plus récent livre, « le système de communication de la police devient alors une source de méfiance » (Manning, 2003 : 230).

La police et les citoyens. La police et les citoyens interagissent de plusieurs manières : (1) les citoyens sont les clients de la police, soit de façon individuelle en appelant la police, soit en présentant collectivement leurs demandes lors de consultations publiques, soutenus par des groupes de pression qui revendiquent, par exemple, les droits des victimes ; (2) les citoyens sont la source première de renseignements pour la police et il est peu probable que cela change, malgré les technologies de surveillance ; (3) ils fournissent une assistance vitale à la police à travers des partenariats formels ou à travers des réseaux informels qui infléchissent les comportements ; (4) leurs rôles devant les tribunaux – témoins, membres de jury ou autres – sont tout aussi importants ; (5) finalement, ils agissent à distance à travers des sondages d’opinion, bien qu’on puisse se demander si c’est vraiment leur opinion qui s’exprime dans ces sondages. La confiance verticale (confiance en la police) joue un rôle crucial dans toutes ces circonstances : les citoyens qui n’ont pas confiance dans la police ne l’appellent pas ; ils ne participent pas à des consultations menées par la police, ne l’informent pas, refusent de témoigner en cour et, de façon plus générale, ne collaborent pas avec les autorités à moins qu’ils ne soient forcés de le faire. Ils ont aussi tendance à déprécier la police dans les sondages lorsque leur confiance en elle diminue.

Consultations publiques. Les consultations publiques jouent un rôle important dans l’établissement des deux niveaux de confiance présentés plus haut. Ayant personnellement participé à plusieurs de ces consultations, j’aimerais souligner qu’il y a deux façons de consulter le public. Dans la plupart des cas, ce que la police recherche est l’approbation d’un plan préconçu par elle, sans que le public n’ait été consulté. La possibilité que le public puisse introduire des amendements dans ce plan est très réduite. Il est évidemment préférable que les priorités ne soient pas prédéterminées à l’avance par la police. Cette deuxième sorte de consultation est malheureusement moins fréquente, car les policiers craignent – parfois non sans raison – que leur programme d’action soit subverti par ce que Howard Becker a appelé des « entrepreneurs en moralité publique » et par des démagogues qui ambitionnent de faire une carrière politique.

Conflits de confiance. La frontière entre la confiance et la méfiance est très fragile et un excès de confiance dans la police peut vite faire en sorte que les citoyens se mettent à se soupçonner les uns les autres. Les citoyens renseignent la police soit parce qu’ils ont confiance en elle ou parce qu’ils la craignent. Il y a un seuil au-delà duquel les citoyens sont conduits à brader leur solidarité pour obtenir les faveurs de la police. Dans ces cas, la population se métamorphose en une nation de délateurs, dont le xxe siècle nous a fourni des exemples tragiques. Les historiens ont tendance à exagérer le rôle de la peur au détriment de celui du fanatisme dans la genèse d’États policiers. Il se produit alors qu’un type de confiance se substitue à une autre : la confiance verticale dans la police prime complètement sur la confiance mutuelle entre citoyens et détruit leur solidarité.

Populisme punitif. On a beaucoup dit et écrit au Royaume-Uni sur le sujet du populisme punitif. Des travaux entrepris quand j’étais directeur de recherche pour la Commission canadienne sur la détermination de la peine (Canada, 1987) ont produit des conclusions troublantes bien avant que la question du populisme punitif n’ait été soulevée. Le résultat de ces recherches a été confirmé à plusieurs reprises (Brodeur et Shearing, 2005). Partant du fait qu’un crime est un manquement à la sécurité, un échantillon du public canadien a été consulté sur la meilleure façon de contrôler la criminalité : seulement 4 % des personnes sondées ont répondu qu’il fallait augmenter le nombre de policiers, comparé à 27 % qui étaient d’opinion qu’il fallait plutôt augmenter la sévérité des peines (Canada, 1987 : tableau 6). En réponse à la question « Qui a la responsabilité première de contrôler le crime ? », à peine 8, 3 % de l’échantillon a répondu que c’était la police, contre 24 % qui a répondu que cela revenait au système judiciaire (Canada, 1987 : tableau 12). Pour des raisons difficiles à évaluer, le public est prêt à confier aux juges qui imposent des peines plutôt qu’aux policiers qui font de la prévention la tâche de veiller sur leur sécurité. Lorsqu’un membre du public participe au processus décisionnel dans le champ de la justice criminelle – par exemple, la décision d’octroyer une mise en liberté conditionnelle à un détenu –, celui-ci est souvent plus sévère que les fonctionnaires de la justice pénale. Par ailleurs, il arrive que la police s’oppose aux demandes répressives du public, lorsqu’on lui demande, par exemple, de procéder à une arrestation non justifiée (Mastrofski et al., 1995). Cette tendance punitive du public devrait nous empêcher de verser dans la rectitude politique lorsqu’on projette d’augmenter la participation du public à l’administration de la justice pénale. Cette participation n’est pas toujours favorable à l’accroissement de la solidarité.

L’impact asymétrique du comportement policier. Le journal Policing and Society a consacré un numéro complet au modèle de la police rassurante. Ce numéro contient une importante recherche de Wesley Skogan (2006c) portant sur les contacts entre la police et les citoyens. Plusieurs études ont montré que le taux de satisfaction que manifestait un citoyen à la suite d’un contact avec un policier (ou plusieurs) déterminait également la confiance qu’il accordait conséquemment à la police. Non seulement ce taux de satisfaction varie-t-il d’une personne à l’autre mais ses effets sont de nature asymétrique. Ainsi, on a fait l’hypothèse que la police ne tirait aucun bénéfice d’un travail bien fait dans le jugement que porte le citoyen sur son professionnalisme, alors qu’une expérience malheureuse avec un policier avait des conséquences profondes sur l’appréciation (négative) du travail policier. Cette hypothèse a été testée en utilisant des données qui provenaient de contacts entre la police et le public dans la ville de Chicago. On a trouvé que les effets d’une expérience négative sur l’appréciation de la police étaient de quatre à quatorze fois plus considérables que ceux d’une expérience positive ; on a également calculé que les coefficients statistiques mesurant l’impact positif d’une expérience satisfaisante tendaient vers le zéro (Skogan, 2006c : 99). Cette expérience a été répétée dans sept autres villes avec des résultats similaires. Skogan énonce sa conclusion finale de façon austère : « Le message donné par la recherche empirique [à la police] est malheureusement “Tu ne peux pas gagner. Tu ne peux que diminuer tes pertes.” Quoi que tu fasses, cela compte seulement quand les choses se retournent contre la police » (Skogan, 2006c : 119).

Les menaces et les garanties. Les remarques antérieures ne mènent pas à l’assertion d’un rôle positif de la police dans l’établissement de la confiance. Il me semble toutefois qu’il est indûment pessimiste de s’en tenir à la conclusion que la police peut faire plus de mal que de bien dans l’édification d’une société confiante, bien que cette conclusion ne soit pas dépourvue de fondement. Nous pouvons donc tenter d’explorer davantage comment la police pourrait jouer un rôle plus constructif dans la genèse de la confiance. Un des aperçus des premiers criminologues – qui remonte en fait au Léviathan de Hobbes (Partie I, c. 13 et Partie II, c. 12 et 27) – tient dans l’affirmation d’un noyau dur de la criminalité, qui serait composé de deux éléments fondamentaux, soit la violence et la ruse (ou duperie) (Gassin, 2007 : 66 et suiv.). L’action policière a été jusqu’à maintenant conçue comme une anti-violence (comme, par exemple, dans « anti-terrorisme »), c’est-à-dire, comme une réaction défensive légitime contre des comportements prédateurs violents. Cependant, cette conception ne tient compte que de l’une des composantes du noyau dur du crime. La duperie (ruse, tromperie) est non seulement largement présente dans un grand nombre de crimes graves, mais c’est le premier moteur de dissolution de la confiance, son principal ennemi en quelque sorte. La gestion de la confiance est une entreprise complexe dans le domaine de l’économie, où l’établissement et le maintien de la confiance s’effectuent au moyen d’une batterie de mesures concrètes qui vont bien au-delà de la culture de sentiments réciproques. L’offre de garanties joue un rôle primordial dans l’établissement de liens de confiance. Le mot français « garantie », ainsi que les mots anglais « guarantee » et « warranty », et la somme de leurs dérivés se réfèrent tous à un processus de certification de la vérité ou de l’authenticité, qui s’étend à l’identité d’une personne, à ce qu’elle dit ou promet, à la qualité d’une substance ou celle d’un produit. Il est intéressant de noter que tous ces mots proviennent de la racine indo-européenne « wer », qui signifie « vrai ». Cette racine verbale est à l’origine de plusieurs mots tels que « verus », « vrai » et « wahr », qui signifient « vrai » en latin, en français et en allemand. Tel qu’on peut facilement le constater, la même racine se trouve aussi à la source des mots « garantie », « guaranty/guarantee » et « warranty » (en anglais) et d’autres mots similaires dans d’autres langues. Tout comme la police utilise la force légitime contre les criminels, ne pourrait-elle pas se constituer en une sorte de « garantie » ou agir comme fiduciaire contre les abus causés par la duperie ? Ce genre d’instruments de certification est déjà largement employé dans d’autres sphères d’activité (ex. : l’économie, les arts et plusieurs marchés). Toutefois, il existe encore une somme importante de tromperie qui s’exerce contre des victimes impuissantes, telles que les aînés. La police pourrait jouer un rôle important au sein de processus de « certification » de micro-transactions et de relations sociales, contribuant ainsi de façon positive à l’établissement d’une société de confiance. Il est important de mentionner que la police est déjà investie dans ce type de service dans ses efforts croissants pour protéger l’identité personnelle des individus.

Conclusions

Les analyses précédentes soulignent à quel point l’action policière est devenue complexe. Toutefois, cette revue de l’évolution des réformes de la police ne conduit pas à l’expression d’une seule conclusion qui résumerait la teneur des analyses. C’est pourquoi je conclurai en présentant les éléments d’une réflexion ouverte.

La tendance privilégiant l’action policière basée sur les renseignements continuera sur sa lancée à court et moyen terme, car elle est portée par de puissants courants sociaux sous-jacents dont l’influence est partout perceptible. Il importe toutefois de soulever au moins deux questions. D’abord, la revue des réformes policières des trente dernières années devrait nous rendre prudents dans notre évaluation de la profondeur et de la durabilité de ces réformes. Certains corps policiers affirment avoir appliqué d’une manière ou d’une autre les huit modèles de réforme décrits par Weisburd et Braga (2006), en y ajoutant leur propre touche (en fait, trois autres modèles). On a parfois l’impression que les corps policiers se partagent entre la couche supérieure de cadres éloignés du terrain, qui sont stimulés par toute forme d’innovation, et la couche de fond du personnel de terrain, recuite dans sa conviction que faire la police est une routine qui exige un minimum d’entraînement et aucune éducation de l’esprit. Deuxièmement, progresser des pratiques policières qui confondent la rumeur et le renseignement vers une police dont l’intervention est fondée sur un savoir avéré va requérir un coup de barre radical.

Nous avons aussi vu que nous connaissions mieux les façons dont la police pouvait subvertir la confiance et l’efficacité collectives que les façons dont elle pouvait les promouvoir. Bien qu’une partie des critiques adressées à la police témoigne d’une rhétorique nourrie par des préjugés, on ne doit pas sous-estimer la capacité des unités plus « musclées » de la police d’alimenter le désordre social. La militarisation croissante des polices de maintien de l’ordre est contraire à l’établissement d’une paix sociale. Le recyclage opportuniste des unités spécialisées dans le contrôle coercitif des foules dans des fonctions plus « douces » est un détournement de fonction qui conduit à une aggravation désastreuse des conflits sociaux. Si nous avions su rompre avec le persistant ronron universitaire sur le monopole (fictif) de la police en ce qui a trait à l’utilisation légitime de la force, nous aurions été plus aptes à développer des moyens contre la fraude et les autres formes de la criminalité astucieuse, qui pourraient se révéler plus efficaces que le déploiement aveugle de la force pour accroître la confiance des citoyens envers la police et envers eux-mêmes.

Finalement, la question fondamentale sous-jacente à la participation de la communauté est celle de la police démocratique. Je ne pourrai pas rendre compte dans cette dernière page de conclusions de tous les critères qui permettent de reconnaître le caractère démocratique d’une police. Mes remarques seront donc limitées aux facteurs qui ont été préalablement discutés dans ce texte.

La visibilité de la police. La question de la visibilité de la police va au-delà de la présence d’agents qui patrouillent les rues à pied pour rassurer les citoyens. Bien que l’action clandestine de la police soit nécessaire pour combattre le crime organisé ou le terrorisme, il n’existe pas de meilleure façon de détruire le tissu social d’une communauté que la police clandestine et l’infiltration. Le coeur de la visibilité policière est de nature physique : les citoyens peuvent voir les policiers à l’oeuvre et il est souhaitable qu’il en soit ainsi pour la plus grande partie d’une force policière et de son personnel. Cependant, il existe d’autres façons pour la police de démontrer son ouverture au public, notamment en énonçant publiquement les politiques qu’elle met en oeuvre.

L’ouverture de la police. La notion d’ouverture est problématique. Nous savons tous de façon intuitive ce qu’elle veut dire, mais nous n’arrivons pas à la définir de façon adéquate, justement parce qu’elle nous est trop familière. Je vais tenter de définir ce terme de la manière suivante : une organisation est ouverte quand elle peut avoir des contacts avec l’extérieur qui ne sont pas configurés par son pouvoir, que ce soit ouvertement ou de manière occulte. Pour illustrer ce point, rappelons que la plupart des contacts entre la police et les citoyens sont structurés par le pouvoir de celle-ci. Une organisation policière qui peut accueillir de l’information externe dans le contexte d’un dialogue entre égaux, où il n’y a pas de programme caché, s’avance dans la direction d’une organisation ouverte.

Les limites de la police. La caractéristique fondamentale d’un État policier est que la police rassemble en son sein toutes les fonctions de la justice pénale. En plus de leurs fonctions traditionnelles de maintenir l’ordre et de détecter les crimes, les systèmes policiers non démocratiques usurpent les fonctions du système judiciaire et administrent leurs propres centres de détention. Quoi qu’il en soit de Guantanamo et des prisons secrètes de la CIA, les démocraties occidentales ne courent pas encore le risque de tomber dans la fosse totalitaire. Il importe toutefois de résister aux tentatives d’appropriation par la police des attributions du système judiciaire dans le cadre d’une justice policière de terrain où la police cumule les fonctions de l’enquête, celles de l’instruction et du procès, et celles de l’application des peines.

L’obligation de rendre des comptes. Ce critère est le plus évident de tous et on a beaucoup dit sur lui. Je n’ajouterai qu’une seule remarque. Nous nous trompons en adoptant une approche de résolution de problèmes en relation avec l’obligation policière de rendre des comptes. L’imputabilité policière n’est pas un problème mais une conjoncture. N’étant pas un problème au sens propre du terme, l’obligation policière de rendre des comptes n’est pas tributaire d’une approche à sens unique, comme par exemple la création d’un organisme accueillant les plaintes du public et surveillant l’application des politiques de sécurité interne. Constituant une situation complexe plutôt qu’un seul problème, l’obligation policière de rendre des comptes évolue constamment et les façons d’en assurer le respect doivent être constamment remises à jour. Les instances publiques chargées de superviser la police perdent leur mordant avec le temps et doivent être redéfinies.

Il y a sûrement d’autres critères à respecter afin de garantir une action policière démocratique. Ce que j’ai dit des quatre critères retenus devrait être révisé, développé ou rejeté. Cette tâche n’est pas seulement la mienne.