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Au Canada, on reconnaît des efforts réels aux niveaux fédéral, provincial et municipal pour élaborer des politiques et des programmes efficaces en matière d’immigration, d’intégration et d’accompagnement des nouveaux arrivants. Force est cependant de constater que les études insistent généralement davantage sur les ratés des politiques et sur les difficultés d’intégration que sur les forces et les ressources potentielles des migrants qui, par leur traversée même des difficultés, contribuent activement à jeter un éclairage nouveau sur la nécessaire prise en compte par les politiques des liens sociaux et familiaux des migrants. C’est dans cette perspective que le présent article vise à dégager les postures éthiques des migrants face aux situations auxquelles ils sont confrontés au cours de leurs expériences migratoires où s’enchevêtrent les projets d’études, les influences des réseaux familiaux transnationaux et les politiques de gouvernance qui encadrent, sinon contraignent parfois, la vie quotidienne des immigrants, des réfugiés et des étudiants étrangers.

Les projets d’études sont au coeur des projets d’immigration. Un nombre croissant d’étudiants étrangers décident au cours de leurs études de déposer une demande d’immigration au lieu d’envisager un retour dans leur pays d’origine. Certains d’entre eux avaient déjà cette intention dès l’élaboration de leur projet d’études à l’étranger. Des candidats à l’immigration prévoient d’ores et déjà poursuivre des études peu de temps après leur arrivée dans leur pays d’adoption. Ceci se vérifie particulièrement chez les jeunes couples professionnels. Par ailleurs, des personnes immigrantes qui ne concevaient pas de projet d’études au départ décident de reprendre leurs études, souvent après que leur insertion socioprofessionnelle n’a pas réussi ou bien parce qu’elle n’est pas à la hauteur de leur formation, de leurs compétences et de leurs aspirations. Des parents, surtout des femmes, mais non exclusivement, « travaillent » la migration de sorte qu’elle soit un puissant moteur de la poursuite des études et de la formation professionnelle de leurs enfants adolescents ou jeunes adultes. Cependant, les projets personnels s’articulent à des projets familiaux, convergents ou divergents, qui sont eux-mêmes modulés, facilités ou obstrués par des politiques de séjours d’études à l’étranger, d’immigration, et d’aide financière à la poursuite des études.

Après avoir évoqué brièvement les recherches récentes qui fondent la présente réflexion et exposé le cadre conceptuel, l’analyse de quelques récits de transitions dévoilera tant les opportunités que les contraintes qu’exercent les politiques en matière d’immigration et d’études sur les choix individuels et familiaux, ainsi que les postures éthiques qui en découlent.

Contexte de la recherche

La présente réflexion se nourrit des résultats de plusieurs recherches effectuées entre 2006 et 2010 dans les régions du Québec parmi lesquelles un projet sur les femmes immigrantes (CFC), un autre sur la rétention de l’immigration dans les régions du Québec (CRSH), un autre encore sur les liens entre immigration et études dans des villes moyennes universitaires (CMQ_IM), avec Michèle Vatz Laaroussi, Béatriz Velez, Claudia Prévost, Gabriela Bezzi[1] (Guilbert, 2008 ; Guilbert et Prévost, 2009 ; Vatz Laaroussi et al., 2007 ; Vatz Laaroussi et al., 2010). Ces recherches s’inscrivent dans une perspective qualitative, interactionniste et réflexive ; près de 240 personnes ont été rencontrées, soit en couple soit individuellement. L’analyse des données a conduit à une compréhension des rapports entre les projets d’études, les projets de migrations et les dynamiques des familles locales et transnationales, ainsi que des politiques d’immigration et d’intégration.

Cadre conceptuel

De ces recherches émerge une configuration conceptuelle dans laquelle s’articulent, de façon réflexive et récursive, les notions de projet, d’espace-temps de la transition, de postures éthiques et des apprentissages et savoirs acquis au cours de cet espace-temps de la transition et orienté vers l’après-transition.

Le projet

« L’immigration familiale », « le retour de l’immigrant aux études », « les études à l’étranger », « le retour de l’étudiant au pays d’origine », « l’immigration de l’étudiant international dans le pays de ses études » constituent des projets qui ont été conçus, préparés et mis en oeuvre avec un degré variable de complexité et d’organisation. L’approche anthropologique du projet, de Jean-Pierre Boutinet (2005), apporte des pistes stimulantes pour comprendre la notion de projet et de son rôle à toutes les étapes de la migration à partir de sa conception jusqu’au cheminement sans fin de l’adaptation au nouveau pays. Il s’agit de « comprendre comment fonctionne le projet dans différents ensembles culturels, à s’interroger sur la façon dont les individus, les groupes, les cultures construisent et vivent leur rapport au temps » (2005 : 6). Dans son étude sur le projet, lié à la notion du temps, Boutinet (2005 : 57-58) définit l’anticipation comme la « capacité à suspendre momentanément le cours des choses pour savoir comment ce cours va évoluer, donc pour tenter le cas échéant d’infléchir la suite des événements […] c’est-à-dire adopter une activité de détour permettant de mieux ressaisir les situations auxquelles nous sommes confrontés, éviter que ces situations ne s’imposent à nous de façon coercitive ». Boutinet mentionne que le projet « est aussi le fruit de l’environnement qui de par sa physionomie inspire un acteur apte à exploiter des situations ; quoi qu’il en soit, tout projet s’appuie sur l’existence d’opportunités en nombre suffisant, que l’acteur va identifier pour ensuite les exploiter » (p. 284).

Nous inscrivant dans cette compréhension du projet, nous avons dégagé quatre profils de positionnement des femmes immigrantes et réfugiées eu égard à la poursuite des études : 1) la poursuite ou la reprise des études constitue un projet opératoire dans la trajectoire migratoire, que cette migration soit volontaire ou forcée ; 2) la reprise des études constitue un projet adaptatif qui prend forme après la migration, comme stratégie pour obtenir un emploi ou une meilleure situation, après que des efforts pour obtenir un emploi ont échoué ; 3) la poursuite ou la reprise des études est une aspiration secondaire, une anticipation imaginaire, presque un rêve parmi les multiples possibilités qu’on voudrait avoir, sans que cela se constitue en un réel projet ; 4) la poursuite ou la reprise des études ne constitue en rien un projet et ne faisait partie de l’horizon de l’immigrant ou de l’immigrante ni avant ni après la migration (Guilbert, 2008).

Enfin, il faut insister sur le rapport au temps qui façonne la manière de concevoir les projets individuels et familiaux. On peut observer chez certains migrants une tendance à organiser de façon linéaire, par étapes successives, leurs projets d’immigration et d’études alors que d’autres migrants vont concevoir la mobilité comme un moyen d’intégrer simultanément plusieurs actions et projets tels l’immigration, les études, le travail et la carrière professionnelle.

L’espace-temps de la transition

La conception et la réalisation de projets en situation de mobilité et de migration ouvrent sur une période de transition entre un avant et un après, un là-bas et un ici, sur un état des savoirs et des compétences et un autre état en voie d’élaboration, sur une transformation dans les valeurs et une relecture du réel, pour édifier un futur « vers-un-après-transition » pour reprendre l’expression de Zittoun et Perret-Clermont (2002 : 12) :

La notion de transition permet de parler de périodes de changements importants dans la vie : parce qu’elle change ou change de cadres d’activités, la personne vit une forme de rupture et va devoir s’adapter à de nouvelles situations. Ces changements impliquent en général que la personne occupe une nouvelle place dans l’espace social, qu’elle remplit de nouveaux rôles, qu’elle acquiert des connaissances et des compétences sociales, cognitives et pratiques, qu’elle redéfinit son identité et qu’elle donne un sens aux nouvelles données et à la transition elle-même. Une période de transition peut être l’occasion d’un développement si une personne étend ses compétences, fait l’expérience de nouveaux rôles identitaires, de nouvelles relations interpersonnelles, lui permettant de gérer la nouveauté et d’y trouver un sens.

Zittoun et Perret-Clermont mentionnent aussi que ces situations de transition, en fonction de bouleversements personnels ou du cadre de vie, peuvent fragiliser certaines personnes et les conduire à un sentiment de détresse les rendant incapables d’apprendre des nouvelles situations et d’en tirer profit. La question demeure donc de savoir « À quelles conditions sociales et culturelles, interpersonnelles et personnelles une période de transition peut-elle être une occasion de développement ? » (2002 :12).

Zittoun et Perret-Clermont insistent sur l’importance cruciale des relations interpersonnelles – ou sur leur quasi-absence nocive – au cours de la transition, car la qualité de l’espace relationnel et la présence de ressources symboliques sont déterminantes pour l’élaboration des capacités adaptatives. Les échanges avec des pairs permettent un soutien émotionnel, un « travail de co-élaboration de l’expérience et des significations » et des échanges de savoir. Les relations intergénérationnelles occupent une place spécifique dans l’élaboration du sens des expériences vécues et dans les échanges de savoir. L’environnement relationnel, les relations interpersonnelles n’apportent pas seulement une aide concrète et solidaire. Ils offrent un étayage symbolique permettant de répondre à des besoins de signification.

À chaque pas des choix, à chaque pas des postures éthiques

L’« éthique » ne réfère ici à aucun code de déontologie, ni règles ni lois officielles, ni normes morales qui seraient propres à une culture spécifique ni prétendues universelles. L’éthique est comprise en tant que posture, conviction d’un sujet doté d’une volonté libre qui oriente l’action à travers des choix afin de donner du sens et de la valeur à sa vie. Comme le définissait Morten Nojgaart (1964 : 74) pour la fable, l’action est morale parce qu’elle concerne les rapports humains et qu’elle nécessite un choix.

Les logiques nationales et institutionnelles et les gouvernances qui en découlent se dotent de codes de déontologie, de règles et de normes qui sont nécessaires et qui les rassurent sur leur bon fonctionnement. Cependant, il ne semble pas qu’elles prennent en compte les choix qui sont faits par les migrants de même que les responsabilités et les conséquences découlant de ces choix. Tous les codes et procédures de déontologie ne transformeront pas le paysage éthique des relations en société si l’on n’intègre pas dans la réflexion cette dimension : la reconnaissance des postures éthiques des acteurs migrants et la prise en considération de leur rôle clé dans la dynamique mondiale de la mobilité.

Les récits des participants à nos recherches font émerger la question de la posture éthique, la question du choix des migrants même dans des situations extrêmement difficiles de séparation, de deuil ou d’expérience de réfugié. Cette orientation confirme les situations vécues par les victimes des conflits ethniques ou civiques, par exemple en Bosnie-Herzégovine (Guilbert, 2004) ou en Colombie (Arsenault, 2006), certaines personnes choisissant de devenir des réfugiées malgré l’incertitude, d’autres choisissant de rester au pays malgré le risque évident d’y trouver la mort. Cette dimension « choix » fait partie du parcours migratoire des réfugiés, même si ce choix peut être lourd de conséquences. Elle fait également partie intrinsèque des « projets » d’études et d’immigration des étudiants internationaux et des immigrants volontaires. La posture éthique signifie donc la possibilité de choix. Lorsqu’il n’y a pas reconnaissance de cet acte de choisir, il n’y a pas construction de sens. Reconnaître cette dimension de choix est reconnaître l’intégrité humaine. Que sera-t-il fait de ce choix, voire de cette possibilité de choix, même lorsque l’alternative est plus que contraignante ?

En approfondissant cette réflexion, on rejoint la notion de congruence. La congruence est comprise comme l’adéquation entre ce qu’on sait, ce qu’on dit dans nos paroles, ce qu’on exprime dans nos attitudes et ce que l’on fait (Parson, 2000). Cette notion de congruence rejoint aussi la définition que fait Giddens de la « personne authentique » : « La personne authentique est celle qui se connaît elle-même et qui est capable de partager cette connaissance dans le rapport à l’autre, tant dans ses propos que dans ses comportements ».

Cette « adéquation » se développe sans doute au même rythme qu’une sensibilité à l’environnement et qu’une capacité à tenir compte des réalités et des besoins – physiques, sociaux, humains – et qui conduit au développement d’une empathie, d’une capacité de décentrement pour comprendre le contexte de l’autre, pour reconnaître dans l’altérité une quête et un enjeu identiques pour tous : éviter la souffrance, construire une qualité de vie, se sentir chez soi dans l’espace que l’on habite. Cette aptitude, nécessairement acquise et construite à travers un travail de réflexivité, à lier ensemble et de façon indissociable la perception et les enjeux de soi (identité) et de l’autre (altérité) dans une même quête et action de sens et de qualité de vie, nous l’appellerons, pour l’instant, altruisme – en enlevant à ce terme ses connotations religieuses ou d’amour universel idéel – ou encore, pour mieux marquer cette communion du regard de soi et de l’autre, créons un néologisme : « altruité ».

On peut donc proposer, au stade de cette réflexion qui devra se poursuivre et se raffiner, une définition ad hoc de l’éthique comprenant ces trois composantes : le choix, la congruence et l’altruisme/altruité.

Les apprentissages et savoirs acquis au cours de cet espace-temps de la transition

La transition des projets d’immigration, d’études et d’orientation professionnelle oblige de nouveaux apprentissages formels et informels. Du côté des apprentissages structurés, institutionnalisés, il y a les cours de francisation, les différentes formations de durée brève ou moyenne offertes par des services gouvernementaux et des organismes non gouvernementaux, les programmes d’études suivis dans des établissements d’enseignement, au cégep ou à l’université. La transition de la migration engendre un espace de créativité et d’apprentissages, un remodelage de la perception de soi et des autres. Les apprentissages de la migration, c’est aussi l’art d’assumer les savoirs culturels d’origine et les savoirs professionnels acquis au cours de la migration afin de les transmuer en compétences actives dans de nouveaux contextes relationnels, sociaux et professionnels. C’est aussi la capacité d’acquérir « sur le tas » de nouveaux savoirs, habiletés et compétences dans le cadre de la société d’adoption. Les relations interpersonnelles jouent un rôle clé comme atout de réussite au cours de cette transition.

Les expériences de mobilité et de séjours à l’étranger sont des sources d’apprentissage et de connaissance de soi et des sociétés qui s’accumulent et s’enrichissent. L’espace-temps de la transition permet l’exploration créative des possibles. Ce qui ne va pas sans inquiétudes ni incertitudes. L’important est de « se donner du temps » quand cela est possible… Bülent Kaya (2005 : 20) rappelle que les « ressources informelles [qui] se construisent par socialisations successives ». Il s’agit en fait d’habitus culturel qui comprend toutes les ressources non validées par un diplôme ou un certificat qu’un individu incorpore, telles que savoir-être, expériences liées au vécu, savoir-faire, codes culturels et systèmes de valeurs et de croyances. Une grande partie des ressources informelles sont constituées par l’apprentissage progressif des codes sociaux, des attitudes et des manières d’être et de fonctionner dans la nouvelle société. Ce sont des connaissances, des savoirs d’expérience et une imprégnation des sensibilités et des manières de voir le monde qui permettent de construire une adéquation des comportements entre les nouveaux arrivants et la population locale.

À travers l’ensemble des récits des personnes rencontrées au cours de ces recherches, des apprentissages, voire des « gains » de la migration ont été dégagés, au-delà de la maîtrise de la langue française et de l’acquisition de connaissances universitaires. La constatation d’avoir acquis ou renforcé des pratiques d’autonomie, d’indépendance et de sentiment de responsabilité, d’adaptabilité et de résilience revient de manière récurrente, de même que la nécessité d’adopter une attitude proactive, de faire respecter son point de vue et de défendre ses droits.

Vers l’après-transition

L’espace-temps de la transition débute avec la conception du projet, s’instaure dans sa mise en oeuvre et se poursuit par la mobilisation de tout l’être « vers l’après-transition ». Une transition est une transition « vers » un après. Les transitions sont des périodes de transformations, qui par le processus même de transformation nécessitent un espace de liberté, de gratuité, « de rêverie sur le présent et le futur », d’essais, d’erreurs, de trouvailles et de pistes de solution et d’action. Dans la transition, des réorientations professionnelles peuvent alors se produire de même que des ruptures et des nouvelles alliances sur les plans personnels et familiaux. Cet espace de rêverie et de jonglage avec les possibles multiples sera fructueux à la mesure de « la capacité de la personne à savoir et oser “prendre de la distance” (Zittoun et Peret-Clermont, 2002 : 15). La transition est à concevoir comme des situations d’apprentissage et de questionnement. En effet, elle oblige à engager des processus d’apprentissage, d’acquisition de connaissances et de compétences nouvelles, elle suscite des remises en question, elle convie à un travail de réflexivité, à un travail d’identité ouvert sur un avenir à fonder.

Analyse de récits de transitions

L’analyse des récits de transitions met en relief les postures éthiques qui s’élaborent à même les espoirs, les sentiments de responsabilité, envers soi-même, la famille, le pays d’origine et le pays d’adoption. Ces postures éthiques sont autant de réponses aux opportunités ou au contraire aux obstacles constitués par les méandres institutionnels des gouvernances, des politiques et des programmes en matière d’immigration, d’intégration et d’accompagnement des immigrants.

Le réseau international, c’est aussi la part d’identité en soi qui s’est développée à la faveur des expériences migratoires successives

Yelena, d’origine russe, et Ali, d’origine pakistanaise, se sont rencontrés en Biélorussie alors qu’ils étaient tous les deux étudiants dans un programme de maîtrise en médecine. Ali, qui était auparavant de religion musulmane, a adhéré à la religion chrétienne orthodoxe, religion de son épouse, et ils se sont mariés. En conséquence, à cause des organisations religieuses de son pays, Ali ne pouvait retourner au Pakistan. Le couple a tenté de s’installer durablement en Biélorussie, mais la demande de carte de résident pour Ali a été déboutée. Le couple est alors parti aux États-Unis, plus précisément à Washington, où demeuraient le père, des oncles paternels et des cousins d’Ali qui lui apportent leur soutien. Yelena et Ali ont pu tous les deux faire reconnaître leurs diplômes et ils ont obtenu un emploi. Mais lorsque la demande de réfugié d’Ali a été déboutée, après six mois de séjour aux États-Unis, Ali a fait une demande de réfugié au Canada et, cette fois-ci, sa demande a été acceptée. Ils obtiennent donc le statut de résident permanent et reçoivent leur certificat d’acceptation du Québec. Ils s’installent à Sherbrooke à la suggestion d’un ami roumain dont la soeur vit dans cette région. Devant l’impossibilité de faire reconnaître ses diplômes de médecine, le couple vit la déqualification et occupe différents emplois, et pour certains d’entre eux sa connaissance de l’anglais était un atout important. Mais le couple veut bâtir son avenir au Québec, donc en français, ce dont Yelena et Ali ont pleinement conscience. Tous deux suivent des cours de français langue seconde et ensuite s’inscrivent en maîtrise dans des programmes de médecine. Ils obtiennent tous les deux des postes d’assistanat de recherche dans des laboratoires « avec des Québécois ».

La dynamique amoureuse et professionnelle du couple Yelena et Ali a été un atout majeur dans leur cheminement d’intégration à tous les deux, de même que la capacité d’adaptation qu’ils ont développée au fur et à mesure de leur parcours de mobilité. Ali cumule plusieurs expériences migratoires, et un réseau transnational s’élargit à chaque étape, partant des liens entretenus avec sa mère demeurée au Pakistan, sa belle-famille en Russie, son père et sa parentèle aux États-Unis. Quant à Yelena, avant de connaître Ali, elle a toujours vécu en Biéolorussie, là où ses parents et sa soeur vivent toujours. Tout au long de son parcours, elle souffre du manque affectif dû à l’éloignement de sa famille. Lorsqu’elle entreprend des études à l’Université de Sherbrooke, le réseau d’amis et de connaissances qu’elle tisse apaise quelque peu ce manque. Au contact des Québécois, Yelena se rend compte que sa culture et son mode de fonctionnement social, tels qu’elle les a vécus en Russie, ne sont pas tellement différents de ce qu’elle découvre au Québec. Elle s’adapte facilement. Par ailleurs, Yéléna et Ali sont tous les deux d’avis que si Ali s’adapte assez bien au Québec malgré les différences plus accusées entre la culture pakistanaise et la culture québécoise, cette adaptation est favorisée par les apprentissages sociaux et culturels qu’Ali a pu réaliser en Russie. Yelena fait cette constatation en référence à la culture « traditionnelle » de la famille d’Ali, père, cousins et oncles, qui vit à Washington. « Lorsque j’ai rencontré la famille de mon mari à Washington, dit Yelena, j’ai compris à quel point nos cultures étaient différentes et combien mon mari s’était “russifié” lors de son séjour chez nous ». Selon elle, en plus de la compétence de son mari à s’intégrer dans le milieu social, c’est surtout cette « russification » qui lui permet de s’intégrer plus facilement à Sherbrooke. Bien au-delà d’une éventuelle « russification », ce parcours d’Ali montre que le réseau international doit aussi être compris dans sa part expérientielle qui a été intériorisée au cours des multiples transitions géographiques, nationales et culturelles. Le réseau international, c’est aussi la part d’identité en soi qui s’est développée à la faveur des contacts quotidiens intégrant les valeurs dominantes et les modes de sociabilité. Cette part d’identité se développe pourtant à travers une posture éthique du respect des situations et des contextes, d’une acceptation de « laisser bouger » son identité loin des « crispations » identitaires. Les traversées de la Biélorussie aux États-Unis, au Canada et à Sherbrooke sont des choix majeurs du couple pour préserver son unité familiale et conjugale de couple, et pour réaliser ses aspirations professionnelles. Nous pouvons y reconnaître une posture éthique de liberté et une force de résilience devant les contours et les détours des politiques d’immigration et d’intégration ainsi que des démarches administratives semées comme des embûches sur leur chemin.

Aller au bout de ses projets d’émancipation et de soutien familial, c’est parfois faire le choix de renoncer aux moyens qu’on avait d’abord mis en oeuvre

Mesang avait conçu le projet d’étudier à l’étranger puis de rentrer dans son pays. Elle avait obtenu un visa d’études pour venir faire des études de maîtrise à l’Université de Sherbrooke. Au départ, elle avait l’intention de retourner au Cameroun une fois ses études terminées, pour y travailler et subvenir aux besoins de ses parents, et de ses frères et soeurs. Elle se décrit comme une femme autonome qui sait vivre par ses propres moyens. Son principal atout, reconnaît-elle, est son caractère très sociable et son esprit d’ouverture envers les gens. Après un certain temps de réflexion, elle a considéré qu’elle ne pourrait pas aider ses frères et soeurs au Cameroun en retournant au pays. Elle a cherché du travail, mais s’est confrontée à l’exigence d’une « expérience de travail québécoise » de la part des employeurs. Grâce au soutien affectif de sa famille au Cameroun, elle a pu « garder le moral », « remonter la pente » et, suivant le conseil de ses amis, elle s’est inscrite à un atelier d’entrevues pour l’emploi. Après l’obtention de son diplôme en informatique, comme elle n’avait pas encore trouvé d’emploi à Sherbrooke ni ailleurs au Québec, elle est partie à Calgary apprendre la langue anglaise en immersion, et tenter de trouver du travail afin de rester au Canada. Mesang affirme que le fait d’être seule et sans engagement sur le plan sentimental a facilité sa prise de décision de ne pas retourner au Cameroun et de quitter Sherbrooke pour Calgary. Cependant, le temps de concrétiser cette mobilité secondaire, elle nourrit seule ce projet, sans en parler ni autour d’elle ni à ses parents, afin de ne pas se faire influencer ni les inquiéter. « Sinon, dit-elle, je pense que cela aurait été difficile pour moi. J’ai fait un grand vide autour de moi ; même les parents, c’est après quatre mois que je les ai appelés. C’est parfois important. Les parents auraient pu s’inquiéter pour moi. Alors, j’ai préféré ne pas en parler ». Mesang vit maintenant à Calgary. Elle traverse seule cette transition qu’on peut interpréter aussi comme un chemin d’individuation où elle réinterprète ses choix initiaux. Mesang a obtenu un emploi. Elle a rencontré Théo, originaire des îles Comores. Ils projettent de se marier. Mais avant, elle devra se rendre au Cameroun pour en discuter avec ses parents et les préparer à l’idée qu’elle se marie avec un non-Camerounais. « C’est cela aussi l’Afrique, explique Mesang, nous vivons ensemble ici, mais je sais que je dois aller au Cameroun pour avoir la bénédiction de mes parents ». Elle compte dans ses projets à moyen terme s’acheter une maison à Regina ou encore à Montréal, au Québec, et parrainer son frère qui vit pour l’instant en France ». Mesang est fière de son parcours, car elle a le sentiment que la mobilité lui a été profitable sur le plan professionnel, le plan linguistique, le plan sentimental et pour le logement. « Et sur le plan financier, je peux aider mes parents, leur envoyer de l’argent et m’occuper un peu plus de mes frères et soeurs ». Mesang a ce sentiment de cohérence – de congruence – envers elle même, à travers les changements mêmes qu’elle a opérés dans ces choix, ce qui est le propre d’une posture éthique, qui, à travers un travail de réflexivité et d’individuation, réinterprète les actions à entreprendre en fonction des opportunités réelles qui s’offrent à soi et en soi. Elle persévère dans une posture éthique de responsabilité et de solidarité familiale, mais en prenant de nouveaux moyens plus adaptés aux situations concrètes. Aussi, elle développe sinon découvre une posture éthique de la liberté et de l’individuation en tant compte également de ce qu’elle est, de ce qu’elle devient à travers ses aspirations amoureuses et professionnelles.

C’est aussi un choix d’accepter un héritage intergénérationnel de réciprocité dans l’entraide pour réaliser des projets d’études et d’immigration

Pour Léo, les migrations pour études s’avèrent presque une destinée familiale. Léo est né à Kinshasa, capitale de la République démocratique du Congo. Il est inscrit à une maîtrise à l’Université Laval. Dès la préparation de son projet d’études avec un visa d’étudiant étranger, Léo concevait la possibilité d’immigrer au Québec. Il y pense encore.

Léo a vécu plusieurs deuils. Il a perdu ses parents voilà plusieurs années. Son jeune frère auquel il est très attaché meurt à son tour. Il se sent sans attaches et désire surtout s’éloigner d’un environnement qui lui rappelle sans cesse la perte d’êtres chers. Le projet de Léo a rapidement reçu des échos positifs de la part de ses amis, et surtout de la part de son réseau de parentèle, soit ses oncles et tantes qui vivent en Europe, en France et en Suisse. Le soutien moral et financier des membres de la famille élargie qui ont immigré et ont réussi à l’étranger a joué un rôle considérable dans la mise en oeuvre de ses projets. Un de ses oncles maternels, qui vit en Suisse depuis de nombreuses années, prend en charge l’ensemble des frais associés à ses études. Il s’agit, pour cet oncle, de rendre ce qui lui a été donné. Léo reçoit l’aide de son oncle comme l’héritage familial maternel. Sa mère, aujourd’hui décédée, « était une pionnière pour sa famille ». C’est en grande partie grâce à elle que ses frères, les oncles de Léo, ont pu aller étudier et vivre en Suisse. Par une loi implicite de réciprocité, ses oncles se sont engagés à soutenir Léo afin qu’il ait à son tour l’opportunité d’étudier et de réussir sur le plan professionnel. L’oncle maternel de Léo qui assure la charge financière de ses études a suivi de très près les différentes étapes administratives menant à l’obtention du permis d’études de son neveu. Au départ, Léo mettait toute sa confiance en son oncle qui avait l’expérience des voyages et des démarches d’immigration. Toutefois, Léo s’est peu à peu aperçu que bien des choses avaient changé depuis que son oncle avait fait des démarches pour aller étudier au Canada et que certains de ses conseils s’avéraient en fait désuets. Paradoxalement, cet incident a conféré à Léo une confiance en lui-même et une autonomie nouvelle quand ses propres initiatives lui ont mieux réussi que les conseils de son oncle. Depuis cet incident, l’oncle est beaucoup plus réceptif à ses opinions et à ses commentaires, et il les prend davantage en considération lorsque vient le temps de prendre une décision. Le devenir de Léo est encore incertain dans son propre esprit. Mais la posture éthique de réciprocité adoptée par son oncle lui transmet de la force et de la confiance pour choisir à son tour son propre chemin.

Les choix sont parfois déchirants, et sans cesse remaniés et remis en question dans l’espace familial transnational

Plusieurs étudiants provenant de divers pays expérimentent une déchirure affective entre le projet familial et la formation professionnelle à l’étranger. Ils vivent des situations de couple et sont engagés dans des responsabilités familiales, professionnelles et financières dans leur pays d’origine. Depuis plusieurs années, Mahaleo projetait d’aller étudier en France, à Nantes ou à Paris, mais le projet était trop coûteux et il avait été abandonné. Grâce à une entente entre une université française et une université de Madagascar, il lui a été possible d’obtenir un diplôme français tout en demeurant à Madagascar. Grâce à ses résultats excellents, il a obtenu une bourse qui lui accordait la possibilité de choisir parmi plusieurs universités. Le choix de Mahaleo de faire des études à l’étranger répondait à une visée d’avancement au niveau professionnel. Il s’agit d’un projet personnel et professionnel, mais ce projet résonne pour lui d’une dimension plus vaste et répond à un désir d’engagement social et de participation au développement économique de son pays :

Et un aspect aussi à ne pas minimiser, c’est que… tout ça, tout ce que je vis actuellement est étroitement lié au développement du pays aussi. Malgré le fait qu’on soit classé parmi les pays les plus pauvres au monde, il y a vraiment une volonté économique qui fait que Madagascar commence à s’ouvrir à l’économie mondiale. Il y a beaucoup d’investisseurs étrangers qui sont venus ces dernières années, je pense qu’il y en a d’autres qui vont venir et ces gens là voudront aussi davantage travailler avec des gens qui ont connu l’expérience à l’étranger. Et, autant que possible, avec les ressources qui existent localement, à Madagascar. Donc, ce serait… une bonne chose aussi d’avoir un diplôme étranger et une expérience de travail à l’étranger.

Malgré le fait qu’il avait mérité une bourse prestigieuse, qui couronnait l’excellence de son dossier universitaire tout au long de ses études de deuxième cycle, Mahaleo explique que la décision d’aller étudier à l’étranger n’a pas été facile à prendre. Occupant déjà un bon emploi dans son domaine de formation au sein d’une compagnie internationale, il était engagé dans une relation de couple à laquelle il tenait et tient toujours. Il était tiraillé entre le désir de profiter de cette opportunité de réaliser un séjour d’études à l’étranger et celui de poursuivre les projets dans lesquels il s’était investi à Madagascar :

Donc, quelque part aussi, personnellement, j’étais déchiré, déjà embarqué dans une carrière professionnelle et sur le plan de la vie de couple aussi, c’était pas facile… Je relativise tout ! Je me dis que si je suis ici, c’est pas pour mon bien seulement, c’est pour le bien de mon épouse, de mon entourage et de mon pays. Je commence à visionner, quoi !

Ce qui a été le plus difficile pour Mahaleo est l’imbroglio des visas d’études. Alors qu’il s’attendait à obtenir un visa d’études à entrées multiples, Mahaleo a été très déçu lorsqu’il s’est aperçu qu’on lui avait délivré un visa d’études à entrée unique. Il avait prévu revenir à Madagascar pour les vacances de Noël ou à la fin de l’année scolaire afin de retrouver son épouse et sa famille. Il était déjà trop tard pour faire une nouvelle demande de visa, d’autant plus qu’il ne pouvait se le permettre financièrement. Cette situation venait donc bousculer son projet initial puisqu’il lui était impossible de faire une nouvelle demande de visa à partir du Canada.

Le projet de migration temporaire pour études de Mahaleo était pourtant bien planifié, bien structuré ; il a pesé le pour et le contre, il a accepté des sacrifices et des difficultés dans la perspective non seulement d’améliorer son statut professionnel, mais de contribuer à l’essor de son pays. Il n’était pas question au départ de projet d’immigration, mais lorsque viendra le temps de faire le bilan de cette première année d’études, le couple discutera de cette éventualité. À travers les dilemmes, Mahaleo démontre une posture éthique de la responsabilité à deux voies : l’équilibre de son couple et la réussite professionnelle, les deux sphères étant à la fois liées et distinctes ; on reconnaît aussi une posture éthique de la réciprocité dans le désir de Mahaleo de contribuer au développement de son pays après le retour de ses études.

La priorité absolue d’une mère réfugiée : « les études et la formation professionnelle de mes enfants »

Yvette est née en Côte d’Ivoire. Après avoir obtenu un diplôme de maîtrise en commerce en Algérie, elle se marie avec un Congolais. Le couple vit de nombreuses années au Togo avec ses sept enfants qui y naîtront. En 1992, après une manifestation des intellectuels contre le gouvernement, des militants sont victimes d’enlèvements et de persécutions. Le mari d’Yvette reçoit des menaces de mort. Il fuit vers le Ghana, puis se réfugie ensuite en France. Yvette et les enfants fuient au Bénin. Après de longues années d’attente, Yvette et ses enfants sont accueillis au Canada en 2004, en tant que famille réfugiée. Les enfants sont alors âgés respectivement de 27, 25, 23, 21, 20, 17 et 12 ans. La destination qui leur est assignée est Halifax, en Nouvelle-Écosse. Le fils aîné effectuera le premier déplacement, d’Halifax à Sherbrooke, car il a obtenu son admission à l’Université de Sherbrooke. Un an plus tard, la fille aînée part aussi pour le Québec, à Trois-Rivières, rejoindre son fiancé. Les deux autres fils aînés partent pour Vancouver où ils sont admis à l’université pour des études en biologie. Les enfants avaient poursuivi leurs études en français au Togo. À Halifax, ils se voient obligés d’apprendre l’anglais afin de poursuivre leurs études. Afin d’éviter une perte de temps dans leur scolarité, il est décidé qu’Yvette rejoindra avec eux le fils aîné à Sherbrooke. Celui-ci réunit les informations nécessaires concernant la scolarité de ses trois plus jeunes frères et soeurs. Il trouve le logement, le mobilier, organise le déplacement de sa mère et de ses frères.

La famille va ainsi constituer un réseau familial pancanadien dont la priorité absolue, partagée par la mère et les enfants jeunes adultes, est la poursuite des études pour chacun des enfants, soit la scolarité au secondaire et au collégial pour les trois plus jeunes enfants et les études universitaires pour les quatre aînés. Les priorités d’Yvette sont claires et fortes : « Ma première priorité, c’est soutenir mes enfants, les accompagner dans leur réussite d’abord scolaire et professionnelle, ensuite trouver du travail pour parrainer mon conjoint le plus vite possible. Si cela ne marche pas, nous allons nous atteler tous, c’est-à-dire mes grands enfants et moi, à parrainer leur père ». Les décisions sont prises « en commun accord avec les enfants et en consultant leur papa depuis la France ». Les décisions ont porté leurs fruits en ce qui concerne l’éducation des enfants. Par contre, Yvette ressent vivement sa condition de femme dans la cinquantaine, Africaine, réfugiée. Elle désespère de pouvoir intégrer le marché de l’emploi. La conséquence désastreuse de ce manque d’emploi pour la stabilité de la famille est qu’elle ne peut réunir les sommes nécessaires pour parrainer son mari qui vit toujours en France :

La dynamique familiale est incomplète. Je vis seule avec les enfants depuis dix ans bientôt. Ce sont mes grands enfants qui prennent le rôle de père et je pense même qu’ils exagèrent dans leur rôle, d’autant plus que le papa vit encore, il est seulement absent. J’aimerais qu’il soit là, pour qu’on puisse souvent prendre les décisions ensemble ou qu’il puisse, quand je n’arrive pas, influencer les enfants. Mes filles ont des fiancés que leur père n’a pas encore rencontrés, cela par exemple m’inquiète un peu. Je ne sais pas s’il va approuver ces unions-là qui se sont formées à son insu. C’est difficile de convaincre quelqu’un de loin. J’espère qu’il nous rejoindra d’ici la fin de l’année. Les futurs beaux-fils veulent faire des présentations officielles aux parents, selon nos rites et coutumes. Au cas contraire, je les enverrais en France, rencontrer leur futur beau-père, parce que je ne veux pas m’engager pour cela. Les décisions d’ici sont souvent prises en concertation avec mes enfants. On se téléphone régulièrement, donc on n’a pas des difficultés à s’entendre. Mais les grandes décisions concernant les enfants tels que le choix de leur carrière, les fiançailles, l’achat d’une auto, etc., on associe souvent leur père, c’est pour te dire qu’on dépense beaucoup pour le téléphone dans cette maison.

La dynamique familiale est instaurée à l’échelle pancanadienne avec les enfants et à l’échelle transnationale avec le mari et père en France pour tout ce qui concerne l’avenir des enfants. Par ailleurs, le réseau transnational comprenant la famille d’Yvette en Côte d’Ivoire apporte un soutien moral à Yvette ainsi que le maintien des liens symboliques avec la culture traditionnelle :

J’ai encore une grande famille dans mon pays et je garde de bonnes relations avec elle, je les appelle régulièrement au téléphone et quand il y a un compatriote qui voyage, je leur envoie souvent un petit colis. Ces relations sont très importantes pour moi. Mes parents par exemple m’aident aussi par leurs conseils sur la manière d’être et de transmettre les coutumes traditionnelles aux enfants.

Il s’instaure une logique paradoxale. D’une part, une logique qui repose sur des schèmes et des rites traditionnels en ce qui concerne les stratégies matrimoniales pour lesquelles l’accord du père et celui de la famille au pays demeurent essentiels. D’autre part, une logique pragmatique qui s’applique à l’organisation du quotidien, aux projets d’études et de carrière des enfants : ces décisions se prennent surtout en concertation de la mère et des enfants bien que le père en soit informé.

Au cours de ces recherches, Vatz Laaroussi a identifié trois rapports au territoire local : une volonté d’ancrage qui incite à s’insérer directement dans le tissu local ; un lieu de passage où l’on consent, sans plus, à un investissement superficiel et surtout fonctionnel et utilitaire des réseaux locaux ; un investissement sélectif qui transcende les frontières administratives. (Vatz Laaroussi, 2009 : 69-72 ; Vatz Laaroussi, Guilbert, Bezzi et Prévost, 2010). Dans cette perspective, quels rapports au territoire Yvette entretient-elle ?

Halifax a été un lieu d’arrivée, un lieu de chute désigné par les instances d’immigration dans le contexte de la politique de régionalisation de l’immigration. Ce lieu n’a pas été investi ni par Yvette ni par aucun membre de la famille. Tout au plus, ce fut un passage obligé. Sherbrooke est peut-être un lieu de passage pour Yvette, du moins le temps que ses jeunes enfants puissent faire leur scolarité en français et que le fils aîné poursuive ses études à l’Université de Sherbrooke. Elle désespère de trouver un employeur qui veuille l’embaucher, elle, une femme immigrante dans la cinquantaine. Pourtant, l’évolution de ses propos lors de la deuxième et de la troisième entrevue révèle une stratégie forte d’ancrage à Sherbrooke. Les réseaux locaux sont intensément investis : les réseaux ethniques des compatriotes africains ainsi que les réseaux associatifs des femmes entrepreneures. Yvette décide de créer son emploi, de renouer avec sa formation initiale en commerce, de devenir entrepreneure, de mobiliser les femmes immigrantes pour une solidarité féminine, de changer les choses. Yvette fait partie du tissu local sherbrookois et contribue à le tisser. Ce serait intéressant de rencontrer de nouveau Yvette et de l’entendre plus précisément sur les expériences communautaires de commerce et d’entrepreneure qu’elle avait réalisées en Afrique ou qui se produisaient autour d’elle. En effet, ces stratégies présentent des similarités, qui ne sont sûrement pas des coïncidences, avec des projets de coopératives conduites par des femmes dans plusieurs localités d’Afrique. Il semblerait qu’Yvette opère, au profit de Sherbrooke et de la société québécoise, un transfert de sa propre expertise et qu’elle désire que ce transfert soit reconnu et accepté par sa société d’adoption.

On peut observer un croisement entre l’ancrage territorial et l’investissement sélectif. Toutefois, le « territoire » véritablement investi par Yvette est l’espace symbolique des études et de la formation professionnelle de ses enfants, du plus jeune de 12 ans à l’aîné de 27 ans. Il s’agit d’un véritable ancrage, le lieu réel, mais intangible, d’où rayonne les déplacements des membres de la famille tout en conservant l’intégrité du lieu affectif a-spatial. À partir de cet ancrage a-spatial où tous sont réunis et interconnectés par la volonté familiale (voire maternelle), les lieux d’habitation se dispersent dans le territoire québécois et pancanadien. Ce tout familial, nous ne le dirions pas dispersé, éclaté, mais plutôt « diffusé » comme la lumière se diffuse à partir de son centre. Il est « diffus » dans l’espace pancanadien et il est renforcé au sein du réseau transnational à travers la consultation et la validation des projets par le père retenu en France, et encouragé ou balisé par les conseils de la mère d’Yvette au pays d’origine en Côte d’Ivoire. L’expérience transnationale d’Yvette et de sa famille illustre bien l’idée forte de Gildas Simon (2008 : 149-154) sur l’importance de la « charge affective » que les migrants et leurs familles investissent, réinvestissent localement et transnationalement, ce que Simon nomme « l’épaisseur affective des champs migratoires ».

Conclusion

L’analyse de ces quelques récits, parmi tant d’autres parcours singuliers, révèle les liens familiaux transnationaux, la manière dont ils sont utilisés et dont ils se redéfinissent à travers l’expérience de migration de l’un ou de plusieurs des membres de la famille, comment les liens conjugaux et intergénérationnels et les projets d’études et d’immigration se modélisent en relations réciproques, et interagissent. En fait, on observe un mouvement de réflexivité récursive dans laquelle la reconceptualisation et la réactualisation du projet, des choix, de postures éthiques se renouvellent sans cesse dans une successivité de transitions.

Les espaces-temps de transition que constituent les projets d’immigration et d’études marquent un temps fort d’apprentissages variés, de transmission et d’élaboration de savoirs en plus d’être un temps fort de travail identitaire. Le développement, le renforcement ou la réinterprétation de postures éthiques représentent une large part de ces apprentissages et de cet investissement. En effet, les projets des migrants sont confrontés aux réalités des politiques de gouvernance en matière d’immigration, de limitations des permis de séjour et des services concernant le statut des étudiants internationaux, de reconnaissance des diplômes, des conditions de poursuite des études par les immigrants, et d’insertion sur le marché de l’emploi. Les réseaux familiaux transnationaux tiennent une place importante dans ces projets tout comme dans l’élaboration des stratégies et de la mise en oeuvre de facteurs de résilience, que ce soit au niveau du couple, des ascendants ou des descendants.

En tenant compte de cet éclairage, il serait important de réexaminer les politiques d’immigration, les programmes d’intégration et les pratiques sociales afin de soutenir au lieu de contrer ou de bloquer les efforts des migrants pour édifier une qualité de vie pour soi, pour sa famille… et par conséquent pour sa société d’adoption. On comprend aisément que les gouvernances et les institutions s’appuient sur des normes et sur des règles, voire au mieux intègrent des codes de déontologie. Pourtant, une meilleure écoute des voix/des voies empruntées par les acteurs migrants permettrait d’y accorder celles des politiques nationales, municipales et sociales, et indiquerait des moyens pour façonner et améliorer des politiques et des programmes d’accompagnement de plus en plus humains et responsables.

Un accompagnement devrait prendre en compte les projets des immigrants et des étudiants étrangers, leurs savoirs d’expériences et leur adaptabilité. Il est essentiel d’introduire le paramètre familial dans la conception et dans l’application des statuts d’immigration et de séjours temporaires pour études ou pour travail, de même que dans les services d’accompagnement offerts aux personnes immigrantes et aux étudiants étrangers dans les villes moyennes universitaires. Par exemple, les services offerts aux étudiants étrangers ne sont pensés qu’en fonction de personnes célibataires, alors que de plus en plus les étudiants, surtout au niveau du doctorat, ont un conjoint ou une conjointe qui demeure dans leur pays d’origine ou qui vit avec eux dans le pays de leurs études.

Comprendre que l’investissement des migrants dans leurs réseaux familiaux transnationaux constitue en fait une forme concrète de participation citoyenne et de contribution sociale tant dans le pays d’adoption que dans le pays d’origine conduirait à un renouvellement profond des politiques et des programmes concernant les nouveaux arrivants.