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« Je ne suis pas typée. Je n’ai pas vraiment le teint, le look d’une Arabe […]. Quand je donne mon nom, je vais dire que je suis Algérienne. Et, encore, il y en a qui savent qu’il y a des Berbères qui ne sont pas arabes ».

Syrine

Syrine est d’origine berbère de la région de Kabylie en Algérie, mais elle vit à Montréal depuis 1998. Nous l’avons rencontrée dans le cadre d’une recherche portant sur la transmission familiale de repères identitaires chez les familles maghrébines récemment immigrées au Québec. Au cours du projet, nous nous sommes rendu compte que les modes d’identification étant beaucoup plus complexes, la désignation « maghrébine » n’était pas partagée par tous. Surtout, il est apparu une distinction importante entre ceux qui s’identifient comme Arabes et d’autres comme Berbères ou Kabyles. Le commentaire de Syrine illustre bien cette distinction. Elle ne se considère pas comme Arabe, mais plutôt Algérienne. La nuance est importante, car elle renvoie à toute une histoire familiale qui est ancrée dans l’histoire collective du peuple berbère. Minorité nationale en Algérie comme ailleurs au Maghreb par rapport à la communauté arabo-musulmane, ce groupe acquiert un autre statut minoritaire au Québec où il se trouve confondu dans des catégorisations plus globalisantes en tant qu’immigrants, maghrébins et arabes. Quelles sont les conséquences d’un cumul de statuts minoritaires pour la négociation des représentations identitaires en contexte migratoire? À quel point le vécu historique d’une situation minoritaire influe-t-il sur la transmission familiale de repères identitaires dans la migration? Ces questions sont au coeur de la présente réflexion qui nous amènera d’abord à situer quelques balises théoriques et méthodologiques, à discuter ensuite du contexte historique de la situation minoritaire du peuple berbère et, finalement à analyser des représentations prémigratoires et postmigratoires de l’identité berbère dans les récits des familles rencontrées.

Statuts minoritaires, représentations identitaires et transmissions familiales : quelques balises théoriques et méthodologiques

Les études portant sur les situations minoritaires de personnes immigrantes ont tendance à les analyser principalement sous l’angle des expériences postmigratoires. Ainsi, on retrouve des études sur des actes d’exclusion, de racisme ou de discrimination envers les immigrants (Montgomery et collab., 2009; Lenoir-Achdjian et collab., 2007), les perceptions et représentations au sein de la société hôte (Bouchard et Taylor, 2008; Enel et collab., 2003), et les enjeux organisationnels pour lutter contre le racisme et la discrimination (Agocs, 2001). Toutefois, il s’avère aussi pertinent de resituer l’analyse plus loin dans le temps et dans l’espace. Dans le temps, parce que l’identité se construit tout au long d’une vie; dans l’espace, parce que les représentations identitaires font aussi partie du bagage culturel que les individus transportent avec eux dans le processus migratoire. L’identité est donc à la fois un état et le fruit d’un processus continu reliant passé, présent et avenir (Vinsonneau, 1997; 1999; 2002).

La construction identitaire relève donc de processus complexes. Elle est négociée sans cesse en fonction de diverses influences, qu’elles soient familiales, communautaires ou nationales. C’est à travers elle que les appartenances et les statuts sociaux se révèlent avec acuité et montrent, comme le note de Gaulejac (1999, p. 89), « l’impact des mutations économiques, politiques, sociales et culturelles sur les trajectoires individuelles ». La construction identitaire s’imprègne nécessairement des rapports de force existants au sein de toute société. Pour les immigrants, selon l’approche interculturelle, elle s’inscrit de plus dans des contextes et des rapports de domination, qu’ils soient d’ordre politique, économique ou symbolique (Taboada-Leonetti, 1990; Camilleri, 1990). Ainsi, le vécu d’une situation minoritaire dans l’expérience prémigratoire est susceptible de laisser des traces qui persistent dans le temps. En même temps, la conscience d’un statut minoritaire ne relève pas toujours de situations vécues personnellement, mais peut faire partie d’une mémoire familiale transmise de génération en génération à travers des historiettes, des mythes, des traditions, ou encore par des silences qui entourent les non-dits (Montgomery, 2009a; Montgomery et collab., 2009 b; Rachedi, 2008; Inowlocki, 1993). Définie par Muxel (1996), la mémoire familiale constitue une mise en scène de souvenirs et de traditions puisés dans le passé familial. Il s’agit d’une mémoire qui est sélective, composée d’éléments disparates, et qui renvoie sans discernement aux bons et aux mauvais souvenirs :

[La mémoire familiale] évoque les souvenirs ou les traditions d’une mythologie familiale, s’étant imposée au cours du temps dans l’histoire du groupe et dans la succession des générations. […] Cette forme de mémoire obéit à un impératif de transmission, non seulement parce qu’elle impose du devoir de mémoire, mais aussi parce que quelque chose de l’identité propre du sujet en dépend.

Muxel, 1996, p. 14-15

Les représentations identitaires — définies ici comme une manière d’approprier et de réinterpréter cette mémoire de façon subjective — ne s’arrêtent pas devant les frontières étatiques. Elles font partie d’un bagage identitaire et culturel qui accompagne les individus dans le processus migratoire et qui, en même temps, est transformé par celui-ci. En ce sens, Bourdieu (1991, p. 18) déclare :

En cela immigrer, c’est immigrer avec son histoire (l’immigration étant elle-même partie intégrante de cette histoire), avec ses traditions, ses manières de vivre, de sentir, d’agir et de penser, avec sa langue et sa religion ainsi que toutes les autres structures sociales, politiques, mentales, structures caractéristiques de la personne, et, solidairement, de la société, les premières n’étant que l’incorporation des secondes, bref avec sa culture.

La mobilisation de la mémoire et les transmissions familiales revêtent une importance particulière en situation de migration. Dans un contexte souvent radicalement différent de celui du pays d’origine, les familles sont amenées à naviguer entre repères divergents, les uns appartenant à leur passé et les autres au pays d’adoption. De plus, même s’il s’agit d’un phénomène naturel pour l’immigrant (De Singly, 1991; Attias-Donfut, 1998), l’enjeu de transmission est encore plus vif puisque le cadre habituel du pays d’origine n’est plus présent pour assurer la fonction de transmission. Ainsi, qu’elle soit anecdotique, fictive ou nationale, l’histoire est primordiale pour les familles immigrantes. De nombreux auteurs (Vatz-Laaroussi, 2001; Helly et collab., 2001) montrent que le parcours migratoire et l’histoire collective réarticulés par la mémoire familiale font figure d’interface où apparaissent, en fonction des contextes sociaux, politiques et économiques, des stratégies familiales d’insertion et de citoyenneté (Vatz-Laaroussi et Rachédi, 2006). Plus précisément, selon Helly et collab. (2001), la transmission identitaire chez les familles immigrantes est en soi un processus de métissage dans lequel s’opère une négociation continue des repères. Les contenus de ces transmissions sont multiples, mais certains sont davantage étudiés, tels que l’origine des prénoms et noms de famille, l’apprentissage de la langue maternelle, la valorisation du lien familial, les valeurs et pratiques religieuses, les contacts avec le réseau familial dans le pays d’origine ou la connaissance de l’histoire généalogique (Montgomery et collab., 2009 b; Montgomery et collab., 2009d; LeGall et Meintel, 2005; Autant, 2000; Helly, Vatz Laaroussi et Rachédi, 2001; Mohammed, 2000; Portes et Rumbaut, 2001; Rumbaut et Portes, 2001).

Si ces formes de transmission permettent de consolider un sens du « nous familial », pour emprunter les mots de Vatz Laaroussi (2001), elles servent en même temps à créer un espace de protection face aux menaces identitaires. Car le statut d’immigrant renvoie aussi à un statut minoritaire vis-à-vis de la société hôte. Dans le cas spécifique des immigrants du Maghreb, Arabes et Berbères confondus, les indices de cette minorisation sont nombreux, surtout depuis les attentats à New York en 2001 : difficultés en emploi, barrières d’accès aux ressources et services, stéréotypes et préjugés (Lenoir-Achdjian, 2007; CAIR-CAN, 2002, 2004; Ibish et collab., 2003). Pour les immigrants d’origine berbère plus spécifiquement, Beaumont (2002) suggère que le contexte d’intolérance, généralement envers les Maghrébins, provoque chez certains un réflexe de « démarquage ethnique », c’est-à-dire, l’adoption par la communauté berbère de stratégies identitaires ayant pour effet de se distancier des groupes ciblés par les stéréotypes :

Les Algériens sont particulièrement malmenés par certains médias d’information et par l’opinion publique internationale, notamment à cause de l’implication des filières islamistes algériennes dans les activités terroristes internationales. Aussi, les Kabyles trouvent-ils extrêmement important de se dissocier de toutes ces images néfastes et fielleuses que l’on associe aux Algériens et aux musulmans en général

Beaumont, 2002, p. 41

La citation illustre d’une part la malléabilité des repères identitaires et, d’autre part, la façon dont ceux-ci peuvent être mobilisés dans le but de résister à une situation de minorisation. Les recherches de Rousseau et collab. (2005; 2004) sur les familles musulmanes font aussi ressortir ce double jeu entre les transmissions comme mécanisme idéologique pour protéger une identité menacée et les processus de démarquage permettant de se distancer d’images stéréotypées imposées sur toute une communauté. Dans tous ces cas, comme le note Chamberlayne (2002), les stratégies familiales de gestion de l’altérité doivent être situées à la fois dans l’histoire familiale et dans le contexte présent. C’est aussi dans ce lien entre le passé et le présent que notre réflexion sur la transmission des repères identitaires chez les familles berbères prend tout son sens. De quelle façon le cumul d’expériences minoritaires, tant dans le pays d’origine que dans celui d’immigration, influe-t-il sur les représentations identitaires chez les familles rencontrées? Quelques éléments de réponse à cette question apparaissent en filigrane dans les récits des familles rencontrées.

Au cours du projet, nous avons eu le privilège de tisser des liens étroits avec vingt familles venant de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie. Parmi elles, sept sont d’origine berbère. Les familles ont été recrutées par la méthode boule-de-neige (Biernacki et collab., 1981), mais certaines nous ont été référées par le biais d’associations regroupant des personnes d’origine maghrébine. Au départ, nous voulions privilégier des entrevues de couple, mais nous nous sommes rendu compte que les femmes étaient généralement plus intéressées par le projet que les hommes. Finalement, nous avons mené huit entrevues avec des couples, onze avec des femmes et une avec un homme. Que les femmes soient plus enthousiastes par rapport au projet n’est pas étonnant étant donné le sujet abordé, soit la transmission de l’histoire et des valeurs au sein de la famille. Il serait toutefois erroné de suggérer que la transmission familiale de valeurs soit uniquement une affaire de femmes, car les hommes rencontrés, en couples ou seuls, se sont beaucoup investis dans le projet. Les entrevues s’inscrivent dans le cadre de l’approche biographique du roman familial. Plus spécifiquement, cette approche invite les participants à raconter leurs parcours individuels et familiaux à la façon d’un roman, c’est-à-dire, à partir d’un récit subjectif structuré autour de divers fragments de leurs expériences de vie et dans lequel peuvent figurer d’autres types de supports jugés significatifs pour les familles (photos, dessins, poèmes, objets, anecdotes) (Montgomery et collab., 2009 b; de Gaulejac, 1999; Poupard et collab., 2002; Rhéaume et collab., 1996). Chaque famille ou participant a été rencontré à deux ou trois reprises, pour un total de six à huit heures de narration. L’investissement auprès des familles nous a permis d’élaborer des récits en profondeur, permettant ainsi une grande richesse de matériel analytique. Plusieurs thèmes invoquant la mémoire familiale ont structuré les séances, tels les événements et personnages significatifs de l’histoire familiale, la signification des noms, les traditions familiales, le projet migratoire ou les rêves et projets d’avenir. Les participants pouvaient aussi amorcer des discussions sur des thèmes de leur choix et inclure dans leur roman des photographies, dessins et autres objets. Le roman en tant que tel réfère à un livret d’environ 10 000 mots qui reprend les grandes lignes de chacune des entrevues. Rédigé par les animatrices, il était offert (après validation) à la famille dans le but de valoriser son passé et d’en laisser un témoignage écrit. C’était notre façon de redonner à la famille ce qu’elle avait partagé avec nous.

Dans le cadre de cette recherche, ce sont plutôt les verbatim des entrevues qui ont constitué le corpus analytique. Comme toute méthode de collecte de données, ce type de matériel a ses limites. Il s’agit tout d’abord d’un matériel subjectif, son format et son contenu étant orientés par les objectifs du projet. Les récits se présentent sous la forme d’une reconstitution de souvenirs et de réflexions inspirés par les thèmes proposés par les animatrices. En même temps, il s’agit évidemment d’une reconstitution partielle des histoires familiales. Nous n’avons pas insisté sur les secrets de famille, les silences ou les contradictions. Notre but n’était pas d’établir une véracité factuelle, mais plutôt de comprendre la façon dont les familles construisent du sens en mobilisant les mémoires et souvenirs du passé (Muxel, 1996; Vatz Laaroussi, 2007). Aussi, compte tenu du nombre d’immigrants rencontrés, notre recherche présente des limites à toute prétention de généralisation et de représentativité. Cependant, c’est la profondeur des récits de longue durée qui procure la richesse et les nuances dans l’interprétation d’expériences singulières, mais aussi universelles. Nous reviendrons plus loin sur ces récits, mais il est d’abord pertinent de situer l’historique des situations minoritaires vécues par les peuples berbères.

Berbérité et situations minoritaires : quelques éléments de contexte

Les Berbères sont les habitants autochtones de la région communément nommée le Maghreb, composé de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie. Bien qu’il n’y ait pas de consensus définitif concernant leur nombre, certains estiment que les Berbères représentent entre 25 % à 30 % de la population algérienne et près de 50 % de la population marocaine (Beaumont, 2002). La population berbère compte plusieurs tribus, mais les Kabyles en constituent l’un des groupes principaux. Les Berbères ont également une présence de longue date dans d’autres régions représentées aujourd’hui par la Mauritanie, l’Égypte, la Libye et plusieurs pays subsahariens. Leur situation minoritaire est issue d’une longue histoire de conquêtes entreprises par plusieurs peuples, tels les Phéniciens, les Romains et surtout, depuis le VIIe siècle, les arabo-musulmans. L’Empire ottoman a également occupé le Maghreb durant trois siècles (du XVIe siècle jusqu’à la colonisation française).

L’origine du terme « berbère » est objet de débat académique. Pour les uns, il est dérivé de la langue berbère elle-même : dans les différents dialectes de la langue se retrouvent des expressions à sonorités similaires, par exemple, Iber-iber, Sberber, Sbur, Iberbarn, Bberber (Messaoudi, 2009). Pour les autres, le terme serait adapté du grec barbaros et de son corollaire latin, barbarus. Devenu barbare en français, ce mot désigne l’étranger, le non-civilisé ou le primitif (Calvet, 1987; Malherbe, 1995; Beaumont, 2002). Sans entrer dans le débat linguistique, il demeure que le terme « barbare » a été associé au Maghreb durant l’époque coloniale. Les pays de cette région étaient désignés sous le nom de « Barbarie » ou « États barbaresques ». Selon Malherbe (1995), le terme « berbère » serait une construction onomatopéique tirée de ces expressions.

Il va sans dire que l’époque coloniale (1830-1962) a laissé un lourd héritage aux populations du Maghreb. Ce poids a surtout pesé sur l’Algérie qui a été annexée dès le début et considérée comme un territoire français, tandis que la Tunisie et le Maroc avaient le statut de protectorats. Selon l’idéologie coloniale, les habitants de cette région étaient des barbares que seul le colonisateur pouvait civiliser. Ils étaient aussi dépeints comme des êtres rustres, peu évolués, mais forts physiquement et donc tout à fait aptes au travail agricole ou industriel au profit des entreprises coloniales (Lorcin, 2005; Sayad, 1994). L’idéologie coloniale a eu des conséquences particulières pour le peuple berbère. En Algérie surtout, l’une des stratégies politiques a été de profiter des rivalités internes en opposant les groupes : diviser pour régner. Les Berbères originaires de la Kabylie ont été particulièrement affectés par cette politique – la Kabylie est géographiquement proche de la capitale; les Kabyles, groupe berbère minoritaire le plus important en Algérie, ont ainsi été impliqués plus que les autres dans la lutte contre la colonisation. La construction d’un mythe promouvant la différenciation des Berbères par rapport aux Arabes était au coeur de cette stratégie. Lorcin (2005) retrace les racines de cette analyse raciale qui a créé une juxtaposition idéologique entre le « bon Kabyle » et le « mauvais Arabe » :

La tentative d’appliquer aux Kabyles et aux Arabes la dichotomie entre Aryens et Sémites […] servirent néanmoins un but. D’une part, ils avalisèrent l’idée que les Kabyles étaient supérieurs sur le plan de la race et, de l’autre, ils jouèrent un rôle essentiel dans l’enracinement des concepts raciaux dans la colonie.

Lorcin, 2005, p. 193

Sayad (1994) aborde également la question de la construction coloniale du « mythe kabyle ». Ainsi, le Kabyle est considéré comme étant meilleur travailleur, plus pragmatiste, plus dévoué, moins fanatique, moins musulman que l’Arabe, donc apte à évoluer et, par conséquent, à être assimilé. Ainsi, tout un travail de hiérarchisation sert à démontrer que les Kabyles et autres Berbères sont plus « évolués » que les Arabes. Cette différenciation Kabyle-Arabe a été alimentée par tout un discours produit par les médecins et autres experts appelés à analyser la société de façon dite scientifique dans le but de légitimer le pouvoir colonial (Lorcin, 2005).

Cette hiérarchisation ne signifie pas pour autant que les Kabyles ont été épargnés par le pouvoir colonial ou qu’ils y sont demeurés indifférents. Au contraire, ils y ont été des plus réfractaires et ils ont été durement réprimés lors de la rébellion de 1870. En conséquence, ils ont été dépossédés de leurs terres qui ont été redistribuées aux colons français. L’opération a appauvri des milliers d’agriculteurs kabyles, ce qui les a conduits vers les centres urbains et ensuite vers l’émigration. L’émigration vers la France et l’emploi salarié ont participé à une monétarisation généralisée de l’économie locale qui a profondément transformé la société kabyle (Gallissot, 1994). Cette diaspora kabyle en France a formé une génération de militants et d’intellectuels. D’abord leaders du mouvement de lutte pour l’indépendance, ils ont revendiqué par la suite la reconnaissance de la diversité en Algérie en opposition au projet nationaliste d’une Algérie arabe.

Le mythe colonial du « bon Kabyle » a alimenté en même temps un clivage important entre Arabes et Berbères. En Algérie notamment, ce clivage a été exacerbé au moment de la lutte anticoloniale, celle-ci étant caractérisée entre autres par la promotion d’une vision homogénéisée de l’identité nationale dont la langue arabe constituait le symbole rassembleur (Ouerdane, 2003). Dans les années 1940 et 1950, cette vision a été fortement contestée par des groupes militants kabyles installés pour la plupart en France. Ceux-ci revendiquaient une lutte anticoloniale au nom d’une Algérie « algérienne » et un projet national fondé sur une égalité des peuples et des langues berbères et arabes. Malgré les contestations, la spécificité berbère a été éclipsée. Lors de l’adoption de la Constitution d’Algérie, en 1962, l’arabe a été décrété langue nationale, reléguant par le fait même le peuple et la langue berbères à un statut minoritaire. Selon Ouerdane (2003), les Berbères d’Algérie ont subi une double minorisation. D’abord, ils ont été soumis aux politiques coloniales de la France et, depuis l’indépendance, ils vivent un contexte politique à dominante arabo-musulmane qui menace leur culture et leur identité. Dans ce contexte, certains militants berbères cités par Redjala (1994) ont comparé les politiques d’arabisation à l’invasion historique de l’Afrique du Nord par les tribus arabes des Beni Hilal — originaires de Nejd en Arabie puis établis en Égypte, les Beni Hilal ont été mobilisés au Xe siècle par les Fatimides afin de mater définitivement la rébellion berbère en Afrique du Nord et d’imposer le pouvoir des arabo-musulmans.

Le clivage Arabes-Berbères fait toujours partie de l’arène politique en Algérie. Les années 1970 et 1980 ont été marquées par des contestations et des grèves. Plus récemment, en 2001, l’assassinat d’un étudiant kabyle a provoqué des émeutes violentes et ravivé les luttes revendicatrices pour l’égalité linguistique, culturelle et politique des Berbères en Algérie (Beaumont, 2002). Révélatrices de la situation minoritaire des Berbères dans le pays d’origine, ces luttes font aussi partie de l’héritage identitaire des familles rencontrées à Montréal, comme en font foi leurs récits recueillis dans le cadre du projet Roman familial.

Représentations de situations minoritaires dans le passé familial : analyse des récits de sept familles berbères

Un rapport glorieux aux origines…

Le fait d’avoir des origines berbères, qu’elles soient proches ou anciennes, constitue une grande source de fierté et de nostalgie pour plusieurs familles rencontrées. Nedjma se considère doublement fière puisque ses parents sont tous les deux d’origine berbère, mais viennent de villages différents :

« C’est les natifs de l’Algérie, les Berbères, donc moi, je veux dire, c’est une fierté pour moi d’avoir ces deux origines. C’est sûr que je suis Kabyle, mais d’avoir cette partie, parce que les gens des Aurès, c’est des Chawis, donc d’avoir une partie chawi, une partie kabyle, c’est vraiment, je me dis, je me considère comme une vraie Amazighe [mot désignant l’ensemble des peuples berbères]. »

Nedjma

La fierté des origines est transmise à travers les générations par le biais d’anecdotes et d’historiettes. Assia, par exemple, se remémore avec émotion le village kabyle où son père et son grand-père jouissent auprès des habitants d’un statut privilégié de sages. Quand elle pense à son enfance, c’est ce village qu’elle revoit, même si elle n’y a jamais vécu elle-même. Héla aussi fait l’éloge du passé glorieux du peuple berbère : « C’étaient des guerriers à l’époque, c’étaient des grands chefs ». Selon son récit, la preuve qu’elle fait partie de ce passé est même inscrite dans quelques pages consacrées à sa lignée familiale dans un livre écrit par les anciens. Tout comme Assia, elle évoque des souvenirs heureux, les vacances familiales passées en Kabylie, la beauté des montagnes, les singes dans la forêt, les enfants qui couraient après l’auto et sa mère qui avait toujours des bonbons à leur offrir : « Je pleure quand j’y pense, c’est magnifique, magnifique! Ce sont des souvenirs ». Malgré sa nostalgie, Héla reconnaît en même temps que l’Algérie et la Kabylie ont beaucoup changé au cours des dernières décennies. Ses commentaires rappellent que la nostalgie du passé peut colorer les représentations qu’on en fait au temps présent.

La colonisation : une empreinte encore vive

Si les récits évoquent de façon glorieuse l’histoire berbère, des souvenirs moins heureux de minorisation de ce peuple y font aussi surface. Ainsi, plus de quarante ans après l’indépendance, le passé colonial est encore très présent dans les récits de certaines des familles rencontrées. Son évocation fait partie d’un schéma de référence transmis d’une génération à l’autre. On y raconte, entre autres, la violence de la période coloniale et son impact sur le peuple algérien, tant berbère qu’arabe :

« D’ailleurs la violence on l’a héritée de la France. Parce qu’elle a été extrêmement violente par rapport à l’Algérie. Et l’indépendance en Algérie elle a été violente. Parce qu’il a fallu que ce soit des gens extrêmement violents pour qu’ils puissent mener une bataille par rapport à la France. »

Lina

La réminiscence de la présence coloniale est exprimée plus directement en lien avec des événements vécus au sein des familles. La belle-famille de Khira, par exemple, a été chassée de ses terres par les Français. Pour les familles algériennes, le souvenir de la période coloniale est surtout lié à la guerre d’indépendance. Certains évoquent la perturbation des activités quotidiennes, comme la fermeture des écoles et les conséquences de l’interruption des études sur les parcours de vie. Avant tout, on remémore les injustices et les actes de résistance. Exilée au Maroc avec sa famille pendant la guerre d’indépendance, Khira se souvient d’avoir été enfermée dans un placard par une enseignante française. Elle attribue cette pénitence au fait que le mari de l’enseignante faisait la guerre en Algérie à ce moment-là. D’autres ont perdu des membres de leur famille durant la guerre. Syrine raconte les décès de son grand-père et de deux oncles aux mains des Français et Assia, la mort d’un cousin dans l’explosion de maisons qui abritaient possiblement des moudjahidines — nom donné aux combattants contre la France.

Des personnages mythiques et héroïques

En contrepartie, plusieurs racontent avec fierté le rôle joué dans le mouvement de résistance par des membres de leurs familles. Dans ses efforts de soutien envers les moudjahidines, la grand-mère de Héla, alors enceinte, a caché des armes sous ses vêtements. La tante de Syrine, de même que les parents de Khira, cachaient et nourrissaient les combattants. Avant la guerre d’indépendance, le père de Khira avait combattu pour la France durant la guerre d’Indochine (1946-1954). Il y a perdu un pied et sa colère envers la France ne s’est jamais dissipée. Son rôle dans la résistance réaffirmait une remise en question importante de la domination coloniale. Le grand-père de Nedjma avait aussi fait la guerre en Indochine. Bien qu’il ait été décoré pour sa participation, il considère que la France n’a pas tenu ses promesses envers l’Algérie. Il a rejoint les rangs de la résistance. Le père d’Assia était moudjahidine et a été condamné à sept ans de prison pour sa complicité dans des activités de résistance planifiées en France. C’est parce qu’elle en a entendu parler en dehors de la maison qu’Assia est au courant de cet épisode de la vie de son père. Chez elle, la guerre était un sujet tabou et ses parents n’ont jamais évoqué ces événements. L’exemple démontre à quel point les transmissions sont sélectives. Assia elle-même pense dire à ses enfants que leur grand-père a été combattant, sans mentionner toutefois qu’il a fait de la prison. Dans ces exemples, les souvenirs douloureux de la période coloniale sont ressassés dans un sentiment de valorisation, l’image du combattant et la succession d’actes héroïques constituant des représentations identitaires soulignant les forces familiales.

Des discriminations persistantes

D’autres représentations révèlent plutôt les divisions internes entre les communautés héritières de ces pays récemment libérés du colonialisme. Par exemple, on apprend dans le récit de Héla que sa mère n’a jamais été acceptée dans la famille de son père parce qu’elle était arabe et non berbère comme lui. Dans un autre récit, Khira pense que son origine mixte arabe-berbère lui a coûté son emploi en Algérie. Ainsi, les récits suggèrent que les clivages entre Arabes et Berbères demeurent prégnants dans les rapports intercommunautaires. Selon Héla, c’est la situation minoritaire des Berbères et leur désir d’autonomie qui est à l’origine des conflits :

« Oui. Ils [Berbères et Arabes] se détestent, ils ne s’aiment pas. […] C’est une race, qui est, je dirais une race, parce que… comment dire?… C’est un peuple qui a beaucoup, c’est une grande histoire… Et tu as quelque chose qui est très riche, en Algérie, c’est que dans leurs maisons, ils ne parlent que kabyle, que le berbère. Ils ont demandé leur indépendance depuis des années. La Kabylie est différente par rapport à l’Algérie. À Alger et l’Algérie, ils ont toujours voulu leur indépendance, ils ont toujours voulu enseigner leur langue berbère et que le gouvernement… Il y a toujours eu des coups d’État en Kabylie. »

Héla

D’autres ont commenté ce qu’ils perçoivent comme une fermeture de certaines parties de la communauté berbère à l’égard des personnes arabes :

« Il y a des Kabyles qui… Je pense qui se croient supérieurs aux autres, donc qui… Il est interdit à leurs filles d’épouser un non-Kabyle. Ils ont peur aussi que la race s’éteigne, qu’ils doivent parler que kabyle et français, que l’arabe est péché. De parler arabe. Ils sont vraiment très, très attachés. Nous, non. Nous, on n’a pas vécu dans ça. Pas du tout! »

Ici, le sentiment de supériorité est attribué à leur situation minoritaire et à la crainte d’assimilation. En même temps, on reconnaît dans la dichotomie berbère-arabe tout le travail de catégorisation à l’origine du mythe déjà mentionné du « bon Kabyle » et du « mauvais Arabe ». Cet héritage du passé semble avoir été intériorisé par certains, laissant apparaître des stéréotypes généralisant des traits de l’un ou de l’autre groupe, comme en témoigne le passage suivant :

« Les Kabyles sont libéraux. La femme, elle étudie; la femme, elle travaille; la femme, elle voyage. Les Arabes ils sont très… La femme, elle est trop protégée, si tu veux. Donc… même la façon de s’habiller. Il y a beaucoup plus d’interdictions chez les Arabes que chez les Berbères. D’ailleurs, une Berbère, tu vas la reconnaître dehors facilement par le teint blanc, la langue…»

Syrine

La mention d’une peau blanche ou pâle dans cet exemple illustre également l’héritage colonial, car celui qui se rapproche le plus du colonisateur, pris comme modèle de perfection, est aussi proche de lui quant à sa « blancheur ». C’est ce que Fanon (1952) identifiait comme étant l’« épidermisation » de la différence. Ces stéréotypes sont toutefois décriés par Khira, pour qui la construction idéologique du mythe kabyle est située explicitement dans une analyse des rapports de force coloniaux :

« […] et tu viens me dire que toi tu es Berbère et moi je suis Arabe? Alors qu’on est tous mélangés, y a plein de races qui sont rentrées? C’est pas parce que je parle pas kabyle que je suis pas Algérienne! Ils ont commencé à faire ça, et ça, ça me tue moi. […] C’est les Français qui sont venus. Tu sais, hein, quand on divise pour régner. […] Ils vont aller chercher le peuple et ils essayent de diviser, soit par la couleur, soit par la peau… Tu sais, le rejet de l’autre. »

Khira

Aujourd’hui, la diaspora berbère s’étend à plusieurs régions du monde, y compris le Québec et le Canada. Qu’en est-il des représentations identitaires lorsque la situation minoritaire est transformée et que l’on acquiert un autre statut minoritaire, celui d’immigrant dans un nouveau pays? Précisons que la situation est d’autant plus complexe dans un Québec, société d’accueil minoritaire — entre autres, linguistiquement — par rapport au reste du Canada.

Du national à l’immigrant minoritaire : représentations identitaires en contexte de migration

Depuis les années 1950, les personnes d’origine berbère et kabyle sont nombreuses à avoir émigré vers d’autres pays d’immigration, surtout en France, mais aussi en Belgique, aux Pays-Bas, en Espagne et, plus récemment, en Amérique du Nord. Dans les années 1950, les Berbères de Kabylie comptaient pour 62.5 % de l’émigration algérienne en France (Beaumont, 2002). Composée principalement d’ouvriers, peu scolarisée et largement masculine, cette population constituait une main-d’oeuvre bon marché pour les employeurs français. Du fait de leur situation précaire, ces immigrants étaient victimes de plusieurs formes d’exclusion, tant au travail que dans les autres aspects de la vie quotidienne (Sayad, 1994). L’immigration berbère au Québec est plus récente, les vagues plus importantes étant arrivées au cours des dix dernières années. Lors du recensement de 2001, 4 525 personnes se sont déclarées d’origine ethnique berbère au Québec. Pour trois personnes sur cinq, soit 61,2 %, il s’agit d’une origine ethnique unique (MICC, 2005). Ce chiffre repose sur une déclaration spontanée des répondants et il serait donc une sous-estimation de la réalité. Cependant, il est important de noter qu’environ 2 769 personnes s’identifient en tant que Berbères uniquement.

Le choix du Québec comme lieu d’émigration relève de divers facteurs, tels que la connaissance de la langue française et la perception d’une ouverture professionnelle. Pour plusieurs, il renvoie aussi à une stratégie consciente de se distancier de la France dans le but d’échapper au rapport historique du lien colonial et de ce qui est perçu comme la montée de l’intolérance et du racisme en Europe. Ce double rapport à l’égard de la France ressort clairement dans les récits :

« Moi je ne me vois pas aller vivre en France. Je ne peux pas. [Les immigrants magrébins] ont été marginalisés. Même si tu es né là-bas, si tu as le teint brun ou noir, si tu as un nom arabe. Tu resteras un Arabe toute ta vie. »

Syrine

« Ce n’est pas comme en France, non […]. Ici, ce qui est bien au Canada, c’est que c’est un nouveau pays, comme tu dis, il n’y pas de racisme comme en Europe. Ça commence, bien sûr, ça commence… Mais il n’y a pas de ghettos, pas encore. Il va y en avoir, il commence à y en avoir. »

Héla

« Parce que moi, la chose que j’ai toujours détestée c’est le racisme, sinon je serais partie en France, depuis je ne sais pas combien de temps. […] Depuis toujours, ça a été le cas! Quand même, depuis toujours on sait qu’en Europe, c’est le racisme. Quand je suis venue ici, je ne voyais pas ça, en tout cas, à l’époque. »

Farida

Malgré ces louanges pour le Québec, il demeure néanmoins que les expériences d’exclusion liées au statut d’immigrant font partie du vécu quotidien des familles rencontrées. Par exemple, comme beaucoup de participants, Héla est venue au Québec dans l’espoir de trouver un bon emploi et d’avoir de bonnes conditions de vie pour ses enfants; elle se rend vite compte qu’« ici, c’est une autre réalité, c’est une autre vie ». Sa perception de l’immigration est à la fois dure et franche : « Nous, nous sommes une génération foutue, moi j’appelle ça. On est une génération foutue. Quand on a fait l’immigration, je parle d’ici, la vérité. Mais on parle de l’immigration, moi je considère l’immigration, c’est foutu ». Assia déclare à son tour : « La vie est difficile pour les immigrants. […] Mais on est là! On demande à travailler! Ça, ça me choque! » Les difficultés rencontrées par les participants ne se limitent pas au seul domaine de l’emploi. Elles sont aussi liées au logement, aux publicités gouvernementales pour attirer les nouveaux immigrants jugées mensongères et aux stéréotypes entourant les immigrants venus du Maghreb. Comme on pouvait s’y attendre, plusieurs participants ont l’impression que les préjugés négatifs se sont multipliés à leur égard depuis les événements de septembre 2001 (Daher, 2001; 2003). Puis, les débats sur les accommodements raisonnables au Québec ont amplifié ces perceptions. Rappelons que ces débats ont constitué un événement médiatique important au Québec en 2007 et 2008. À la suite d’incidents concernant l’adaptation de pratiques institutionnelles à certaines prescriptions religieuses ou rituelles, le gouvernement du Québec a créé la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles avec le mandat, entre autres, de dresser un portrait des pratiques d’accommodements existantes et de formuler des recommandations (Commission Bouchard-Taylor, 2008). Or, si les débats devaient porter sur la diversité en général, c’est la communauté musulmane qui a fait l’objet des récriminations. Certains accusent la couverture médiatique d’avoir reproduit et diffusé une image stéréotypée et homogénéisée de cette communauté :

« Mais c’est sûr que c’est une réputation. Les médias s’acharnent… Quand les médias s’acharnent sur une communauté… Mais c’est sûr qu’on entend ça tous les jours avec la liste noire. Donc c’est sûr que c’est vraiment… Ça nous choque. »

Nedjma

D’autres regrettent surtout ces regards portés sur un seul groupe. Des étiquettes comme « Arabe » et « musulman » ont provoqué un stigmate important chez les personnes désignées. Certains participants ont exprimé leur déception d’être constamment nommés en fonction de catégories auxquelles ils ne s’identifiaient pas. Le passage suivant décrit une expérience particulièrement humiliante vécue par Assia. Il illustre l’indignation et la gêne qu’éprouve cette dernière à être ciblée comme « Arabe » :

« Une fois, je mangeais à [un resto], j’étais assise à table en train de manger, puis il y a une madame qui est passée avec son sandwich, qui m’a dit : “Retournez chez vous, sale Arabe!” C’était de la méchanceté pure! “Retournez, Arabe!” Je me rappelle du mot “Arabe”, parce que je me suis dit, si j’étais Haïtienne, est-ce qu’elle m’aurait fait les mêmes reproches? Les mêmes insultes? Puis tout le monde l’a regardée, puis moi ça m’a… Je voulais disparaître. Je ne savais pas quoi répondre. […] Je n’ai pas fini mon sandwich et je suis partie. Mais elle avait déjà quitté… Mais le fait d’avoir encore ces gens qui avaient entendu ces paroles me gênait. »

Assia

Des expériences similaires ont été vécues par d’autres, particulièrement en lien avec les stéréotypes ciblant les femmes qui portent le voile. « Opprimées », « soumises » et « malheureuses » sont quelques-uns des qualificatifs qui alimentent ces stéréotypes. Farida se questionne en disant : « Je ne sais pas pourquoi ils disent toujours “musulmans”; il n’y a pas que nous les musulmans. De manière générale, il y a aussi les Libanais […] Quand même il y a aussi plusieurs nationalités qui portent le voile ». Syrine aussi a réagi fortement à ces images imposées : « Les gens sont réticents quand tu es musulmane […] parce qu’eux, tout ce qu’ils ont reçu c’est que la femme musulmane elle est opprimée… » Ailleurs dans son récit, elle décrit aussi ce qu’elle considère être une différence marquée entre femmes kabyles et arabes. Elle trouve que les femmes kabyles sont plus libérées que les femmes arabes, ces dernières étant plus contraintes par les traditions. Cette conception différenciée des femmes arabes et kabyles révèle, d’une part, un effort pour se démarquer des images négatives de femmes voilées et, d’autre part, les traces du clivage Arabes-Berbères hérité du passé prémigratoire.

Selon certains, les rapports antagonistes entre les deux communautés se poursuivent dans le contexte canadien. Héla compare les rapports arabes-berbères à ceux qui existent entre juifs et francophones au Québec. D’autres associent le statut minoritaire des Berbères à celui des communautés autochtones. Khira regrette beaucoup que «même ici à Montréal, y’a des clans qui se sont faits. Incroyable! ». Un incident qu’elle a vécu illustre la persistance du clivage. Lors d’un souper entre collègues de travail à Montréal, il y a eu une discussion vive autour de la distinction Arabe-Kabyle. Une collègue, elle-même d’origine berbère, a fait une sortie contre les Arabes qu’elle accuse d’avoir écrasé les Berbères. Même si elle se décrit comme étant d’origine mixte berbère-arabe, Khira est très fière de ses origines berbères. Lors du souper, elle se sentait pointée du doigt comme étant l’agresseur arabe. Elle aurait souhaité que sa collègue oublie les chicanes du passé :

« Parce que moi, après quatorze siècles, les Arabes sont restés en Algérie, et tu viens me dire que toi tu es Berbère et moi je suis Arabe? Alors qu’on est tous mélangés, y a plein de races qui sont rentrées? C’est pas parce que je parle pas kabyle que je suis pas Algérienne! »

Khira

Même si les réactions face aux assignations identitaires sont vives, la référence à une appartenance commune « algérienne », invoquée aussi par Syrine, est significative. D’une part, l’utilisation du terme rappelle la lutte historique pour l’égalité berbère-arabe dans le pays d’origine. En même temps, on peut se demander si elle ne constituerait pas aussi une nouvelle configuration identitaire permettant de sceller une forme d’alliance entre Arabes et Berbères dans le contexte québécois où les deux groupes sont confrontés à une situation minoritaire commune due à leur statut d’immigrant. Cette « alliance » se présente aussi dans les récits, suivant un discours dont les mots clés sont « ouverture » et « tolérance », tel que le suggèrent les passages suivants :

« Tu sais, pour dire que les Berbères sont écrasés par les Arabes en Algérie, qu’ils ont pas le pouvoir, qui sont pas ceci… Écoute! On a dépassé ça, bonté divine! Faisons l’ouverture pour nos enfants! C’est pas une façon d’aborder… »

Khira

« C’est sûr que du Québec, on aimerait bien qu’il [son fils] garde l’esprit ouvert sur le multiculturalisme, c’est-à-dire être ouvert sur les différentes nations. Qu’est-ce qu’on aimerait? La paix, la tolérance… On aimerait bien que nos enfants soient tolérants envers les autres. C’est sûr que la diversité… Quand on parle de la diversité, on parle de la diversité culturelle, le respect de l’autre. »

Nedjma

S’ouvrir à l’autre ne veut pas dire pour autant oublier ses racines. Comme le suggère Nedjma, « dans un contexte de diversité […] dans tous ses sens, chacun fait ce qu’il veut tout en respectant l’autre. Il ne doit pas oublier ses origines, s’il est venu de l’Algérie, par exemple, c’est vrai qu’il est ici, au Québec, il doit respecter [ses origines] ».

Ce rappel aux origines est présent dans les récits, surtout sous la forme de représentations identitaires spécifiquement berbères que les parents souhaiteraient transmettre à leurs enfants. Ceux-ci sont de différents types. C’est d’abord une référence à un lieu : un pays ou une région de naissance, un village ancestral, le lieu d’un souvenir d’enfance. Ce sont ce que Muxel (1996) nomme les lieux de mémoire, soit des lieux reconstruits sans cesse dans les souvenirs du passé familial. Pour Khira ces lieux représentent les racines : « J’aimerais qu’ils [les enfants] gardent un contact avec le pays, c’est quand même leurs racines ». Pour Héla, la Kabylie renvoie à la nostalgie de son enfance qu’elle souhaiterait transmettre à ses enfants : « Parce que je veux leur transmettre aussi d’où vient leur mère. […] Je veux leur montrer, je veux leur transmettre le passé […] Mais moi, tout ce que j’ai dans la tête, c’est leur apprendre leurs origines. Je veux les emmener en Kabylie ». Pour Assia, la Kabylie comme lieu de mémoire est surtout associée aux contacts qu’elle aimerait maintenir avec des membres de la parenté qui y vivent encore. Surtout, elle aimerait que sa fille connaisse un jour le village et, pour pouvoir en profiter, elle devra maîtriser au moins minimalement la langue kabyle :

« […] par rapport au kabyle, j’aurais aimé que ma fille connaisse le kabyle, juste comme une langue […]. Surtout que moi, j’ai envie de rester en contact avec la famille de mon père, puis aller dans ce village-là. Puis là-bas, tout le monde parle kabyle, pour qu’elle comprenne ce qui se dit autour d’elle. »

Assia

La langue kabyle constitue l’un des référents identitaires les plus significatifs mentionnés par les familles. Dans son étude sur la communauté kabyle à Montréal, Beaumont (2002) souligne la fragilité de la transmission linguistique. Cette fragilité est bien ressentie dans le récit de Nedjma qui tente toutefois de transmettre trois langues à son fils, l’arabe, le français et le kabyle. Elle compte, entre autres, sur le soutien des membres de la famille, surtout sa belle-mère qui ne parle que le kabyle et qui vient souvent au Québec. La famille intègre la langue kabyle à d’autres activités aussi, comme les berceuses berbères que Nedjma chante à son fils et l’utilisation du kabyle en lien avec les rites et les pratiques religieuses. Néanmoins, comme les répondants dans l’étude de Beaumont, Nedjma est bien consciente que ses efforts sont limités par le débordement des tâches quotidiennes :

« Je peux te dire que parfois, on ne parle pas. Parfois, on est… quand on rentre du boulot, parfois on ne parle pas, chacun sait ce qu’il va faire. Tu fais ça ou tu fais ça. Peut-être, on parle… Si on compte le temps de parler peut-être, on a une demi-heure juste quand on va manger, et s’il y a quelque chose à dire. Mais sinon, on est pris par… On nettoie, on prépare ça, le bain, le… Donc, je me dis parfois, on n’a même pas le temps de parler. Ça passe trop vite… Et le temps passe trop vite et on dort. »

Nedjma

En dehors de la langue, le rappel des origines passe également par des objets jugés significatifs par les familles. Khira, par exemple, a déjà commencé à constituer le trousseau pour sa fille, composé en partie de vêtements traditionnels : «y’a les vêtements traditionnels que… Par exemple, si elle se marie, elle doit mettre ses robes traditionnelles. […] J’ai déjà le trousseau. Parce que chez nous, les traditions, on en a beaucoup hein? » Syrine aussi a acheté une robe kabyle pour sa fille et reçoit en cadeaux des objets provenant de régions kabyles. Pour d’autres familles, ce sont des photos qui représentent cet héritage. En entrevue, Jasmine a commenté longuement la photo d’un mariage berbère dans laquelle figurait son père entouré de femmes vêtues de robes traditionnelles. D’autres familles ont choisi des photos d’objets berbères, tels des tapis, des chapeaux et des habits traditionnels, pour illustrer les pages couvertures de leur roman, lequel leur a été offert à la fin du projet.

Dans les récits analysés, on voit donc à la fois des représentations identitaires invoquant un rapprochement entre communautés arabes et berbères, témoignant ainsi d’un vécu commun d’une nouvelle situation minoritaire, et des représentations visant à remémorer la spécificité des origines berbères. Les deux représentations se côtoient sans être en contradiction l’une avec l’autre. Elles se transforment mutuellement et donnent à voir des repères différents ou nouveaux.

Conclusion

L’histoire alimente et rejoint le présent. Elle se présente sous forme de fragments de vie qui, à travers les générations, se reconstituent et se recomposent dans la mémoire familiale. La construction identitaire puise dans ce passé, en même temps que se renégocient ses référents au fil de nouvelles expériences et conjonctures. Les rapports de force présents dans tout contexte social participent à cette négociation identitaire. L’identité devient un processus dynamique qui, pour les immigrés, s’inscrit aussi dans des rapports de domination politique, économique et symbolique et aussi dans un espace géographique donné. Le contexte sociopolitique est donc intriqué dans la définition des représentations identitaires. C’est ainsi qu’on peut lire dans les récits des familles berbères rencontrées les traces de plusieurs formes de minorisation : d’abord dans leur soumission au pouvoir colonial; ensuite dans le clivage Arabes-Berbères, né de l’héritage colonial et exacerbé dans la lutte pour l’unité nationale; finalement, dans le passage au statut d’immigrant et l’étiquetage homogénéisant posé sur les personnes venant du Maghreb. Cette triple minorisation invite alors les familles à déployer des rapports différenciés à la transmission. Ces derniers s’articulent dans une dynamique où le lieu, le temps, la langue et les objets symbolisent en même temps qu’ils supportent les passages dus à la migration et les aléas liés à la situation minoritaire. Les stratégies identitaires déployées par les familles rencontrées visent justement à échapper aux catégorisations imposées de l’extérieur. Face à un milieu hostile à l’« Arabe » et au « musulman » depuis le 11 septembre 2001, les processus de démarquage ethnique constituent en quelque sorte une manière de rejeter cette nouvelle forme de minorisation, tout comme les discours d’ouverture et de pluralisme qui signalent une sorte d’alliance identitaire entre Berbères et Arabes malgré le clivage historique qui les divise. La démarche biographique du roman familial au coeur du présent projet permet au sujet narrateur de son histoire de revenir sur ces stratégies identitaires dans un contexte non menaçant. Les retombées lui reviennent ainsi en priorité, car ces récits sont aussi des occasions d’étayer son identité narrative (Ricoeur, 1990; 1991) contre tous les discours majoritaires, normatifs et uniformisants.