Corps de l’article

La paix contre la justice ? Comment reconstruire un État avec des criminels de guerre peut être décrit comme un ouvrage de politique du droit international. En effet, Pierre Hazan cherche à évaluer la compatibilité entre la justice internationale et le rétablissement ou la consolidation de la paix. Sa réflexion est fondée sur l’idée selon laquelle la progression du droit international au cours du dernier siècle a abouti à une véritable « révolution judiciaire » avec la création du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie en 1992. Cette évolution aurait par ailleurs établi la justice internationale en acteur de la gestion des conflits.

Par quelle éthique la justice internationale doit-elle être guidée ? Une éthique axée sur les conséquences ou sur la déontologie ? Sur celle qui optimise les chances de paix au détriment des principes moraux ou sur celle qui érige la justice en absolu ? Hazan entend dépasser cette typique opposition entre les « gestionnaires de conflits », qui recherchent avant tout une solution politique au conflit, et les « démocratiseurs », centrés sur la promotion des normes juridiques internationales et des droits de la personne. Son livre n’est ni cynique, ni candide ; il décrit comment la justice internationale s’intègre au processus de paix et amène des résultats parfois négatifs et d’autres fois positifs, selon le contexte politique. Si la poursuite d’une politique d’impunité, comme dans le cas de l’Afghanistan, nuit sans l’ombre d’un doute à la poursuite de la paix, son intervention avant (Ouganda, Soudan et Liberia), pendant (Afrique du Sud, ex-Yougoslavie) et après (Chili, Liban) un processus de paix s’accompagne d’effets variables. En effet, l’auteur fait ressortir l’importance pour la justice internationale d’intervenir à la faveur d’opportunités politiques susceptibles de consolider la paix. La tension entre justice et paix n’apparaît ainsi pas à Hazan comme inéluctable, car il est selon lui possible que ces processus se renforcent mutuellement, à la condition que l’avancement du droit et le renforcement des normes ne soient pas la quête absolue.

Néanmoins, des observations que l’auteur tire d’une diversité de cas, il ne se dégage pas une stratégie cohérente qui devrait guider l’exercice de la justice internationale. Pourtant, une telle réflexion apparaît d’autant plus essentielle qu’elle permettrait d’éviter que celle-ci ne projette l’image d’une justice sélective. Est-ce que l’initiative de l’inculpation doit être laissée aux procureurs de la Cour pénale internationale ou des instances ad hoc, au risque de mettre à mal les efforts politiques ? Si le pari du Tribunal spécial pour la Sierra Leone dans le cas de l’inculpation de Charles Taylor – qui a court-circuité le processus de paix – a eu des suites positives, ce type d’exercice « sans filet » est très risqué. L’analyse de l’auteur mériterait d’être développée davantage et devrait chercher à donner des repères permettant d’évaluer l’impact possible de l’intervention de la justice internationale sur la poursuite de la paix. Certes, l’auteur fait valoir que la justice internationale doit éviter de devenir partie des conflits ou pion dans la stratégie des protagonistes. Cependant, pour que son intervention à la faveur d’opportunités politiques n’occasionne pas son instrumentalisation, il faudrait que la justice internationale ait une indépendance et une autonomie d’action, ce qui n’est souvent pas le cas, étant donné la persistance de l’influence des États sur les tribunaux internationaux.

Le grand mérite de ce livre est d’adopter un pragmatisme politique qui ne fait pas fi des impératifs moraux. Soucieux d’apporter la paix aux populations victimes des criminels de guerre, Hazan évalue que la justice est mieux servie lorsqu’elle intervient au moment opportun. Cette approche est particulièrement pertinente dans le contexte d’incertitude, marqué d’une grande vulnérabilité aux pressions extérieures, qui caractérise les sociétés ayant connu des conflits violents. À l’heure actuelle, le jeu politique entourant les activités du Tribunal spécial pour le Liban (tsl) illustre la difficulté d’évaluer le coût pour la paix et la stabilité d’un processus judiciaire internationalisé. D’une part, si le tsl ne se décide pas à porter des accusations contre les présumés assassins de l’ancien premier ministre libanais Rafic Hariri, et ce, peu importe leurs appuis politiques, il risque de passer à l’histoire comme un éléphant blanc de la justice internationale. Par contre, s’il passe à l’acte, il pourrait compromettre la fragile stabilité politique. La question serait peut-être de savoir quels risques la population est prête à prendre pour que justice soit rendue et non quel pari les États-Unis ou la France sont prêts à faire pour inculper la Syrie ou le Hezbollah. En vérité, dans le cas libanais, il semble bien que l’opportunité politique soit passée, au moment où le mouvement politique ayant mené au retrait militaire de la Syrie s’affaiblit peu à peu ; il serait alors possible que le tsl finisse par inculper des individus de seconde importance pour préserver la crédibilité des institutions internationales sans provoquer d’affrontements armés. Voilà toute la complexité de la politique de la justice internationale.