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La chaîne des médicaments renvoie à un programme de recherche multidisciplinaire relativement nouveau qui regroupe une quarantaine de chercheurs au Canada et en Europe, autour d’une approche résolument socioconstructiviste qui aborde le médicament comme objet social, en le plaçant au centre de l’analyse les interactions individus/médicaments/société. On dépouille ainsi le médicament des croyances scientifiques qui l’entourent pour plutôt étudier les décalages entre les séquences de la chaîne (production, prescription, consommation) en prenant en compte les dynamiques socioculturelles de l’ensemble des agents impliqués. Faisant suite à La chaîne des médicaments (Presses de l’Université du Québec, 2007), dirigé par les mêmes auteurs, Médicaments : de la conception à la prescription est un recueil d’essais provenant de ce programme de recherches. Comme tout recueil d’essais, cet ouvrage souffre d’une certaine hétérogénéité et d’un certain éclatement des perspectives. Malgré tout, cette diversité permet ici au lecteur de bien saisir le sens de cette nouvelle approche.

Le premier essai, signé par Catherine Garnier, présente d’abord de manière générale le concept de chaîne des médicaments. L’auteure insiste sur la diversité, la complexité et l’interdisciplinarité du médicament comme objet social, et présente les quatre logiques centrales que cherche à formaliser l’approche, soit les typologies culturelles, le découpage séquentiel de la chaîne, l’imbrication des trames interdépendantes et la superposition de trames historiques. Si la dimension socioconstructiviste, voire relativiste de l’approche, est entièrement assumée par l’auteure, plusieurs des contributions n’embrassent pas ce relativisme à un degré identique. Par exemple, on comprend mal la pertinence d’un essai sur les bienfaits des alicaments ou sur l’individualisation des thérapies géniques qui ne fait que reformuler l’avancement des connaissances disponibles.

Une des réflexions importantes dans plusieurs des essais de l’ouvrage est la remise en question des essais cliniques et de la médecine fondée sur les preuves. Par exemple, Nicole et Gérard Delépine s’attaquent directement à l’hégémonie des essais cliniques en médecine en identifiant les failles méthodologiques de la médecine fondée sur les preuves. Si les auteurs proposent de se débarrasser de cette approche au nom de la diversité méthodologique, ils n’avancent pas de réelles alternatives. Les contributions de Philippe Pignarre ainsi que celle d'Hélène Théophile et Bernard Bégaud critiquent la médecine fondée sur les preuves de manière plus nuancée, et beaucoup plus efficace. Philippe Pignarre affirme très justement que la critique ne doit pas manger l’enquête et les essais cliniques restent un détour obligé de la médecine, malgré tous leurs défauts. Théophile et Bégaud critiquent quant à eux la médecine fondée sur les preuves puisqu’elle repose d’abord et avant tout sur les études cliniques de phase III, conçues d’abord pour montrer que le médicament est plus efficace qu’un placebo afin de faire homologuer le produit. Une médecine fondée sur les preuves devrait plutôt reposer sur les essais cliniques de phase IV (postmarketing) puisque les connaissances réelles sur les médicaments ne sont possibles que lorsqu’ils sont testés dans la population réelle. Pharmacoépidémiologie et pharmacovigilance devraient ainsi prendre une place centrale dans l’analyse des effets des médicaments.

L’insistance dans plusieurs essais de l’ouvrage sur le cas du Vioxx et de l’hormonothérapie pour les femmes ménopausées pour illustrer la pertinence de l’approche de la chaîne des médicaments nous a semblé problématique. En effet, la perspective socioconstructiviste de la chaîne des médicaments tire sa richesse en identifiant les décalages socio-symboliques entre les éléments de la chaîne. Toutefois, dans le cas du Vioxx et de l’hormonothérapie, le problème semble moins lié à ces décalages séquentiels qu’à une entreprise volontaire et bien orchestrée pour tromper le public. Dans ces deux cas, il a été démontré que des campagnes promotionnelles à grande échelle, basées sur des études trompeuses produites par les compagnies pharmaceutiques, avaient induit des habitudes de prescription complètement irrationnelles. Pour promouvoir le Vioxx, la compagnie Merck avait même créé de fausses revues médicales et intimidaient systématiquement les chercheurs indépendants qui osaient critiquer l’emploi de son médicament. Ainsi, chercher les dysfonctions dans les représentations sociales du Vioxx, comme le fait Petra Scheibler-Meissner, semble quelque peu futile si on n’analyse pas les mécanismes corporatifs à grande échelle utilisés pour produire de telles représentations. Si les décalages interstitiels entre les éléments séquentiels doivent être pris en compte, il reste absolument nécessaire de conserver la capacité de critiquer les éléments eux-mêmes selon leurs caractères propres, ce que ne semble pas nécessairement permettre cette nouvelle approche.

La contribution de Sylvie Faizang analyse les logiques socioculturelles des usages de médicaments selon les religions, alors que le texte de Janine Pierret remet en perspective l’existence de l’agence du patient. Ces deux chapitres illustrent particulièrement bien la richesse des contributions que peut apporter à l’avancement des connaissances l’approche par la chaîne des médicaments.

Une des failles de l’ouvrage est qu’on n’y trouve pratiquement aucune référence après 2006, faisant en sorte qu’il semble incomplet ou dépassé dans sa présentation des enjeux plus actuels dans le monde du médicament (contrefaçon, projet de loi sur l’homologation progressive, problèmes d’accès aux médicaments essentiels, débats sur les brevets, importance du marketing pharmaceutique, problèmes d’observance, etc.). Un lecteur qui voudrait en savoir davantage sur l’approche par la chaîne des médicaments avec des documents plus à jour pourra toutefois se procurer le nouveau recueil de Catherine Garnier et Anne-Laure Saives (dirs), Turbulences dans la chaîne des médicaments (Liber, 2010).