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Face à la prostitution, deux positions s’affrontent. D’un côté, les prohibitionnistes et les néoabolitionnistes réclament son abolition, les premiers affirmant qu’il s’agit d’une activité immorale et source de désordre social et les seconds qu’il s’agit d’un haut lieu de l’exploitation de la femme par l’homme. De l’autre côté, de nombreuses associations de travailleuses du sexe, appuyées par des professionnels/les du droit et de la santé et des chercheurs/ses en sciences humaines réclament la décriminalisation totale de la prostitution en plaidant qu’il s’agit d’un travail dont la principale caractéristique est d’être criminalisé et stigmatisé. Quand on ne connaît pas bien la question et qu’on se fie au « sens commun », lequel soutient que les prostituées constituent une population vulnérable provenant d’un milieu familial dysfonctionnel, aux prises avec différentes toxicomanies, portées sur divers petits crimes et victimes de violence, voire d’esclavage, on ne peut qu’être d’accord avec toute tentative d’éliminer le problème, c’est-à-dire, de ce point de vue, la prostitution elle-même.

Or, la réalité de la prostitution est beaucoup plus vaste et complexe que celle véhiculée par les médias et nourrie par l’imaginaire commun. Cet ouvrage invite le lecteur à reconsidérer sa perception des travailleuses (et travailleurs) du sexe de manière à tenir compte du point de vue de ces dernières. Pour ce faire, les auteurs/es s’appuient surtout sur des études empiriques provenant de la sociologie et de la criminologie, mais également sur l’expertise développée par les nombreuses associations de travailleuses du sexe existant dans différents pays occidentaux et non occidentaux.

Le premier chapitre présente les différentes positions idéologiques concernant le travail du sexe. Il élabore d’abord le contexte historique dans lequel ces positions se sont développées pour ensuite présenter les arguments soutenus par chacune des positions. Ce faisant, il déconstruit le discours abolitionniste en soulignant, entre autres, les glissements de concepts et l’utilisation de statistiques non fondées sur des données de recherche. À partir d’études réalisées dans le cadre de la sociologie du travail, il soutient par ailleurs que la prostitution est un travail.

Le chapitre suivant permet de mieux saisir les enjeux et les effets découlant de la répression légale de la prostitution au Canada, de même que ceux liés aux autres approches proposées par différents groupes sociaux : l’approche néoabolitionniste de criminalisation des clients, l’approche réglementariste légalisant et encadrant la prostitution, et l’approche de décriminalisation totale de la prostitution. Suivant l’exemple de la Nouvelle-Zélande, la dernière approche est privilégiée car elle semble, dans les faits, la plus respectueuse des droits et de la dignité des travailleuses du sexe.

Le troisième chapitre se penche, quant à lui, sur les ressemblances et les différences entre le travail du sexe et les autres types d’emploi. Alors que les ressemblances sont liées à l’organisation du travail, aux compétences nécessaires, et au fait qu’il offre des bénéfices secondaires qui en font un choix possible, les différences sont liées à sa criminalisation et sa stigmatisation : violence, difficulté de négocier des conditions de travail respectant les normes minimales légales, manque de protection policière et effets néfastes du stigmate de « pute » dans sa vie et ses relations personnelles.

La richesse du chapitre suivant se trouve dans la présentation d’une réalité des travailleuses du sexe bien différente de celle « de la victime » ou encore de celle de la « femme socialement dysfonctionnelle » : ce sont des actrices sociales organisées. En effet, afin d’aider les plus démunies d’entre elles et de répondre à leurs besoins de conseils juridiques ou en santé sexuelle, mais aussi afin de créer les conditions sociales nécessaires à une décriminalisation et à une déstigmatisation de leur travail, un nombre important de travailleuses du sexe – de par le monde – se sont réunies au sein d’organisations leur permettant de s’entraider et de mener une action politique concertée. L’auteure assimile ce mouvement à celui de la communauté homosexuelle dont l’expérience de stigmatisation est similaire, permettant ainsi de mieux saisir les enjeux personnels et sociaux que rencontrent les travailleuses du sexe.

Le dernier chapitre, finalement, fait la lumière sur la réalité de la « traite » des femmes, laquelle a été à la fois médiatiquement exagérée et réduite aux activités de prostitution. Ainsi, la traite de personnes se produit également dans d’autres secteurs d’activité économique (production agricole, service domestique, par ex.), et elle fait aussi des victimes parmi les hommes. Par ailleurs, bon nombre de femmes migrent dans le but de travailler dans le domaine du sexe sans avoir été victimes de traite. Les confusions entre « traite », « esclavage sexuel » et « migration pour travail du sexe » servent dès lors à nourrir une panique morale. L’auteure conclut à la nécessité de saisir cette question dans une perspective de travail en situation de migration et de faire la différence entre les cas, bien réels, où il y a traite, et les autres, où il s’agit simplement de travail.

Centré sur la situation canadienne tout en ayant une envergure internationale, cet ouvrage comble un manque dans le secteur francophone canadien. Par ailleurs, il ouvre sur une perspective beaucoup plus large et réaliste, pour la recherche, que celle voulant que toute prostitution soit exploitation et dégradation de la femme par l’homme, en plus d’offrir une très abondante bibliographie. Par contre, bien qu’environ 25 % des travailleurs et travailleuses du sexe soient des hommes, ils ne sont que très rarement mentionnés. Ceci, à notre avis, constitue la plus grande faiblesse du livre, car même si l’objectif était de contrer les affirmations des féministes abolitionnistes par des résultats de recherche et des observations provenant d’un autre féminisme, tenir compte des travailleurs du sexe aurait à la fois permis de mieux cerner la question dans son ensemble et de nourrir les arguments en faveur d’une perception du travail du sexe en tant que travail.