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La tuerie de 1989 à Polytechnique a laissé bien des traces. L’auteure de ces lignes, qui était assise sur les bancs d’un auditorium ailleurs à l’Université de Montréal au moment du crime, a vécu la fin de sa première session universitaire sous le signe du choc. Comment pouvait-on imaginer pareille haine à l’égard des femmes ? Comment la comprendre ? L’auteure du livre, Mélissa Blais, s’attache justement ici à retrouver les différentes manières par lesquelles divers acteurs et actrices de la société québécoise – et même au-delà – ont pu faire sens à propos de cette tragédie. Elle s’empare ici d’un sujet important, soit celui de l’analyse historique de l’évolution des discours médiatiques et féministes à propos de ce drame. Ses résultats de recherche mènent à faire valoir les conflits d’interprétation tout autant que la fabrication de certains consensus durables. Mélissa Blais se penche particulièrement sur les points de vue féministes, pour constater qu’à travers le temps, ceux-ci ont été relativement marginalisés au profit d’interprétations alternatives. Les discours féministes radicaux sont identifiés par l’auteure comme ayant été les plus malmenés à travers le temps.

L’auteure présente une typologie des discours qu’elle a repérés dans son étude des grands médias québécois et canadiens, des médias féministes spécialisés, des créations littéraires et audiovisuelles et des monuments commémoratifs. Ces discours offrent des interprétations de la tuerie à partir des causes structurelles, des motivations du tueur Marc Lépine, ou de la posture générale à adopter face à ce drame. Il s’agit d’abord des discours féministes, qu’ils soient plus ou moins radicaux, qui voient dans cette tuerie une manifestation claire du sexisme institué et du contrôle exercé sur les femmes par la violence, ensuite des discours portant sur les armes à feu et la nécessité de les contrôler, de ceux portant sur les meurtres collectifs, de nature sexiste ou non, de la posture du recueillement perçue comme seule réponse possible face à l’horreur, et enfin des discours sur la psychologie du tueur qui tentent d’expliquer ses gestes en se référant à ses problèmes personnels et en évaluant l’état de sa santé mentale.

Le livre est formé de quatre chapitres qui portent, dans l’ordre, sur les participations féministes à la mémoire collective du 6 décembre 1989, sur l’analyse de la place accordée aux discours féministes dans les médias de masse, démontrant qu’ils sont généralement marginalisés ou dénigrés, sur les commémorations du drame entre 1999 et 2005 et, enfin, sur le film Polytechnique de Denis Villeneuve replacé dans une analyse du contexte social de 2009, date de sa sortie.

Le livre est fort bien documenté et réussit à montrer de façon éloquente à quel point la tuerie a marqué l’évolution du mouvement féministe ainsi que la montée du mouvement masculiniste au Québec. L’auteure voit l’affrontement entre les diverses interprétations comme un combat politique. Certaines, en effet, nient ou occultent les rapports sociaux de sexe et la dimension violente du pouvoir masculin tel qu’il s’exerce socialement, alors que d’autres tentent de s’appuyer sur cette tuerie pour démontrer le caractère sexiste de la société. Si son argumentation générale est convaincante, on s’interroge cependant sur certains aspects de ses postulats théoriques qui présument que les rapports hommes-femmes devraient être conçus uniquement à partir des rapports de force. Plusieurs passages du livre indiquent que l’auteure ne croit pas qu’il y ait eu des changements importants dans les rapports sociaux de sexe au Québec depuis quarante ans, ce qu’on peut contester de différentes manières. Tout discours visant à énoncer une vision du changement dans ces rapports passe alors pour faux ou suspect.

Il en découle que l’auteure ne prend pas au sérieux les discours énonçant une crise de la masculinité et la souffrance masculine plus généralement. Son analyse laisse penser que ces discours ne rendent pas justice aux souffrances et atrocités vécues par les femmes à cause de la violence masculine. Bien qu’il soit certainement vrai que plusieurs acteurs sociaux utilisent ces discours pour dénigrer ou diaboliser les arguments féministes, il ne me semble pas y avoir de contradiction a priori entre dénoncer la souffrance des unes et reconnaître celles des autres, même si les proportions, les conséquences et les causes diffèrent grandement. Cette reconnaissance ne signifie pas qu’il faille renoncer à la nécessaire théorisation des formes de la domination masculine, ni à condamner toute forme de violence.

Son postulat théorique conduit notamment l’auteure à dire, à propos du film Polytechnique, que les deux personnages centraux, une étudiante et un étudiant, reflètent des stéréotypes sexuels. Le suicide de l’étudiant témoin impuissant de la tuerie est interprété par l’auteure comme reflétant la théorie de l’homme en crise de masculinité – père manquant, faiblesse scolaire, incapacité de protéger les femmes de son entourage. Le film aurait donc péché en faisant de cet étudiant une victime de Marc Lépine tout comme les femmes assassinées ou survivantes. Il me semble au contraire qu’on ne saurait mieux illustrer les limites de certaines normes contemporaines de la masculinité – l’exigence d’être fort, protecteur des femmes, héroïque, sans émotion – qu’en montrant que celles-ci peuvent aussi mener au suicide.

De l’autre côté l’auteure critique le personnage de l’étudiante blessée par balle parce qu’elle serait inspirante pour les jeunes femmes par sa force et sa capacité à réussir son rêve de devenir ingénieure malgré les obstacles majeurs rencontrés. Faudrait-il montrer des femmes impuissantes, dominées, ou au contraire transformées en militantes féministes convaincues, pour saisir l’ampleur du drame de la violence sexiste ? Après avoir montré l’horrible assassinat des jeunes femmes de façon très graphique et directe, le film devait-il s’arrêter ? L’auteure déplore que le film soit le reflet du « féminisme acceptable » qui a fait consensus au fil du temps dans l’interprétation de la tuerie, selon elle.

Malgré ces critiques, le dernier chapitre est fort intéressant par son attention à la réception du film, soulevant les postures diverses, du silence au devoir de mémoire, rappelant que certains commentateurs en ont profité pour dénigrer à nouveau les interprétations et discours féministes, et soulignant la dangereuse montée du mouvement masculiniste qui dépeint les hommes comme des victimes du féminisme et des femmes plus largement.

Somme toute, le grand mérite du livre, outre la très bonne recherche documentaire qui le soutient, est de nous replonger dans un des événements les plus douloureux des dernières décennies en le rattachant aux débats de société plus larges entourant la violence faite aux femmes, le sexisme et le féminisme. Il contribue par là lui aussi à la formation de la mémoire collective.